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Kaschmir, jardin du bonheur/3

La bibliothèque libre.
Les Éditions Henry-Parville (p. 37-45).


III

LA MYSTÉRIEUSE DEMEURE


L’inconnu m’écoutait, les yeux fixes. À mon acceptation, il répondit en inclinant la tête, puis il leva les mains au ciel, dans un geste d’hommage et les posa sur mes épaules en prononçant des mots sanscrits. Se retournant enfin, sans plus, il s’en alla. Je le suivis comme j’avais dit. J’eusse été bien inspiré alors d’avertir mes tibétains. Mais je ne sais quel besoin me possède obstinément en voyage d’agir toujours seul. C’est une passion. Je raffole du risque, de l’aventure incertaine, des circonstances imprévisibles où j’aime plonger.

Je m’éloignai donc de mon chalet, sans me retourner. Je ne songeai même pas que je n’avais aucune arme. Cet éphèbe m’enchantait. Comme dans certains rêves heureux, j’avais peur de faire disparaître l’enchantement en prenant des précautions trop réelles… Je montai dans le petit bateau étroit. L’adolescent me dit d’une voix de femme :

— Assieds-toi et ne bouge aucunement car ton mouvement nous ferait naufrager.

J’acquiesçai à ces mots sages. La lune était à ce moment à demi obscurcie par un nuage. Le paysage avait cette langueur silencieuse particulière aux pays d’eau. Une ombre de vent nous portait des odeurs vireuses. De l’autre côté du lac, je voyais quelques-unes des lumières de Sirinagar et à ma gauche non loin, la merveilleuse mosquée de Shah Hamadan qui dressait ses campaniles à cinq pointes, nettement visibles sur le fond grisâtre du nuage lunaire.

La douceur de l’air et la délicatesse de ce spectacle brumeux m’emplirent soudain les yeux de larmes, je ne sais pourquoi. Cependant, le jeune homme, mon guide, pagayait avec une merveilleuse habileté, comme font les indigènes des mers océaniques. J’entendais à peine le soc de ses palettes creuser l’eau, et l’effort qu’il faisait pour propulser la frêle barque. Nous nous taisions tous deux.

En cinq minutes, je ne sus plus où j’étais. La lune reparut pour me dire avec ironie que je serais bien gêné s’il me fallait juger ma route. Nous passions à côté d’îles minuscules, puis entre d’autres vastes et parfumées. Je voyais mon conducteur décrire des méandres bizarres, et je devinai soudain qu’il conduisit de façon à m’interdire plus tard la connaissance du lieu où j’allais…

Le voyage étrange dura longtemps. Je m’efforçais de distinguer et classer des points de repères. Enfin, il me sembla que nous revenions vers ma demeure. En fonction de la lune et des lumières de Sirinagar, cela n’était pas douteux. Mais il subsiste, je l’ai souvent vérifié, une sorte d’illusion dangereuse comme un mirage. Je me tins plus attentif et ma curiosité s’accrut.

— Nourmahal !

L’inconnu avait dit ce seul mot. Je le regardai, infiniment étonné, puis je questionnai :

— Nourmahal ?

Il dit :

— Nous venons de dépasser son jardin.

Une émotion me saisit. Qui n’a pas rêvé à la divine beauté de cette favorite d’Asie ? Nourmahal ! Le mot est magnifique déjà, il est tendre, odorant, caresseur, voluptueux, et il se termine comme un cri de plaisir. Nourmahal ! la maîtresse du terrible Jaan Guir ?

Je me retournai pour garder le souvenir du jardin où Nourmahal avait vécu. Alors comme un linceul jeté net, la nuit m’enveloppa. Je crus plonger violemment dans une atmosphère glacée. Regardant vers mon guide je ne vis plus rien. Il m’avait fait retourner avec une astuce orientale pour m’engouffrer en quelque voûte dont aucune trace ne resterait plus tard dans mon souvenir. La colère me souleva :

— Où me mènes-tu, chien ?

Il dit tranquillement :

— Ne me dérange pas ! Nous sommes en un lieu dangereux. Il y a des caïmans sous nous, et j’ai besoin de ne pas me tromper.

J’entendais sa pagaie fendre et pousser l’eau.

— Baisse-toi !

Je me baissai. Le passage, à mesure que nous y avancions, devenait plus froid. L’odeur de vase s’y développait avec véhémence. L’avancée continuait… continuait. À des rejets légers provoqués par la force centrifuge, je crus deviner que nous décrivions de rapides courbes. Cela commençait à m’irriter. Je me reprochais avec amertume d’être ainsi embarqué si sottement dans une aventure inconnue, sans surtout mes fidèles brownings. Soudain, le bruit de pagaie cessa. Le bateau suivit son erre quelques mètres, puis s’arrêta.

— Penche-toi sur ta main gauche, tâte le mur, sens-tu une poignée ? dit l’adolescent à voix basse avec une indéfinissable émotion.

Je me penchai. Une sorte de heurtoir était là.

— Lève-toi doucement, tiens bien cette poignée. Au pied, il y a un espace pour se tenir debout. Place-toi !

Je n’avais qu’à suivre ces conseils, n’ayant aucun choix entre divers partis. Je fus un instant appuyé à mur lisse, et debout sur une sorte de marche. Alors, j’entendis la pagaie remuer l’eau. Une minute passa. Le silence se fit tombal. Évidemment mon conducteur était disparu. Je l’appelai en diverses langues, coléreusement :

— Où es-tu, fils de prostituée ?

Rien ne répondit. J’étais seul, dans ce lieu inconnu et menaçant, avec l’eau d’un lac souterrain devant moi, piété sur une pierre que je vérifiai être tout bonnement une marche d’escalier. Mais cet escalier descendait et ne montait plus… Je commençai par pester violemment, puis le sens du réel me revint. Après m’être copieusement traité d’imbécile, il fallait « agir ».

J’avais des allumettes. J’en flambai une douzaine pour admirer le local où je m’étais fait débarquer. La voûte avait au moins quatre mètres de hauteur. Elle semblait faite en blocs schisteux de gros poids : travail du temps des rajahs mogols. J’étais sur la dernière marche d’une montée qui s’enfonçait dans la rivière artificielle du souterrain. Derrière moi, il devait pourtant y avoir une porte, mais je ne pus la déterminer. Le heurtoir auquel je m’étais accroché pour monter en ce lieu apparut comme une simple sculpture. Cela figurait Siva jonglant avec des têtes de morts. C’était gai !

Dix minutes passèrent. J’écoutai soigneusement tous les bruits. Il me parut pourtant que l’on s’agitait au-dessus de la voûte. Je me dis : deux solutions à choisir, pas trois : Attendre, ou me mettre à la nage et faire à rebours le chemin qui m’amena ici. Si complexe qu’il soit, on doit en venir à bout.

Comme je mûrissais cette idée, prêt à me déshabiller et à faire de mes frusques un paquet que je porterais au cou, j’entendis grincer la cloison derrière moi. Alors, sur la droite, à un mètre environ, une porte éclairée s’ouvrit. Je me traitai à nouveau d’idiot. Décidément, je baissais, car enfin je devrais avoir l’expérience, et cette ruse était classique. La porte ne se trouvait pas nettement sur mon dos, mais de côté. L’huis inattendu fut à peine entr’ouvert que redevenu un homme d’action je m’étais élancé. Je m’encastrai en bloc, d’une détente, dans l’entrée bienfaisante. Tout plutôt que cette voûte humide ! Je m’apprêtais à diverses contingences agressives, mais je me retins. Il n’y avait là qu’un vieil hangi, dans son costume court de batelier. Il s’inclina avec dévotion devant moi, ferma la porte donnant sur la voûte (elle se poussait tout bonnement) et me dit en kaschmirien :

— Si tu veux m’accompagner, fils de ma vie ?

Me ressaisissant d’un brusque effort de volonté, car je sais qu’il faut en Asie agir selon la lente et calme pensée asiatique, je répondis doctement :

— Mon père, je n’y saurais manquer.

Il s’en alla…