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Jud Allan, roi des gamins/p2/ch01

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Jules Tallandier (14p. 227-249).

DEUXIÈME PARTIE





CHAPITRE PREMIER


Jud cependant n’avait point perdu la vie.

Et la preuve en est qu’il rouvrit les yeux, après un laps de temps qui, à son estime, n’avait dû être que de quelques minutes.

Il se souleva sur son séant et demeura stupéfait. Il se trouvait dans une grotte qu’emplissait une clarté violette, pénétrant à travers des lianes fleuries qui retombaient devant une ouverture, servant évidemment d’entrée.

Lui-même était étendu sur une natte, fixée par ses angles à des piquets assez élevés pour l’isoler du sol.

Puis, il se sent faible. Le mouvement qu’il vient de faire pour s’asseoir sur sa couchette, l’a brisé. Tout lui paraît tourner autour de lui, et il se renverse lentement en arrière.

Quelques instants, il reste ainsi ; après quoi, de nouveau ses paupières se soulèvent.

Il distingue des instruments étranges : sarbacanes, arcs détendus, puis des calebasses coupées en forme de bols. Cela lui rappelle les wigwams (cabanes) des Indiens bravos, qui lui ont parfois accordé l’hospitalité au cours de ses tournées acrobatiques.

Au centre de la grotte, entre des pierres dressées, des branchages flambent, faisant chantonner une marmite d’où s’échappent des vapeurs aromatiques.

— Lilian ? fait-il, à haute voix.

— Le Wacondah (Grand Esprit des Indiens) a-t-il permis que l’intelligence renaisse en mon jeune frère blanc ?

Un organe guttural a prononcé cette question.

Jud cherche autour de lui. Enfin, il aperçoit son interlocutrice. C’est une Indienne. Elle a peut-être trente ans ; mais la douleur a marqué ses traits, et parmi les tresses noires de sa chevelure, une mèche toute blanche trace un sillon d’argent.

Avec sa tunique aux ornements multicolores, la plume d’aigle fichée dans ses cheveux, cette femme donne l’impression d’une majesté surhumaine. Elle tient un baby entre ses bras.

— Lilian ! répète-t-il.

La face grave de l’Indienne s’éclaire. Elle se rapproche, présente l’enfant au blessé.

— Voici celle que tu cherches ; celle que j’ai ramassée auprès de toi, à demi mort

— Où sommes-nous ?

— En sûreté. Hors de l’atteinte de tes ennemis. Ils ne peuvent rien contre toi. À présent, tais-toi… dors… laisse Marahi achever de vaincre les maléfices de la mort.

Ses yeux noirs se fixent sur ceux du gamin. Elle n’a point répondu clairement à la question. Il ignore en quel endroit il se trouve. Cependant toute inquiétude disparaît chez lui.

L’enfant que porte l’Indienne le considère de son regard innocent, puis lui sourit.

Ce sourire, le premier que Lilian adresse à son sauveur, se reflète sur les traits amaigris de Jud, et celui-ci, fermant doucement les paupières, s’endort de ce sommeil profond et réparateur de la convalescence.

Quelques jours s’écoulent encore, partagés entre de longs sommeils et de courtes veilles. Les forces de Jud, reprennent progressivement.

Enfin, l’Indienne le juge assez fort pour supporter les explications qu’il désire.

Elle lui dit comment, auprès de son cheval expiré, elle l’a trouvé dans la savane, inanimé, presque mort lui-même. L’enfant était sortie du pesant sommeil de l’opium. Ses cris avaient attiré Marahi. Et Jud regarde tendrement la mignonne, murmurant :

— À son tour, elle m’a sauvé !

Marahi continue son récit. Jud portait une blessure à la tête. Son front était ouvert. Pour le panser, elle a dû couper les cheveux du blessé. Il semble que cette action lui ait fait découvrir une chose inattendue, dont elle a été profondément troublée.

Mais elle poursuit, laissant à son auditeur l’impression qu’un état d’âme de son interlocutrice ne lui fut point révélé.

Le petit est atteint d’une fièvre cérébrale. Dans le délire, il parle, il combat, il se défend. Des mots, toujours les mêmes, reviennent sans cesse à ses lèvres :

— Le Crâne ! Assassins ! Lily ! Lilian, me voici !

Puis, un peone de l’hacienda de Agua Frida, est arrivé au campement. Il raconte une scène terrible.

Pariset, devenu fou, tuant la servante Trina, se tuant lui-même, et l’enfant, la petite Lilian, disparue. On la cherche partout, sur l’ordre du général Frey Jemkins, le grand négociant de San-Francisco, le cousin dévoué de la veuve, arrivé trop tard pour prévenir l’épouvantable drame.

Marahi connaît Frey, sans aucun doute, car elle a caché au peone la présence de Jud et de Lilian.

Des Indiens de la tribu ont emporté le malade, délirant, jusqu’au rivage de la mer Vermeille. Ils l’ont déposé dans une pirogue, où la femme rouge a pris place avec la petite Lilian.

Ainsi on a traversé le long golfe resserré entre la presqu’île Californienne et la côte de l’État de Sonora.

C’est dans une caverne de cette immense province, à la population clairsemée, où les Indiens errent encore, libres et indépendants, que le gamin, arraché à la mort par les soins de Marahi, reprend conscience de la vie.

Et quand, avec les forces, revient la pensée du devoir qu’il s’est imposé : protéger la petite Lilian, la remettre en possession de sa mère, de ses biens, Marahi marque une terreur incompréhensible :

— Ne lutte pas contre le Crâne… tu serais brisé.

Il résiste, se cabre contre ces conseils de prudence, dont il ne soupçonne pas les motifs réels. Alors, elle ajoute ces mots, qui, souvent depuis, ont hanté le cerveau de Jud Allan :

— Oui, oui, tu es vif, impatient comme il convient à ceux de ta race ; mais je ne permettrai pas que tu entraînes dans l’abîme celle que tu as miraculeusement sauvée. Pars pour San-Francisco ; observe… tu reviendras ensuite. Si tu crois encore au succès, je ne m’opposerai plus à tes desseins. Va, brave enfant, la pauvre Indienne souhaite ton bonheur.

En effet, guidé par des hommes rouges, Jud gagne la frontière des États-Unis. Il se rend à San-Francisco.

Là, il comprend que sa voix ne sera pas entendue, si elle s’élève contre Frey Jemkins. Qui donc ajoutera foi à ses récits ?

Qui consentira à croire que le directeur du gigantesque bazar All Frisco’s Hall, l’une des importantes maisons de la grande cité américaine, que le juge au tribunal de commerce, que le candidat aux élections sénatoriales n’est qu’un vulgaire chef de bandits ?

On répondra que Frey Jemkins fut le chef de la police à cheval, qui traqua et fit disparaître les mauvais garçons de la prairie, qu’ainsi il délivra Pariset, prisonnier des malandrins, d’où l’amitié des deux hommes et le mariage de l’hacendero mexicain avec miss Lily Jemkins.

Le moyen d’admettre que ce brave Jemkins eût assassiné son cousin, alors que, en ce moment même, la population chantait les louanges de l’excellent parent, recueillant chez lui sa cousine démente, incapable de comprendre ses bontés, restant inerte et stupide de son dramatique veuvage.

Et puis, le riche directeur du All Frisco’s Hall ne promettait-il pas des sommes énormes aux agents libres, ou détectives assermentés, qui retrouveraient la trace de la petite Lilian, dont la disparition demeurait un mystère ?

Bien plus, à la suite d’une rapide enquête menée dans le pays du crime, est-ce que Jemkins n’avait pas relevé la présence d’un jeune vaurien, du nom de Jud, récemment évadé de la prison d’Alb-Point.

Ce jeune drôle était-il mêlé à la tragédie… ? On ne le savait. Mais comme l’avait dit le négociant :

— Quand un louvard (jeune loup) est signalé dans un district, il est bon de s’inquiéter de son repaire.

Et il avait promis une prime supplémentaire à quiconque arrêterait le jeune garçon.

Ses mesures étaient bien prises. À la moindre tentative de lutte, Jud serait reconnu, et il avait assez mauvaise opinion de la justice des hommes pour être certain qu’on l’emprisonnerait, avant toute explication. La douloureuse vérité de la lutte du pot de terre contre le pot de fer, s’implanta en son esprit.

Sans avoir encore appris le latin, Jud se rencontra avec les sages de la Rome antique.

Primum vivere, disaient ces doctes philosophes.

« Il faut vivre d’abord », se dit le gamin…

Or, pour vivre, pour échapper à la nuée de policiers que la générosité de Frey Jemkins avait mis en mouvement, il importait de se blottir dans une retraite impénétrable.

Aussi, quittant San-Francisco, Jud regagna la Sonora. L’Indienne Marahi sembla ravie de la façon dont il envisageait les choses.

— Nos montagnes de Sonora sont un abri sûr pour des fugitifs, lui dit-elle. Reste, avec ta petite compagne, parmi mes frères rouges. Ceux-là ne te trahiront pas.

Et comme il murmurait rageusement :

— Triste sort pour celle qui eût dû être une héritière enviée !

Marahi répliqua d’un ton étrange, presque prophétique, dont il se sentit singulièrement troublé :

— Le chasseur malheureux songe que le lendemain sera peut-être plus fortuné.

Bref, Jud reste dans la tribu qui lui a donné asile. Marahi est retournée parmi les siens. De loin en loin, elle traverse la mer Vermeille. Elle vient rendre visite au gamin, à sa petite protégée. On dirait que cette femme au visage impénétrable, à la parole mesurée, ressent pour ces deux abandonnés une tendresse inexplicable.

Cependant les années s’écoulent. Les sorciers de la tribu s’attachent à apprendre au gamin tout ce qu’ils savent eux-mêmes.

Jud est devenu un habile suiveur de pistes, un chasseur adroit. Il sait dissimuler sa marche, imiter les mille bruits du désert. Il connaît les incantations magiques et aussi les pratiques du magnétisme, de la suggestion, grâce auxquelles de bizarres guérisseurs rendent la santé aux guerriers, aux femmes, aux enfants.

Plus instruit, Jud s’apercevrait avec surprise que ces Indiens appliquent les principes d’une science hypnotique, analogue à celle des brahmes hindous. Il se demanderait si, comme le prétendent certains savants, la dite science n’a pas été importée en Amérique par des navigateurs d’Asie, découvreurs du nouveau monde, deux mille ans avant Christophe Colomb.

Lilian va avoir huit ans.

Son pseudo-frère la voudrait instruire. Ce n’est point seulement le corps de la fillette qui doit grandir et vivre, mais aussi son esprit.

Qu’elle reprenne son rang, par suite d’un concours de circonstances heureuses ; il ne veut pas qu’elle se sente inférieure à sa situation. Jud la souhaite en état de briller parmi les premières, dans quelque monde qu’elle soit destinée à vivre.

Et Marahi, à qui il confie ses hésitations, durant une des visites de l’Indienne, Marahi l’approuve :

— Cela est juste ! Cela est droit ! Pars donc parmi les hommes au visage pâle. Mais sois prudent, mon fils. Prends garde à l’ennemi, qui ne désarmera jamais.

L’ennemi, c’est Frey Jemkins, c’est l’assassin que ses acolytes nommaient le Crâne.

Un dernier voyage, à San-Francisco, montre au jeune homme, — il a dix-neuf ans maintenant, — son ennemi, plus puissant que jamais.

Frey Jemkins est sénateur ; Frey Jemkins commence à être une force avec laquelle les trusts entrent en composition.

Autour de lui gravitent, sinistres satellites, les hommes, qui naguère assistèrent au crime de l’hacienda de Agua Frida.

Jetty est le principal propriétaire des mines du Colorado ; Van Reek figure parmi les administrateurs du trust des chemins de fer ; Kan-So, Chinois naturalisé Américain, domine l’industrie métallurgique, et Tom, qui maintenant soigne sa mise, préside l’association des pétroliers.

Lily, elle, est toujours démente.

De cette exploration, Jud revient découragé.

Il n’importe. L’espoir de vaincre est éteint en lui. Il fera ce qu’il considère comme le devoir. L’enfant arrachée aux assassins sera digne de la fortune qui lui a été ravie.

Les voici, tous deux, à Cincinnati. Une nouvelle idée a torturé le malheureux Jud. Il a deviné, dans sa maturité précoce née de la douleur, que la reconnaissance de la jeunesse est complète, seulement quand elle s’accompagne du respect.

Pour que Liban le respecte, au jour où elle apprendra peut-être la vérité, il ne faut pas qu’elle voie en lui un inférieur dévoué, mais un égal de savoir, d’intelligence, d’éducation.

Au travail, Jud ! Le jour, tu gagneras le pain des deux isolés ; la nuit, tu meubleras ton esprit de toutes les connaissances humaines.

Le pain et les examens.

Les deux s’obtiennent au prix du labeur opiniâtre, parmi des dangers sans cesse renaissants.

Un agent de Frey Jemkins évente la retraite des fugitifs. Jud, dans un combat sans merci, le tue, et fuit Cincinnati.

À la Nouvelle-Orléans, aventure semblable.

Alors, Jud prend le parti de vivre seul. Lilian est mise en pension, en Floride ; il réside à New-York, lui, ne paraissant aux yeux de sa protégée qu’à de rares intervalles.

Maintenant, une souffrance s’est ajoutée à toutes les autres. Il comprend qu’il aime celle qu’il appelle sa sœur. Il faut qu’elle ait d’autres protecteurs que lui.

Au concours, il a obtenu le titre de professeur, à l’école militaire de West-Point… Il peut ainsi aborder M. Loosevelt, lui confier sa triste histoire.

Sur ces entrefaites, le bruit commence à se répandre discrètement qu’une agence européenne aurait trouvé une piste sérieuse, que l’on espère voir aboutir à la pauvre mignonne, naguère disparue à Agua Frida.

Frey prépare l’apparition d’une fausse Lilian.

La lutte suprême s’engage. Au sénat, la première escarmouche a eu lieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici finissaient les pages substituées à celles que Jud avait remplies, sans doute en termes plus modestes que son historiographe.

Les lignes suivantes étaient de son écriture. Elles contenaient ceci :

« Maintenant, Lilian Pariset, vous connaissez celui qui se para si longtemps du nom de frère.

« Il le fit, non par vanité, non pour s’arroger une autorité sur vous, mais pour vous défendre, pour faire de vous la jeune fille accomplie que vous êtes.

« Il savait bien que, le moment venu, il arracherait comme un masque cette fausse fraternité imposée par les circonstances.

« L’heure triste a sonné.

« Il ne reste plus en face de vous, miss Lilian, qu’un enfant trouvé, qui s’est élevé quelque peu, grâce à vous.

« Vous lui avez enseigné l’affection. Vous lui avez épargné l’amertume de l’existence solitaire. Vous lui avez été une famille, un réconfort, un devoir.

« Jamais il ne vous sera assez reconnaissant.

« Pardonnez-lui d’avoir usurpé durant tant d’années ce titre sacré de frère, et songez qu’un chevalier du ruisseau, tel que lui, ne soupçonnait pas les délicatesses que l’éducation développa trop tardivement.

« Oubliez une familiarité indigne de vous. Ne voyez plus désormais en Jud Allan que ce qu’il est réellement :

« Un serviteur dévoué, pour qui ce fut le bonheur de se consacrer à votre salut.

« Jud Allan. »

Un post-scriptum suivait, réitérant la double recommandation de brûler le manuscrit et de ne confier à âme qui vive le secret du passé.

Déjà Grace avait enflammé une allumette. Lilian lui arracha les papiers des mains, les pressa sur ses lèvres, puis les approcha de la flamme. Une minute plus tard, il ne restait de la confession de Jud que de légères cendres noires, voletant sur le plancher. Les jeunes filles ne trouvaient plus rien à se dire. Assises l’une auprès de l’autre, elles demeuraient sans voix, absorbées dans des pensées qui les troublaient profondément.

La veille, elles n’étaient que deux petites pensionnaires parachevant leurs études dans l’institution sélect de miss Deffling. Maintenant, elles se considéraient comme des héroïnes de roman.

Ah ! à des degrés différents, bien entendu. Lilian, elle, avait les honneurs de cette nouvelle classification ; Grace, aspirant seulement au rôle de confidente, dans lequel elle venait de débuter par l’emploi de lectrice.

Au surplus, la rieuse créature éprouvait une joie frissonnante à se voir mêlée à des événements, à quoi son éducation ne la semblait pas prédestinée.

Le Crâne, les bandits, ce Jud si brave, et par-dessus tout son amie, enfant séparée de sa famille, héritière dépouillée de ses richesses, lui apparaissaient comme des personnages de légende.

Au vrai, elle doutait d’avoir lu une histoire réelle, arrivée.

Lilian, elle, ne voyait qu’une chose claire : elle aimait Jud Allan ; elle avait plus que le droit, elle avait le devoir de l’aimer.

Les feuillets à présent consumés lui avaient révélé quelle tendresse inquiète, incessante, dévouée, s’était sans trêve interposée entre elle et ses cruels ennemis.

Elle admirait l’énergie de l’être qui, de chevalier vagabond, s’était élevé, au rang des instructeurs de West-Point, des familiers de la présidence.

Et de douces larmes coulaient de ses yeux, en songeant avec quelle modestie, quelle délicatesse, Jud. seul contre tous, faible en face de la force, avait assumé la tâche ardue de la protéger, ou le dénouement brutal de mourir pour elle.

Deux coups discrets résonnèrent sur le bois de la porte.

Avant que les deux amies, tirées brusquement de leur rêverie, fussent devenues assez maîtresses d’elles-mêmes pour répondre, le battant tourna sur ses gonds et une servante parut, tenant à la main une théière aussi volumineuse qu’un coquemar.

— Margaret, firent les jeunes filles d’une voix blanche.

La servante, âgée de vingt-cinq ans environ, assez lourde de formes, la face large mais rosée, avec des yeux un peu niais, jolie néanmoins, esquissa une révérence soumise.

— C’est l’heure de l’extinction des lumières. Si ces demoiselles veulent prendre une tasse de thé avant de se livrer au repos…

Aucune ne répondit. Margaret considéra leur silence comme un acquiescement, car elle prit une tasse sur une étagère, la remplit de thé bouillant, disposa deux morceaux de sucre sur la soucoupe, puis, se dirigeant vers la porte :

— Miss Grace Paterson trouvera son infusion d’herbe de Chine (thé) dans sa chambre. J’avise respectueusement ces demoiselles que, par règlement de l’institution de miss Deffling, l’obscurité doit régner partout dans un quart d’heure.

Et elle sortit.

Tout à leurs pensées, ni l’une, ni l’autre des pensionnaires n’avait remarqué la singulière attitude de Margaret, pendant qu’elle s’occupait ostensiblement de servir la boisson parfumée. Elle avait tiré de sa poche un papier, l’avait déplié, et avait jeté sur le plancher une poudre blanche qu’il contenait. Au choc léger produit par sa chute, la poudre avait instantanément changé de couleur, tournant à une teinte jaunâtre, analogue à celle du bois.

Grace se leva, prit son amie dans ses bras et la baisa au front.

— Bonsoir, ma belle Lilian, tâchons de dormir.

— Tu me quittes, Grace ?

— Il le faut bien. Tu viens d’entendre Margaret. Dans quinze minutes, elle éteindra, sans pitié pour les pauvres élèves qui désireraient veiller. Le plus sage est donc de dormir. Demain, il fera jour, et nous pourrons causer, nos idées un peu, clarifiées par le repos.

Un instant après, Grace s’enfermait dans la pièce voisine. Les deux amies avaient obtenu de n’être séparées que par une mince cloison, ce qui leur permettait de continuer la conversation à travers ce frêle obstacle.

Mais si d’ordinaire elles usaient de cette facilité, ce soir, elles demeurèrent silencieuses. Grace se mit au lit, en jetant un dernier bonsoir à sa voisine :

— Dors bien, Lilian.

On ne lui répondit pas, ce qui incita la rieuse à ajouter :

— Bon ! Elle est déjà dans le pays des rêves… Rien d’étonnant à cela, car vraiment, depuis ce matin, c’est à se demander si nous n’avons pas rêvé.

Quand Margaret repassa dans le couloir pour s’assurer que toute lumière avait disparu, les chambres, occupées par Grace et Lilian, étaient plongées dans l’obscurité. L’absence de tout bruit semblait indiquer que les jeunes filles reposaient.

Et cependant Grace n’avait pas trouvé le sommeil. Son imagination travaillait, en dépit de sa volonté. Elle se remémorait le terrible récit que contenaient naguère les feuillets remis par Jud à Lilian.

En dépit de la clarté de certains faits, d’autres demeuraient mystérieux.

Que signifie la substitution d’une certaine quantité de feuilles, substitution que le professeur ignorait certainement, car miss Paterson le connaissait assez pour comprendre qu’il n’eut point consenti à laisser parler de lui en termes aussi favorables ?

Alors, quel est l’ami qui a tenu à faire connaître la vérité ?

La curiosité faisait bouillonner son cerveau. Plus elle pensait aux incidents de la journée, plus elle découvrait de points obscurs, qu’elle eût souhaité élucider sur l’heure.

Onze heures, minuit sonnèrent, amenant chaque fois une petite colère.

— Je veux dormir, grondait la gentille créature, tandis que l’horloge jetait dans l’espace ses avertissements sonores.

Mais Morphée est un dieu capricieux. Il distille ses pavots sur ceux à qui la veille serait nécessaire ; il les écarte de ceux qui appellent leur soporifique secours.

Une heure !

Grace se retourne violemment sur sa couchette de pensionnaire. Cela devient ridicule, à la fin, de passer une nuit blanche pour découvrir l’explication cherchée. Est-ce qu’il n’est pas plus raisonnable d’attendre la première visite de Jud Allan ?

Lilian l’interrogera alors… Il répondra forcément… On saura sans peine ce que l’on s’évertue vainement à deviner…

Mais brusquement. Grace cessa de discuter avec elle-même. Un bruit insolite vient d’attirer son attention.

On croirait que l’on marche dans le couloir. Oh ! avec des précautions énormes ; seulement le plancher craque parfois. Le long de la cloison, il se produit des frôlements légers.

Qui donc erre ainsi dans la maison silencieuse ? Ce n’est point une ronde. Les veilleurs ont le pas plus lourd ; ils prennent moins de précautions. Non, non, ce sont des personnes qui cherchent à dissimuler leur marche.

Si c’étaient des voleurs !

L’idée lui vient tout naturellement. Toute la soirée, n’a-t-elle pas vécu dans un rêve de brigandage ? Grace Paterson se lève, passe un peignoir, chausse des mules légères.

Un déclic l’avertit que les mystérieux visiteurs viennent d’ouvrir la porte de son amie. Alors son affection chasse toute prudence.

— Lilian ! Lilian ! J’accours.

Son appel s’achève en un gémissement étouffé. Deux ombres ont fait irruption dans la pièce. Une étoffe a été jetée sur sa tête, l’encapuchonnement, dégageant l’odeur fade du chloroforme. Elle veut se débarrasser… geste inutile. Des mains nerveuses la saisissent, l’immobilisent.

Déjà le stupéfiant agit sur la jeune fille. Son crâne s’emplit de bourdonnements. Et, presque anesthésiée, elle perçoit confusément ces mots :

— Un coup de couteau nous débarrasserait de ce témoin gênant, fait une voix d’homme, rauque et dure.

C’est un organe féminin qui répond :

— Non, pas de sang. Il importe, avant tout, de ne laisser aucune trace compromettante.

— Qu’en ferons-nous, en ce cas ? Elle nous gênera.

— Allons, allons, mon brave ami, ne vous irritez pas. Cette fillette remplira les fonctions de confidente ; fonction utile, car on surprend seulement les secrets des personnes qui les confient

Puis, il semble à Grace que les voix s’assourdissent, s’éteignent. Elle chancelle ; elle perd connaissance. Elle est étreinte par l’invincible insensibilité que produit le chloroforme.

Alors ceux qui l’ont saisie enlèvent l’étoffe dont sa tête est entourée. Si elle pouvait voir, elle constaterait qu’elle est au milieu de plusieurs personnes. Des hommes, dont certains portent le costume des camionneurs, et deux femmes, la Chinoise Rouge-Fleur, et la servante Margaret.

Une lanterne sourde éclaire la scène.

À sa lueur, tous, tous pénètrent dans la chambre de Lilian.

Une haute malle d’osier est appuyée au bord du lit de la jeune fille. La Chinoise et Margaret soulèvent doucement Lilian et la font glisser dans la malle, dont elles rabattent le couvercle. Elle dort également, Lilian ! Elle n’a pas un mouvement. On la croirait morte.

Rouge-Fleur paraît satisfaite. Elle tend la main vers la servante qui avance la sienne. Un tintement d’or se fait entendre.

Sur un appel, les camionneurs entrent à leur tour. Deux d’entr’eux chargent la malle sur leurs épaules. D’autres portent Grace. Les portes sont refermées, et le cortège se met en marche avec d’infinies précautions.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce même soir, Jemkins, très taciturne depuis l’aventure du Sénat, s’était enfermé dans son cabinet de travail, pièce spacieuse, aux tentures sombres.

Un lourd bureau, des fauteuils Empire, aux cuivres dorés au mercure. Sur les murs, des tableaux contenant la liste des trusts, des grosses affaires américaines, avec, en face de chaque raison sociale, un crevé laissant apercevoir des cartons de couleurs diverses.

C’est là une sorte de langage convenu entre Frey Jemkins et le secrétaire chargé de tenir à jour lesdits tableaux.

Les couleurs indiquent la situation du papier dans chaque entreprise, et aussi la situation des relations du milliardaire avec l’administration.

Derrière le bureau, un tableau de sans-fil, lequel par l’intermédiaire d’une antenne ad hoc, fichée sur le toit de l’hôtel, permet à Jemkins de communiquer directement avec ses agents, sans avoir à passer par les fourches caudines de la télégraphie officielle.

En France, pareil avantage serait refusé à un particulier ; en Amérique, tout est permis aux rois de l’or.

Frey s’approcha de ce dernier tableau et appuya sur quatre manettes. À faible intervalle, quatre sonneries répondaient à son appel.

Alors, il marcha vers l’angle de la cheminée monumentale qui se dressait à côté du tableau du sans-fil et appuya sur une des moulures.

Le bureau et le disque planchéié qui le portait se mirent en mouvement autour d’un invisible pivot, à la façon des plaques tournantes de chemins de fer, démasquant une ouverture semi-circulaire et les premières marches d’un escalier semblant s’enfoncer dans les entrailles de la terre.

Jemkins mit le pied sur la marche supérieure et descendit lentement.

Quand sa tête elle-même eut disparu, la rosace reprit sa place. Sans doute, un second ressort permettait de remettre les choses en l’état.

Au bas de l’escalier, Frey se trouva dans une petite pièce carrée, percée d’une seule porte se découpant dans le mur, à l’opposite des degrés. Une ampoule électrique qu’il venait d’actionner, éclairait ce réduit.

— An ! ah ! fit-il entre haut et bas. Ceci, les coquins qui haïssent Jemkins, ne le soupçonnent pas. On peut savoir que le businessman que je suis, a acheté tout le square de maisons attenantes à mon hôtel et les loue fort cher. Oui, on peut savoir cela, mais qui devinera que la spéculation n’était point ma seule pensée. Tandis que des espions guettent peut-être son hôtel, à l’angle de Pensylvania Avenue et de la rue de la Bibliothèque du Congrès, Jemkins se glisse sous terre, et il tiendra conseil, à l’autre extrémité du square, dans cette coquette demeure, dont les portes aux marteaux de cuivre s’ouvrent sur la Rue N. E. n° 3 et sur A Street S. E.[1].

Il ouvre la porte faisant face à l’escalier, par lequel il est descendu dans le sous-sol. Une galerie se présente devant lui. Il s’y engage.

De loin en loin un bouton électrique, qu’il actionne au passage, détermine l’allumage d’ampoules éclairant le chemin mystérieux.

Enfin, il parvient devant une muraille. Il semble que le couloir se termine en impasse.

Mais Frey pose sa main sur une pierre qu’il connaît bien, car il ne marque aucune hésitation, et c’est un pan du mur qui pivote sur lui-même.

Frey à présent pénètre dans une cave.

Des tonneaux, des casiers de fer où s’alignent des bouteilles couchées, démontrent que le réduit est utilisé. Frey le traverse, ouvre sans peine une lourde porte aux ferrures rouillées, gravit un escalier de pierre et parvient dans un vestibule garni de patères de bronze, auxquelles sont suspendus plusieurs manteaux et chapeaux.

— Quatre, dit-il, tout mon monde est arrivé.

Il va vers une large baie, dont les doubles battants entr’ouverts laissent passer un rais de lumière avec un murmure de voix prudemment assourdies. Il pousse l’un des panneaux qui cède. Une clarté le frappe au visage. Il est sur le seuil d’un salon. Deux mots saluent son entrée :

— Le Crâne !

Et les quatre personnages, qui discouraient autour d’une table de précieuse marqueterie, se lèvent avec respect.

Si Jud Allan pouvait les voir, il reconnaîtrait sans peine Jetty, Tom, Van Reek et Kan-So.

Les anciens bandits de Agua Frida ont changé d’allure. L’âge a jeté ses fils gris dans leur chevelure, a épaissi leur torse. La fortune leur a donné une aisance mondaine dans les mouvements. Leur ancienne tenue de coureurs de prairie a cédé la place aux vêtements des gentlemen. Tous se sont créé une respectabilité apparente, qui peut tromper les yeux non prévenus.

Le Crâne, puisque tel est le nom conservé par Frey Jemkins parmi ses lieutenants, le Crâne les salue de la tête, serre les mains respectueuses tendues vers lui, puis, prenant une chaise libre, il s’assied, invite les assistants à l’imiter.

— Mes garçons, dit-il, il y a trente ans, les bandits infestaient l’État de San-Francisco, la police se montrait impuissante à réprimer leurs rapines. Je me dis : On se distingue plus aisément parmi les faibles que parmi les forts, et j’entrai dans la police à cheval que l’on venait de créer.

All right !

— En quelques mois, j’obtenais le titre de chef de la police des terres d’or de Californie, chef du corps de Claim’s Safety. En trois années, j’avais fait disparaître toutes les bandes qui désolaient la contrée.

Et les assistants riant à ces paroles, il acheva :

— Ne riez pas. Vous pensez : Frey Jemkins avait fait disparaître les bandes, en les réunissant en une seule dont il prit le commandement.

— Et en nous disant, prononça Jetty : « Mes braves, vous volez ainsi que des enfants. Cela ne saurait vous conduire à rien, sauf à l’électrocution, ce qui n’est pas un but pour l’homme sensé. Le désir d’un véritable pêcheur dans la fortune des autres doit être de s’enrichir et de voler, comme le reste, la considération de ses concitoyens. »

Frey approuva du geste.

— Bien. Vous m’avez aidé à me débarrasser de Pariset et de sa fille ; moi je vous ai donné ce que j’avais promis.

— Personne de nous n’a jamais exprimé le contraire.

— Eh bien ! garçons, je vous ai préparé une surprise pour le coup final. Voilà pourquoi je vous ai réunis cette nuit.

Tous répondirent avec ensemble :

— Ordonnez, Crâne.

— Vous êtes tous au courant des violents incidents anti-japonais dont l’état de San-Francisco a été le théâtre.

— Il faudrait être sourd et aveugle pour les ignorer, grommela Jetty. Les écoles interdites aux Japonais, leurs boutiques pillées, leurs émigrants renvoyés.

— C’est cela même. L’exaspération dans les deux pays grandit toujours, en dépit des précautions des gouvernements.

— Bon, c’est la guerre dans un avenir plus ou moins prochain.

— Savez-vous ce qui recule cette échéance belliqueuse ?

— Ma foi non.

— Eh bien, je vais vous l’apprendre ! Car aussi bien, c’est la base même de l’opération fructueuse qui nous occupe.

À ces derniers mots, un frémissement secoua les assistants.

Il les tint un instant sous son regard. Après quoi, il continua d’un ton dogmatique :

— Les populations japonaises et américaines ont conscience qu’une guerre leur coûtera fort cher, et que chacune est dans l’impossibilité de remporter des avantages décisifs. En effet, des milliers de lieues séparent les deux pays. Comment assurer, à pareille distance, le transport par mer de centaines de mille hommes ?

— Impossible, murmurèrent les lieutenants de Frey, étonnés par la netteté de cette incursion dans le domaine le la politique mondiale, mais pressentant que leur chef se préparait à leur exposer une combinaison géante.

— Oui, mes chers garçons. Tout au plus les flottes rivales échangeraient des obus, useraient leurs navires en raids énormes à travers les immensités de l’Océan ; après quelques mois de ces exercices, elles seraient affaiblies, hors de combat, sans que la suprématie dans le Pacifique, but caché mais réel de chaque peuple, fut assurée à l’un ou l’autre. Supposez maintenant qu’un adroit enchanteur trouve le moyen de rapprocher les bases d’opération des escadres adverses, tout change. Les flottes ayant à peu de distance, les moyens de ravitaillement et de réparations, peuvent agir efficacement, sans déperdition inutile de forces. Si, en effet, les Américains s’implantaient sur la côte chinoise, ils immobiliseraient de ce côté la majeure partie des forces japonaises, et leurs vaisseaux de deuxième et troisième ordre, voire même les bâtiments de commerce, seraient libres de sillonner le Pacifique et d’amener des troupes soit aux îles Hawaï, soit aux Philippines, d’où il y aurait moitié moins de difficultés à les jeter sur le Japon.

— Très bien !

— Qu’au contraire, les Japonais acquièrent un territoire sur la côte américaine, la situation se retourne. C’est eux qui forcent les escadres de l’Union à demeurer dans cette région. Et les archipels Hawaï, des Philippines, virtuellement séparés des États-Unis, tombent fatalement en leur pouvoir, ce qui, au point de vue de la domination maritime de l’Océan Pacifique constitue une victoire de premier ordre. Vous comprenez, mes amis, que si je possédais des propriétés en Chine, reprit Jemkins, mon patriotisme, — il eut un rire cynique, — me pousserait à en favoriser nos compatriotes américains. Seulement, je n’en ai pas, et j’en possède au contraire, indirectement il est vrai, sur la côte mexicaine, dans cette presqu’île de Californie que vous connaissez tous.

Ils opinèrent de la tête.

— La situation étant telle, je dois me résoudre à regret, mais d’inéluctable façon, à favoriser les sujets jaunes du Mikado.

L’auditoire marqua un frémissement anxieux. Si perdus que fussent les bandits, la désinvolture de leur chef leur causait un malaise. Ils devinaient que l’affaire annoncée était tout simplement une trahison contre les États-Unis.

— Vous savez la situation du propriétaire de l’hacienda de Agua Frida. La propriété, à titre de colonisation, lui a été reconnue totale, c’est-à-dire que, de même que les anciens chefs féodaux d’Europe, qui commandaient les marches ou frontières des États, les Pariset sont tenus, en cas de conflit du Mexique avec une autre puissance, de coopérer à la défense du sol ; mais en temps de paix, sous la seule condition qu’ils acquittent l’impôt voté par les assemblées de Mexico, le gouvernement mexicain s’est interdit de s’immiscer dans le mode d’exploitation, travaux, aménagements, etc., des terres placées sous la dépendance des maîtres de Agua Frida. En réalité, les Pariset, détenteurs d’un territoire plus étendu que celui de la Belgique, peuvent donc agir, sous la condition de l’impôt, comme de véritables souverains indépendants…, que dis-je, bien plus librement que des souverains, car ils ont la liberté de simples citoyens, lesquels ne sont tenus à aucune consultation ou approbation des cours étrangères. Eh bien, j’ai négocié l’affaire, mes braves garçons. Deux choses étaient à éviter :

1° Que le gouvernement Japonais parût dans la transaction ;

2° Que j’y parusse moi-même, ce qui aurait, à un moment donné, mis à découvert notre association.

Une société civile japonaise, derrière laquelle se voile le gouvernement, s’est constituée. Elle signera une location à bail de Agua Frida pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf années, au prix à forfait de trois cents millions.

— Trois cents millions, répétèrent les bandits, oubliant tout à l’énoncé de ce chiffre prestigieux !

— Oui, mes dignes amis, trois cents, lesquels seront versés en dix échéances, durant l’année qui suivra la signature du bail, et qui, quoi qu’il arrive par la suite, demeureront acquis au vendeur.

— Admirable, clama Kan-So enthousiasmé ! Admirable en vérité.

Frey l’invita au calme d’un geste de la main.

— Ladite société japonaise créera un port, fortifiera la côte, comme elle l’entendra. Cela nous est indifférent, n’est-ce pas ? Occupons-nous des trois cents millions, beaucoup plus intéressants pour nous.

Mes huit lieutenants et moi-même, soit neuf personnes, les partageront par parts égales.

— Hurrah pour le Crâne, rugirent les assistants, électrisés par la générosité de leur chef !

— Bien ! Bien ! Je suis satisfait de constater que vous l’êtes, mes amis. Ce fut toujours mon plus cher désir… Mais je poursuis : le partage donne à chacun de nous un capital de trente-trois millions, trois cent trente-trois mille, trois cent trente-trois francs, ce qui, placé seulement à trois pour cent, et il faut être bien maladroit pour ne pas obtenir un taux plus avantageux, assure deux cent mille dollars, ou un million de francs de revenu. Avec cela et les quelques économies que nous avons pu réaliser dans le passé, on peut agréablement achever sa carrière en Europe.

— À Bruxelles, clama Van Reek avec effusion. J’ai toujours regretté mon pays natal.

— Je préférerais Paris, fit courtoisement Jemkins, mois les goûts sont libres.

— Moi, je passerai au Brésil, susurra Kan-So ; un homme bien pourvu de capitaux peut leur faire rendre vingt pour cent dans ce pays fortuné.

Jetty et Tom gardèrent le silence. Sans doute, ils hésitaient sur le choix d’une résidence.

Le Crâne accorda quelques instants à l’expression de la joie de ses complices. Puis, d’un mot, il ramena toute leur attention à lui :

— La seconde partie de l’affaire, dit-il tranquillement, a été réglée, je crois, de façon tout aussi satisfaisante.

Et souriant :

— C’est ici que vous allez comprendre ce qui s’est passé récemment en Europe. Vous vous êtes demandé pourquoi je retrouvais ma cousine Lilian, pourquoi tous ses prétendants furent victimes d’accidents terribles, tous sauf un. Celui-là, je l’avais choisi pour gendre, parce qu’il n’avait en France aucune attache de nature à le retenir, et que d’autre part, il n’était pas inféodé aux Japonais, lesquels ont essayé de me « rouler » en mettant le capitaine Anoru sur les rangs.

Tous regardaient, stupéfiés de découvrir l’intrigue compliquée qui leur avait paru indéchiffrable, jusqu’à l’instant où il plaisait à leur chef de faire la lumière.

— Pourquoi j’ai choisi le marquis de Chazelet, continua Jemkins sans paraître jouir de son triomphe. Pour plusieurs raisons. D’abord, il est joli garçon, ce qui, avec une présentation romanesque, le devait faire bien venir de ma gentille Linérès. Ensuite, parce qu’il a dilapidé son bien, et que l’opinion publique a une tendance générale à supposer capables de toutes les turpitudes pour reconquérir une situation, ceux qui, ayant été riches, sont tombés dans la misère. Enfin et surtout, parce que ce joli marquis est un modèle de naïve chevalerie.

— Qu’est-ce que la chevalerie vient faire là dedans ? grommelèrent les assistants.

— Elle nous assure un bouc émissaire, vieux garçons.

— Comment cela ?

— Voici… M. de Chazelet, sans le sou, est gêné par sa chevalerie pour accepter la main de ma richissime petite cousine !

— L’idiot, lança Van Reek.

— Or, fit Jemkins sans tenir compte de l’interruption, grâce à ce sentiment, que je qualifierai de louable, au moins pour nous, j’ai obtenu de ce jeune homme un certain nombre de signatures en blanc, sur des feuilles officielles qui seront remplies par mes soins. Ce qui doit y figurer dans l’esprit de ce délicat fiancé, c’est la renonciation aux avantages financiers résultant pour lui de son mariage. Ce qui y figurera en réalité, ce seront les formules de la transaction avec la Société japonaise propriétaire du bail de Agua Frida.

— Ah ! s’écria Kan-So, ceci est génial. Le mari de miss Linérès, ou Lilian Pariset, traite avec le Japon. Il en a toute la responsabilité ; il est vilipendé, condamné au supplice des traîtres s’il est pris…

— Et nous, acheva Jemkins, blancs comme neige quoiqu’abondamment dorés, nous vivons plantureusement parmi la considération universelle, plaints par les honnêtes gens d’être apparentés de loin avec un si profond scélérat.

Frey ne put continuer. Cette fois, l’enthousiasme rompait les digues, ses compagnons l’acclamaient, trépignaient d’admiration.

— Eh bien, garçons, il existe quelqu’un qui veut ruiner ce plan si soigneusement conçu !

Et comme tous le considéraient avec stupeur, immobiles, pétrifiés par l’angoisse de la cupidité déçue, il prononça négligemment :

— Pour que je puisse utiliser les signatures de Chazelet, il faut non seulement qu’il ait épousé ma petite cousine, mais encore que celle-ci ait été reconnue administrativement comme héritière des Pariset.

— Eh bien, cela se fera.

— Je l’espère, tantôt même j’avais pensé obtenir un vote du Sénat qui aurait hâté les formalités juridiques.

Les compagnons du milliardaire avaient certainement appris déjà les incidents de la journée, car tous pâlirent, et Jetty gronda :

— Diable !

Exclamation qui en disait plus long que maint discours.

— All right ! continua Jemkins. Je n’ai rien à vous apprendre, à ce que je vois. Tant mieux, il y aura économie de temps. Donc, nous avons un ennemi inconnu qui s’oppose à l’envoi en possession d’héritage de Linérès. Quel est-il ? Je l’ignore. Rien ne l’a trahi. Pourtant il faut le découvrir et le réduire à l’impuissance, sans cela, adieu le succès ; adieu la tranquillité au sein des millions.

Puis lentement :

— Comment avez-vous appris ?…

Tous répondirent en même temps :

— Les journaux du soir ont fait allusion à une voix mystérieuse qui a harangué le Sénat, sans que l’on pût deviner quelle bouche l’émettait.

— Bon ! Ils n’ont pas été agressifs contre moi ?

— Pas encore !

— Tant mieux… Ils ne le seront pas. En me quittant, vous passerez dans les diverses rédactions. Vous discuterez avec chaque directeur le silence sur cette affaire…, qui peut Influencer le cours des valeurs que nous soutenons et jeter la perturbation dans les finances du pays… Ajoutez à cela un traité d’annonces avantageux. Patriotisme et intérêt mêlés, la presse restera muette.

— Oui, oui. Cela est bien pensé.

— Reste le Sénat, le groupe qui a assisté à la scène. Ceux-là, il convient de les distraire. Kan-So, c’est à vous que ce discours s’adresse. Sous quarante-huit heures l’Oil Bank de Pittsburg, — la banque du Pétrole comme vous savez — expédiera, à la Central Bank de New-York, dix-sept cents kilogrammes d’or en barres… C’est la production de deux années de nos mines d’or de Agua Frida, avec laquelle nous avons acheté, comme trust du pétrole, les derniers stocks disponibles de l’Oil limited Co. Il faut, Kan-So, que vous enleviez cet or. L’événement fera du bruit et nous sera excessivement profitable, d’abord parce qu’il lancera l’opinion publique sur une nouvelle piste ; ensuite, parce que nous rentrerons dans notre or, tout en conservant le pétrole qu’il a payé.

Le Chinois s’inclina :

— Demain matin, je roulerai sur les lignes de l’Ohio.

Toutes les physionomies s’étaient épanouies. Jemkins seul demeurait grave. Il se tourna vers le Belge Van Reek :

— Je vous charge de créer une seconde occupation à cet esprit public, si enclin à s’immiscer dans les affaires d’autrui. Donc, Foorberg, notre délégué dans l’Europe centrale, m’a avisé que le Consortium des marchands de pierres précieuses d’Amsterdam expédie au Syndicat des joailliers new-yorkais un lot de gemmes, évalué à deux ou trois millions de dollars. Le lot se compose de sept cent quarante brillants, plus un nombre respectable de saphirs, turquoises, rubis, opales, etc…

— Quand dois-je partir pour New-York, Crâne ?

— Le plus tôt sera le mieux, car il faut éviter qu’une corrélation quelconque puisse être établie, entre l’arrivée d’un personnage de votre importance et celle des chargés d’affaires des courtiers de diamants hollandais. Or, le bateau allemand, le Kaiser Wilhelm, qui transporte le trésor, m’a été signalé ce matin à l’escale de Cherbourg. Il sera à New-York dans six jours.

— Je m’y rendrai donc dès demain. Prétexte officiel : les expropriations de terrains le long d’East River.

Jemkins hocha la tête d’un air approbateur, et secouant la main de son subordonné :

— Voilà qui est tout à fait bien ; Van Reek, je m’en rapporte à vous. Kan-So pour les barres d’or ; vous, pour les diamants… ; les clabaudages publics auront de quoi se donner carrière, et les gens les plus obstinés dans leurs souvenirs devront renoncer à exploiter l’aventure du Sénat.

Puis lentement, il énuméra :

— Donc, résumons-nous. Cette nuit même, visite aux journaux et marché du silence, ajouta-t-il cyniquement. Demain, Kan-So prend le train pour les barres d’or ; Van Reek, pour les bijoux. Mais tout ceci n’est qu’une riposte. Il importe en outre de découvrir et de réduire à l’impuissance celui qui nous a attaqués.

— Oui, oui, approuvèrent tous les assistants.

— C’est pour cela que je vous ai réservés, Jetty et Tom.

Et les deux interpellés l’interrogeant du regard.

— Mettez en campagne tous nos agents, tous nos affiliés. Le personnage découvert, l’enlever. Une fois entre mes mains, je vous jure par le pied fourchu du diable, que je lui extirperai l’aveu de ses projets.

Les yeux du milliardaire lançaient des regards rouges.

— Séparons-nous, chers vieux garçons, et de l’activité. Nous travaillons à cette heure pour nous assurer une retraite dorée.

On se serra les mains. Un à un, les lieutenants de la terrible association internationale gagnèrent les portes de la maison et sortirent, comme de bons bourgeois rentrant à pied après une soirée paisible au coin du feu familial.

Frey restait seul. Alors un ricanement contracta ses traits ; entre ses dents, il gronda :

— Imbéciles ! Ils croient que je leur ai confié tout mon secret ! J’ai des preuves contre chacun d’eux. Aucun n’a de preuves contre moi. Ils disparaîtront tous, comme naguère les fiancés de Linérès ; ce qui simplifiera singulièrement le partage des millions japonais.

Ce moment d’exaltation fut bref. Jemkins se ressaisit, ses traits reprirent une expression plus calme.

Avec soin il tourna les boutons électriques. L’obscurité se fit autour de lui. Mais les aîtres lui étaient admirablement connus. Malgré l’ombre, il se dirigea sans hésitation, atteignit la porte accédant à la cave, puis, par le couloir souterrain, il regagna le cabinet de travail de son hôtel de Pensylvania-Avenue.

Un quart d’heure plus tard, il dormait de ce sommeil profond, que les philosophes ironistes ont qualifié de sommeil du juste.

Or, à peu près à ce moment, un lourd camion recouvert d’une bâche de toile s’arrêta devant le seuil de la maison, ou Frey Jemkins avait dévoilé ses plans aux sinistres associés de sa carrière aventureuse.

Deux camionneurs, une femme élégante, en descendirent.

— Alors, milady ? interrogèrent les premiers.

— La manne d’osier sera déposée ici.

— Allons-y.

Et tandis que les hommes déchargeaient la manne, naguère emportée de l’institution de miss Deffling, la femme se porta vers l’avant du camion, où deux autres personnages se tenaient immobiles sur le siège.

— Vous avez bien compris ? leur dit-elle. Vous vous rendrez au quai du Bois.

Yes. Cela est dans nos cervelles.

— Un canot attend au pier n° 13. Vous remettrez la prisonnière endormie aux marins.

Sur ce, elle revint à l’arrière du véhicule. La manne était appuyée au mur de la maison.

L’inconnue s’approchant de la porte de la rue A, introduisit une clef dans la serrure qui céda aussitôt. Elle entra, suivie par les deux hommes chargés du panier d’osier.

Et la porte se referma, tandis que le camion s’éloignait de son côté, roulant pesamment à travers la ville endormie.

  1. À Washington, les avenues rayonnant autour du Capitole ont des noms, comme Pensylvania avenue. Les autres sont désignées soit par des chiffres, soit par des lettres.