Aller au contenu

Kaatje/Préface

La bibliothèque libre.
(p. 5-15).


PRÉFACE[1]


Je suis heureux, Mesdames et Messieurs, de pouvoir, en vous parlant de M. Spaak et de son œuvre dramatique Kaatje, célébrer le succès net et de bon aloi qu’une pièce de chez nous a remporté devant vous. Il ne m’est accordé que quelques minutes pour vous parler de notre théâtre, mais en ces quelques instants l’espère réussir toutefois à vous indiquer suffisamment pourquoi à cette heure, ici, à Bruxelles, M. Spaak triomphe.

Et d’abord constatons ensemble qu’il semblait improbable certes, impossible peut-être, il y a quelques années, qu’une œuvre belge tînt l’affiche au delà d’un nombre fort restreint de soirées.

Vous, le public, vous vous y opposiez presque avec acharnement. Vous étiez plein de préjugés, de doutes, de timidités. Vous n’aviez pas confiance en nous, les auteurs, ni en vous, les juges. La seule pièce française vous attirait : elle, avait subi l’épreuve de la critique à Paris et ce vous était une garantie pour lui reconnaître, à votre tour, des qualités scéniques ou des mérites littéraires.

Vous n’aimiez pas à vous compromettre.

Certes vous aviez tort, mais vous aviez tort avec pondération. Vous aviez pour vous l’habitude et le bon sens apparent. Ce sont deux grandes forces. Vous vous disiez presque avec raison : Le théâtre belge ne fait que refléter, en des miroirs ternes, l’art qui brille ailleurs parmi des glaces et des flambeaux. Le théâtre belge ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, par ce seul fait que les pièces françaises illuminent nos tréteaux. Bien plus. Non seulement les idées, les conceptions, les sentiments mis en relief sont les mêmes à Bruxelles qu’à Paris, mais la manière de les présenter, la manière de les rehausser et de les peindre, est bien plus vivante, habile, charmante et délicate là-bas. Nous n’avons pas le tour de main, la souplesse du doigté, la dextérité suprême. Nos bons mots sont lourds, nos traits d’esprit émoussés, notre légèreté pénible. Nous dansons avec des pieds de plomb.

Si le hasard nous accorde quelque esprit, immédiatement nous le mettons trop en évidence ; toute discrétion disparaît. Au lieu de le placer comme un bibelot de bon goût au coin d’une étagère, nous l’exhibons à la fenêtre à front de rue, avec une ostentation provinciale.

Et encore si l’attirance despotique du théâtre parisien nous avait conduits vers des sujets moins insipides que des badinages autour d’une table de salon ou d’un guéridon de boudoir ou moins rebattus que les querelles et les démêlés entre époux, en des intérieurs bourgeois, si elle nous avait, à la suite des Blanchette ou des Coups d’aile, entraînés vers l’étude des mœurs départementales, la maladresse de notre imitation eût paru moins offensante.

Mais nous choisissions précisément les thèmes les plus usés des drames français. Le mari et la femme toujours en lutte, l’amant inévitable, la jeune fille vicieuse, le fils coureur de dot ou pilier de club, les domestiques sournois et d’obséquiosité insolente, l’intrigue banale, la situation prévue, la scène à faire. Oh ! cette éternelle scène à faire que réclamait avec une obstination sénile le vieux Sarcey et que toute la critique exigeait après lui et qui était toujours à faire et à refaire et qui semblait la raison d’être de toute pièce et qu’on sentait se nouer, à l’aide de trucs et de ficelles et s’approcher et se dérober, pour revenir et éclater presque toujours comme un pétard banal. Or, la fameuse scène à faire ne doit jamais se faire parce que l’auteur s’y applique, elle se fait d’elle-même parce que les situations l’amènent naturellement et en ce sens aucune scène n’est à faire ou toutes le sont.

Mesdames et Messieurs, vous qui êtes le public et qu’on accusa d’être peu accueillants quand sur un de nos théâtres apparaissait une pièce belge, vous n’aviez donc pas tort tout à fait de ne point souligner par vos battements de mains, l’interprétation scénique de tel ou tel de nos travaux malheureux. C’est vous, somme toute, qui avez vu clair ; et ce qui le prouve c’est que dès qu’une réelle originalité s’est manifestée dans notre littérature dramatique, vous ne l’avez boudée et méconnue que peu de temps et qu’aujourd’hui vous l’acclamez. Je regrette que dès l’apparition de l’Intruse et de l’Intérieur vous n’ayez pas rompu immédiatement avec vos anciennes défiances, mais vous avez célébré Monna Vanna, vous avez exalté Pan et vous voici affirmant par un concours cinquante fois répété le triomphe de Kaatje.

Ce qui a dû changer pour que notre théâtre comptât, ce n’est pas seulement la présentation extérieure de l’œuvre, la mise en scène, le lieu de l’action, la situation des personnages, mais c’est le sentiment et la vie interne auxquels ils obéissent.

Les premiers parmi nous, Van Lerberghe et Maeterlinck l’ont compris. Leurs drames d’inquiétude, d’angoisse, de peur, d’affolement ont détonné merveilleusement parmi des milliers de pièces contemporaines. Ils ont les premiers, violemment, attiré vers nous l’attention éparpillée des critiques, et l’étrangeté de leur art qui s’avançait à l’encontre ou plutôt à rebours des autres, donna le signal des renaissances. On ne pourra jamais leur être assez reconnaissant de leurs excès. Au milieu des complications scéniques, des habiletés, des petites ruses savantes, des détails mesquins, ils apportèrent la simplicité, la puérilité même et la franchise nue. Le mystère et comme une sorte de fatalité nouvelle étaient instaurés. Les personnages avaient des cœurs d’enfants. Ils agissaient avec leur seul instinct pour des raisons profondes. La terreur tragique réoccupait, comme jadis, les planches, et ce que l’on ne voyait pas avait plus d’importance que tout ce qu’on montrait. Et le silence jouait un rôle énorme. Il était le personnage central autour duquel tous les autres s’agitaient et il était tantôt la mort, tantôt le malheur et tantôt le crime. Cet art parut aux uns ridicule ; aux autres admirable ; à tous il paraissait mystérieux et nouveau. Il déchaînait les colères ou suscitait les enthousiasmes. Il renversait enfin le mur de la banalité. C’est pourquoi, surtout, il était nécessaire.

D’autres efforts furent tentés : Camille Lemonnier, Edmond Picard, Georges Eekhoud, Iwan Gilkin, Henri Maubel, Gustave Van Zype imprimèrent à leurs drames, dont les uns furent représentés et les autres recueillis en des livres, un caractère d’autant plus heureux qu’il se différenciait davantage des pièces étrangères et depuis longtemps dominatrices.

On se libérait de toutes parts et la dernière des œuvres superbement et nettement affranchies de l’influence française est cet admirable Sculpteur de masques, signée d’un nom nouveau : Fernand Crommelynck. Pourtant aucune d’elles ne parvint à s’affirmer devant le public avec autant de succès, avec surtout une aussi ferme continuité dans le succès que celle qui provoquera nos applaudissements ce soir. C’est qu’aucune ne renferme parmi ses multiples et radieuses qualités, ni avec autant d’aisance, ni avec autant de bonheur, le charme. Et non pas un charme fait d’esprit léger ou d’élégance facile, mais ce charme plus profond et qui, cette fois, nous appartient en propre, je veux dire le charme de l’intimité.

Avez-vous songé combien il est rare dans la littérature et dans l’art français ? À part Chardin, nul peintre depuis Claude et Poussin jusque Manet et Renoir ne le connaît. Des qualités de composition, de dessin, de couleur, de tons et de valeurs les séduisent, seules, ces grands maîtres. Ils font des chefs-d’œuvre dont certes ni l’observation, ni la force, ni la grandeur, ni le pathétique ne sont absents, mais ils ne cueillent jamais dans le travail cette fleur tendre et comme dissimulée sous l’herbe que nous cultivons si fervemment en notre école. Depuis les Van Eyck, elle s’y trouve. On l’admire dans cet admirable intérieur conservé à la National Gallery de Londres et qui nous représente Arnolphini et sa compagne. On la découvre chez Memling, Gérard David ; on la surprend, avec quelle émotion ! dans cet admirable triptyque qui appartient au comte de Merode et qui nous montre saint Joseph, le charpentier, confectionnant près d’une fenêtre, à l’atelier, chez lui, de petites souricières pour les besoins de son ménage. Le sens de l’intimité est inclus dans les œuvres de Breughel, de Grimer, de tous les petits maîtres du XVIIe siècle, et de nos jours il réapparaît plus magnifiquement et plus silencieusement que jamais sur les panneaux de de Braekeleer.

Et dans notre littérature, que de pages en sont imprégnées ! Souvenez-vous des entretiens de Claes et d’Uilenspiegel, dans la légende de De Coster, des tableaux exquis et familiers du Petit Homme de Dieu de Lemonnier, de certaines strophes de Max Elscamp, de tels et tels contes de Delattre, des Ombiaux, Rency, Glesener, songez surtout à Eugène Demolder qui écrivit comme de Braekeleer peignait.

Oui, le charme pénétrant, ému, profond, intime fut bien ce qui, dans Kaatje, fit la conquête immédiate du public. On se sentait chez soi, ou plutôt chez les ancêtres qui ne sont que nous-mêmes dans le passé. L’atmosphère était nôtre. On se retrouvait au fond de sa propre mémoire ; on se reconnaissait enfin.

Peu importait que l’action se passât en Hollande ; se fût-elle déroulée en Flandre elle eût été la même. Ce n’est pas le lieu de la scène qui nous intéresse surtout ; c’est l’esprit qui se répand à travers les péripéties du drame. On peut imaginer — que de fois on l’a fait ! — des intrigues qui se nouent et se dénouent en pleine terre flamande ou wallonne et qui ne nous séduisent guère pour la simple raison que les personnages sont d’ailleurs. Vous aurez beau transporter dans un salon bruxellois le jeune premier et la jeune première et le père noble et la duègne et le larbin important et la soubrette accorte, votre art sera sans vertu, s’ils parlent, pensent, agissent, badinent, rient, pleurent comme dans les pièces des auteurs boulevardiers. Ce n’est point la présentation extérieure qui nous intéresse ; c’est l’âme, la psychologie, la vie que nous voulons sentir autochtones.

Si, quelque jour, le théâtre doit occuper une large place dans notre art, de grâce que ce ne soit pas à cause de son caractère superficiellement et banalement national. Ce serait l’appauvrissement inévitable et le dessèchement rapide. Le lieu de l’action et le sujet traité importent peu ; c’est l’originalité de la pensée et de l’émotion qui demeurent capitales.

Il faut que nous nous attaquions aux généralités éternelles, à ce qui demeure au delà de notre temps, à ce qui existe au delà de notre horizon. Les passions universelles, les idées universelles, les magnétismes universels doivent nous requérir, avant tout.

Quand Maurice Maeterlinck écrit ses premiers drames, il songe à toute la destinée humaine, il bâtit son œuvre sur les tombeaux dont est fait le sol de toute la terre habitée depuis des siècles et des siècles, et c’est l’angoisse, la peur et l’effroi de tout l’être humain en face de l’inconnu et de la mort, en face des ténèbres et de la nuit, qu’il nous dévoile. Seulement, dans sa manière de trembler et de craindre, dans sa manière d’appréhender et de frémir, on sent quelqu’un d’ici, on sent le Flamand superstitieux et naïf, on sent l’enfant élevé à Gand près des canaux, des béguinages, des châteaux des comtes et des ruines de l’abbaye de Saint-Bavon. On croirait même que tout le drame de l’Intruse se passe chez lui, dans sa maison de campagne à Oostacker, et pourtant rien n’est désigné, rien n’est précisé, et si tout cela se passe en Flandre, cela peut aussi bien se passer au bout de l’univers.

Et dans l’admirable Pan de Van Lerberghe le même miracle ne s’accomplit-il pas ? La lutte de l’instinct sacré contre la convention sociale dogmatique, étroite, solennelle ne se livre-t-elle point partout, et le drame n’acquiert-il pas une signification haute où qu’on le joue ? Néanmoins les types que le poète imagine pour projeter sur la scène sa pensée sont à tel point nôtres, leur comique, leur grotesque sont à tel point marqués du sceau flamand que nulle part au monde on ne pourra douter que celui qui les déchaîna dans leur vie ridicule ne soit né au pays des Jordaens ou des Breughel.

Dans Kaatje, un peintre de souche néerlandaise pénétré par sa race, formé par les eaux, le sol, le vent, la lumière de là-bas, se décide, à l’âge de vingt ans, à se dépouiller de lui-même pour chercher dans un pays illustre un enseignement étranger et, si j’ose dire, des émotions, des pensées, des mains, des yeux qu’il croit meilleurs que les siens.

Il en revient un jour, fier de lui-même et de sa métamorphose, presque heureux d’être dévoyé, mais voici que lentement son pays le reconquiert, qu’il le débarrasse de son éducation factice et qu’il lui rend le bonheur dans le sourire d’une petite fille assise près d’un foyer, avec un simple carreau à dentelle posé sur ses genoux. L’idée est générale ; elle contient en elle la lutte de la personnalité humaine contre une éducation fausse. Changez les situations. Au lieu d’un artiste du nord, imaginez un artiste du midi, au lieu d’un paysage flamand imaginez un paysage italien, au lieu d’une éducation reçue à La Haye imaginez une éducation reçue à Venise et faites éprouver à quelque élève de Carpaccio la nostalgie de Bruges comme Jean éprouve la nostalgie de Rome, vous tirerez de la pièce le même enseignement et la même conclusion. Kaatje est vivante et vraie non seulement chez nous, mais ailleurs, mais partout et c’est là son triomphal mérite.

Disons aussi que la pièce vient à son heure. Elle était dans l’air. Que de jeunes poètes doivent regretter de ne l’avoir faite ! À cet instant où notre littérature se forme, où elle se fait ses muscles, son sang et son cerveau, Kaatje lui indique comment elle doit conquérir, fixer et équilibrer sa force.

Certes, il n’est point défendu d’aller au loin s’enthousiasmer d’un art étranger : Rome et Florence au XVIe siècle, Paris au XIXe restent des villes d’exaltation et d’éducation suprêmes, mais il ne faut point se laisser absorber par elles au point d’en ramener une Pomona qui est toute de beauté latine, alors qu’une humble, mais admirable Kaatje, de beauté foncièrement septentrionale, nous attend et nous aime, silencieusement, dans notre logis. C’est en elle que nous devons nous rejoindre, après n’importe quel voyage. C’est en elle que nous devons retrouver toujours plus intense, notre intime vie profonde.

Et maintenant souhaitons que des triomphes pareils à celui de Kaatje se multiplient chez nous. Je ne doute pas que le directeur de ce théâtre accueillant ne le souhaite et ne l’attende également. Sa main reste tendue vers les jeunes et sa plus belle tâche commence. Ce soir, son nom se mêle, avec justice, à toute notre allégresse.

Et puis souhaitons encore — et je termine sur ce vœu — que les prochains succès soient aussi honnêtes, aussi propres, aussi sains, aussi dégagés soit de lentes intrigues, soit d’arrivisme haletant que le succès d’aujourd’hui, le plus superbe que notre théâtre ait enregistré.

Émile Verhaeren.
  1. Conférence faite par M. Émile Verhaeren lors de la cinquantième représentation de Kaatje.