Kama Soutra (trad. Lamairesse)/Titre II/Chapitre 3

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Kama Soutra, règles de l’amour de Vatsyayana.
Traduction par Pierre-Eugène Lamairesse.
(p. 35-40).
CHAPITRE III
Des cas le Kama est permis ou défendu


Le Kama, quand il est pratiqué dans le mariage contracté selon les règles tracées par Manou, entre personnes de même caste, donne une progéniture légitime et la considération générale.

Il est défendu avec des femmes de caste supérieure ou bien de même caste, mais ayant déjà appartenu à d’autres.

Le Kama n’est ni ordonné ni défendu avec des femmes de castes inférieures ou déchues de leur caste, avec les courtisanes et avec les femmes divorcées.

Avec toutes ces femmes, la pratique du Kama n’a pas d’autre but que le plaisir.

On appelle Nayikas les femmes auxquelles on peut s’unir sans péché ; telles sont les filles qui ne dépendent de personne, les courtisanes et les femmes qui ont été mariées deux fois (N° 1 Appendice).

Vatsyayana rattache à ces trois catégories les veuves, les filles des courtisanes, les servantes qui sont encore vierges, et même toute femme de caste qui a dépassé l’âge de puberté, sans se marier.

Ganikapati pense qu’il existe des circonstances ou des considérations particulières qui autorisent la connexion avec les femmes des autres. Par exemple, on peut se faire, selon les cas, les raisonnements suivants ;

— Cette femme veut se donner à moi, et déjà s’est livrée à beaucoup d’autres auparavant ; quoi qu’elle soit d’une caste supérieure, elle est dans la circulation comme une courtisane ; je puis donc m’unir à elle sans pécher.

— Cette femme exerce un grand empire sur son mari qui est un homme puissant et ami de mon ennemi. En devenant son amant, j’enlèverai à mon ennemi l’appui de son mari.

— J’ai un ennemi qui peut me nuire beaucoup ; si sa femme devient ma maîtresse, elle changera ses dispositions malveillantes à mon égard.

— Avec l’aide de telle femme, si je suis son amant, j’assurerai le triomphe de mon ami ou la ruine de mon ennemi, ou la réussite de quel qu’autre entreprise fort difficile.

— En m’unissant à telle femme, je pourrai tuer son mari et m’approprier ses biens.

— Je suis sans ressources et sans moyens d’en acquérir, l’union avec telle femme me procurera la richesse sans me faire courir aucun danger.

— Telle femme m’aime ardemment et connaît tous mes secrets, toutes mes faiblesses et, à cause de cela, peut me nuire infiniment, si je ne suis point son amant.

— Un mari a séduit ma femme, je dois le payer de retour (peine du talion).

— Devenu l’amant de telle femme, je tuerai un ennemi du roi, proscrit par celui-ci et auquel elle a donné asile.

— J’aime une femme placée sous la surveillance d’une autre ; par celle-ci j’arriverai à posséder celle que j’aime.

— C’est par cette femme seulement que je puis épouser une jeune fille riche et belle que je recherche ; si je deviens son amant, elle me fera atteindre mon but.

Pour ces motifs et d’autres semblables, il est permis d’avoir des rapports avec des femmes mariées ; mais il est bien entendu que c’est seulement dans un but particulier, et jamais en vue du seul plaisir, autrement il y aurait faute et péché[1].

L’école de Babhravya professe qu’il est permis de jouir de toute femme qui a eu cinq amants ; mais Ganakipoutra pense que, même dans ce cas, il doit y avoir des exceptions pour les femmes d’un parent, d’un brahmane savant et du roi. Vatsyayana dit que peu de femmes résistent à un homme bien secondé (N° 2, Appendice).

Il est défendu de s’unir aux femmes énumérées ci-après :

Lépreuses, lunatiques, rejetées de la caste, ne sachant pas garder les secrets, exprimant publiquement leur désir charnel, (N° 3, Appendice), atteintes d’albinisme (elles sont impures), et celles dont la peau, d’un noir intense, a mauvaise odeur.

Femmes amies[2], Femmes de la parenté (N° 4, Appendice) ; femmes ascètes avec lesquelles l’union sexuelle est interdite.

Sont réputées femmes amies avec lesquelles l’union sexuelle est interdite :

Celles avec lesquelles nous avons joué dans la poussière (amies d’enfance), auxquelles nous sommes liés d’obligation pour services rendus.

Celles qui ont nos goûts et notre humeur.

Celles qui ont été nos compagnes d’études.

Celles qui connaissent nos secrets et nos défauts comme nous connaissons les leurs.

Nos sœurs de lait et les jeunes filles élevées avec nous ; les amies héréditaires, c’est-à-dire appartenant à des familles unies par une amitié héréditaire.

Ces amies doivent posséder les qualités suivantes : la sincérité, la constance, le dévouement, la fermeté, l’exemption de convoitise, l’incorruptibilité, une fidélité à toute épreuve pour garder nos secrets.

APPENDICE AU CHAPITRE III


N° 1. — Sans doute les femmes mariées qui ont un amant, celles qui sont séparées de leur mari et les veuves. Celles-ci, en grand nombre dans l’Inde, et dans la force de l’âge, sont obligées d’avoir recours à l’avortement pour cacher les conséquences de leur inconduite qui, si elle était connue, serait punie par l’exclusion de la caste.

Toutes connaissent les drogues qui font avorter.

Quand la potion n’a pas produit l’effet voulu, quelques-unes ont recours à des moyens mécaniques qui, souvent, mettent leurs jours en danger.

Ce fait nous a été révélé par des médecins européens qui, dans des cas pareils, avaient été appelés par des femmes indigènes.

Lorsqu’aucun des moyens n’a réussi, les veuves enceintes prétextent un voyage ou un pèlerinage et s’en vont au loin faire leurs couches.

L’avortement était une pratique usuelle chez les femmes galantes de Rome, au temps d’Ovide. Ce poète consacre la 14e Élégie du Livre II des Amours à reprocher ce crime à sa maîtresse, Corine.

« Quoi, dit-il, de peur que les rides de ton ventre ne t’accusent, il faudra porter le ravage sur le triste champ où tu livras le combat ! Femmes, pourquoi portez vous dans vos entrailles des engins homicides ? Les tigresses ne sont pas si cruelles dans les autres de l’Hircanie, et jamais la bonne n’osa se faire avorter ; et ce sont de faibles et tendres beautés qui commettent ce crime, non pas toutefois impunément. Souvent celle qui étouffe son enfant dans son sein périt elle-même ; et, quand on emporte son cadavre encore tout échevelé, les spectateurs s’écrient : Elle a bien mérité son sort. »

N° 2. — Art d’aimer, Livre I. Ne doutez point que vous ne puissiez triompher de toutes les jeunes beautés ; à peine sur mille en trouverez vous une qui vous résistera. Celle qui se rend aisément, comme celle qui se défend, aiment également à être priées.

Si vous échouez, qu’avez-vous à craindre ? Mais pourquoi échoueriez-vous ? On se laisse prendre aux attraits d’un plaisir nouveau, et le bien d’autrui nous paraît toujours préférable au nôtre.

Vous verrez plutôt les oiseaux se taire au printemps, et les cigales en été, qu’une femme résister aux tendres sollicitations d’un jeune homme caressant. Celle même qui paraît insensible brûle de secrets désirs.

Si les hommes s’entendaient pour ne pas faire les premières avances, les femmes se jetteraient dans leurs bras toutes pâmées.

Entendez dans les molles prairies la génisse qui mugit d’amour pour le taureau, et la jument qui hennit à l’aspect de l’étalon vigoureux.

N° 3. — Dans l’Inde, la décence extérieure est toujours observée entre les deux sexes, au point qu’il ne vient à la pensée de personne d’y manquer.

Quand on chemine en troupe, les hommes marchent en avant des femmes, et les attendent aux passages des gués, pour leur tendre la main par derrière. Les femmes se troussent alors jusqu’aux dessus des hanches, et jamais un homme ne se retourne pour regarder (abbé Dubois).

Toute provocation en public d’un sexe à l’autre, et même toute galanterie, sont absolument inconnues.

Une femme se croirait insultée par un homme qui lui témoignerait, au dehors, des attentions particulières.

On verra plus loin que, quand un homme veut courtiser une femme, il procède toujours par des voies indirectes, par des insinuations détournées, des propos à double sens qui semblent s’adresser à une autre personne.

Mais, dans le particulier, les femmes indiennes, habituées à se considérer comme uniquement faites pour le plaisir de l’homme, ne savent rien refuser aux sollicitations dont elles sont l’objet, lors même qu’elles manquent de tempérament et d’imagination, ce qui est le cas le plus ordinaire dans les pays Dravidiens (Sud de l’Inde).


N° 4. — Empêchement à l’union, doctrine de l’Église.
Le Père Gury (Traduction P. Bert.)


Les casuistes hindous, on le voit, vont beaucoup plus loin que les chrétiens dans les incompatibilités pour l’acte sexuel ; ils l’interdisent entre personnes dont les familles sont liées par une amitié héréditaire et à fortiori entre tous les parents à tous les degrés.

Dans sa théologie morale, le P. Gury défend l’inceste, l’union sexuelle avec des parents ou des alliés à des degrés prohibés par l’Église ; au sujet de l’empêchement du mariage par l’alliance, il s’exprime ainsi :

810. — L’alliance est un lien qui s’établit avec les parents de la personne avec laquelle on a un commerce charnel ; ou encore, un lien provenant d’un commerce charnel entre l’un et les parents de l’autre. Il y a donc alliance entre le mari et les cousins de la femme, et réciproquement.

L’alliance vient soit d’un commerce licite ou conjugal, soit d’un commerce illicite, fornication, adultère, inceste.

811. — L’alliance venant d’un commerce licite empêche le mariage jusqu’au 4e degré inclusivement ; venant d’un commerce illicite, seulement jusqu’au 2e degré.

(On sait que l’autorité ecclésiastique accorde beaucoup de dispenses à cet empêchement).

Une alliance n’est contractée que par un acte sexuel accompli et consommé, de telle sorte que la génération puisse en résulter.

812. — Celui qui a péché avec les deux sœurs ou les deux cousines germaines, ou la mère ou la fille, ne peut épouser aucune des deux.

L’homme qui a péché avec la sœur, la cousine ou la tante de son épouse, est tenu de rendre, mais ne peut demander le devoir conjugal ; parce que, comme il s’agit d’une loi purement prohibitive, l’innocent ne peut souffrir de la faute du coupable.

On n’est pas privé du droit de demander le devoir conjugal, pour avoir péché avec ses propres cousines, parce qu’on ne contracte par là aucune alliance avec son épouse.

(Mais c’est seulement quand ce péché a été commis avant le mariage, car l’adultère prive le coupable de son droit).

L’amitié, surtout héréditaire, la parenté et le rejet de la caste sont pour le brahmane les seuls empêchements rigoureux à l’acte sexuel ; nous venons de voir qu’ils autorisent toujours la fornication et qu’ils excusent presque toujours l’adultère. Le Décalogue les interdit absolument et, à cet égard, le P. Gury n’est que l’interprète de la morale chrétienne dans les textes suivants :

411. — La luxure est un appétit déréglé dans l’amour et consiste dans un plaisir charnel (delectatie venerea) goûté volontairement en dehors du mariage. Or ce plaisir vient de l’excitation des esprits destinés à la génération et ne doit pas être confondu avec un plaisir purement sensuel qui provient de l’action d’un objet sensible sur quelque sens, par exemple d’un objet visible sur la vue. Autre est donc l’objet de la luxure, autre l’objet de la sensualité. Un plaisir sensuel, ou n’est pas coupable, ou n’excède pas la plupart du temps, en principe, un péché véniel.

412. — La luxure dans tous ses genres, dans toutes ses espèces, est, en principe, un péché grave. La luxure directement volontaire n’admet jamais matière légère.

IXe Commandement de Dieu : Luxurieux tu ne seras de fait ni de consentement.

C’est, avec un peu plus de rigueur, la morale de Zoroastre et des Iraniens.

Le Bouddha ne l’a adopté que pour ses religieux.

Il a permis aux laïques tout ce qui n’est pas compris dans la prohibition : Le bien d’autrui ne prendras, » en considérant comme bien d’autrui toute femme qui depend d’un mari, ou de ses parents et tuteurs ou d’un maître.

  1. Il est à peine besoin de faire remarquer que cette morale n’est admise que par les brahmanes ; on n’en trouve trace nulle part ailleurs que dans leurs écrits, quelle qu’ait pu être la subtilité des casuistes.
  2. Ce respect pour les amies dont la liste est assez longue ainsi que celle de leurs qualités, honore les Hindous. Nous ne retrouvons pas ce scrupule louable au même degré en Europe où beaucoup de gens ont peine à croire à une amitié platonique entre personnes de sexes différents.