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Kaatje/03

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(p. 83-129).


TROISIÈME ACTE


Quatre mois à peu près ont passé depuis que Jean revint d’Italie. Dans la grande chambre, plus claire de la blancheur de la neige qui couvre la campagne, par un après-midi de février, la mère de Jean s’occupe à diverses besognes. Kaatje, assise auprès du foyer, diligemment fait de la dentelle ; Pomona, debout près de la fenêtre, regarde, en rêvant, voltiger les flocons. Le silence est paisible, mais lourd. Jean, soudain, paraît au seuil de son atelier où mène le petit escalier. Il vient d’interrompre son travail et descend, la palette à la main ; il appelle alors doucement Pomona qui lui tourne le dos.


JEAN

Pomona ? Que fais-tu ?

POMONA (sans bouger)

Pomona ? Que fais-tu ? Je regarde la neige…

JEAN (il s’est approché de la fenêtre et regarde aussi)

Quand on lève les yeux on dirait qu’on s’allège
Et qu’on monte, tandis que les flocons s’épanchent,
Revêtant la Hollande d’une robe blanche
Dont les canaux glacés seraient les entre-deux.
C’est ravissant !

KAATJE (elle a tourné les yeux vers la fenêtre en écoutant)

C’est ravissant !Oui, c’est ravissant !

POMONA (toujours immobile)

C’est ravissant ! Oui, c’est ravissant ! C’est hideux.

JEAN

Comment peux-tu parler ainsi ?

POMONA

Comment peux-tu parler ainsi ?C’est froid ; c’est laid ;
C’est triste ! Ah ! la mer bleue et les monts violets !
La dalle où les lézards réchauffent leur sommeil,
Et les oliviers gris saupoudrés de soleil !

JEAN

Sans doute ; mais ceci vaut bien qu’on le regarde !
Le silence gelé des fontaines bavardes
Semble avoir suspendu tous les gestes des choses.
Surprises, dirait-on, chacune dans leur pose,

Les ailes des moulins et les branches des arbres
Ont l’immobilité blanche et froide du marbre ;
Les tons sont amortis, les formes s’atténuent,
Le monde entier sommeille et, seul, un peu, remue
Le prisme étincelant dont le gel le festonne !

À Pomona.

Vos étés éternels sont plutôt monotones ;
Ici, quatre fois l’an, nous changeons de décor ;
Ce froid…

POMONA

Ce froid…C’est le tombeau !

JEAN

Ce froid… C’est le tombeau ! Cette paix…

POMONA

Ce froid… C’est le tombeau ! Cette paix… c’est la mort !

JEAN

Tu n’es pas gaie !

POMONA

Tu n’es pas gaie !Hélas ! Comment donc sourirais-je ?
C’est dans l’âme qu’il gèle et sur le cœur qu’il neige !
Le ciel ne fut pas bleu, pas une fois, pas une,
Depuis trois mois ! Encor, si la bise importune,
Balayant les brouillards, permettait qu’un instant
On eût l’illusion d’un baiser du printemps !

Mais c’est la neige, à moins que ce ne soit la pluie,
Et puis la neige, et puis la pluie… et l’on s’ennuie !…

JEAN

Eh ! quand on ne fait rien ; mais pas quand on s’occupe !

POMONA

À quoi ?

JEAN (lui montrant, en riant, un large accroc dans sa jupe)

À quoi ?Raccommoder par exemple ta jupe !

POMONA

Belle besogne !

JEAN

Belle besogne !Apprends à faire une dentelle.

POMONA

C’est enfantin !

JEAN

C’est enfantin !Mais non. Vois, Kaatje, s’ennuie-t-elle ?

POMONA

Kaatje est parfaite !

JEAN (conciliant)

Kaatje est parfaite ! Et puis nous nous indisposons
À rêvasser ainsi ; crois-moi…

LA MÈRE

À rêvasser ainsi ; crois-moi…Jean a raison
Ma fille. Ici nous travaillons ; et c’est pourquoi
Le ciel peut être gris, le temps peut être froid,
La bise peut souffler au trou des cheminées,
Nous nous sentons de bonne humeur toute l’année.

Riant.

Ne travaille-t-on pas chez vous ? Car je suppose
Qu’on mange aussi parfois ?

POMONA

Qu’on mange aussi parfois ?On mange peu de chose
Madame. Il fait si beau, si joyeux, si vermeil,
Que l’on se nourrirait d’un rayon de soleil !

LA MÈRE

Voilà qui est charmant ! Mais, chez nous, la nature
Nous donne le désir d’une autre nourriture
Hélas ! — et ce n’est pas en bayant aux corneilles
Qu’on remplace le pain qu’on a mangé la veille !

JEAN

À Rome, tu n’étais pas si rêveuse ! Il faut
Te secouer ! Tu n’as plus mis le pied là-haut
Dans l’atelier, depuis huit jours !

POMONA

Dans l’atelier, depuis huit jours ! Mais si !…

JEAN

Dans l’atelier, depuis huit jours ! Mais si !… Mais non !
Tu n’as plus vu ma dernière toile…

POMONA

Tu n’as plus vu ma dernière toile…À quoi bon ?

JEAN (interloqué)

Autrefois cependant tu suivais mon travail ;
J’aimais bien tes conseils…

POMONA (brusquement)

J’aimais bien tes conseils…Tu ne fais rien qui vaille
À présent !

JEAN

À présent !C’est gentil !

POMONA

À présent ! C’est gentil ! Mais c’est vrai ! Je l’ai vue
Ta toile !

JEAN

Ta toile ! Eh bien ?

POMONA

Ta toile ! Eh bien ?Elle est mauvaise, dépourvue
D’accent ! Dans ce « Festin des Dieux » on ne respire
Aucune joie aisée et fière !…

KAATJE (protestant)

Aucune joie aisée et fière !…Oh ! Peut-on dire !
Je crois qu’elle sera magnifique, au contraire !

LA MÈRE

Elle est très belle !

POMONA (riant)

Alors, je n’ai plus qu’à me taire.

JEAN

Mais non !… Mais le tableau depuis que tu le vis,
A pu changer !…

POMONA

A pu changer !…Tu me demandes mon avis ?
Je trouve que c’est mal composé, que tes dieux
Ne vivent pas ; ton Jupiter a l’air d’un vieux ;
Tu donnes à tes corps un ton morne et plombé ;
C’est maladroit…

JEAN

C’est maladroit…Pourtant…

POMONA

C’est maladroit… Pourtant…Rappelle-toi, l’Hébé
D’il Bronzino ; sa chair, l’éclat de son visage !
Voilà de la peinture !

JEAN (attristé)

Voilà de la peinture !Ah ! tu me décourages !

POMONA

Efface cette toile où rien n’est réussi !

KAATJE (indignée)

Oh ! non, Jean ! C’est très beau !

POMONA

Oh ! non, Jean ! C’est très beau !C’est très beau, pour ici !
C’est très beau quand on n’a jamais vu autre chose !

LA MÈRE (à Pomona)

Vous êtes si sévère !

JEAN

Vous êtes si sévère !Oui, c’est vrai ! Tu m’opposes
Toujours de grands tableaux, très célèbres, qu’ont peints
Un Guide, un Bronzino, un Raphaël d’Urbin !
Laisse-moi travailler mon art, que tu méprises !
Pour atteindre au plus haut degré de la maîtrise
Tous ces peintres fameux n’ont-ils pas mis le temps ?

POMONA (ironique)

Raffaello Sanzio meurt à trente-sept ans !…

KAATJE (à Jean)

Sois courageux !

LA MÈRE (l’encourageant aussi)

Sois courageux !Allons ! nous avons confiance !

Ayant dit ces mots, elle quitte la chambre.
POMONA (hausse les épaules et reprend sa contemplation du paysage)

Moi aussi !… Je lui montre un peu ses défaillances ;
C’est tout…

JEAN (après un silence, revenant vers elle)

C’est tout…Je venais voir si tu ne veux rien faire !
Veux-tu monter ?

POMONA

Veux-tu monter ? Pas maintenant.

JEAN

Veux-tu monter ? Pas maintenant.Si tu préfères,
Nous sortirons ?

POMONA

Nous sortirons ? Mais tu es fou !

JEAN (riant)

Nous sortirons ? Mais tu es fou !L’on s’emmitoufle
Chaudement et l’on court, sous la bise qui souffle
Et pince, dans la neige, sans chemins, tout droit
Devant soi ; tu verras, nous rirons !…

POMONA

Devant soi ; tu verras, nous rirons !… Non ; j’ai froid.

JEAN

Je t’apprendrais à patiner sur les prairies ;
C’est amusant…

POMONA (impatientée)

C’est amusant… Non… non ; laisse-moi, je t’en prie !

JEAN

Mais cela me fait mal de te voir triste !

POMONA

Mais cela me fait mal de te voir triste ! Eh bien.
Remonte.

JEAN (tristement)

Remonte.Je ne t’ai pourtant rien fait !

POMONA

Remonte. Je ne t’ai pourtant rien fait ! Non, rien…

Jean reprend sa palette et regagne lentement son atelier. Pomona reste rêveuse près de la fenêtre ; Kaatje s’est remise à sa dentelle.
POMONA (d’un air détaché, après avoir regardé Kaatje)

Les hivers d’autrefois, quand vous étiez enfants,
Vous patiniez souvent ensemble ?

KAATJE (simplement)

Vous patiniez souvent ensemble ?Très souvent.

POMONA

C’est un jeu d’amoureux !

KAATJE

C’est un jeu d’amoureux !C’est un jeu comme un autre ;
C’est un jeu de chez nous. N’avez-vous point les vôtres ?

POMONA

Si ; mais chez nous, les jeux d’amoureux ont toujours
Quelque chose qui fait trembler, comme l’amour,
Et ne connaissent pas cet accord enfantin
De deux cœurs emportés par l’élan des patins !
Quand on s’embrasse dans ce pays, on a l’air
D’ignorer sur quel lit de haine et de colère
Palpite la douceur des vrais baisers d’amants !
Vos disputes s’apaisent au bout d’un moment ;
Chez nous, c’est le couteau dans la main qu’on se fâche ;
Ici, l’homme est trop souple et la femme trop lâche !

KAATJE (surprise de cette sortie)

Pourquoi dites-vous ça ?

POMONA

Pourquoi dites-vous ça ? Pour rien ! Je m’ébahis |
De tout ce que je vois de neuf dans ce pays !
C’est un pays si drôle !

KAATJE

C’est un pays si drôle ! En quoi ?

POMONA

C’est un pays si drôle ! En quoi ? Si loin du mien !
Tout l’opposé ! Le mal ici, serait le bien
Là-bas ! Votre gaîté me paraît sombre et triste !
Vous êtes des marchands, nous sommes des artistes ;
Il nous faut la lumière et le grand air salubre ;
Vous, vous vous enfermez dans des maisons lugubres !
Vos hommes sont grossiers, vos femmes sont vilaines !
— On dirait qu’elles ont des yeux en porcelaine ! —
Chez nous, par je ne sais quelle faveur exquise,
Tout homme est grand seigneur, toute file est marquise !
Vous parlez un langage épais et violent,
Quand nous, nous avons l’air de chanter en parlant ;

Avec un rire moqueur.

Et comme on se distingue encor par ce qu’on mange :
Vous mangez des harengs salés — nous des oranges !

KAATJE (tranquillement)

Sans doute ; mais pourquoi donc êtes-vous venue
Chez nous ?

POMONA (amèrement)

Chez nous ? Peut-on prévoir cette déconvenue
Hélas ! et savait-on le matin qu’on partit
Où le chemin qu’on prend quand on aime, aboutit ?
Ah ! c’était le départ et sa fièvre ! C’était
Aller vers l’inconnu, d’abord, qui me tentait ;
Puis ce rêve : Oublier tout, le monde, soi-même,
Et fuir sans savoir où, sur le cœur que l’on aime !
Franchir des monts, des bois, des fleuves et des landes,
Quitter Rome et les siens pour venir en Hollande,
Oui, même à ce prix-là, qui donc eût refusé
Ce voyage qui ne serait qu’un long baiser ?
Mais, tout passe ; la joie est loin qu’on a rêvée ;
L’aventure est finie, et je suis arrivée !

KAATJE

Je ne vous comprends pas.

POMONA

Je ne vous comprends pas. Si mon cœur est meurtri,
C’est parce que personne ici n’aura compris !
Ce matin, sur la place, en sortant de l’église,
Près d’un grand chariot rempli de marchandises,
Des gens étaient assis à l’abri d’une tente.
Je passais. Tout à coup, j’entends des voix chantantes !
— Oh, ces voix dans mon cœur comme un timbre argentin ! —
Je m’arrête… C’étaient des marchands florentins,

Hommes, femmes, enfants, de bonnes gens nomades,
Qui reposaient un peu leur longue promenade
Par le monde, et bientôt reprendraient leur chemin !
Ils m’ont parlé, surpris ; ils me serraient les mains ;
Et moi, les leur serrant aussi, sans embarras,
Je pleurais de m’entendre appeler « signora »,
Car rien que dans ces trois syllabes si jolies,
Mon âme retrouvait toute son Italie !

KAATJE (touchée)

Pauvre Pomona !

POMONA (brusquement)

Pauvre Pomona !Non ! je ne suis pas à plaindre ;
Car Jean verra bientôt que l’on ne peut pas peindre
Ici…

KAATJE

Ici… Comment ?

POMONA

Ici… Comment ? Il ne peint pas, il badigeonne !
Mais il sent qu’il lui manque l’exemple que donnent
Nos peintres ! C’est cela qui le rend si nerveux !
Ensuite il comprendra que mon bonheur le veut,
Qu’il me faut ma lumière et ma terre romaines,
Et nous nous en irons d’ici quelques semaines !

KAATJE

Vous partirez ?

POMONA

Vous partirez ? Sans doute.

KAATJE

Vous partirez ? Sans doute. Avec Jean ?

POMONA

Vous partirez ? Sans doute. Avec Jean ? Mais bien sûr !

KAATJE

Pour longtemps ?

POMONA

Pour longtemps ? Pour toujours !

KAATJE

Pour longtemps ? Pour toujours ! Oh ! Jean n’est pas si dur ;
Jean n’est pas si mauvais ! Son cœur en est garant ;
Il doit rester ici !

POMONA

Il doit rester ici !Pour qui ?

KAATJE

Il doit rester ici ! Pour qui ? Pour ses parents !

POMONA

Je suis sûre de Jean autant que de moi-même !
Il me suivra…

KAATJE

Il me suivra…Malgré ses vieux parents, qu’il aime ?

POMONA (perfidement)

Si, malgré ses parents ! Malgré, même, l’adresse
De la plus fraternelle et pure des tendresses
Qui porte habilement son masque dévoué,
Et rôde autour de lui sans oser s’avouer !

KAATJE (indignée)

Que dites-vous ? Que dites-vous ?

POMONA

Que dites-vous ? Que dites-vous ? Ce que je pense !
Vous patiniez beaucoup à deux dans votre enfance ?

KAATJE (révoltée)

Pourquoi me tenez-vous des propos outrageants ?
Ah ! c’est indigne… c’est indigne !… Écoute, Jean…

À ce moment, en effet, Jean ayant entendu le bruit de cette conversation, ouvre la porte de son atelier. Il descend les marches au moment où Kaatje l’interpelle.
JEAN (avec surprise)

Quoi donc, petite ? Que veux-tu ?

KAATJE (s’arrête, comprenant soudain ce qu’elle va faire)

Quoi donc, petite ? Que veux-tu ? Rien !… Rien !

Elle sort précipitamment à gauche. Jean, très étonné, se tourne vers Pomona.
JEAN

Quoi donc, petite ? Que veux-tu ? Rien !… Rien ! Qu’a-t-elle ?

POMONA

Je ne sais pas.

JEAN

Je ne sais pas. Mais…

POMONA

Je ne sais pas. Mais… J’ai critiqué sa dentelle…
C’est une enfant !

JEAN

C’est une enfant ! C’est une bonne enfant ; sois bonne
Avec elle !

POMONA (violemment)

Avec elle ! Oh ! votre admiration m’étonne !
Elle est banale, elle est nulle, elle est insipide,
Et sa dentelle est une besogne stupide !

JEAN

Pomona !

POMONA

Pomona ! J’en ai plus qu’assez d’elle ! Je l’ai
En horreur ! Et je veux m’en aller !

JEAN (stupéfait)

En horreur ! Et je veux m’en aller ! T’en aller ?

POMONA

Si !

JEAN

Si ! Comment ? T’en aller où ça ?

POMONA

Si ! Comment ? T’en aller où ça ? Chez nous, chez moi !

Sourdement.

Je suis ici depuis trois mois, et ces trois mois
N’ont été qu’une longue, incessante torture !
J’ai tout fait pour m’habituer à la nature,
À la demeure, aux gens qui m’entourent, aux phrases
Qu’ils me disent ! Tout méfait du mal, tout m’écrase,
Tout creuse entre nos cœurs un plus large fossé !
J’en ai assez ! J’en ai assez ! J’en ai assez !

JEAN

Pomona ! Pomona ! Voyons ? Que t’a-t-on fait ?
Qu’as-tu ?…

POMONA

Qu’as-tu ?… Voici déjà longtemps que j’étouffais
Sous la chape de plomb de ces mornes nuées !
On dirait que je sens mon âme exténuée,
Et que, sournoisement, me gagne et m’envahit
Ce froid, dont l’âpre hiver a tué ton pays !

JEAN

Mais, Pomona, bientôt mon pays, fatigué
D’avoir froid, va sourire au printemps jeune, gai,
Luisant, plein de chansons et de fleurs, et joli
Comme le plus joli printemps de Tivoli !

POMONA

Qu’importe ! Serait-il absolument pareil
À nos printemps latins caressés de soleil,
Advînt-il qu’une nuit tiède lui suffise
Pour fleurir tous les champs au souffle de ses brises,
Il pourrait, par l’ardeur brûlante de ses flammes,
Dégeler vos canaux peut-être, mais vos âmes !

JEAN

Nos âmes ne sont pas différentes des vôtres ;
Que veux-tu dire ?

POMONA
Que veux-tu dire ? Hélas ! Tu es pareil aux autres,

Et tu ne comprends pais que seul ici, parmi
Vos cœurs, mon cœur se sente entouré d’ennemis !

JEAN

Pourquoi dis-tu cela ? Ce n’est pas vrai ! Mon père
Et ma mère ont-ils eu jamais un mot sévère
À ton égard ?

POMONA (avec un geste las)

À ton égard ? Jamais…

JEAN

À ton égard ? Jamais… Une attitude hostile ?

POMONA

Jamais…

JEAN

Jamais… Nous leur avons fait du mal ; te l’ont-ils
Reproché par un seul regard ? Par un seul geste ?
Mes parents t’aiment bien…

POMONA

Mes parents t’aiment bien… Tes parents me détestent !
Va, je n’ai pas besoin qu’ils parlent pour savoir
Ce qu’ils pensent de moi ! Depuis le premier soir,
J’ai senti leur mépris, leur dédain, leur envie !
Ils m’en veulent de m’être mêlée à leur vie

Et d’en avoir rompu la paix accoutumée ;
Ils m’en veulent surtout d’être ta bien-aimée !
Sans doute, pas un mot n’a trahi ce qu’ils pensent ;
Mais je lis dans leurs yeux, j’écoute leur silence,
Et je sais bien, malgré des phrases qui t’abusent,
Que je reste pour eux l’étrangère et l’intruse !

JEAN

Mais tu rêves ! Vraiment ton esprit vagabonde…

POMONA

Que veux-tu ! Nous venons chacun d’un bout du monde
Pour essayer d’unir des vœux si différents !
Tout en moi leur déplaît, tout en eux me surprend !
Quoi que je fasse, où que je sois, je les dérange !
Ils m’observent comme on observe un être étrange
Qui parle, qui s’assied, qui chante, qui circule,
Mais dont tout, jusqu’au nom, leur paraît ridicule !

JEAN

Mais, encore une fois, ce n’est pas vrai !

POMONA

Mais, encore une fois, ce n’est pas vrai ! Toi-même,
Ils te reprennent peu à peu !

JEAN

Ils te reprennent peu à peu ! Moi ! Mais je t’aime
Par-dessus tout !

POMONA

Par-dessus tout ! Alors, viens ; partons ; retournons
Là-bas !

JEAN

Là-bas ! Partir ? Jamais !

POMONA

Là-bas ! Partir ? Jamais ! Tu ne veux pas ?

JEAN

Là-bas ! Partir ? Jamais ! Tu ne veux pas ? Mais non !
C’est fou ! Songe un instant que mes parents m’adorent ;
Qu’ils ont souffert pendant deux ans ; qu’ils ont encore
Souffert à mon retour ; qu’ils nous ont accueillis
Cependant ! Les voici consolés, mais vieillis,
Ayant besoin de moi plus que jamais entre eux,
Et tu voudrais… Mais non, Pomona, c’est affreux !

POMONA

Vas-tu, pour tes parents, sacrifier ma vie
Et la tienne ?

JEAN

Et la tienne ? La mienne ?

POMONA
Et la tienne ? La mienne ? Oui ; car mon âpre envie

De quitter pour toujours ce milieu désolant,
Est faite du souci que j’ai de ton talent !
Ce n’est pas seulement mon désir, quelqu’intense
Qu’il soit, de retrouver notre ancienne existence,
Qui t’invite désespérément au départ !
Non ; c’est ma volonté de défendre ton art !

JEAN

Mon art n’a pas besoin qu’on prenne sa défense ;
J’en suis maître !

POMONA

J’en suis maître !Tu ne dis pas ce que tu penses !

JEAN

Mais oui…

POMONA

Mais oui…Non ! Ton pinceau s’est gelé dans tes doigts !

JEAN

Mais enfin…

POMONA

Mais enfin… Je te dis que tu doutes de toi !
Je sais ce qu’il te manque et toi-même l’éprouves.
Dans ce milieu banal où tes yeux ne retrouvent
Aucune des splendeurs dont tu fus enivré,
Ta main tremble, tâtonne…

JEAN

Ta main tremble, tâtonne… Oui… peut-être… C’est vrai,
Ici, tous mes dessins sont secs, mes tons sont faux ;
Ne suis-je plus dans l’atmosphère qu’il me faut ?
Je ne sais, mais j’hésite, j’ai peur…

POMONA

Je ne sais, mais j’hésite, j’ai peur… Tu vois bien !

JEAN (tranquillement)

Seulement, si j’hésite un peu, si j’en conviens,
Je suis persuadé que ta crainte exagère,
Car cette incertitude est toute passagère.

POMONA

Mais vois autour de nous ; observe donc ; contemple !
Tu n’as plus de modèle et tu n’as plus d’exemple.
Où tes yeux iront-ils chercher de la beauté
Loin du pays unique où l’on en voit ?

JEAN

Loin du pays unique où l’on en voit ? Je l’ai !

POMONA

Ce sont des mots !

JEAN

Ce sont des mots ! Mais non !

POMONA

Ce sont des mots ! Mais non ! Je n’aurai pas l’audace
De croire qu’en montrant mes seins nus, je remplace
Un conseil de Schedone ou de Guido Reni !
Reste ici, dans deux ans ton art sera fini !
Tu te contenteras de tes lourdes ébauches !
Vois déjà tes panneaux : Tes bonshommes sont gauches,
Ta couleur est épaisse et ton dessin pointu !
Raffaello Sanzio faisait mieux !

JEAN (agacé)

Raffaello Sanzio faisait mieux !Qu’en sais-tu ?

POMONA

Assez du moins pour que ma vérité te fâche !

JEAN

Parce que tu posas pour Ludovic Carrache
— Un fort mauvais tableau d’ailleurs ! — tu te figures
Que tu connais tous les secrets de la peinture !

POMONA

Non y je n’y connais rien, je l’avoue humblement ;
Mais c’est encore assez pour juger l’art flamand !

JEAN (se contraignant)

Écoute-moi ; nous n’allons pas nous quereller !
Que veux-tu ?

POMONA

Que veux-tu ? M’en aller ; m’en aller ; m’en aller !

JEAN

Pomona, ce n’est pas possible ! Quels remords
Me poursuivraient !…

POMONA

Me poursuivraient !… Prétexte !

JEAN

Me poursuivraient !… Prétexte ! Oh ! Voudrais-tu leur mort ?
Ils en mourraient certainement ! Je t’aime assez
Pour te donner ma vie entière, tu le sais,
Mais pourtant…

POMONA

Mais pourtant… Prouve-moi ton amour en partant !
Tu m’aimes ! Mais crois-tu que tu m’aimes autant
Que le jour clair où nous nous mîmes en chemin ?
Non, ton amour n’est plus mon bel amour romain ;
C’est un spectre d’amour dans un cœur apaisé,
Et l’on dirait qu’il a neigé sur tes baisers !

JEAN (essayant de plaisanter)

Si ce n’est que cela, viens, donne-moi tes lèvres ?…

POMONA

Ah ! ne ris pas ! Je suis malade, j’ai la fièvre…

JEAN

Pomona…

POMONA

Pomona… J’ai si mal d’être loin du soleil !
Dès que j’ouvre les yeux le matin, je réveille
Toute ma peine avec mes souvenirs ! Je songe
À ce qu’il me faudra d’efforts et de mensonges
Pour vivre un jour entier sans te montrer mes larmes !
Ah ! dis, ne sens-tu pas toi-même que le charme
Du ciel bleu, du vent doux et de l’air onctueux,
Donnait à notre amour un goût voluptueux ?

JEAN

Mais oui…

POMONA

Mais oui… Ne sens-tu pas combien c’est autre chose :
Se dire que l’on s’aime auprès des lauriers-roses ?
Frémir quand ton baiser me touche, en même temps
Qu’un rayon de soleil, sans bien savoir pourtant
Quelle caresse est la plus chaude et la plus franche ?

JEAN (ému)
Mais oui…

Mais oui… Rappelle-toi nos beaux jours ! Ce dimanche
Où tu me conduisis, dans notre chariot,
À la trattoria du Monte Mario ?
Pour la première fois, nous nous étions parlé
D’amour. Il faisait chaud ; tu voulus t’installer
Dans le petit jardin, à l’ombre de la treille.
Nous avions soif ; tu demandas une bouteille
D’orvieto ; je vois sa couleur orangée !
Je bus ; et lorsque feus en bouche une gorgée,
Tu m’as souri : j’étais émue et un peu grise,
Et tu m’as dit : Je veux ma part ! Et tu l’as prise !

JEAN

Pomona…

POMONA

Pomona… Souviens-toi des soirs chauds de septembre ;
De notre sommeil nu dans ma petite chambre ;
Des doux jeux de notre paresse coutumière,
Quand nous nous réveillions baignés par la lumière ;
Alors tu comprendras qu’ici, quand je me couche,
Je grelotte, malgré mes draps, malgré ta bouche !

JEAN (l’attirant à lui)

Ah ! Pomona ! Viens dans mon cœur ! Ai-je cessé,
Dis-moi, de te chérir et de te caresser ?

Qu’importe à notre amour sur quel versant des monts
Nous le ferons fleurir, car, si nous nous aimons,
Si nos baisers et nos étreintes en témoignent,
Tous les pays sont beaux où nos lèvres se joignent !

POMONA

Non ; non !

JEAN

Non ; non ! Comment pourrais-tu croire que j’oublie,
Auprès de toi, ces jours merveilleux d’Italie
Où ta bonne tendresse exalta ma pensée ?
Mon œuvre, c’est là-bas que je l’ai commencée ;
Mais il dépend de toi qu’aujourd’hui je l’achève,
Car c’est de ton amour que mon art est l’élève !
Pourquoi n’aurions-nous plus le bonheur que nous eûmes ?
Tout le beau que j’ai vu, c’est toi qui le résumes !
Et sachant mes désirs soutenus par tes vœux,
Je puis être un grand peintre encore, si tu veux !

POMONA

Non, non ; je dois partir !

JEAN

Non, non ; je dois partir ! Mais pourquoi ?

POMONA

Non, non ; je dois partir ! Mais pourquoi ? Je veux vivre !

JEAN

Ah ! tu m’aimais assez, m’as-tu dit, pour me suivre,
Le jour où j’ai quitté ce pays étranger ;
Tu vois donc bien que c’est ton cœur qui a changé !
Tu répétais : « Partons ; quand tu veux ; je suis prête ;
Je ne regrette rien ! »

POMONA

Je ne regrette rien ! » Ce fut un coup de tête !
J’ignorais qu’un amour, quelque profond qu’il soit,
Ne fait pas oublier le bonheur de chez soi !

JEAN (brusquement)

Eh bien, je ne t’oppose aucun refus formel ;
Veux-tu venir à Thiel, à Nimègue, à Bommel,
À Rotterdam, où tu voudras ? Car au besoin,
Nous pouvons bien aller autre part, pas trop loin
De mes parents ; quitter la maison ?

POMONA

De mes parents ; quitter la maison ? Non !

JEAN

De mes parents ; quitter la maison ? Non ! La ville ?…

POMONA

Non !

JEAN

Non ! Mais alors c’est moi, Pomona, qui m’exile !

POMONA

Est-ce donc s’exiler que d’aller vers son rêve…
Et du côté du ciel où le soleil se lève ?

JEAN

Ah ! quel que soit l’éclat tentant de l’horizon,
Crois-moi, l’exil commence au seuil de la maison !
J’admire encor votre art ; je n’ai pas oublié
Comme il ravit mon cœur et l’a multiplié ;
Et s’il n’est pas douteux que rien ne fut plus sage
Que d’en faire un pénible et long apprentissage,
Je suis certain pourtant que ma force, aujourd’hui,
C’est d’être revenu chez nous, mais avec lui !
Il est en moi ! C’est un flambeau que je rapporte ;
Il m’éclaire…

POMONA

Il m’éclaire… Et demain sa flamme sera morte !
Et ce sera la nuit ! Tout ce que je déteste :
Un petit art, de petits mots, de petits gestes,
Une existence dont le calme t’acoquine…

JEAN

Eh ! plains-toi ! Tu en connaissais de plus mesquine !

POMONA

Ah ! je voulais savoir, et tu m’as répondu !
Oui, c’est de revenir chez toi qui t’a perdu !

Je vois ce qu’il te faut : Le bien-être tranquille
Dans le dorlotement béat de ta famille…

JEAN

Mais ne comprends-tu pas…

POMONA

Mais ne comprends-tu pas… Non ! tu me désespérées !
Notre vie eût été si belle ! Et tu la perds !
Tu la veux terre à terre, et, craignant que son vol
Ne nous emporte éperdument trop loin du sol
Où la médiocrité de ton rêve t’attache,
On dirait que tes mains cruelles lui arrachent,
Gardant pour cet effort leur vaillance et leur zèle,
Une à une, toutes les plumes de ses ailes !
Eh bien, soit ! Reste si tu veux ! Je m’en irai !

{{personnaged|JEAN|c|(péniblement)

Tu m’as blessé tantôt, mon cœur est déchiré,
Et voici qu’il te plaît d’agrandir ma blessure !
Nous nous aimions pourtant !

POMONA

Nous nous aimions pourtant ! Non ; je n’en suis pas sûre !
Nous l’avons cru, tous deux ; nous nous sommes souri,
Nous nous sommes donnés, nous avons eu des cris
D’amour qui nous trompaient si bien dans notre fièvre,
Que nos cœurs nous semblaient unis comme nos lèvres !

Pour consoler ta peine ou ton humeur chagrine,
Tu as dormi dans la chaleur de ma poitrine ;
Mon corps fut tien, mon âme essaya d’être tienne,
Et ton âme est restée aussi loin de la mienne,
Aussi fermée à mon désir d’y pénétrer,
Que si jamais nos yeux ne s’étaient rencontrés !

JEAN

Ah ! Pomona ! tu es méchante, ou tu me caches
Quelque chose !

POMONA

Quelque chose ! Mais non.

JEAN

Quelque chose ! Mais non. Qu’est-ce qui te détache
Ainsi de moi ?

POMONA

Ainsi de moi ? C’est toi qui t’éloignes ! C’est toi
Qui, du jour où tu fus de nouveau sous ce toit,
N’as rien compris de mes regrets, de mes rancœurs ;
Et je ne suis plus seule à posséder ton cœur !
Mais c’est fini, je m’en irai !

JEAN

Mais c’est fini, je m’en irai ! Tu deviens folle !

POMONA

Tu m’offres un destin dont l’aspect me désole ;
Un bonheur languissant et noir qui m’épouvante !
Vis, si tu veux, cette existence décevante !
Que ton cœur soit pour tes parents ! Que la petite
Qui est si bonne, inspire ton art et t’invite
À suivre ses conseils niais et complaisants !
Engourdis-toi dans ton milieu de paysans !
Cesse, pour t’y mêler, de penser en artiste !
Mais ne demande pas toutefois que j’assiste
Et que je participe à cet écroulement,
Je ne veux ni ton art, ni ton amour flamands !
Je m’en irai, demain !

JEAN (violemment)

Je m’en irai, demain ! Tais-toi !

POMONA

Je m’en irai, demain ! Tais-toi ! Tu me suivras
Ou je partirai seule !

JEAN

Ou je partirai seule ! Eh ! je n’hésite pas !
Je t’aime infiniment, mais lorsqu’en moi j’écoute
Quelle voix me conseille et me montre ma route,
Je préfère, puisque tu me dis de choisir,
L’ordre de mon devoir au cri de ton plaisir !

POMONA

Je m’en irai !

JEAN (de plus en plus violent)

Je m’en irai ! Tu resteras ; je te le jure !
Ah ! donne ton mépris aux miens comme une injure ;
Traite-les de manants, ingrate à leur accueil ;
Imagine, dans ta folie ou ton orgueil,
Je ne sais quels motifs de t’en croire victime,
Que m’importe ! Tu es à moi ! Et si j’estime
Qu’il serait criminel de céder à tes vœux,
Tu resteras ici parce que je le veux !

POMONA

Nous verrons bien !

JEAN (menaçant)

Nous verrons bien ! J’accepterai tes railleries ;
Mais ne dis plus un seul mot des miens ! Je t’en prie !
Kaatje ni mes parents, indulgents tous les deux,
Ne m’ont parlé de toi, comme tu parles d’eux !
Et s’ils t’ont supportée, eh bien, supporte-les !

POMONA

Je les déteste tous ! Et quant à Kaatje, elle est…

JEAN

Tais-toi ! Ne parle pas de cette enfant !

POMONA

Tais-toi ! Ne parle pas de cette enfant ! Pourquoi ?
Parce qu’elle s’amuse à courir après toi ?

JEAN

Oh ! c’est honteux !

POMONA

Oh ! c’est honteux ! Mais à présent ça m’est égal.
Car je m’en vais !

JEAN (la saisit rudement par le bras)

Car je m’en vais ! Tu resteras !

POMONA (avec un cri)

Car je m’en vais ! Tu resteras ! Tu me fais mal !

Jean la lâche.

Tu m’as fait mal !

JEAN (honteux)

Tu m’as fait mal ! Ce n’est pas vrai !

POMONA (entre les dents)

Tu m’as fait mal ! Ce n’est pas vrai ! Tu verras comme
Tout est fini !

JEAN

Tout est fini ! Il y a loin, d’ici à Rome !

POMONA (sourdement)

Il n’y a que le temps d’oublier qu’on aimait !

JEAN

Parle pour toi !

POMONA

Parle pour toi ! Pour la dernière fois…

JEAN

Parle pour toi ! Pour la dernière fois… Jamais !
Tiens-le pour dit : Jamais !

POMONA

Tiens-le pour dit : Jamais ! C’est bien.

JEAN (après un silence)

Tiens-le pour dit : Jamais ! C’est bien. Que vas-tu faire ?

POMONA (ironique)

Il faut que j’obéisse !…

Voyant que Jean tente un retour vers elle.

Il faut que j’obéisse !… Ah ! non… non !…

Jean hésite, puis, brusquement quitte la chambre à gauche. Pomona reste seule debout près de la table. Le jour tombe, il fait presque obscur déjà. Alors, après avoir hésité quelques instants, elle sort doucement à droite. La chambre est vide. Long silence. Puis voici Kaatje ; elle entre à gauche. Ainsi qu’elle le fait chaque soir, après avoir allumé la petite lampe, elle ferme les volets des fenêtres ; ensuite elle ranime le feu, puis range la chambre. Tandis qu’elle s’occupe ainsi, par la grand’porte du fond, chaudement emmitouflé, rentre le père.
KAATJE

Il faut que j’obéisse !… Ah ! non… non !… Bonsoir père.

LE PÈRE

Bonsoir petite.

KAATJE (l’aidant à se débarrasser de son manteau)

Bonsoir petite. Donne-moi ta houppelande ?

LE PÈRE (s’approchant de la cheminée)

L’hiver est amoureux, ma foi, de la Hollande,
Et jamais deux époux n’ont fait si bon ménage !

KAATJE

Il fait si froid ?

LE PÈRE

Il fait si froid ? Le vent m’a gercé le visage !
Ah ! la nuit sera dure à ceux qui sont dehors !
Où est la mère ?

KAATJE (montrant la chambre à gauche)

Où est la mère ? Ici.

LE PÈRE

Où est la mère ? Ici. Et Jean ? Il est encore
Là-haut ?

KAATJE

Là-haut ? Il est sorti.

LE PÈRE

Là-haut ? Il est sorti. Seul ?

KAATJE

Là-haut ? Il est sorti. Seul ?Oui.

LE PÈRE (la regardant)

Là-haut ? Il est sorti. Seul ? Oui. Tu as pleuré ?

KAATJE

Moi ? Non…

LE PÈRE (tandis que la mère entre à gauche)

Moi ? Non… On aurait dit… J’ai faim ; je souperai
Très volontiers… Il est l’heure du pot-au-feu ;
Tu entends la mère ?

LA MÈRE

Tu entends la mère ? Oui, j’entends ; encore un peu
De patience. Jean…

LE PÈRE

De patience. Jean… Le voici.

JEAN (entre par la porte du fond. Il enlève rapidement son manteau)

De patience. Jean… Le voici. Bonsoir père.

LE PÈRE

Bonsoir fils. D’où viens-tu ?

JEAN

Bonsoir fils. D’où viens-tu ? J’ai voulu prendre l’air
Un moment. On se croit à la fin de décembre !
Où donc est Pomona ?

LA MÈRE

Où donc est Pomona ? Dans la petite chambre
Sans doute.

JEAN (sortant à gauche)

Sans doute. Je vais voir.

KAATJE (au père qui s’est assis près du feu)

Sans doute. Je vais voir. Toi ? Tu te promenas,
Père ?

LE PÈRE

Père ? Je suis allé au moulin…

LA VOIX DE JEAN (à l’extérieur)

Père ? Je suis allé au moulin… Pomona ?…

LE PÈRE (à Kaatje)

Il fallait que je parle à Jacob…

JEAN (rentrant dans la salle, inquiet)

Il fallait que je parle à Jacob… Où est-elle ?

LA MÈRE (montrant l’atelier)

Là-haut, peut-être.

Jean gravit rapidement les marches et pénètre dans l’atelier.
LE PÈRE (à Kaatje)

Là-haut, peut-être. On m’a raconté qu’il attelle,
Par ce temps-ci, le bon vieux cheval !

KAATJE

Par ce temps-ci, le bon vieux cheval !C’est méchant !

LE PÈRE

N’est-ce pas ?

LA VOIX DE JEAN (dans l’atelier)

N’est-ce pas ? Pomona ? Pomona ?

LE PÈRE (à Kaatje)

N’est-ce pas ? Pomona ? Pomona ? En marchant,
J’ai pensé…

LA VOIX DE JEAN

J’ai pensé… Pomona ? Pomona ?

KAATJE

J’ai pensé… Pomona ? Pomona ? Comme il crie !

LE PÈRE (continuant)

J’ai pensé qu’on pourrait le mettre à l’écurie
Ici ; ne crois-tu pas ?…

KAATJE

Ici ; ne crois-tu pas ?… Oui…

JEAN (redescendant les marches)

Ici ; ne crois-tu pas ?… Oui… Mais où donc est-elle ?
Je cherche en vain…

LE PÈRE (riant et se tournant vers lui)

Je cherche en vain… Quand c’est sa femme qu’on appelle,
Il faut crier plus fort, bien plus fort, mon garçon !
Hein, la mère ?…

JEAN (ému et de plus en plus inquiet)

Hein, la mère ?… On m’entend dans toute la maison !

Il ressort à droite.

Pomona ?

LE PÈRE (à Kaatje)

Pomona ? Qu’en dis-tu ?

KAATJE

Pomona ? Qu’en dis-tu ? C’est bien ; il est si vieux ;
Je pourrai le choyer à mon aise…

JEAN (rentre à droite, atterré)

Je pourrai le choyer à mon aise… Mon Dieu !…
Sa chambre est en désordre, ses objets épars…

LA MÈRE (inquiète)

Mais qu’as-tu donc ?…

JEAN

Mais qu’as-tu donc ?… On a dû la voir quelque part !
Pomona ?

LA MÈRE

Pomona ? Mais…

LE PÈRE (plaisantant encore)

Pomona ? Mais… Eh bien ? Tu l’as enfin trouvée ?

JEAN (éperdu)

Ah ! mon père ! Je suis sûr qu’elle s’est sauvée !

LE PÈRE (se levant)

Comment ? Que veux-tu dire ?

JEAN

Comment ? Que veux-tu dire ? Ah ! c’est fou ! Nous nous sommes
Disputés ! Elle veut que je retourne à Rome !
Elle m’a dit : Je m’en irai ! Et puis voilà
Qu’elle est partie !… On a dû la voir, quand elle a
Pris ces objets ?

LA MÈRE

Pris ces objets ? Mais non !

LE PÈRE

Pris ces objets ? Mais non ! Voyons…

JEAN (affolé)

Pris ces objets ? Mais non ! Voyons… C’est insensé !
Pomona ? (à Kaatje) L’as-tu vue ? (à sa mère) Et toi ?

LA MÈRE

Pomona ? (à Kaatje) L’as-tu vue ? (à sa mère) Et toi ?Non, Je ne sais
Rien !

LE PÈRE

Rien ! Tu t’affoles !

JEAN

Rien ! Tu t’affoles ! Ah ! j’aurais dû prendre garde !
Oui ! J’avais peur d’un coup de tête !… Et je bavarde
Ici !… Mais où est-elle ? Où peut-elle bien être ?…

LE PÈRE (essayant de le calmer)

Mais mon enfant…

JEAN

Mais mon enfant… C’est bien elle ! Il faut la connaître
Pour comprendre ! Elle a dit : Je partirai ! — Alors
Elle part !

LA MÈRE

Elle part ! Es-tu sûr…

JEAN (éperdu)

Elle part ! Es-tu sûr… Mais où chercher dehors ?

LE PERE

On ne part pas ainsi !…

JEAN

On ne part pas ainsi !… Où la chercher ?… Maman,
C’est affreux ! C’est affreux !

KAATJE (en voyant sa souffrance, soudain)

C’est affreux ! C’est affreux !Jean, écoute, au moment
Où tantôt, sans répondre même à ta demande,
Je sortis, Pomona me parlait d’une bande
D’italiens qu’elle avait rencontrée…

JEAN

D’italiens qu’elle avait rencontrée… Où ?

KAATJE

D’italiens qu’elle avait rencontrée… Où ? Devant
L’église. Elle disait leur accueil émouvant,
Leur joie et son bonheur immense de les voir,
N’a-t-elle pas été les retrouver ce soir ?
C’est tout ce que je sais…

JEAN

C’est tout ce que je sais… Peut-être !… Mais, petite
Sotte, pourquoi n’avoir pas dit cela plus vite !

KAATJE

J’y pense, tout à coup…

JEAN (se dirigeant vers la porte du fond)

J’y pense, tout à coup… C’est bien, c’est bien ; j’y vais

LA MÈRE (voulant le retenir)

Mon Jean, prends garde !

JEAN

Mon Jean, prends garde ! À quoi ?…

LA MÈRE

Mon Jean, prends garde ! À quoi ?… Ces hommes sont mauvais !
Ils sont nombreux ! Il fait nuit profonde !…

JEAN (exalté)

Ils sont nombreux ! Il fait nuit profonde !… Qu’importe !
Je la ramènerai ici, vivante ou morte !

LE PÈRE (voulant aussi l’arrêter)

Jean !…

JEAN

Jean !… Non, mon père ! Non ! Je la ramènerai !
Elle est à moi ! C’est mon devoir !

Il sort en courant.
LA MÈRE

Elle est à moi ! C’est mon devoir ! Mon Dieu !

LE PERE

Elle est à moi ! C’est mon devoir ! Mon Dieu !C’est vrai ;
C’est sa femme…

LA MÈRE (suppliante, au père)

C’est sa femme…Suis-le !… Sois prudent !

LE PÈRE

C’est sa femme… Suis-le !… Sois prudent ! Entendu !

Il met rapidement son manteau, son chapeau et sort aussi par la grand’porte. La mère et Kaatje restent seules.
KAATJE (comme si, soudain, son cœur comprenait)

Oh ! mère ! Ce n’est pas sa femme !

LA MÈRE

Oh ! mère ! Ce n’est pas sa femme ! Que dis-tu ?
Qu’est-ce qui te permet pareille conjecture ?
Que sais-tu ?

KAATJE

Que sais-tu ?Rien… Je ne sais rien… Mais j’en suis sûre !