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Kenilworth/24

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 296-308).


CHAPITRE XXIV.

INCIDENTS DE L’ÉVASION.


Richard. Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval.

Catesby. Milord, je vais vous procurer un cheval.

Shakespeare. Richard III.


La fugitive comtesse et son guide allaient traverser un petit bois qui bordait la route, quand le premier être vivant qu’ils eussent vu depuis leur départ de Cumnor-Place se présenta à leurs yeux. C’était un paysan à l’air stupide qui paraissait être un garçon de ferme. Vêtu d’une jaquette grise, il avait la tête nue, les bas sur les talons et d’énormes souliers aux pieds. Il tenait par la bride ce dont, par dessus toutes choses, nos voyageurs avaient le plus besoin, un cheval, en un mot, avec une selle de femme et tout l’équipement à l’avenant. Il salua Wayland en lui disant : Sûrement, vous êtes de la partie ?

— Sans doute, mon garçon, » répondit Wayland sans hésiter un moment ; et il faut avouer que des consciences formées à une école de morale plus sévère auraient pu céder à une occasion aussi tentante. Tout en disant cela, il prit les rênes des mains du jeune garçon, et presque en même temps il aida la comtesse à descendre de cheval et la fit monter sur celui que le hasard avait ainsi présenté devant elle. Tout cela se fit si naturellement, que la comtesse, comme la suite le démontra, ne douta pas que ce cheval n’eût été placé sur leur passage par la précaution de son guide ou de quelqu’un de ses amis.

Cependant le jeune garçon qui venait d’être si lestement débarrassé du dépôt commis à sa garde, commença à ouvrir de grands yeux et à se gratter la tête comme s’il eût été saisi de quelque remords de conscience pour avoir remis l’animal sur une aussi courte explication. « Je suis bien sûr que tu es de la partie, « marmotta-t-il entre ses dents, « mais tu aurais dû dire fèves, tu sais…

— Oui, oui, » dit Wayland au hasard, « et toi lard, tu sais…

— Non, non, dit le rustaud ; attendez donc, attendez,… c’est pois que j’aurais dû dire.

— Fort bien, répondit Wayland ; va pour pois, quoique lard eût été un meilleur mot de passe. »

Wayland, qui pendant ce temps-là était monté sur son cheval, prit les rênes du palefroi de la main incertaine du jeune homme qui hésitait encore, lui jeta une petite pièce de monnaie, et regagna le temps perdu en partant au trot sans plus d’explication. Le jeune paysan continua à rester au pied de la colline que nos voyageurs gravissaient, et Wayland, en se retournant, l’aperçut les doigts dans ses cheveux, immobile comme un terme, et la tête tournée du côté où ils fuyaient. Enfin, au moment où ils arrivèrent au haut de la colline, le maréchal-ferrant vit le lourdaud se baisser pour ramasser le groat d’argent dont l’avait gratifié sa munificence.

« Voilà ce qui s’appelle un présent du ciel, dit Wayland ; c’est une jolie bête, d’une allure charmante, et qui nous conduira jusqu’à ce que nous trouvions à vous monter aussi bien ; alors nous la renverrons pour faire cesser les menaces et les cris. »

Mais il fut trompé dans son attente, et la fortune, qui d’abord avait semblé le favoriser, menaça bientôt de changer en une cause de ruine l’incident inespéré dont il se montrait si glorieux.

Ils n’étaient pas encore à un mille de l’endroit où ils avaient laissé le jeune garçon, qu’ils entendirent la voix d’un homme qui criait derrière eux dans la direction de leur fuite : « Au voleur ! au voleur ! arrête, coquin ! etc. ; » clameurs qui, ainsi que la conscience de Wayland ne le lui apprenait que trop bien, étaient le résultat de sa belle équipée.

« J’aurais mieux fait d’aller pieds nus toute ma vie, dit-il ; c’est le cri de haro, je suis un homme perdu. Ah ! Wayland, Wayland ! que de fois ton père t’a dit que la chair de cheval serait la cause de ta mort ! Que je me retrouve sain et sauf parmi les amateurs de courses de Smithfield et de Turnball-Street, et je veux qu’ils me pendent aussi haut que le coq de Saint-Paul, si jamais je me mêle des affaires des nobles, des chevaliers et des dames de qualité. »

Au milieu de ces tristes réflexions, il tourna la tête à plusieurs reprises pour voir qui le poursuivait, et il fut singulièrement rassuré quand il découvrit qu’il n’y avait qu’un seul cavalier. Pourtant il était bien monté, et il s’avançait avec une rapidité qui ne lui laissait nul espoir d’échapper, quand même les forces de la comtesse lui eussent permis de supporter toute la vitesse du galop de son cheval.

La partie n’est pas trop mauvaise, pensa Wayland, puisqu’il y a un homme de chaque côté. D’ailleurs, ce drôle se tient à cheval plutôt comme un singe que comme un cavalier. Bah ! en mettant les choses au pis, il sera facile de le désarçonner. Mais, Dieu me pardonne, son cheval va s’en charger, car le voilà qui a pris le mors aux dents. « Que je suis bon de m’inquiéter de lui ! » dit-il lorsque ce menaçant adversaire fut arrivé plus près de lui, « ce n’est après tout que ce petit animal de mercier d’Abingdon. »

L’œil expérimenté de Wayland ne l’avait pas trompé, malgré la distance. En effet, le cheval naturellement fort ardent du vaillant mercier se sentant éperonné et apercevant les chevaux de nos voyageurs qui couraient à quelques centaines de verges devant lui, partit avec une telle vitesse qu’il dérangea tout-à-fait l’équilibre de son cavalier, qui non seulement atteignit, mais même passa ceux qu’il poursuivait, quoiqu’il tirât la bride de toutes ses forces et criât à tue-tête : « Arrête ! arrête ! « exclamation qui semblait s’adresser plutôt à sa propre monture qu’à ce que les marins appellent le chassé. Ce fut avec la même vitesse involontaire qu’il dériva (pour nous servir encore d’un terme nautique) d’environ un quart de mille, avant qu’il pût arrêter et faire tourner son cheval. Alors il rebroussa chemin du côté de nos voyageurs, réparant de son mieux le désordre de sa toilette, se remettant en selle, et s’efforçant de remplacer par un air martial et décidé la confusion et l’effroi qui avaient bouleversé son visage pendant sa course forcée.


Wayland eut le temps de recommander à la comtesse de ne point s’alarmer ; il ajouta : « Ce drôle est un sot s’il en fut jamais, et je vais le traiter comme tel. »

Quand le mercier eut repris haleine et retrouvé assez de courage pour les aborder, il ordonna à Wayland, d’un ton menaçant, de lui remettre son cheval.

« Comment, « dit le maréchal avec la fierté du roi Cambyse[1], « on nous commande de nous arrêter et de remettre notre bien sur le grand chemin du roi ! Eh bien donc ! hors du fourreau, Excalibar[2], et apprends à ce preux chevalier que les armes doivent décider entre nous.

— Haro ! au secours ! sus au brigand ! à moi, tout honnête homme ! on m’empêche de reprendre ce qui est à moi.

— Tu invoques tes dieux en vain, vil mécréant, car j’en viendrai à mes fins, dût-il m’en coûter la vie. Cependant, sache, traître maudit, sache, mauvais marchand de batiste et d’étoffes avariées, que je suis ce même colporteur à qui tu te flattais d’enlever sa balle dans le marais de Maiden ; ainsi défends tes jours.

— J’ai dit cela par manière de plaisanterie, camarade ; je suis un honnête boutiquier, un brave citoyen, incapable de me cacher derrière une haie pour attaquer qui que ce soit.

— Alors, par ma foi, très haut et très puissant mercier, je suis fâché du vœu que j’ai fait de t’enlever ton palefroi partout où je te rencontrerais, et de le donner à ma maîtresse, à moins que tu ne le défendisses les armes à la main. Mais ce vœu est passé et enregistré, et tout ce que je puis faire pour toi, c’est de laisser le cheval à Donnington, dans l’hôtellerie la plus voisine.

— Mais sache donc, mon ami, que c’est le cheval même sur lequel je devais aujourd’hui conduire Johanna Thackham, de Shottesbrok, à l’église paroissiale, pour devenir dame Goldthred. Elle a sauté par la fenêtre du vieux Gaffer Thackham ; et, voyez, elle est là-bas, à la place où elle devait trouver le palefroi, vêtue de sa capote de camelot, et son fouet à manche d’ivoire à la main, immobile comme la femme de Loth. Je vous en prie, en termes honnêtes, laissez-moi remmener mon cheval.

— J’en suis fâché, dit Wayland, autant pour la belle demoiselle que pour toi, très noble chevalier de la mousseline ; mais il faut que les vœux aient leur cours. Tu trouveras ton palefroi à l’auberge de l’Ange à Donnington. C’est tout ce que je puis en conscience faire pour toi.

— Le diable emporte ta conscience ! dit le mercier consterné. Voudrais-tu qu’une fiancée se rendît à pied à l’église ?

— Tu peux la prendre en croupe, sir Goldthred ; ce sera merveille de dompter l’ardeur de ton coursier.

— Bien ! mais si vous… si vous oubliez de laisser mon cheval, comme vous me le proposez ? » dit Goldthred non sans quelque hésitation, car il tremblait jusqu’au fond de l’âme.

« Ma balle en répondra. Elle est restée chez Giles Gosling, dans la chambre à la tenture de cuir damasquiné ; elle est remplie de velours simple, double, triple ; de taffetas uni et rayé, de panne de Damas, de moquette, de peluche et de gourgouran…

— Suffit ! suffit ! si, en bonne vérité, il y a seulement la moitié de ces marchandises… Mais que je sois pendu si jamais ce lourdaud a la garde de mon charmant Bayard !

— Comme il vous plaira, mon bon monsieur Goldthred ; et là-dessus je vous souhaite le bonjour… et un bon voyage, » ajouta-t-il en partant au trot avec la dame, tandis que le mercier, tout décontenancé, s’en retournait beaucoup plus lentement qu’il n’était venu, cherchant quelles excuses il pourrait faire à sa fiancée désappointée, qui, debout au milieu de la grande route, attendait son galant serviteur.

« Il m’a semblé, » dit la comtesse pendant qu’ils cheminaient, « que ce ridicule personnage me regardait comme s’il avait quelque souvenir de moi ; pourtant je me cachais le visage de mon voile autant que je le pouvais.

— Si je le croyais, dit Wayland, je retournerais et je lui fendrais la tête : je ne risquerais pas de lui endommager la cervelle, car il n’en a jamais eu plus gros que la tête d’une épingle. Cependant il vaut mieux songer à pousser en avant, et à Donnington nous laisserons le cheval de cet imbécile, afin qu’il n’ait pas une autre fois la tentation de nous poursuivre ; en même temps nous changerons notre costume de façon à déjouer ses recherches, s’il lui prenait fantaisie de les continuer. »

Les voyageurs atteignirent sans autre accident Donnington, où il devint nécessaire que la comtesse prît deux ou trois heures de repos. Pendant ce temps-là, Wayland s’occupa, avec autant d’adresse que d’activité, à concerter les mesures d’où semblait dépendre la sécurité du reste de leur voyage.

Il changea d’abord son manteau de colporteur pour une espèce de blouse, puis conduisit le cheval de Goldthred à l’auberge de l’Ange, qui était à l’extrémité du village opposée à celle où s’étaient logés nos voyageurs. Dans la matinée, comme il courait pour d’autres affaires, il vit le cheval amené et remis à l’intrépide mercier lui-même, qui, à la tête d’une nombreuse cohorte de paysans ameutés par ses cris, était venu pour le reprendre par la force des armes. Il lui fut remis sans d’autre rançon qu’une énorme quantité de bière que burent ses auxiliaires altérés apparemment par la promenade qu’il leur avait fait faire, et dont le paiement fut le sujet d’une violente dispute entre maître Goldthred et le bourgmestre, qu’il avait sommé de l’aider à soulever les gens du pays.

Après avoir fait cet acte de restitution aussi juste que prudent, Wayland se procura pour la comtesse aussi bien que pour lui des habillements qui leur donnaient l’air de campagnards de la classe la plus aisée. Il fut en outre résolu qu’afin de moins prêter aux observations, la comtesse passerait sur la route pour la sœur de son guide. Un bon cheval, mais point fougueux, capable de suivre celui de Wayland, et aussi doux qu’il fallait pour une dame, compléta les préparatifs du voyaye ; cette acquisition fut payée des fonds plus que suffisants que Tressilian avait remis pour cet objet à son agent. En conséquence, vers midi, après que la comtesse se fut rétablie par quelques heures de bon sommeil, ils se remirent en route, avec le projet de se rendre le plus promptement possible à Kenilworth, par Coventry et Warwick. Toutefois ils ne devaient pas aller bien loin sans rencontrer de nouveaux sujets d’alarmes.

Il est nécessaire de prévenir le lecteur que le maître de l’auberge avait informé nos voyageurs qu’une troupe de bons vivants, destinée, à ce qu’il avait entendu dire, à figurer dans quelques-unes des farces et intermèdes qui faisaient partie des amusements offerts d’ordinaire à la reine dans ses tournées d’été, avait quitté Donnington une heure ou deux avant eux pour se diriger vers Kenilworth. Or, l’idée était venue à Wayland qu’en s’attachant en quelque sorte à cette troupe aussitôt qu’ils l’auraient rejointe sur la route, ils attireraient bien moins l’attention que s’ils continuaient à voyager entièrement seuls. Il fit part de cette réflexion à la comtesse, qui, n’ayant d’autre désir que d’arriver immédiatement à Kenilworth, le laissa libre de choisir les moyens de la réaliser. Ils poussèrent donc leurs chevaux, dans l’intention de joindre la bande joyeuse et de voyager de compagnie avec elle. Ils venaient de découvrir la petite troupe, composée partie de cavaliers, partie de piétons, cheminant environ à un demi-mille de distance, sur le sommet d’une petite montagne derrière laquelle ils disparurent bientôt, lorsque Wayland, qui, aussi loin que sa vue pouvait s’étendre, observait tout ce qui se passait, aperçut un cavalier qui venait derrière eux sur un cheval d’une légèreté extraordinaire. Il était accompagné d’un domestique, qui, pour que son cheval pût suivre le trot de celui de son maître, avait été obligé de le mettre au galop. Wayland regarda ces cavaliers avec inquiétude, manifesta le plus grand trouble, se retourna de nouveau, devint pâle, et dit à la dame : « C’est le trotteur de Varney, je le reconnaîtrais entre mille ; voilà une plus fâcheuse rencontre que celle du mercier.

— Tirez votre épée, répondit la comtesse, et percez-moi le sein, plutôt que de permettre que je tombe entre ses mains.

— J’aimerais mille fois mieux, répondit Wayland, la lui passer au travers du corps, ou m’en percer moi-même. Mais, à dire vrai, combattre n’est point mon fort, quoique je puisse tout comme un autre soutenir la vue d’un fer froid, quand il le faut. D’ailleurs, mon épée (hâtez le pas, je vous prie), c’est une pauvre vieille rapière, et je vous garantis que la sienne est une fine lame de Tolède. Il a en outre un domestique, et je crois que c’est ce coquin d’ivrogne de Lambourne, qui le suit sur le cheval qu’il montait, dit-on (je vous en conjure, avancez plus vite), quand il dévalisa ce riche nourrisseur de l’ouest. Ce n’est pas que je craigne Varney ou Lambourne dans une bonne cause (votre cheval ira plus vite, si vous voulez le presser) ; mais cependant… (ne lui laissez pas prendre le galop, je vous prie, de peur qu’ils ne s’aperçoivent que nous les craignons et qu’ils ne nous donnent la chasse… Maintenez-le au grand trot) ; mais cependant, quoique je n’aie pas peur d’eux, je voudrais bien que nous en fussions débarrassés, et plutôt par la ruse que par la violence. Si une fois nous pouvions atteindre la troupe qui marche devant nous, nous nous mêlerions à elle, et nous passerions outre sans être observés, à moins que Varney ne vienne réellement à notre poursuite ; nous serions alors trop heureux de nous en tirer. »

Tout en parlant ainsi, il pressait et retenait tour à tour son cheval, désirant conserver une allure rapide, mais telle cependant qu’elle n’eût rien que d’ordinaire, et éviter une précipitation qui pût faire soupçonner qu’ils fuyaient.

Bientôt ils gravirent la colline dont nous avons parlé, et en arrivant au sommet, ils eurent le plaisir de voir que la troupe qui avait quitté Donnington avant eux se trouvait au bas de la colline, dans une petite vallée où la route était traversée par un ruisseau bordé de deux ou trois chaumières. La joyeuse caravane semblait s’être arrêtée en cet endroit, ce qui donna à Wayland l’espoir de la rejoindre et de se perdre au milieu de la foule avant que Varney les eût atteints. Il était d’autant plus inquiet, que sa compagne de voyage, quoiqu’elle ne fît entendre aucune plainte et ne manifestât aucune crainte, commençait à pâlir d’une manière si effrayante, qu’il tremblait qu’elle ne tombât de cheval. Malgré ce symptôme de défaillance, elle poussa son palefroi si vigoureusement, qu’ils atteignirent la troupe au fond de la vallée, avant que Varney parût sur le sommet de la colline dont ils venaient de descendre.

Ils trouvèrent la compagnie à laquelle ils comptaient s’associer dans le plus grand désordre. Les femmes, échevelées, étaient réunies avec un air d’importance à la porte d’une des chaumières, entrant et sortant alternativement, tandis que les hommes se pressaient à l’entour, tenant leurs chevaux par la bride, et faisant assez sotte mine, comme c’est l’ordinaire dans le cas où leur assistance n’est point nécessaire.

Wayland et la comtesse s’arrêtèrent comme par curiosité, puis, tout doucement, sans faire aucune question, et sans qu’on leur demandât rien, ils se mêlèrent à la troupe, comme s’ils en eussent toujours fait partie.

Il n’y avait pas plus de cinq minutes qu’ils étaient là, cherchant à s’écarter de la route le plus possible, et de manière à placer les autres voyageurs entre eux et Varney, lorsque l’écuyer de lord Leicester, suivi de Lambourne, commença à descendre la colline à toute bride ; les flancs de leurs chevaux et les molettes de leurs éperons portaient les marques sanglantes de la rapidité de leur course. Ce groupe arrêté autour de la cabane, ces individus vêtus de surtouts de bougran pour cacher leur costume de théâtre, leur charrette destinée à transporter leurs décorations, et une foule d’objets bizarres qu’ils tenaient à leur main pour les ménager davantage, tout cela eut bientôt mis nos cavaliers au fait du caractère et des projets de cette réunion.

« Vous êtes des comédiens qui vous rendez à Kenilworth ? dit Varney.

Recte quidem, domine spectatissime[3], répondit un personnage de la bande.

— Et pourquoi diable vous arrêtez-vous ici, dit Varney, lorsque, en faisant toute la diligence possible, vous arriverez à peine à temps à Kenilworth ? La reine dîne demain à Warwick, et vous vous amusez ici, fainéants ?

— En vérité, monsieur, » dit un petit homme qui portait un masque orné d’une grande paire de cornes de bel écarlate, une jaquette de serge noire étroitement lacée autour de son corps, des bas rouges, et des souliers qui, par leur forme, imitaient un pied fourchu ; « en vérité, monsieur, vous avez parfaitement raison. C’est mon père le diable, qui, se trouvant pris du mal d’enfant, nous a arrêtés dans notre marche pour augmenter notre troupe d’un diablotin de trop.

— Il a le diable au corps ! » répondit gaîment Varney, dont le rire n’allait jamais au delà d’un sourire malin.

« Ce que dit le jeune homme est exact, » ajouta le masque qui avait parlé le premier ; « notre diable major, car celui-ci n’est que le minor, est en ce moment criant : Lucina, feropem[4], dans l’intérieur de ce tugurium.

— Par saint George ! ou plutôt par le dragon, qui peut bien être le parent du diable en couches, voilà une plaisante aventure ! dit Varney ; qu’en dis-tu, Lambourne ? ne veux-tu pas profiter de l’occasion pour être parrain ? Si le diable avait à choisir un compère, je ne connais personne qui pût en faire mieux l’office.

— Excepté, pourtant, quand mes supérieurs sont présents, » répliqua Lambourne avec l’impudence polie d’un domestique qui sait que ses services sont tellement indispensables, qu’une pareille plaisanterie passera.

« Et quel est le nom de ce diable ou de cette diablesse qui a si drôlement pris son temps ? « dit Varney ; car il ne nous est guère possible de nous passer d’avance de nos acteurs.

« Gaudet nomine Sibyllœ[5], » répondit le premier interlocuteur ; elle s’appelle Sibylle Lancham, femme de maître Richard Lancham.

— L’huissier de la chambre du conseil, dit Varney ; vraiment elle est inexcusable, elle a assez d’expérience pour savoir mieux arranger ses affaires. Mais qui sont cet homme et cette femme, qui tout à l’heure, avant que j’arrivasse, montaient la colline avec tant de hâte ? appartiennent-ils à votre compagnie ? »

Wayland allait hasarder une réponse à cette question alarmante, quand le petit diablotin s’avança encore pour dire son mot.

« Sous votre bon plaisir, » dit-il en s’approchant de Varney, et en parlant de manière à ne pas être entendu de ses compagnons, « l’homme est notre diable-major, qui a assez de ressources pour en remplacer une centaine ; et quant à la femme… sous votre bon plaisir… c’est la sage personne dont l’assistance est le plus spécialement nécessaire à notre malencontreuse compagne de voyage.

— Oh ! oh ! vous avez donc pu trouver une sage-femme ? dit Varney. Dans le fait elle trottait comme une personne qui se rend dans un lieu où l’on a grand besoin d’elle. Et vous avez sans doute en réserve quelque autre disciple de Satan pour tenir la place de mistress Lancham ?

— Sans doute, monsieur, dit le petit démon ; ils ne sont pas si rares en ce monde que les éminentes vertus de Votre Honneur le lui feraient supposer. Ce maître diable crachera des traînées de feu, vomira sur-le-champ des tourbillons de fumée, si cela peut vous faire plaisir : vous croiriez qu’il a l’Etna dans l’abdomen.

— Je n’ai pas le temps, très digne rejeton du prince des ténèbres, de m’arrêter en ce moment pour assister à ce beau spectacle ; mais voici de quoi boire à l’heureux événement ; et, là-dessus, comme dit la comédie, Dieu bénisse vos travaux ! »

En disant ces mots, il piqua son cheval et se remit en route.

Lambourne resta un instant en arrière de son maître, et fouilla dans sa poche pour en tirer une pièce d’argent qu’il donna au communicatif diablotin, afin de l’encourager, dit-il, à poursuivre sa route vers les régions infernales, vu qu’il avait déjà distingué en lui quelques étincelles du feu sacré. Puis, après avoir reçu du petit drôle les remercîments dus à sa générosité, il donna à son tour de l’éperon à son cheval, et courut après son maître avec la rapidité de l’éclair.

« Maintenant, » dit le rusé diablotin en s’approchant du cheval de Wayland, et en faisant une gambade qui semblait justifier sa prétendue parenté avec le prince des régions aériennes ; « je leur ai dit qui vous êtes ; dites-moi, à votre tour, qui je suis.

— Ou Flibbertigibbet, répondit Wayland, ou un véritable rejeton du diable.

— Tu l’as deviné, répliqua Dickie Sludge ; je suis, comme tu dis, ton Flibbertigibbet ; je me suis débarrassé des liens qui m’enchaînaient à mon savant précepteur, comme je t’avais dit que je le ferais, qu’il le voulût ou non. Mais quelle dame as-tu amenée là avec toi ? J’ai vu que tu étais en défaut, à la première question qui te fut faite, c’est pourquoi je suis accouru à ton secours. Mais il faut que je sache qui elle est.

— Tu sauras cinquante autres choses plus belles encore, mon cher petit lutin ; mais trêve à tes questions pour le moment. Et puisque vous allez à Kenilworth, je vous y suivrai, ne fût-ce que pour ton aimable figure et ta maligne compagnie.

— Tu aurais dû dire ma maligne figure et mon aimable compagnie, reprit Dickie ; mais comment veux-tu voyager avec nous, je veux dire en quelle qualité ?

— Je n’en veux pas d’autre que celle que tu m’as assignée, celle d’escamoteur ; tu sais que je suis au fait du métier.

— Oui, mais la dame, demanda Flibbertigibbet ; car sur ma parole, je crois que c’en est une, et que tu es en ce moment fort en peine pour elle, comme je m’en aperçois à ton extrême agitation.

— Quant à elle, mon enfant, c’est ma pauvre sœur, dit Wayland ; elle chante et joue du luth à attirer le poisson hors de la rivière.

— Fais-la-moi entendre à l’instant, dit le jeune lutin ; j’aime le luth par dessus toutes choses, quoique je n’en aie jamais entendu jouer.

— Alors, comment peux-tu l’aimer, Flibbertigibbet ? dit Wayland.

— Comme les chevaliers aiment les dames dans les vieux contes, par ouï-dire.

— Eh bien donc, continue à l’aimer par ouï-dire, jusqu’à ce que ma sœur soit remise de la fatigue du voyage, » dit Wayland, qui ensuite murmura entre ses dents : « Le diable emporte ce petit drôle avec sa curiosité ! Il faut cependant que je continue à lui faire bonne mine, autrement nous nous en trouverions mal. »

Wayland, s’adressant ensuite à maître Holyday, commença à vanter ses talents comme escamoteur, et ceux de sa sœur comme musicienne. Quelques preuves de sa dextérité lui furent demandées ; il les offrit sur-le-champ, et elles eurent tant de succès que, charmée de s’être recrutée d’un aussi habile homme, la troupe admit sans difficulté les excuses qu’il présenta en faveur de sa sœur, dont on désirait connaître le talent. Les nouveaux venus furent invités à prendre part aux rafraîchissements dont la bande s’était munie, et ce ne fut pas sans peine que Wayland Smith trouva l’occasion de parler en particulier à sa prétendue sœur pendant le repas. Il en profita pour la conjurer d’oublier, pour le présent, son rang et ses chagrins, et de condescendre à se mêler à la société avec laquelle elle allait faire route, ce qui serait le moyen le plus efficace de demeurer inconnue.

La comtesse apprécia la justesse de cette recommandation, et quand ils se remirent en chemin, elle s’efforça de suivre le conseil de son guide en s’adressant à une femme qui se trouvait près d’elle, et en témoignant de l’intérêt à celle qu’ils étaient obligés de laisser en arrière.

« Oh ! elle est bien soignée, madame, » répondit la comédienne, qu’à son air de gaîté, à son penchant à rire de tout, on eût pu prendre pour le type de la femme de Bath[6] ; « et puis ma commère Lancham attache fort peu d’importance à ces affaires-là. Le neuvième jour, si les fêtes durent aussi long-temps, nous la reverrons parmi nous à Kenilworth, quand même elle devrait voyager avec son enfant sur le dos. »

Il y avait dans ce discours quelque chose qui ôta à la comtesse de Leicester tout désir de continuer la conversation ; mais ayant rompu le charme en parlant la premiere à sa compagne de voyage, la bonne dame, qui devait jouer le rôle de dame Gillian de Croydon, dans un des intermèdes, prit soin que la conversation ne tombât point de tout le voyage. Elle entretint sa silencieuse compagne d’un millier d’anecdotes de fêtes à partir du règne du roi Henri, lui détaillant l’accueil que les grands avaient fait à leur troupe, sans oublier le nom des acteurs qui avaient rempli les principaux rôles ; cependant, elle concluait toujours en disant que tout cela n’était rien auprès des fêtes royales de Kenilworth.

« Et quand arriverons-nous à Kenilworth ? » dit la comtesse avec une agitation qu’elle essayait vainement de cacher.

« Nous qui avons des chevaux, nous pouvons de ce pas arriver ce soir à Warwick, et Kenilworth n’est guère qu’à quatre ou cinq lieues au delà ; mais il faudra attendre que nos piétons nous rejoignent, quoiqu’il soit probable que l’excellent lord Leicester enverra des chevaux ou des voitures à leur rencontre, afin qu’ils ne se ressentent pas trop de la fatigue du voyage ; car la fatigue, comme vous pouvez le croire, serait un fort mauvais prélude quand il s’agit de danser devant l’élite du royaume. Et pourtant. Dieu me soit en aide ! j’ai vu un temps où, après avoir fait mes cinq lieues à pied, j’aurais pirouetté toute la soirée sur la pointe du pied, comme un plat d’étain qu’un jongleur fait tourner sur la pointe d’une aiguille. Mais le temps m’a un peu chiffonnée dans ses griffes, comme dit la chanson ; quoique, si la musique et mon partner me conviennent, je puisse encore pincer mon rigodon aussi joliment qu’aucune fille un peu dégourdie du Warwickshire, dont l’âge serait le malheureux chiffre quatre suivi d’un gros zéro. »

Si la comtesse fut assourdie par le bavardage de cette bonne dame, Wayland Smith, de son côté, avait assez à faire à soutenir et à parer continuellement les attaques que lui livrait l’infatigable curiosité de son ancienne connaissance Richard Sludge. La nature avait doué ce maître espiègle d’un penchant à tout épier qui cadrait parfaitement avec la subtilité de son esprit ; de là sa manie d’espionner tout le monde et son ardeur à se mêler des affaires des autres, après avoir acquis la connaissance des choses qui ne le regardaient pas. Il passa toute la journée à pénétrer des yeux sous le voile de la comtesse, et ce qu’il put distinguer ne fit apparemment que piquer sa curiosité.

« Sais-tu, Wayland, que cette sœur que tu as amenée, dit-il, a un bien joli cou pour être née dans une forge, et une main bien délicate et bien transparente pour avoir été habituée à tourner le fuseau ? Sur ma foi, je croirai à ta parenté quand l’œuf du corbeau produira un cygne.

— Allons, dit Wayland, tu es un petit bavard, et tu mériterais d’être fouetté pour ton audace.

— Fort bien ! » dit le diablotin en se retirant à l’écart ; « tout ce que je puis faire, c’est de vous engager à ne point oublier que vous m’avez caché un secret ; si je ne vous rends pas la monnaie de votre pièce, je ne m’appelle pas Dickie Sludge. »

Cette menace et la distance à laquelle le lutin se tint pendant le reste de la route alarmèrent beaucoup Wayland, et il insinua à sa prétendue sœur de feindre d’être accablée de fatigue et de témoigner, sous ce prétexte, le désir de s’arrêter à deux ou trois milles de la belle ville de Warwick, en promettant de rejoindre la troupe le lendemain. Une petite auberge de village leur offrait un pied-à-terre, et ce fut avec un secret plaisir que Wayland vit toute la bande, y compris Dickon, passer outre, après un adieu amical, et les laisser en arrière.

« Demain, madame, dit-il à la comtesse, nous nous lèverons de bonne heure, si c’est votre bon plaisir, afin d’atteindre Kenilworth avant la foule qui doit s’y rassembler. »

La comtesse adhéra à la proposition de son fidèle guide ; mais il éprouva quelque surprise de voir qu’elle ne disait rien de plus sur ce sujet. Ce silence, qui inquiétait Wayland, lui laissait ignorer si elle avait formé quelque plan pour sa conduite future, car il savait que sa situation demandait une grande circonspection, quoiqu’il ne la connût encore qu’imparfaitement. Il conclut cependant qu’elle devait avoir dans le château des amis sur les avis et l’assistance desquels elle pouvait compter, et pensa que sa tâche ne pourrait être mieux remplie qu’en l’y conduisant, conformément à ses ordres réitérés.


  1. On dirait chez nous : Fier comme Artaban. a. m.
  2. Nom de l’épée d’Arthur. a. m.
  3. Cela est vrai, respectable monsieur. a. m.
  4. Lucine, viens à mon aide. a. m.
  5. Elle porte le nom de Sibylle. a. m.
  6. Héroïne d’un conte de Chaucer. a. m.