Kaatje/03
TROISIÈME ACTE
Quatre mois à peu près ont passé depuis que Jean revint d’Italie. Dans la grande chambre, plus claire de la blancheur de la neige qui couvre la campagne, par un après-midi de février, la mère de Jean s’occupe à diverses besognes. Kaatje, assise auprès du foyer, diligemment fait de la dentelle ; Pomona, debout près de la fenêtre, regarde, en rêvant, voltiger les flocons. Le silence est paisible, mais lourd. Jean, soudain, paraît au seuil de son atelier où mène le petit escalier. Il vient d’interrompre son travail et descend, la palette à la main ; il appelle alors doucement Pomona qui lui tourne le dos.
Pomona ? Que fais-tu ?
Je regarde la neige…
Quand on lève les yeux on dirait qu’on s’allège
Et qu’on monte, tandis que les flocons s’épanchent,
Revêtant la Hollande d’une robe blanche
Dont les canaux glacés seraient les entre-deux.
C’est ravissant !
Oui, c’est ravissant !
C’est hideux.
Comment peux-tu parler ainsi ?
C’est triste ! Ah ! la mer bleue et les monts violets !
La dalle où les lézards réchauffent leur sommeil,
Et les oliviers gris saupoudrés de soleil !
Sans doute ; mais ceci vaut bien qu’on le regarde !
Le silence gelé des fontaines bavardes
Semble avoir suspendu tous les gestes des choses.
Surprises, dirait-on, chacune dans leur pose,
Les ailes des moulins et les branches des arbres
Ont l’immobilité blanche et froide du marbre ;
Les tons sont amortis, les formes s’atténuent,
Le monde entier sommeille et, seul, un peu, remue
Le prisme étincelant dont le gel le festonne !
Vos étés éternels sont plutôt monotones ;
Ici, quatre fois l’an, nous changeons de décor ;
Ce froid…
C’est le tombeau !
Cette paix…
c’est la mort !
Tu n’es pas gaie !
C’est dans l’âme qu’il gèle et sur le cœur qu’il neige !
Le ciel ne fut pas bleu, pas une fois, pas une,
Depuis trois mois ! Encor, si la bise importune,
Balayant les brouillards, permettait qu’un instant
On eût l’illusion d’un baiser du printemps !
Mais c’est la neige, à moins que ce ne soit la pluie,
Et puis la neige, et puis la pluie… et l’on s’ennuie !…
Eh ! quand on ne fait rien ; mais pas quand on s’occupe !
À quoi ?
Raccommoder par exemple ta jupe !
Belle besogne !
Apprends à faire une dentelle.
C’est enfantin !
Mais non. Vois, Kaatje, s’ennuie-t-elle ?
Kaatje est parfaite !
À rêvasser ainsi ; crois-moi…
Ma fille. Ici nous travaillons ; et c’est pourquoi
Le ciel peut être gris, le temps peut être froid,
La bise peut souffler au trou des cheminées,
Nous nous sentons de bonne humeur toute l’année.
Ne travaille-t-on pas chez vous ? Car je suppose
Qu’on mange aussi parfois ?
Madame. Il fait si beau, si joyeux, si vermeil,
Que l’on se nourrirait d’un rayon de soleil !
Voilà qui est charmant ! Mais, chez nous, la nature
Nous donne le désir d’une autre nourriture
Hélas ! — et ce n’est pas en bayant aux corneilles
Qu’on remplace le pain qu’on a mangé la veille !
À Rome, tu n’étais pas si rêveuse ! Il faut
Te secouer ! Tu n’as plus mis le pied là-haut
Dans l’atelier, depuis huit jours !
Mais si !…
Tu n’as plus vu ma dernière toile…
À quoi bon ?
Autrefois cependant tu suivais mon travail ;
J’aimais bien tes conseils…
À présent !
C’est gentil !
Ta toile !
Eh bien ?
D’accent ! Dans ce « Festin des Dieux » on ne respire
Aucune joie aisée et fière !…
Je crois qu’elle sera magnifique, au contraire !
Elle est très belle !
Alors, je n’ai plus qu’à me taire.
Mais non !… Mais le tableau depuis que tu le vis,
A pu changer !…
Je trouve que c’est mal composé, que tes dieux
Ne vivent pas ; ton Jupiter a l’air d’un vieux ;
Tu donnes à tes corps un ton morne et plombé ;
C’est maladroit…
Pourtant…
D’il Bronzino ; sa chair, l’éclat de son visage !
Voilà de la peinture !
Ah ! tu me décourages !
Efface cette toile où rien n’est réussi !
Oh ! non, Jean ! C’est très beau !
C’est très beau quand on n’a jamais vu autre chose !
Vous êtes si sévère !
Toujours de grands tableaux, très célèbres, qu’ont peints
Un Guide, un Bronzino, un Raphaël d’Urbin !
Laisse-moi travailler mon art, que tu méprises !
Pour atteindre au plus haut degré de la maîtrise
Tous ces peintres fameux n’ont-ils pas mis le temps ?
Raffaello Sanzio meurt à trente-sept ans !…
Sois courageux !
Allons ! nous avons confiance !
Moi aussi !… Je lui montre un peu ses défaillances ;
C’est tout…
Veux-tu monter ?
Pas maintenant.
Nous sortirons ?
Mais tu es fou !
Chaudement et l’on court, sous la bise qui souffle
Et pince, dans la neige, sans chemins, tout droit
Devant soi ; tu verras, nous rirons !…
Non ; j’ai froid.
Je t’apprendrais à patiner sur les prairies ;
C’est amusant…
Non… non ; laisse-moi, je t’en prie !
Mais cela me fait mal de te voir triste !
Remonte.
Je ne t’ai pourtant rien fait !
Non, rien…
Les hivers d’autrefois, quand vous étiez enfants,
Vous patiniez souvent ensemble ?
Très souvent.
C’est un jeu d’amoureux !
C’est un jeu de chez nous. N’avez-vous point les vôtres ?
Si ; mais chez nous, les jeux d’amoureux ont toujours
Quelque chose qui fait trembler, comme l’amour,
Et ne connaissent pas cet accord enfantin
De deux cœurs emportés par l’élan des patins !
Quand on s’embrasse dans ce pays, on a l’air
D’ignorer sur quel lit de haine et de colère
Palpite la douceur des vrais baisers d’amants !
Vos disputes s’apaisent au bout d’un moment ;
Chez nous, c’est le couteau dans la main qu’on se fâche ;
Ici, l’homme est trop souple et la femme trop lâche !
Pourquoi dites-vous ça ?
De tout ce que je vois de neuf dans ce pays !
C’est un pays si drôle !
En quoi ?
Tout l’opposé ! Le mal ici, serait le bien
Là-bas ! Votre gaîté me paraît sombre et triste !
Vous êtes des marchands, nous sommes des artistes ;
Il nous faut la lumière et le grand air salubre ;
Vous, vous vous enfermez dans des maisons lugubres !
Vos hommes sont grossiers, vos femmes sont vilaines !
— On dirait qu’elles ont des yeux en porcelaine ! —
Chez nous, par je ne sais quelle faveur exquise,
Tout homme est grand seigneur, toute file est marquise !
Vous parlez un langage épais et violent,
Quand nous, nous avons l’air de chanter en parlant ;
Et comme on se distingue encor par ce qu’on mange :
Vous mangez des harengs salés — nous des oranges !
Sans doute ; mais pourquoi donc êtes-vous venue
Chez nous ?
Hélas ! et savait-on le matin qu’on partit
Où le chemin qu’on prend quand on aime, aboutit ?
Ah ! c’était le départ et sa fièvre ! C’était
Aller vers l’inconnu, d’abord, qui me tentait ;
Puis ce rêve : Oublier tout, le monde, soi-même,
Et fuir sans savoir où, sur le cœur que l’on aime !
Franchir des monts, des bois, des fleuves et des landes,
Quitter Rome et les siens pour venir en Hollande,
Oui, même à ce prix-là, qui donc eût refusé
Ce voyage qui ne serait qu’un long baiser ?
Mais, tout passe ; la joie est loin qu’on a rêvée ;
L’aventure est finie, et je suis arrivée !
Je ne vous comprends pas.
C’est parce que personne ici n’aura compris !
Ce matin, sur la place, en sortant de l’église,
Près d’un grand chariot rempli de marchandises,
Des gens étaient assis à l’abri d’une tente.
Je passais. Tout à coup, j’entends des voix chantantes !
— Oh, ces voix dans mon cœur comme un timbre argentin ! —
Je m’arrête… C’étaient des marchands florentins,
Hommes, femmes, enfants, de bonnes gens nomades,
Qui reposaient un peu leur longue promenade
Par le monde, et bientôt reprendraient leur chemin !
Ils m’ont parlé, surpris ; ils me serraient les mains ;
Et moi, les leur serrant aussi, sans embarras,
Je pleurais de m’entendre appeler « signora »,
Car rien que dans ces trois syllabes si jolies,
Mon âme retrouvait toute son Italie !
Pauvre Pomona !
Car Jean verra bientôt que l’on ne peut pas peindre
Ici…
Comment ?
Mais il sent qu’il lui manque l’exemple que donnent
Nos peintres ! C’est cela qui le rend si nerveux !
Ensuite il comprendra que mon bonheur le veut,
Qu’il me faut ma lumière et ma terre romaines,
Et nous nous en irons d’ici quelques semaines !
Vous partirez ?
Sans doute.
Avec Jean ?
Mais bien sûr !
Pour longtemps ?
Pour toujours !
Jean n’est pas si mauvais ! Son cœur en est garant ;
Il doit rester ici !
Pour qui ?
Pour ses parents !
Je suis sûre de Jean autant que de moi-même !
Il me suivra…
Malgré ses vieux parents, qu’il aime ?
Si, malgré ses parents ! Malgré, même, l’adresse
De la plus fraternelle et pure des tendresses
Qui porte habilement son masque dévoué,
Et rôde autour de lui sans oser s’avouer !
Que dites-vous ? Que dites-vous ?
Vous patiniez beaucoup à deux dans votre enfance ?
Pourquoi me tenez-vous des propos outrageants ?
Ah ! c’est indigne… c’est indigne !… Écoute, Jean…
Quoi donc, petite ? Que veux-tu ?
Rien !… Rien !
Qu’a-t-elle ?
Je ne sais pas.
Mais…
C’est une enfant !
Avec elle !
Elle est banale, elle est nulle, elle est insipide,
Et sa dentelle est une besogne stupide !
Pomona !
En horreur ! Et je veux m’en aller !
T’en aller ?
Si !
Comment ? T’en aller où ça ?
Chez nous, chez moi !
Je suis ici depuis trois mois, et ces trois mois
N’ont été qu’une longue, incessante torture !
J’ai tout fait pour m’habituer à la nature,
À la demeure, aux gens qui m’entourent, aux phrases
Qu’ils me disent ! Tout méfait du mal, tout m’écrase,
Tout creuse entre nos cœurs un plus large fossé !
J’en ai assez ! J’en ai assez ! J’en ai assez !
Pomona ! Pomona ! Voyons ? Que t’a-t-on fait ?
Qu’as-tu ?…
Sous la chape de plomb de ces mornes nuées !
On dirait que je sens mon âme exténuée,
Et que, sournoisement, me gagne et m’envahit
Ce froid, dont l’âpre hiver a tué ton pays !
Mais, Pomona, bientôt mon pays, fatigué
D’avoir froid, va sourire au printemps jeune, gai,
Luisant, plein de chansons et de fleurs, et joli
Comme le plus joli printemps de Tivoli !
Qu’importe ! Serait-il absolument pareil
À nos printemps latins caressés de soleil,
Advînt-il qu’une nuit tiède lui suffise
Pour fleurir tous les champs au souffle de ses brises,
Il pourrait, par l’ardeur brûlante de ses flammes,
Dégeler vos canaux peut-être, mais vos âmes !
Nos âmes ne sont pas différentes des vôtres ;
Que veux-tu dire ?
Et tu ne comprends pais que seul ici, parmi
Vos cœurs, mon cœur se sente entouré d’ennemis !
Pourquoi dis-tu cela ? Ce n’est pas vrai ! Mon père
Et ma mère ont-ils eu jamais un mot sévère
À ton égard ?
Jamais…
Une attitude hostile ?
Jamais…
Reproché par un seul regard ? Par un seul geste ?
Mes parents t’aiment bien…
Va, je n’ai pas besoin qu’ils parlent pour savoir
Ce qu’ils pensent de moi ! Depuis le premier soir,
J’ai senti leur mépris, leur dédain, leur envie !
Ils m’en veulent de m’être mêlée à leur vie
Et d’en avoir rompu la paix accoutumée ;
Ils m’en veulent surtout d’être ta bien-aimée !
Sans doute, pas un mot n’a trahi ce qu’ils pensent ;
Mais je lis dans leurs yeux, j’écoute leur silence,
Et je sais bien, malgré des phrases qui t’abusent,
Que je reste pour eux l’étrangère et l’intruse !
Mais tu rêves ! Vraiment ton esprit vagabonde…
Que veux-tu ! Nous venons chacun d’un bout du monde
Pour essayer d’unir des vœux si différents !
Tout en moi leur déplaît, tout en eux me surprend !
Quoi que je fasse, où que je sois, je les dérange !
Ils m’observent comme on observe un être étrange
Qui parle, qui s’assied, qui chante, qui circule,
Mais dont tout, jusqu’au nom, leur paraît ridicule !
Mais, encore une fois, ce n’est pas vrai !
Ils te reprennent peu à peu !
Par-dessus tout !
Là-bas !
Partir ? Jamais !
Tu ne veux pas ?
C’est fou ! Songe un instant que mes parents m’adorent ;
Qu’ils ont souffert pendant deux ans ; qu’ils ont encore
Souffert à mon retour ; qu’ils nous ont accueillis
Cependant ! Les voici consolés, mais vieillis,
Ayant besoin de moi plus que jamais entre eux,
Et tu voudrais… Mais non, Pomona, c’est affreux !
Vas-tu, pour tes parents, sacrifier ma vie
Et la tienne ?
La mienne ?
De quitter pour toujours ce milieu désolant,
Est faite du souci que j’ai de ton talent !
Ce n’est pas seulement mon désir, quelqu’intense
Qu’il soit, de retrouver notre ancienne existence,
Qui t’invite désespérément au départ !
Non ; c’est ma volonté de défendre ton art !
Mon art n’a pas besoin qu’on prenne sa défense ;
J’en suis maître !
Tu ne dis pas ce que tu penses !
Mais oui…
Non ! Ton pinceau s’est gelé dans tes doigts !
Mais enfin…
Je sais ce qu’il te manque et toi-même l’éprouves.
Dans ce milieu banal où tes yeux ne retrouvent
Aucune des splendeurs dont tu fus enivré,
Ta main tremble, tâtonne…
Ici, tous mes dessins sont secs, mes tons sont faux ;
Ne suis-je plus dans l’atmosphère qu’il me faut ?
Je ne sais, mais j’hésite, j’ai peur…
Tu vois bien !
Seulement, si j’hésite un peu, si j’en conviens,
Je suis persuadé que ta crainte exagère,
Car cette incertitude est toute passagère.
Mais vois autour de nous ; observe donc ; contemple !
Tu n’as plus de modèle et tu n’as plus d’exemple.
Où tes yeux iront-ils chercher de la beauté
Loin du pays unique où l’on en voit ?
Je l’ai !
Ce sont des mots !
Mais non !
De croire qu’en montrant mes seins nus, je remplace
Un conseil de Schedone ou de Guido Reni !
Reste ici, dans deux ans ton art sera fini !
Tu te contenteras de tes lourdes ébauches !
Vois déjà tes panneaux : Tes bonshommes sont gauches,
Ta couleur est épaisse et ton dessin pointu !
Raffaello Sanzio faisait mieux !
Qu’en sais-tu ?
Assez du moins pour que ma vérité te fâche !
Parce que tu posas pour Ludovic Carrache
— Un fort mauvais tableau d’ailleurs ! — tu te figures
Que tu connais tous les secrets de la peinture !
Non y je n’y connais rien, je l’avoue humblement ;
Mais c’est encore assez pour juger l’art flamand !
Écoute-moi ; nous n’allons pas nous quereller !
Que veux-tu ?
M’en aller ; m’en aller ; m’en aller !
Pomona, ce n’est pas possible ! Quels remords
Me poursuivraient !…
Prétexte !
Ils en mourraient certainement ! Je t’aime assez
Pour te donner ma vie entière, tu le sais,
Mais pourtant…
Tu m’aimes ! Mais crois-tu que tu m’aimes autant
Que le jour clair où nous nous mîmes en chemin ?
Non, ton amour n’est plus mon bel amour romain ;
C’est un spectre d’amour dans un cœur apaisé,
Et l’on dirait qu’il a neigé sur tes baisers !
Si ce n’est que cela, viens, donne-moi tes lèvres ?…
Ah ! ne ris pas ! Je suis malade, j’ai la fièvre…
Pomona…
Dès que j’ouvre les yeux le matin, je réveille
Toute ma peine avec mes souvenirs ! Je songe
À ce qu’il me faudra d’efforts et de mensonges
Pour vivre un jour entier sans te montrer mes larmes !
Ah ! dis, ne sens-tu pas toi-même que le charme
Du ciel bleu, du vent doux et de l’air onctueux,
Donnait à notre amour un goût voluptueux ?
Mais oui…
Se dire que l’on s’aime auprès des lauriers-roses ?
Frémir quand ton baiser me touche, en même temps
Qu’un rayon de soleil, sans bien savoir pourtant
Quelle caresse est la plus chaude et la plus franche ?
Où tu me conduisis, dans notre chariot,
À la trattoria du Monte Mario ?
Pour la première fois, nous nous étions parlé
D’amour. Il faisait chaud ; tu voulus t’installer
Dans le petit jardin, à l’ombre de la treille.
Nous avions soif ; tu demandas une bouteille
D’orvieto ; je vois sa couleur orangée !
Je bus ; et lorsque feus en bouche une gorgée,
Tu m’as souri : j’étais émue et un peu grise,
Et tu m’as dit : Je veux ma part ! Et tu l’as prise !
Pomona…
De notre sommeil nu dans ma petite chambre ;
Des doux jeux de notre paresse coutumière,
Quand nous nous réveillions baignés par la lumière ;
Alors tu comprendras qu’ici, quand je me couche,
Je grelotte, malgré mes draps, malgré ta bouche !
Ah ! Pomona ! Viens dans mon cœur ! Ai-je cessé,
Dis-moi, de te chérir et de te caresser ?
Qu’importe à notre amour sur quel versant des monts
Nous le ferons fleurir, car, si nous nous aimons,
Si nos baisers et nos étreintes en témoignent,
Tous les pays sont beaux où nos lèvres se joignent !
Non ; non !
Auprès de toi, ces jours merveilleux d’Italie
Où ta bonne tendresse exalta ma pensée ?
Mon œuvre, c’est là-bas que je l’ai commencée ;
Mais il dépend de toi qu’aujourd’hui je l’achève,
Car c’est de ton amour que mon art est l’élève !
Pourquoi n’aurions-nous plus le bonheur que nous eûmes ?
Tout le beau que j’ai vu, c’est toi qui le résumes !
Et sachant mes désirs soutenus par tes vœux,
Je puis être un grand peintre encore, si tu veux !
Non, non ; je dois partir !
Mais pourquoi ?
Je veux vivre !
Ah ! tu m’aimais assez, m’as-tu dit, pour me suivre,
Le jour où j’ai quitté ce pays étranger ;
Tu vois donc bien que c’est ton cœur qui a changé !
Tu répétais : « Partons ; quand tu veux ; je suis prête ;
Je ne regrette rien ! »
J’ignorais qu’un amour, quelque profond qu’il soit,
Ne fait pas oublier le bonheur de chez soi !
Eh bien, je ne t’oppose aucun refus formel ;
Veux-tu venir à Thiel, à Nimègue, à Bommel,
À Rotterdam, où tu voudras ? Car au besoin,
Nous pouvons bien aller autre part, pas trop loin
De mes parents ; quitter la maison ?
Non !
La ville ?…
Non !
Mais alors c’est moi, Pomona, qui m’exile !
Est-ce donc s’exiler que d’aller vers son rêve…
Et du côté du ciel où le soleil se lève ?
Ah ! quel que soit l’éclat tentant de l’horizon,
Crois-moi, l’exil commence au seuil de la maison !
J’admire encor votre art ; je n’ai pas oublié
Comme il ravit mon cœur et l’a multiplié ;
Et s’il n’est pas douteux que rien ne fut plus sage
Que d’en faire un pénible et long apprentissage,
Je suis certain pourtant que ma force, aujourd’hui,
C’est d’être revenu chez nous, mais avec lui !
Il est en moi ! C’est un flambeau que je rapporte ;
Il m’éclaire…
Et ce sera la nuit ! Tout ce que je déteste :
Un petit art, de petits mots, de petits gestes,
Une existence dont le calme t’acoquine…
Eh ! plains-toi ! Tu en connaissais de plus mesquine !
Ah ! je voulais savoir, et tu m’as répondu !
Oui, c’est de revenir chez toi qui t’a perdu !
Je vois ce qu’il te faut : Le bien-être tranquille
Dans le dorlotement béat de ta famille…
Mais ne comprends-tu pas…
Notre vie eût été si belle ! Et tu la perds !
Tu la veux terre à terre, et, craignant que son vol
Ne nous emporte éperdument trop loin du sol
Où la médiocrité de ton rêve t’attache,
On dirait que tes mains cruelles lui arrachent,
Gardant pour cet effort leur vaillance et leur zèle,
Une à une, toutes les plumes de ses ailes !
Eh bien, soit ! Reste si tu veux ! Je m’en irai !
{{personnaged|JEAN|c|(péniblement)
Tu m’as blessé tantôt, mon cœur est déchiré,
Et voici qu’il te plaît d’agrandir ma blessure !
Nous nous aimions pourtant !
Nous l’avons cru, tous deux ; nous nous sommes souri,
Nous nous sommes donnés, nous avons eu des cris
D’amour qui nous trompaient si bien dans notre fièvre,
Que nos cœurs nous semblaient unis comme nos lèvres !
Pour consoler ta peine ou ton humeur chagrine,
Tu as dormi dans la chaleur de ma poitrine ;
Mon corps fut tien, mon âme essaya d’être tienne,
Et ton âme est restée aussi loin de la mienne,
Aussi fermée à mon désir d’y pénétrer,
Que si jamais nos yeux ne s’étaient rencontrés !
Ah ! Pomona ! tu es méchante, ou tu me caches
Quelque chose !
Mais non.
Ainsi de moi ?
Qui, du jour où tu fus de nouveau sous ce toit,
N’as rien compris de mes regrets, de mes rancœurs ;
Et je ne suis plus seule à posséder ton cœur !
Mais c’est fini, je m’en irai !
Tu deviens folle !
Tu m’offres un destin dont l’aspect me désole ;
Un bonheur languissant et noir qui m’épouvante !
Vis, si tu veux, cette existence décevante !
Que ton cœur soit pour tes parents ! Que la petite
Qui est si bonne, inspire ton art et t’invite
À suivre ses conseils niais et complaisants !
Engourdis-toi dans ton milieu de paysans !
Cesse, pour t’y mêler, de penser en artiste !
Mais ne demande pas toutefois que j’assiste
Et que je participe à cet écroulement,
Je ne veux ni ton art, ni ton amour flamands !
Je m’en irai, demain !
Tais-toi !
Ou je partirai seule !
Je t’aime infiniment, mais lorsqu’en moi j’écoute
Quelle voix me conseille et me montre ma route,
Je préfère, puisque tu me dis de choisir,
L’ordre de mon devoir au cri de ton plaisir !
Je m’en irai !
Ah ! donne ton mépris aux miens comme une injure ;
Traite-les de manants, ingrate à leur accueil ;
Imagine, dans ta folie ou ton orgueil,
Je ne sais quels motifs de t’en croire victime,
Que m’importe ! Tu es à moi ! Et si j’estime
Qu’il serait criminel de céder à tes vœux,
Tu resteras ici parce que je le veux !
Nous verrons bien !
Mais ne dis plus un seul mot des miens ! Je t’en prie !
Kaatje ni mes parents, indulgents tous les deux,
Ne m’ont parlé de toi, comme tu parles d’eux !
Et s’ils t’ont supportée, eh bien, supporte-les !
Je les déteste tous ! Et quant à Kaatje, elle est…
Tais-toi ! Ne parle pas de cette enfant !
Parce qu’elle s’amuse à courir après toi ?
Oh ! c’est honteux !
Car je m’en vais !
Tu resteras !
Tu me fais mal !
Tu m’as fait mal !
Ce n’est pas vrai !
Tout est fini !
Il y a loin, d’ici à Rome !
Il n’y a que le temps d’oublier qu’on aimait !
Parle pour toi !
Pour la dernière fois…
Tiens-le pour dit : Jamais !
C’est bien.
Que vas-tu faire ?
Il faut que j’obéisse !…
Ah ! non… non !…
Bonsoir père.
Bonsoir petite.
Donne-moi ta houppelande ?
L’hiver est amoureux, ma foi, de la Hollande,
Et jamais deux époux n’ont fait si bon ménage !
Il fait si froid ?
Ah ! la nuit sera dure à ceux qui sont dehors !
Où est la mère ?
Ici.
Là-haut ?
Il est sorti.
Seul ?
Oui.
Tu as pleuré ?
Moi ? Non…
Très volontiers… Il est l’heure du pot-au-feu ;
Tu entends la mère ?
De patience. Jean…
Le voici.
Bonsoir père.
Bonsoir fils. D’où viens-tu ?
Un moment. On se croit à la fin de décembre !
Où donc est Pomona ?
Sans doute.
Je vais voir.
Père ?
Je suis allé au moulin…
Pomona ?…
Il fallait que je parle à Jacob…
Où est-elle ?
Là-haut, peut-être.
Par ce temps-ci, le bon vieux cheval !
C’est méchant !
N’est-ce pas ?
Pomona ? Pomona ?
J’ai pensé…
Pomona ? Pomona ?
Comme il crie !
J’ai pensé qu’on pourrait le mettre à l’écurie
Ici ; ne crois-tu pas ?…
Oui…
Je cherche en vain…
Il faut crier plus fort, bien plus fort, mon garçon !
Hein, la mère ?…
On m’entend dans toute la maison !
Pomona ?
Qu’en dis-tu ?
Je pourrai le choyer à mon aise…
Sa chambre est en désordre, ses objets épars…
Mais qu’as-tu donc ?…
Pomona ?
Mais…
Eh bien ? Tu l’as enfin trouvée ?
Ah ! mon père ! Je suis sûr qu’elle s’est sauvée !
Comment ? Que veux-tu dire ?
Disputés ! Elle veut que je retourne à Rome !
Elle m’a dit : Je m’en irai ! Et puis voilà
Qu’elle est partie !… On a dû la voir, quand elle a
Pris ces objets ?
Mais non !
Voyons…
Pomona ? (à Kaatje) L’as-tu vue ? (à sa mère) Et toi ?
Rien !
Tu t’affoles !
Oui ! J’avais peur d’un coup de tête !… Et je bavarde
Ici !… Mais où est-elle ? Où peut-elle bien être ?…
Mais mon enfant…
Pour comprendre ! Elle a dit : Je partirai ! — Alors
Elle part !
Es-tu sûr…
Mais où chercher dehors ?
On ne part pas ainsi !…
C’est affreux ! C’est affreux !
Où tantôt, sans répondre même à ta demande,
Je sortis, Pomona me parlait d’une bande
D’italiens qu’elle avait rencontrée…
Où ?
L’église. Elle disait leur accueil émouvant,
Leur joie et son bonheur immense de les voir,
N’a-t-elle pas été les retrouver ce soir ?
C’est tout ce que je sais…
Sotte, pourquoi n’avoir pas dit cela plus vite !
J’y pense, tout à coup…
C’est bien, c’est bien ; j’y vais
Mon Jean, prends garde !
À quoi ?…
Ils sont nombreux ! Il fait nuit profonde !…
Je la ramènerai ici, vivante ou morte !
Jean !…
Elle est à moi ! C’est mon devoir !
Mon Dieu !
C’est sa femme…
Suis-le !… Sois prudent !
Entendu !
Oh ! mère ! Ce n’est pas sa femme !
Qu’est-ce qui te permet pareille conjecture ?
Que sais-tu ?