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Judith

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Judith
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 463-466).
POESIE

JUDITH

I


Sous le haut pavillon tendu d’or et de soies,
Dont l’éclat à son front jette un reflet vermeil,
Holopherne, dormant d’un fébrile sommeil,
Rêve à l’heure passée en d’accablantes joies.

Sur son lit large et bas, son corps aux tons bronzés
Repose maintenant dans la paix de sa force
Et ses muscles, saillant aux contours nus du torse,
Vibrent au souvenir des transports apaisés.

Lui que, jusqu’à ce jour, les filles d’Hyrcanie
Ont vainement bercé de leur lente chanson,
Pour la première fois a connu le frisson,
Le long frisson d’amour et l’extase infinie,


Aussi comme il frémit, le rude Assyrien !
Un soupir, par instans, soulève sa poitrine,
Et sa lèvre, où se joue une ombre purpurine,
Sourit à la clarté du songe aérien.

Loin, bien loin, par-delà les tremblantes étoiles,
Par-delà les flots verts des océans sans fond,
Il rêve de voguer dans cet azur profond
Dont la main d’une femme a déchiré les voiles ;

Il rêve… et sur sa chair il croit sentir encor,
Dans l’engourdissement des pesantes ivresses,
Voltiger les baisers et courir les caresses
De la Juive, — qu’encadre un triomphant décor.

Il la voit maintenant, debout, près de sa couche,
Telle qu’elle accourut des hauteurs du Liban :
Les cheveux dénoués, le front ceint du turban,
Belle d’une beauté surprenante et farouche ;

Son bras, pour la saisir, se tend avec effort ;
Un souffle parfumé vient effleurer sa face…
Enfin la vision se confond et s’efface,
Et d’un sommeil plus lourd, Holopherne s’endort.


II


Mais Judith reste là, l’épiant en silence,
Ecoutant s’affaiblir les élans de ce cœur ;
Elle est là, se courbant jusqu’au lit du vainqueur,
La main droite crispée au cuivre de sa lance.

Son regard inquiet, se voilant à demi,
S’arrête sur le front du soldat qui repose :
L’amour lui fait un nimbe ardent d’apothéose ;
Et surprise, Judith songe à son ennemi ;

Pendant quelques instans, morne, elle le contemple.
— Qu’il est tranquille et beau ! — Dans le calme du soir
Il dort ; — et sur lui flotte un parfum d’encensoir
Comme sur la victime au pronaos du temple.


 — Adonaï le veut ! « Pour sauver Israël
Tu répandras le sang, fécondante rosée. »
Et froidement sur lui son arme s’est posée
Interrogeant la mort en un défi cruel.

Ce n’est plus cette femme ondoyante et soumise
Qui se pâmait aux bras de son maître d’un jour ;
C’est l’héroïne au sein glacial, sans amour,
Méditant avec Dieu la vengeance promise ;

Dans le marbre luisant ses membres sont sculptés.
Telle qu’une hautaine et mouvante statue,
Elle semble évoquer l’Esprit maudit qui tue
Et les démons épais des sombres voluptés.

Aux veines où sa vie étroitement s’infiltre
A-t-elle assez versé le magique poison ? ..
Et dans les baisers lents qui troublent la raison
A-t-elle assez offert son âme comme un philtre ? ..

 — Oui, sans doute, — il est temps d’agir ; — d’un geste court,
Saisissant les cheveux d’Holopherne, elle frappe ;
Un flot rouge l’aveugle ; et le corps du satrape
Vient rouler à ses pieds avec un écho sourd.


III


Promptement, à travers les plaines, elle emporte
Le ruisselant trophée enfoui dans son sein.
Il faut, pour consommer son tragique dessein,
Rentrer à Béthulie : « Ouvrez, ouvrez la porte !

« Le dieu que nous servons, le grand dieu Jéhova
« A, cette fois encor, manifesté sa gloire :
« Aux enfans d’Abraham il donne la victoire ;
« Contre ses ennemis sa Droite se leva.

« Or, pour vous assurer le jour des représailles,
« Voici que j’ai conquis un précieux butin :
« Demain, les fils d’Assur, dans les feux du matin,
« Verront pendre une tête aux créneaux des murailles.


— Et rapide, passant devant les chefs anciens,
Les bras serrés au cœur, impassible prêtresse,
Seule, elle va gravir la haute forteresse ;
D’en bas tous les regards sont suspendus aux siens.

Elle a gagné le faîte ; et dominant la ville,
Les temples, les palais qui sommeillent sans bruit,
Dans la vapeur sereine et pâle de la nuit
Son corps drapé de blanc nettement se profile.

Et déjà ses deux mains ont fixé sans trembler
A la tige de fer la dépouille sanglante.
Mais horreur ! elle croit entendre une voix lente,
Comme un râle de mort par son nom l’appeler.

Est-ce un rêve ? ô seigneur d’Israël, est-ce un rêve ? ..
La tête se retourne et parle en frissonnant ; —
Dans l’orbite les yeux se meuvent, maintenant ;
En un rictus amer la bouche se relève.

Holopherne s’éveille : au fond de son cerveau
Palpitent les derniers battemens de la vie ;
Et la voix dit : « Ma soif ne s’est pas assouvie ;
Juive, de ton baiser endors-moi de nouveau. »

Alors, obéissant à ce vouloir suprême,
Inconsciente, ainsi qu’un fantôme hagard,
On crut voir sous le ciel la fille de Mérar
Aux lèvres de l’époux coller sa lèvre blême.

JEAN BERTHEROY.