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Jud Allan, roi des gamins/p1/ch09

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Jules Tallandier (14p. 127-146).

CHAPITRE IX

WASHINGTON-CITY


Washington, la capitale fédérale des États-Unis, occupe la spacieuse presqu’île formée par le confluent de la rivière Anacostia avec le fleuve Potomac, lequel, à près de trois cents kilomètres à l’Est, se perd dans l’Océan Atlantique.

À la pointe même où s’unissent les deux cours d’eau, une troisième rivière semble s’enfoncer entre les Jardins de Rechaimed-Flats et les quais de pierre de la cité. C’était le Washington Channel (canal de Washington), où viennent aborder les steamers faisant le service entre le port de Baltimore et la capitale fédérale, ainsi que les ferry-boats pour Alexandria, ou les bateaux reliant la ville à Old Point Comfort, à Norfolk, à Mont-Vernon, Philadelphie, New-York et Boston.

Or, un mois environ après les événements qui se déroulèrent à Paris, une foule de portefaix, de garçons d’hôtel, de boys, s’agitant sur le quai, entre une longue file de voitures et le canal, annonçaient que l’arrivée d’un navire était imminente.

Et de fait, au Wharf (débarcadère) de la Septième Rue, les agents de la Weams Steamboat Co interrogeaient de regards impatients le cours lointain du Potomac.

Tout ce monde s’agitait, échangeant réflexions et lazzis, avec cette familiarité triviale par laquelle les gens du peuple, sous toutes les latitudes, croient exprimer la cordialité.

Nul ne prêtait attention à une femme, grande et maigre, autant que l’on en pouvait juger sous l’ample manteau à capuchon relevé, qui dissimulait complètement et sa silhouette et son visage.

Celle-ci se promenait lentement en arrière des voitures, qui la séparaient ainsi de la troupe bruyante prête à fondre sur les voyageurs du steamer espéré.

Quiconque aurait eu l’inconvenabilité d’examiner la promeneuse de près, eût aperçu sous le capuchon des yeux noirs d’un éclat fiévreux, des traits durs, bronzés, étrangement semblables à ceux de la gitane Ramrah ou de la Peau-Rouge Marahi.

Elle monologuait à mi-voix :

— Oui, oui…, les agents japonais sont aussi fourbes, aussi dangereux que le Crâne lui-même… Mais il m’a ordonné de regagner ma tribu… Trop d’yeux sont ouverts à son service pour lui désobéir. Ce serait le mettre sur ses gardes… Tandis que les Japonais… Diviser, c’est régner… Il le faut, il le faut, bien que mon cœur saigne… Allons, Lilian, vais-je vous envoyer à la mort en cherchant à désarmer celui qui n’a pas voulu, qui ne voudrait pas que vous viviez ?

Un instant, elle demeura silencieuse, absorbée.

Puis son long manteau put un flottement brusque.

On eût dit que tout son être s’était raidi dans l’âpreté d’une détermination suprême.

Et avec une énergie contenue, elle gronda :

— Il le faut. Il faut qu’on les conduise là-bas… Là-bas où ma puissance peut contrebalancer la sienne.

Elle s’interrompt soudain, les yeux fixés sur une jeune femme qui vient d’apparaître à l’angle de la Septième Rue.

La nouvelle venue est étrange et charmante.

Son visage d’un ton d’ambre pâle, ses yeux noirs très légèrement bridés, ses lèvres purpurines, son nez délicat, offrent cet ensemble irrégulier et joli que l’on rencontre chez certaines Chinoises du Nord.

Et avec cela, sa taille svelte, qui a des souplesses serpentines, s’emprisonne dans un costume tailleur dont l’élégance trahit une origine parisienne.

— C’est Hiang-Tchil, murmure la femme au manteau, c’est elle qui sera l’instrument en ma main.

La Chinoise, son nom indique sa nationalité, s’avance souriante, minaudière. On la prendrait pour une coquette uniquement préoccupée de l’effet admiratif qu’elle peut produire sur les passants.

Elle arrive auprès de celle qui l’attend sans doute, car elle s’arrête, fait un joli petit salut, menu et maniéré, puis d’une voix douce, avec une ironie indéfinissable :

— Vous le voyez, chère madame, Rouge-Fleur (traduction littérale de Hiang-Tchil) s’est empressée de se rendre à votre appel. Sans un embarras de tramways, j’aurais eu le plaisir d’arriver la première au rendez-vous, ce qui eût été plus convenable, je le déclare.

Son Interlocutrice l’a écoutée sans faire un geste. Elle l’interrompt :

— Ne nous perdons pas en compliments inutiles. Je te connais, Rouge-Fleur, et je t’aime parce que tu es ennemie de ces gens d’Amérique.

Cela amène un rire perlé sur les lèvres de la jolie Chinoise.

— Oui, oui, bonne mère, je conçois cela. Peau-Rouge et Peau-Jaune ont les mêmes adversaires : ces Figures Pâles…

— Tu parles selon la raison, aimable Rouge-Fleur. Aussi vais-je tenir ce que t’a promis mon messager.

Et le visage de la jeune femme s’éclairant, la vieille poursuit :

— Tu veux le triomphe du Japon, n’est-ce pas ?

Dans les yeux de Rouge-Fleur s’allume un éclair cruel.

— Par les dix mille Bouddhas, gronde-t-elle, je donnerais ma vie pour l’écrasement de ces barbares blancs qui croient pouvoir parler en maîtres !

Sa compagne hoche la tête d’un air satisfait et doucement, sa voix étant à peine un murmure :

— Frey et ses amis sont pourtant tes alliés.

— Il faut un marchand pour vendre ce que l’on ne peut prendre, riposte durement la Chinoise.

La vieille lui saisit la main, la caresse comme pour apaiser ce mouvement de colère.

— Bien répondu, petite Rouge-Fleur. Oui, il faut un marchand sans conscience, que l’on méprise alors même que l’on se sert de lui.

— Oui, bonne mère, on le méprise, mais il commande.

— Non.

À cette réponse, la jeune femme a un sursaut soudain.

— Non, dis-tu ?

Toute sa personne formule une anxieuse interrogation.

— J’ai dit non, prononce lentement son Interlocutrice. Cependant ce mot dit trop ou trop peu. Aujourd’hui, l’affaire est engagée ; il convient que le marchand subsiste. Seulement, au lieu de commander, il obéira.

— Lui !

C’est un cri de joie qui jaillit des lèvres de Rouge-Fleur.

Il n’y a point de doute. Elle hait celui dont elle parle.

La vieille femme le constate. Sous son capuchon ses yeux brillent, et elle reprend :

— Il ne faut pas le brusquer cependant ; mais il convient de le forcer à se rendre là-bas, dans ce pays de la Californie mexicaine…

— Oui, vous avez raison, bonne mère Marahi. Il serait moins puissant qu’ici… Mais le moyen.

— Le voici, gentille enfant de l’Empire du Ciel (nom que les Chinois donnent à leur patrie).

La main sèche et brune de Marahi sort des plis du manteau.

Cette main tient un petit carnet, un de ces carnets modestes sur lequel les ménagères inscrivent les comptes de blanchisseuses.

Elle le tend à son interlocutrice, qui la considère avec étonnement.

— Lis ceci… C’est le moyen annoncé. Ce livret contient des renseignements ; Frey Jemkins paierait une fortune pour empêcher qu’ils fussent connus de toi et de ceux qui t’ont remis le soin de leurs intérêts.

Ah ! si le marquis de Chazelet se trouvait-là, malgré le capuchon, il reconnaîtrait, à son attitude dominatrice, la gitana de la passe de Castille. 

Sa voix devenue gutturale s’élève encore :

— Feuillette ce livre avant de nous séparer. Tu comprendras.

Et Rouge-Fleur tourne les pages.

Ce qu’elle y lit doit la surprendre prodigieusement, car une rougeur ardente envahit son visage, son sein se soulève, et d’un ton haletant :

— Tout cela est vrai, réel ?

— Tout cela est vrai, réel, comme notre présence sur ce quai, Rouge-Fleur.

La jeune femme s’incline si bas, que l’on croirait qu’elle va se prosterner.

— Oh ! bonne mère Marahi, murmure-t-elle dévotieusement, mes amis sauront qu’ils te doivent la victoire.

Mais l’interpellée secoue la tête.

— Non, je ne veux pas que mon nom soit prononcé.

— Pourquoi ?

— Parce que les ans se sont appesantis sur ma tête, parce que la mort est proche pour moi, que mes espoirs de reconnaissance ou d’honneurs se sont éteints avec la jeunesse. Parce que, je veux enfin que toi, Rouge-Fleur, chère à mon cœur entre toutes, toi qui personnifies ma haine et ma vengeance, tu aies la gloire et le profit… Va !

Et la gracieuse Rouge-Fleur, dominée par son accent, s’éloigne à pas lents, pour s’enfoncer bientôt dans l’une des rues aboutissant au quai.

Marahi est seule. Elle pousse un long soupir :

— Je puis obéir à présent. Je laisse derrière moi la semence de haine.

Elle regarde vers le haut du canal. Là, le quai est affecté au chargement et au déchargement des bois de charpente.

Sur le pier se dressent des amoncellements de planches, de solives, de billes de bois.

Elle semble hésiter un instant, puis un geste brusque indique qu’elle se décide.

— Non, fait-elle entre ses dents, je veux qu’il conserve l’espoir toujours. Dans cette lutte terrible, je ne dois me confier à personne, pas même à lui qui a toute ma tendresse, mais je ne veux pas qu’il souffre trop.

De qui parle-t-elle ?

À pas lents, elle remonte dans la direction que ses yeux observaient tout à l’heure. Elle s’éloigne des voitures, du débarcadère. Elle arrive à hauteur du pier des bois flottés.

Entre les morceaux de charpente elle se glisse, s’arrêtant aux angles des masses qui la cachent, pour jeter un regard rapide sur les espaces vides, avant de s’y engager.

Elle répète six fois ce manège. Elle est au milieu du dédale du port du bois. Les pyramides en cubes, formes qu’affectent les solives empilées, l’entourent de toutes parts. D’aucun point on ne la pourrait apercevoir.

Devant elle, des planches, symétriquement déposées les unes sur les autres, figurent une sorte de tour carrée. Elle les contourne sur la pointe des pieds, avance la tête et se rejette en arrière.

— Il est là, murmure-t-elle d’une voix tremblante.

Durant une minute, elle demeure immobile, son manteau est strié de frissons. On devine qu’elle tremble sous l’étoffe qui la dérobe aux regards.

Qu’a-t-elle donc vu de l’autre côté de la tour de planches ?

Le personnage qui y est assis, adossé à la façade, et paraît absorbé par la lecture d’un livre ouvert sur ses genoux, ne justifie point pareil émoi.

Marahi redevient maîtresse d’elle-même. Elle a un geste à l’adresse de l’inconnu. On croirait qu’elle lui tend les bras ; mais cette apparence doit être mensongère, car elle s’éloigne à reculons, se faufile dans les méandres du chantier, de façon à tourner, par côté, l’endroit où rêve l’homme.

La voici à présent en avant de lui.

Une pile de solives la cache au personnage, qu’elle contemple avec une étrange fixité par les interstices existant entre les pièces de bois.

Et puis, des plis de son manteau, elle tire une longue baguette, dont elle dévisse les extrémités. Surprise ! La baguette est creuse. C’est une sarbacane.

Sans bruit elle la glisse par la fissure qui, à l’instant, livrait passage à ses regards, puis dans l’orifice elle introduit une boulette de papier, elle approche ses lèvres du tube.

Elle vise… Elle vise l’inconnu. Ses joues se gonflent. Soudain un bruit léger se fait entendre, auquel répond une exclamation étonnée.

C’est l’inconnu qui l’a poussée, en voyant rebondir sur son livre la boulette de papier, dont il ne saurait soupçonner la provenance.

Et sans doute, la vieille Marahi ne se soucie pas de lui donner des explications, car elle s’enfuit, bientôt masquée par les monceaux de bois du pier.

L’homme a levé la tête.

C’est Allan, le professeur de West-Point, dont Pierre de Chazelet a perdu la trace au Palais d’Orsay.

Il promène autour de lui un regard scrutateur. Il se lève, va vers les piles qui l’environnent. Il en fait le tour. Recherche inutile. Celle qui l’a tiré de ses pensées est déjà loin.

Enfin il hausse les épaules, revient à sa première place. La boulette a roulé à quelques pas.

— Une plaisanterie de gamin, grommelle Allan avec un sourire.

Mais soudain son visage redevient grave.

Il ramasse le papier roulé, le défripe avec précaution.

Un tressaillement le secoue tout entier. Sur la feuille s’étalent des caractères d’imprimerie, évidemment découpés dans des journaux, et ces caractères forment les lignes suivantes :

« À Jud Allan. »

« Écoute la voix prophétique. Toi et Lilian allez souffrir, trembler. Mais, quoi qu’il arrive, ne désespérez pas. Continuez la lutte. D’autres combattent pour vous et ils vous donneront la victoire. Mais surtout ne désespère jamais. »

Le Jeune homme a un superbe mouvement de confiance.

Il regarde autour de lui, et à voix haute, comme s’il croyait pouvoir être entendu de l’invisible donneur d’avis :

— Ne crains pas pour moi. La victoire doit apporter le désespoir à mon cœur. Je le sais, et pourtant j’ai engagé le combat. Je ne saurais désespérer davantage !

Au loin, du côté du débarcadère, un brouhaha s’élève. Une sombre énergie se marque sur ses traits soudainement figés.

— C’est le vapeur de Baltimore. Enfin ! Je vais pouvoir agir !

Et il se rasseoit, rouvre son livre, paraît de nouveau s’absorber dans sa lecture.

Le jeune homme ne s’était pas trompé.

Le son prolongé de la sirène annonçait maintenant l’approche du steamer, lequel, doublant la pointe de Reclaimed Flats, embouqua bientôt le canal Washington. Quelques minutes plus tard, il accostait au wharf de la Septième Rue.

Les passagers se précipitèrent sur la passerelle pour débarquer, les boys, commissionnaires assermentés, facteurs des hôtels, s’élancèrent à la conquête des sacs, valises, menus bagages, dont le transport leur vaudrait les quelques cents nécessaires à leur subsistance, tandis que les cochers, dressés sur leurs sièges, clamaient des offres engageantes.

— De ce côté, gentleman !

— Par Ici, young lady !

— Voiture la plus confortable !

— Un cheval qui dépasse le vent en vélocité !

Immobiles au milieu de l’agitation générale, deux grands laquais portant une de ces livrées stupéfiantes, dont certaines maisons américaines ont le secret, développaient leurs formes athlétiques sous le vêtement rouge à parements bleu ciel.

Ils se tenaient de chaque côté de la passerelle, tels des statues, et leurs yeux scrutaient la foule des passagers qui se pressaient encore sur le pont.

Soudain, tous deux eurent un mouvement ; avec ensemble ils lancèrent avec des voix tonitruantes :

— Master Frey Jemkins !

Du pont on leur répondit d’un ton de belle humeur :

All right, come along, boys. (Parfait, venez ici, garçons).

Ce qui décida les deux laquais à se ruer sur la passerelle, refoulant violemment les personnes qui s’y trouvaient déjà.

Faisant leur trouée comme des boulets de canon, sans s’inquiéter le moins du monde des protestations qu’ils soulevaient, ces zélés serviteurs bondirent sur le pont et s’arrêtèrent, dans l’attitude respectueuse de valets bien stylés, devant un groupe de quatre personnes. Comble de bonne tenue, leurs yeux se fixaient seulement sur leur maître, le riche Frey Jemkins, retour d’Europe, sans un regard à l’adresse de ses compagnons, Pierre de Chazelet, Linérès et la comtesse de Armencita, lesquels, leur étant inconnus, auraient pu à juste titre exciter leur curiosité.

Frey, avec sa rondeur habituelle, leur débita ce petit discours :

— Bonjour Totham ; bonjour Jacky… Vous avez pris, je pense, les dispositions pour l’enlèvement des bagages. Ne répondez pas, même par signes. Je suis sûr vous avez pris… Vous avez les deux chariots dont j’ai câblé le besoin. Ne pas bousculer les colis, un tas de jolies choses du vieux monde pour parer ma petite cousine Linérès… Acquitter les frais de douane, puis amener tout à ma maison de l’avenue Pensylvania, et prendre les ordres de Miss Linérès. C’est compris, je le vois. All right ! … Où est en station ma voiture ?

Celui qu’il avait désigné sous le nom de Totham répliqua :

— Angle Huitième Rue, chemin le plus court pour la maison.

— Bien. Faites votre service sans occuper vous-mêmes de nos personnes.

Sur ce, Frey prit familièrement le bras de Mme de Armencita, puis se tournant vers le marquis un peu interloqué par cet entretien tout américain de maître à serviteurs.

— Mon cher Pierre, dit-il, offrez la main à votre fiancée et suivez mon sillage, vous descendrez à terre plus facilement.

Pierre le suivit, sentant avec joie la petite main de Linérès s’appuyer légèrement sur son bras.

Ah ! Ce dernier mois écoulé avait été pour tous deux un enchantement.

— Oh ! fit tout à coup Linérès, nous voici en Amérique, à quelques journées du mariage, de l’union pour toujours, et je ne puis pas croire… que cela est.

— Que dirais-je alors ? murmura le jeune homme. Vous, Linérès, vous pouviez sans présomption rêver les apothéoses ; mais moi, moi, pauvre gentilhomme parisien, je tremble de me réveiller, je me sens si indigne du bonheur inouï venu a moi.

Déjà Frey et Mme de Armencita avaient pris place dans un élégant landau attelé de deux superbes chevaux, de cette race vigoureuse qu’élèvent les colons de l’Apacheria.

Sur le siège, le cocher, obèse comme il convient, et un valet de pied se tenaient raides, immobiles, dans leurs livrées rouge et bleu.

Pierre aida Linérès à monter et s’assit auprès d’elle.

L’équipage s’ébranla aussitôt, parcourut à grande allure la huitième voie, se jeta dans une rue latérale, traversa l’avenue Delaware, longea le parc de Garfield et s’engagea dans l’avenue de la Caroline du Nord.

À ce moment, Frey Jemkins, qui jusque-là avait gardé le silence, se pencha vers Linérès.

— Ma gentille cousine, prononça-t-il, dans quelques minutes, nous allons atteindre l’avenue de Pensylvanie (Pensylvania avenue), nous tournerons à gauche, et cent mètres plus loin, nous stopperons devant mon home, en face de la Bibliothèque du Congrès.

Elle inclina la tête.

— Mon home est aussi celui de votre mère, ma pauvre Lily, dont l’esprit, je vous l’ai déjà conté, n’a pu résister aux douleurs qui l’ont assaillie.

— En effet, vous m’avez parlé ainsi, et j’ai senti mon affection redoubler pour ma mère si cruellement frappée.

— C’est très droit de votre part, mais il ne suffit pas de l’aimer, il faut vouloir la guérir.

— Ah ! vous ne doutez pas de ma volonté.

— Certes non, chère exquise petite chose ; je souhaite seulement vous préparer à la voir, l’infortunée Lily, de façon à éviter tout geste, toute parole, pouvant inquiéter un esprit vacillant.

— Je serai brave, et si des larmes montent à mes yeux, je vous promets qu’elles ne tomberont pas en présence de ma mère.

— Et vous serez récompensée, douce fille. Séparée de vous, votre maman a perdu la raison ; elle la retrouvera sûrement auprès de vous.

Mais la voiture s’arrête.

Les lourds vantaux de la porte de la maison Frey Jemkins tournent sur leurs gonds, démasquant un concierge chamarré. Le landau passe dans le vestibule dallé avec un bruit de tonnerre et dépose les voyageurs au pied du perron monumental, qui accède aux appartements.

Plus légèrement qu’on ne l’eût attendu d’un homme de sa corpulence, Frey saute à terre. Il tend la main à Linérès interdite.

— Ici, petite cousine, dit-il, moi seul puis vous guider.

Et s’inclinant devant Chazelet d’une façon que le jeune homme, peut-être à tort, juge ironique :

— C’est la récompense de mes longs efforts… Je vais présenter l’enfant à sa mère.

— Master Frey Jemkins, un mot, je prie.

C’est un homme grisonnant, correct de mise et d’attitude qui prononce ces paroles.

Le nouveau venu vient de se dresser brusquement au pied de l’escalier vers lequel le milliardaire entraînait ses hôtes.

Il barre le passage. Frey fronce les sourcils ; mais l’étranger parle vite, comme s’il avait conscience de la valeur des minutes du richissime Américain.

— Vous me connaissez : Goldhurst. Très bien… Représentant du trust des salaisons, Pontpier Gorman, président.

Le visage de Jemkins se déride quelque peu à l’audition de ce nom, qui évoque la pensée de l’une des plus grosses fortunes des États-Unis.

— Que désire Gorman ? demande-t-il presque aimablement.

Son interlocuteur s’empresse de satisfaire sa curiosité.

— Il vous prie d’accepter place dans le Conseil d’administration. Il estime que vous êtes le bonheur des affaires auxquelles vous vous intéressez.

— Cela est vrai, affirme le milliardaire avec une suffisance régulière. Le Seigneur bénit mes entreprises… Aussi l’on me recherche dans tous les trusts, sociétés, compagnies.

Il chante sa gloire avec la brutalité des financiers yankees. Mais il s’interrompt, reprend un accent froid :

— Quel intérêt Gorman voit-il pour moi dans cette affaire ?

— Cinq mille actions de deux cents dollars libérées, puis ce qu’il vous plaira.

Il y a un silence. Frey réfléchit. Chazelet, Linérès, la comtesse, regardent avec un étonnement effaré, cet homme, auquel on offre cinq millions[1] pour le compter au nombre des administrateurs.

Et le marquis murmure même tout bas, comme s’il craignait que ses compagnons le pussent entendre :

— Est-ce qu’en Amérique je vais retrouver les choses stupéfiantes, qui m’ont poursuivi en Espagne et en France ?

Mais il tressaille. Frey Jemkins réplique à l’envoyé de Pontpier Gorman :

— Dites à Gorman que c’est entendu. Cinq mille actions libérées, et participation à mon gré après étude de la combinaison.

Goldhurst exécute un salut plongeant et se précipite au dehors, en homme pressé d’aller rendre compte du résultat de sa mission.

Pour Jemkins, aussi calme que si rien ne s’était passé, il met le pied sur la première marche de l’escalier.

— Venez, petite cousine ; les ennuis d’une grosse situation ; on conduit une enfant à sa mère, et l’on est arrêté par une question d’actions… Ne leur en veuillez pas trop… C’est à des actions semblables que j’ai dû de pouvoir payer les concours, qui me vaudront les actions de grâces de ma chère Lily et de vous-même.

Il ponctue son calembour d’un rire bruyant. Personne ne lui fait écho. Ses auditeurs sont gênés par son intonation. Pourquoi ? Ils n’en ont pas la notion précise. En silence, ils suivent leur guide, parviennent au premier étage sans regarder les fresques qui décorent les murs.

Le palier, large et spacieux, se continue, de chaque côté, par une large galerie. Tableaux, statuettes, vitrines emplies de bibelots précieux, y sont accumulés. Mais Linérès ne voit rien de tout cela.

Frey l’entraîne dans la galerie de gauche. Il parvient à la dernière porte devant laquelle il s’arrête.

— C’est là ? murmure Linérès défaillante.

— Oui, c’est là, fait le milliardaire sur le même ton.

Ce n’est point une exclamation, mais un soupir profond, presque douloureux, qui fuse entre les lèvres de la jeune fille. Elle reste immobile, comme anéantie.

Pierre fait un pas en avant. Il veut l’encourager, la soutenir. Jemkins l’arrête du geste.

— Chut ! Cette émotion sera peut-être communicative.

Et d’un mouvement brusque, il ouvre la porte, poussant la jeune fille en avant.

Chazelet, médusé, s’est arrêté sur le seuil de la pièce.

La salle est vaste, toute blanche, avec de larges fenêtres, par lesquelles entrent librement l’air et le soleil, et qui laissent apercevoir, de l’autre côté de la rue, la façade de style renaissance de la bibliothèque du Congrès.

Une femme est là, repliée dans un fauteuil, le regard vague. Son visage est resté beau, mais la souffrance l’a en quelque sorte décoloré.

Et à ses traits amaigris, immobiles, sous lesquels il semble que ne coule plus le courant sanguin de la vie, ses cheveux, entièrement blancs, font une auréole de neige.

Elle dodeline lentement la tête, murmurant sur un mode bas, monotone, des paroles qui glacent les assistants.

C’est une sorte de mélopée plaintive qui passe dans l’air ainsi qu’un frisson d’épouvante. Elle module :

Le soleil est rouge de sang.
— Soleil, dis-moi, pourquoi ce rouge ?
— C’est le sang pur de ton enfant
Qu’ont bu le vampire et la gouge !
 
La lune a le visage blanc
— Pourquoi te farder de la sorte ?
— Pour rappeler que ton enfant
Est livide ainsi qu’une morte !

De grosses larmes roulaient sur les joues de Linérès.

N’était-elle point l’enfant au souvenir de qui s’égrenait l’angoissante chanson ?

Mais Frey, sans doute, était accoutumé à des scènes semblables, car sans manifester la moindre émotion, il s’avança vers la pauvre insensée et lui touchant le bras :

— Lily, fit-il, chasse tes rêves. Reconnais en moi une réalité, ton cousin dévoué.

Une secousse parcourut le corps de la démente. Ses yeux se tournèrent vers son parent, et d’une voix sans expression, semblant indiquer que le sens des mots prononcés échappait à son cerveau embrumé :

— Ah ! mon cousin, redit-elle, mon cousin… bien, bien, bonjour mon cousin !

— Frey Jemkins, continua le milliardaire, Frey Jemkins qui vous a élevée…

La femme inclina la tête, un vague sourire passa sur ses lèvres.

— Oui, oui, je connais Frey Jemkins, le chef des éclaireurs de la prairie… Oui, oui, et le grand bazar de Frisco.

Mais Frey l’interrompit rudement.

— Laissez le passé de côté, Lily… ; ou si vous voulez vous souvenir, rappelez-vous Pariset !

Au nom de son époux défunt, la veuve tressaillit de tout son être ; elle se souleva à demi, puis retomba, sur son fauteuil avec un léger cri.

C’en était trop pour les nerfs de Linérès.

D’un bond, elle fut après de la pauvre femme et s’agenouillant devant elle :

— Mère, mère, bégaya-t-elle éperdûment, reconnais ta petite Linérès !

Mais la phrase s’éteignit dans un gémissement.

La démente, du geste, repoussait l’enfant prosternée à ses pieds.

— Mère, sanglota Linérès…

— Laissez-moi lui parler, interrompit alors Jemkins. J’ai l’habitude de converser avec Lily.

Puis, appuyant l’index sur l’épaule de la malheureuse :

— Lily, gronda-t-il d’un ton autoritaire, Lily, je veux que vous m’écoutiez.

Une expression de crainte agita les traits de l’infortunée. Son regard se fit humble, presque suppliant :

— J’écoute, je promets, j’écoute. Lily écoute toujours.

— Pauvre femme, murmura le marquis, ému par l’attitude de la mère de sa fiancée.

Par hasard ses yeux rencontrèrent ceux de Mme de Armencita et il ressentit comme une commotion.

Dans les regards de la comtesse, il lui avait semblé lire une amère ironie.

Mais Jemkins continua, rappelant à lui toute l’attention de Pierre :

— Lily, regardez cette jeune fille qui pleure devant vous.

— Je la regarde.

— Ses larmes ne vous disent-elles rien ?

La folle haussa les épaules, et d’un ton indifférent :

— Que disent les larmes ? Rien. C’est la grimace d’une souffrance. Laquelle ? Personne ne le saurait deviner. La mère qui a perdu son enfant, le gamin qui a perdu ses billes, versent des larmes pareilles… Que peuvent-elles dire ?… Sont-ce des gouttes d’eau montant du cœur qui se dessèche jusqu’à mourir ? Est-ce la rosée légère d’un simple dépit ?… Obscurité ! Doute ! Les larmes ne disent rien.

Tous écoutaient, stupéfiés par cette poésie d’expression particulière à certaines démences.

Frey seul conservait son calme :

— Soit, Lily, je ne prétends pas vous contrarier. Les larmes sont vides de signification par elles-mêmes. Mais parfois un mot les explique.

— Un mot, redit la veuve ainsi qu’un écho obéissant.

— Oui, un mot ; un nom par exemple… Ces pleurs qui vous paraissent indéchiffrables, je veux les souligner d’un nom, le nom le plus cher a votre esprit.

— Linérès ! soupira la jeune fille.

Mais brutalement l’Américain lui coupa la parole.

— Silence, petite cousine, silence, de par le diable. Est-ce que votre mère connaît ce nom d’emprunt de l’enfant trouvée, recueille par la bonté de la comtesse de Armencita ? Le nom dont je parle est celui qui vous fut donné à l’heure de votre naissance. C’est ce nom qui peut-être…

Et s’adressant de nouveau à Mme Pariset :

— Lily, reprit-il, n’aimez-vous pas le nom de Lilian ?

Ce fut un coup de théâtre.

La démente se dressa sur ses pieds, clamant d’une voix éperdue :

— Lilian ! ma fille !

Mais ses bras tendus dans le vide n’appelaient pas la pauvrette Linérès affaissée devant elle, stupéfaite et terrifiée ; ses regards ne se fixaient point sur la jeune fille.

— Lilian ! ma fille ! répéta la veuve en éclatant en sanglots.

Linérès voulut l’enlacer, lui crier les mots de tendresse qui montaient de son cœur à ses lèvres.

Jemkins la retint par le bras.

— Ne la troublez pas, laissez-moi diriger, si possible, le réveil de son intelligence.

Puis revenant à la veuve :

— Lilian, ce nom que vous aimez est celui de celle qui pleure auprès de vous.

— Ah ! Lilian !

Pour la première fois, les regards de l’insensée se portèrent sur Linérès.

— Lilian, redit-elle, n’est-ce, pas que c’est le plus doux des noms ?

Et comme la jeune fille se courbait devant elle, Mme Pariset éleva la main, caressa les cheveux de son interlocutrice.

— Le plus doux, prononça-t-elle encore, le plus doux. Enfant ! Je te bénis de t’appeler ainsi comme celle que la mort m’a ravie.

— Non, non, pas ravie… Celle-là, maman, c’est moi, s’écria impétueusement Linérès incapable de se contenir plus longtemps. C’est moi qui, sans vous connaître, vous devinais aux battements de mon cœur, à mes rêves d’une tendresse inconnue.

Elle s’arrêta figée, son tendre enthousiasme brusquement éteint. La folle répondait :

— Toi, toi… Pourquoi mens-tu à la malheureuse mère ? Prétends-tu me tromper ? On ne trompe pas celle qui a donné la vie. Lilian est morte. Sans cela mon amour m’eût portée vers elle. Je l’aurais reconnue parmi toutes les femmes.

Linérès se tordit les mains. Cette douleur-là, elle ne l’avait point prévue. Être repoussée par sa mère !

Déjà Chazelet, désespéré par la douleur imméritée qui s’abattait sur sa fiancée, s’avançait pour la soutenir… Jemkins le prévint.

— Lily, fit-il d’une voix rude, celle-ci ne ment pas. Elle est ta fille enfin retrouvée.

La veuve ne répondit pas. Tout son être, ramassé sur lui-même, sembla se raidir pour protester contre l’affirmation de son cousin.

Il eut un geste rageur, et d’un ton plus impérieux :

— Je te dis que voici ta fille Lilian. Je veux que tu me croies.

Les traits convulsés de la démente s’apaisèrent sous les regards de son interlocuteur. Une morne indifférence succéda à son agitation.

— Celle-ci est ta fille, répéta Jemkins pour la troisième fois.

Alors, d’une voix sourde, comme lointaine, la veuve murmura :

— Oui, oui, celle-ci est ma fille Lilian.

— Mère, supplia Linérès dans un sanglot.

— Ne la presseras-tu pas dans tes bras, continua le milliardaire, ne lui donneras-tu pas le baiser maternel dont si longtemps elle fut sevrée ?

Docilement la démente ouvrit ses bras, et paisiblement :

— Je lui tends les bras ; je lui donnerai le baiser qu’elle réclame.

Ah ! ce ton monocorde, sans vibration, qui paraissait émis par une créature absente, était bien loin de ce cri de joie délirante que Linérès avait attendu depuis son départ de France.

Au lieu de cette apothéose de tendresse, que rencontrait-elle ?

La froide soumission d’une insensée aux ordres de son gardien habituel.

Elle-même en fut comme paralysée. Ce fut avec réserve qu’elle enlaça la veuve, avec désespoir qu’elle sentit s’appuyer sur son front les lèvres indifférentes de la malheureuse femme.

Et Frey murmurant sous forme d’encouragement :

— Elle a tant souffert. Peu à peu, gentille cousine, votre présence réchauffera la pauvre âme engourdie.

Elle gémit si bas que l’Américain ne perçut qu’un vague bourdonnement :

— Une mère ne doit pas se tromper… Ah ! si je n’étais pas sa fille !

Et, chancelante, elle se laissa entraîner hors de la pièce par son fiancé.

Tandis que Frey guidait les jeunes gens vers ces tristesses, les passagers du bateau de Baltimore avaient achevé de débarquer sur le quai de la Septième Rue.

Voitures, commissionnaires, s’en étaient allés pour revenir lors de l’arrivée d’un autre navire.

C’est alors que, sur la passerelle reliant le steamer au quai, apparut un gamin d’une quinzaine d’années, coiffé de la petite toque et vêtu de la veste blanche des stewarts (garçons de service à bord des paquebots).

Les mains dans les poches, une courte pipe aux dents, sifflotant malgré cet appendice gênant, le boy semblait ravi d’aller passer un moment à terre en attendant l’heure où le navire repartirait pour Baltimore.

— Eh ! Tril.

Il se retourna tout d’une pièce, montrant à son interlocuteur sa face ironique.

— Présent ! Qu’y a-t-il pour votre agrément, s’il vous plaît ?

— Te rappeler que le retour à bord est pour ce soir dix heures.

— Bon, on y sera… en personne ou par remplacement[2].

All right ! Alors, bonne promenade.

— Je remercie… ; au revoir.

Sur ce, Tril s’éloigna en flâneur dans la direction du port du bois.

Bientôt il atteignit les premières piles de charpentes et se glissa entre elles, devenant invisible pour les personnes demeurées sur le vapeur.

Aussitôt sa marche s’accéléra, ses regards vifs semblèrent fouiller les intervalles laissés libres entre les monceaux de flottés, d’équarris, de blocs, de rondins, de sciés.

Et en quelques minutes, il se trouve en face d’Allan, qui continuait imperturbablement sa lecture à l’endroit où lui était parvenu le mystérieux avertissement de Marahi.

Sans hésitation, Tril marcha droit à lui.

— Arrivés, dit-il.

— En ce moment ?

— À la maison de Pensylvania Avenue.

— Bien. Et après ?

— À deux heures, grande Salle du Sénat, au Palais du Capitole.

— À deux heures ?

Allan répéta ces mots d’un air surpris. Il insista :

— Tu es certain ?

— Dans le salon des Premières, il a réglé les opérations de la journée, en présence du gentilhomme français et de la jolie young lady.

— Ah ! vraiment !

— Et en ma présence aussi, continua ironiquement le boy. Seulement, moi, il ne me soupçonnait pas si près de la porte entr’ouverte.

Un silence suivit.

Tril regardait son interlocuteur. Mais sur sa physionomie railleuse à l’ordinaire, aucune ironie n’apparaissait en cet instant.

Enfin, le visage contracté d’Allan se détendit, s’éclaira :

— Après tout, pourquoi pas ? murmura-t-il entre haut et bas. Les choses les plus simples sont celles qui portent le plus.

Il appuya ses mains sur les épaules du gamin attentif.

— Écoute, Tril. Nous jouons un coup difficile. Le succès dépend surtout de l’intelligence que tu mettras à exécuter mes instructions.

— Bon, alors… vous avez partie gagnée, Roi.

Allan tressaillit à ce dernier mot. Vivement, il grommela :

— Pas ce titre Ici… Jamais, entends-tu, dans un endroit public.

Soumis, le gamin courba la tête sous la mercuriale.

— En ton absence, j’ai fait entrer Top et Fall au Sénat. Ils sont boys de la Salle des Séances[3].

— Bien.

— Va les trouver. Que d’ici à une heure, tous deux se promènent dans les jardins de l’Exécutif (Executive-grounds)… Je les y rencontrerai et leur donnerai mes ordres.

— Et moi, votre fidèle Tril, ne m’emploierez-vous pas aujourd’hui ?

La voix du gamin s’était faite suppliante pour formuler cette requête.

Allan fut touché de l’ardeur de dévouement que manifestait le petit.

— Si, si, mon cher enfant… Ta commission faite, rends-toi là où tu sais. Tu ne seras pas le moins occupé de mes amis.

La figure de Tril s’illumina d’aise. Avant que son interlocuteur pût l’en empêcher, il lui saisit la main et la porta à ses lèvres.

— Cher bon garçon, murmura doucement le professeur sportif, ce qui fit rougir de joie le petit stewart… J’espère un jour récompenser dignement ton courage, ton affection. Et maintenant, va. Les minutes sont précieuses en cette journée. Va.

Sans une parole, le gamin pivota sur ses talons et partit en courant.

Allan le regardait s’éloigner.

— Ah ! fit-il, ils m’aiment tous, ces pauvres êtres. S’ils savaient qu’ils m’aident à tuer mon cœur, comme ils se révolteraient… !

Il eut un haussement d’épaules.

— Allons, Jud, vous penserez à ces choses après. Pour l’instant, travaillez à faire rendre à miss Lilian Pariset la fortune et la mère qu’on lui a volées.

À grands pas, il quitta le chantier, se jeta dans la première rue accédant au port. Un hansom passait. Il l’appela, y prit place, et jeta cette adresse au cabby (cocher) :

— École de miss Deffling, Kendall Green.

L’automédon eut un geste hésitant :

— C’est loin, gentleman.

— Je le sais.

— Il y a trente-six squares au moins.

Pour comprendre l’observation du cocher, il faut savoir que le tarif des voitures est établi sur le nombre des squares ou pâtés de maisons franchis, vingt-cinq cents (1 fr. 25), pour les quinze premiers squares, et dix cents (0 fr. 50) en plus pour chaque groupe ou fraction de groupe de cinq squares suivants.

Mais Allan n’ignorait pas ce détail sans doute, car il démêla aussitôt le sens de l’exclamation du cabby, et il répondit paisiblement :

— C’est une course d’un dollar, mon ami, je le sais. Ainsi marchez.

— Un dollar sans le tip (pourboire), reprit l’homme.

— Sans le tip, oui. Mais marchez, cela n’a aucune importance.

Cette fois, le cocher n’insista plus. Il eut un regard empreint de considération pour son client et cinglant son cheval d’un magistral coup de fouet, il lança joyeusement :

Ho ! Cherries !

Encouragement hippique qui équivaut à celui des automédons parisiens :

— Hue, Cocotte !

Et qui, souligné par le fouet, produit le même effet sur les jambes fatiguées des infortunés coursiers.

Vingt minutes s’écoutent. Le hansom a passé près du Capitole, puis de la Maison Blanche, demeure du Président des États-Unis.

Maintenant, il s’engage dans l’avenue de Kendall avec, à gauche, les massifs verdoyants, les pelouses du parc de Kendall Greens, et à droite les maisons séparées par des jardins.

Un haut portique se découpe dans un long mur récemment blanchi.

Au sommet de la voûte, des lettres d’or figurent ces mots :

MISS DEFFLING’S INSTITUTE
Day and Boarding School[4]

Le véhicule s’arrête. Allan saute à terre, règle le cocher, puis soulève le marteau de cuivre dont le retentissement prolongé va provoquer l’ouverture de la porte.

Le jeune homme est pâle. Sur ces traits, il y a une expression de souffrance.

Mais il la chasse d’un brusque mouvement de tête, et il murmure :

— Allons, Jud,… vous n’allez pas être lâche à l’heure où vous avez besoin de tout votre courage.

  1. Vingt-cinq millions aujourd’hui.
  2. Le droit de se faire remplacer a été accordé au personnel des Compagnies de navigation fluviale, sous la réserve que les agents sont responsables de leurs remplaçants.
  3. Au Sénat de Washington, des boys font le service des rafraîchissements dans la salle même des séances.
  4. Externat et Internat.