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Kermesses (Eekhoud)/La Jambette de Kors Davie

La bibliothèque libre.
Henry Kistemaeckers, éditeur (p. 128-152).

La Jambette de Kors Davie


I


Rika Let, l’enfantine vachère de baes Verhulst, semble bien dolente pour un temps de kermesse. Elle a fatigué comme une vaillante durant l’août, aussi ce matin, avant la messe, la baezine lui remit un florin tout luisant, avec ces bonnes paroles :

— Rika, c’est kermesse pour tout le monde. Amuse-toi, ma fille. Voici de quoi t’acheter un mouchoir à la foire, un mouchoir billebarré et frangé dont tu croiseras les deux bouts sur ta poitrine…

Rika ne refusa pas la gratification de sa maîtresse. Mais maintenant, seule dans sa mansarde au-dessus de l’étable, elle retourne entre ses doigts la blanche piécette sans se décider à courir l’échanger contre une parure de son choix à l’échoppe de Suske Derk, le mercier, là-bas à côté de l’église. Dieu me pardonne, des larmes, de grosses larmes perlent dans les yeux vaguement verts de Rika. Quel chagrin gonfle son cœur de dix-huit ans, à la douce blonde ?

— Ah ! soupire-t-elle, si un de nos garçons du village me conduisait à la kermesse et me parait d’un fichu diapré ! Mais qui s’embarrasse de la pauvre Rika ! Nos Jan courtisent des filles autrement apparentées et dotées ! Baezine Verhulst le sait bien, sans cela te donnerait-elle de quoi t’acheter ce que le plus infime terrassier, le moindre batteur en grange ne refuse pas en ce jour a sa chérie… Qui fera danser ce soir Rika Let dans la salle du Cygne d’Or ?… Personne… Non, baezine Verhulst, ce n’est pas fête pour tout le monde…

Et, des pleurs humectant ses longs cils d’or comme l’aiguail accroché aux barbes des épis, machinalement elle se mire dans un fragment de glace, pendu sous une petite Notre-Dame de Montaigu. Elle ne se trouve pas plus laide que mainte de ses compagnes honorées des attentions d’un cochet ardent et réjoui. Laide, Rika ? Non, certes. À moins que la moisson soit laide en août sur le champ des Verhulst, les nattes blondes de Rika émerveillent. Si vous aimez les cerises, vous rêveriez cueillir les baisers entre ses lèvres charnues et rouges. Ou vous n’entendez rien aux appas d’une jeune dirne de notre opulent terroir, ou vous rendrez hommage à la poitrine de Rika par le plus convoiteux des regards.

Elle se pare de ses humbles affiquets des dimanches : d’une collerette et d’un petit bonnet plat éblouissants de blancheur : d’une jupe et d’un corsage que ne déshonore pas le moindre grain de poussière.

La cloche tinte pour la messe.

Va prier, Rika ; qui sait ? le bon Dieu dessillera peut-être les yeux à tous ces aveugles galants de Viersel.

Elle défilait son chapelet avec tant de ferveur qu’une amie dut la tirer par la robe pour l’avertir de la fin de l’office.

Au dehors, les gaillards pimpants — une fleur entre les dents, les bras croisés — guettent, en rangs serrés, la sortie des dévotes rougissantes, leurs valseuses de ce soir. Des regards d’intelligence s’entrecroisent et dans un sourire, dans une simple inclinaison de tête, on fixe un rendez-vous, on tient une promesse, on se laisse arracher un consentement. Sous le sarrau bleu, sous le fichu bariolé, palpitent d’impatientes tendresses.

Aucune œillade ne quémande l’attention des vives prunelles de l’orpheline, et dans aucune de ces poitrines viriles ne bat un cœur à l’unisson du sien.

Pour rentrer a la ferme, elle doit traverser la foire. Suske Derk a étalé sa marchandise. Rika ne daigne pas même la regarder. Aussi le mercier l’interpelle :

— Hé ! la jolie béguine, on ne s’habille pas seulement d’un scapulaire !

L’heure de midi amène chez les Verhulst grande chère en l’honneur de la kermesse. Maîtres, cousins, cognats et domestiques, tous bien endentés, s’attablent autour d’énormes platées portées par la baezine et Rika. De ragoûtantes vapeurs de victuailles saturent la grande pièce et amatissent les cuivres de la cheminée, le Christ, les candélabres, les beaux plateaux, l’orgueil de Rika la proprette. Hardie ! Les voilà qui, graves et méthodiques d’abord, taillent, dépècent, bafrent à leur faim et davantage, sans souffler mot. Ensuite viennent les rasades, car il s’agit de tasser dans le ventre cette charge de viandes grasses. La farineuse pomme de terre du Polder pousse à la soif. Puis ne faut-il pas arroser de généreuses lampées les avaloires dégoisant des propos aussi salés que l’eau de l’Escaut ?

Maintenant Rika s’est approchée à son tour de la table, mais dans son corps le chagrin émousse l’appétit et elle ne mange que du bout des dents. Les commensaux égrillards, déconcertés par son mutisme, l’attribuent à la morgue et tournent leurs entreprises ailleurs. Tout à l’heure, ils rejoindront leurs grosses dindes de faneuses sans plus songer à l’affriolante poulette que tourmente la nostalgie de l’amour.

Non, plus la journée avance et moins elle songe à faire l’emplette d’un fichu chez Derk ; elle rendra plutôt le florin à la baezine !

Les bugles et les crin-crin s’éveillent dans la salle du Cygne d’Or.

Houpsa ! argenteux et besoigneux courent à la danse, qui en souliers, qui en sabots. Lourelourela ! Les quadrilles de se former. On se hèle d’un coin de la salle à l’autre, de couple à couple, pour se faire vis-à-vis. Attention, ils partent…

Seule, Rika Let n’ira pas au bal.

De loin, assise sur le seuil de la grange, elle entend les cuivres et les boyaux, et la retombée des pieds, et les rires et les jurons.

Et dans le crépuscule où se noient lentement les maisons basses du village, au pied du clocher levé vers le ciel comme le doigt vigilant de Dieu, s’illuminent les quatre fenêtres de la salle devant lesquelles se détachent, ainsi que sur un écran rouge, les couples pirouettants, aussi noirs que des diablotins.

Elle ne peut s’arracher à cette contemplation. De la rancœur descend dans son âme jusqu’alors plus blanche qu’un voile de première communiante.

On raconte des choses merveilleuses de Zanne Hokespokes. La petite vieille possède des secrets redoutables : elle donne la clavée aux moutons, tarit les mamelles des vaches, empoisonne les nourrissons. Elle « voit » dans les cartes et le marc du café la destinée de qui la consulte. Aux amantes délaissées elle rend le volage bon ami. Peut-être procurerait-elle un amoureux à Rika l’esseulée ?

Malicieuses suggestions exhalées par le brouillard accablant du soir, la solitude, le spectacle lointain et ironique de la joie des autres. Les couples déhanchés gigotent aussi noirs que des diablotins devant l’écran rouge des fenêtres, la musique stride et dissonne, mais dans les ténèbres s’est enfoncé depuis une heure le clocher du village, levé vers le ciel comme le doigt vigilant de Dieu.

Si, pourtant, profitant de l’absence des maîtres, elle allait trouver la jeteuse de sorts ? Personne ne la rencontrerait. Tout le village s’est porté vers le Cygne d’Or.

Comme ils s’en donnent, bonne Vierge ! Rika a vu parmi les couples tournoyants deux formes entrelacées et deux visages si rapprochés que les deux bouches ont dû se rencontrer !

Oui, elle recourra aux charmes de la vieille Hokespokes quoi qu’il en coûte. Dans sa poche bat toujours la piécette blanche. Joint à quelques gros patards d’épargnés, cet argent suffira pour payer la consultation.

Là-bas, vers Zoersel, sont les bois effrayants où, dans une hutte d’argile, niche la sorcière. Les paysans les évitent et ne les traversent qu’en plein jour et en se signant. La nuit, des rumeurs indéfinissables, si tristes qu’elles n’appartiennent plus à la terre, s’élèvent dans les cîmes des arbres. Il faut une heure au moins pour atteindre la chaumière de Zanne. Rika calcule qu’elle pourra être de retour avant minuit. Les maîtres ne rentreront point plus tôt.

Elle surmonte ses dernières terreurs et s’engage bravement dans la navrante bruyère.



II


Petite ! Ce sachet contient la cendre d’une dent de mort cueillie dans le cimetière de Safftingen, le village submergé par l’Escaut… un champignon dit « chaise à crapaud » arraché au pied de l’arbre auquel se pendit Nol Bardaf, le savetier… À la prochaine lune pleine, par une nuit sans nuages, tu répandras au pied de ton lit la poudre enchantée et piqueras au cœur du champignon une épingle à cheveux en prononçant trois fois ces paroles : « Je te commande, matière charmée, de m’amener l’homme qui doit me blesser comme je te blesse ! » Couche-toi, la plante sous l’oreiller, et attends sans bouger, sans dire un mot. Le bien-aimé apparaîtra. Ouvre les yeux, mais alors surtout, garde-toi de remuer ou de parler. Retiens même ton haleine ! S’il s’éloigne ne cherche point à l’arrêter. Tu le reverras et pour devenir sa femme.

Ainsi prononça Zanne Hokespokes.

Obéissant aux instructions de la sorcière, Rika laissa s’écouler plusieurs jours en attendant la belle nuit sans nuages et lorsque la lune ronde se montra, elle fit point par point suivant la pratique enseignée.

« — Je te commande, matière charmée, de m’amener l’homme qui doit me blesser comme je te blesse ! »

Une fois… deux fois… trois fois…

Couchée sur le dos, les yeux grands ouverts, l’oreille tendue, elle guetta la vision promise. Dans la mansarde baignée de rayons d’argent presque bleus, les riens sont visibles. Le silence a fermé si complètement les bouches de l’espace que Rika croirait entendre le bruit de la chute de la blanche lumière sur le plancher crépitant.

Parfois elle regrette son impiété, son commerce avec une servante du diable, puis elle se réjouit à l’idée de le voir, celui qui doit l’aimer ; puis, de nouveau, elle appréhende qu’il ne vienne.

Hou ! hou ! Un battant de la porte charretière roule sur ses gonds. Un pas sonore et pressé traverse la cour, sans que le chien vigilant s’en offusque. Maintenant, il ouvre la porte de la cuisine. Clope ! clope ! il monte rapidement l’échelle conduisant à la soupente… La terreur l’étreint, un cri s’arrête dans sa gorge car la trappe s’est soulevée.

Le voilà dans la Chambre. C’est un soldat, un jeune artilleur. Il passe devant elle sans la remarquer, dans la blanche clarté lunaire.

Ah ! Rika n’a qu’à le voir pour l’aimer ; c’est bien lui qu’elle attendait. Il a la figure pleine, la tête casquée de cheveux châtains crépus, une bouche bien fendue, un nez légèrement aquilin, avec des narines dilatées, un menton carré, de larges épaules. Une moustache ravissante ombre sa lèvre. Les galons de brigadier ornent sa manche et des éperons sonnent à ses talons. Quelle course endiablée a-t-il fournie ? Sa robuste poitrine se soulève, il halète bruyamment et s’affale sur l’unique escabeau de la place. Elle voudrait déjà se précipiter vers lui, étancher la sueur sourdant de son grand front. Oppressé, il a déboutonné sa tunique, détaché son ceinturon ; et ses pectoraux saillent triomphants.

Un peu défatigué, sans s’occuper de Rika, il inspecte son uniforme de la botte au bonnet de police. Il constate qu’une des boutonnières de son sous-pied s’est arrachée et que son pantalon remonte. Aussitôt il détache complètement la lanière, tire un canif de sa poche et taille dans le cuir à côté de la boutonnière déchirée une nouvelle ouverture. Puis il rajuste le sous-pied ainsi raccommodé des deux côtés au bas de sa culotte.

Rika ne perd aucun de ses mouvements. Elle admire de plus en plus la crânerie et l’aisance avec lesquelles il manœuvre. Le visage du soldat, animé par la course, parait autrement expressif à Rika que ceux des falots de son entourage sans en excepter ces méprisants Odo et Freek, les deux fils Verhulst qu’elle trouvait assez bien tournés auparavant.

L’inconnu se lève, reboutonne sa veste, se sangle dans son ceinturon, campe son bonnet sur sa tête et, du même pas fiévreux et résolu, quitte la pièce. Elle n’ose l’appeler et lui tendre les bras. La trappe s’est rabattue.

Le bruit des pas, le cliquetis du sabre et les vibrations meurent au loin. Un souvenir seulement reste à Rika.

Ou n’aurait-elle pas rêvé, l’impressionnable créature ?

Non, il y a un instant, il s’asseyait presque au chevet du lit de Rika.

Et la preuve : là-bas sur le plancher, cet objet, brillant aux lueurs blafardes de la lune, représente bien le couteau dont il vient de se servir.

Rika ne saurait plus douter. Elle ramasse l’objet, porte à ses lèvres la lame encore ouverte, et comme son haleine ternit l’acier, elle l’essuie, la baise de nouveau, recommence vingt fois le même puéril manège.

Non, la bonne Zanne Hokespokes tient parole. Ce mignon couteau à manche d’écaille de tortue est désormais un gage pour Rika. Ses doigts carressent le fil de la lame, comme s’ils glissaient le long de la moustache naissante du brigadier et elle voudrait se mirer dans les yeux noirs du bienvoulu comme elle le fait dans le métal étincelant.

À force de se fixer sur la tache lumineuse, ses yeux se fatiguent ; l’hypnotisme la renverse sur sa couchette, et pressant le précieux canif contre sa poitrine, elle s’endort pour rêver du martial visiteur.



III


Tarata ! Tarata ! Tarata !…

— Allo hop ! Kors Davie… Ou regrettes-tu de quitter la caserne ! Verdoumm ! le bougre ronfle comme s’il boudait le congé qui l’attend !

Et, las d’admonester cette souche, le brigadier Warner Cats, le pays de Davie et son compagnon de chambrée, le secoua rudement comme le clairon venait de sonner au réveil. Kors se mit sur son séant, s’étira, parut tout interloqué, enfonça ses poings dans ses orbites.

— C’est drôle ! Pouah ! le sacré rêve ! geignait-il en bâillant. Camarade, figure-toi que j’étais déjà à la campagne, mais contre mon gré, je t’assure… Une épouvantable vieille femme me chassait devant elle à coups d’escourgée. Nous traversions les brandes et les dunes, mes buffleteries et mon sabre s’embarrassaient dans les fourrés ; ma peau s’accrochait aux épines… Je franchissais au pas de charge des douves de trois mètres de largeur pour échapper à ma persécutrice. Mais la maudite vieille galopait toujours après moi et m’étrillait de plus belle, sans répit… Et j’étais trop lâche pour me retourner et l’attendre de pied ferme… Oh ! cette course sous les étoiles… Vrai, j’ai failli prendre en horreur notre Campine tant aimée… Car cela se passait dans la Bruyère… Mais du diable si je sais de quel côté, par exemple !… Ah ! mes jambes, mes pauvres jambes… Tu ne le croiras pas, mais je suis comme fourbu…

— Bast, bast ! intervint le fidèle Warner Cats… Songe est mensonge ! comme disait ma grand’mère. Tout à l’heure, lorsque tu chemineras, en dehors des remparts, sur la route de notre beau Wildonck, ces fantômes se seront depuis longtemps dissipés… Je te conseille de te lamenter et de te plaindre… Nargue des cauchemars si le réveil nous sourit !

Kors, hors du lit, paquetait son fourniment, défaisait et repliait ses couvertures suivant l’ordonnance, et ragaillardi par la perspective du campos, il fredonnait un refrain de cantine.

Il s’arrêta court comme il venait de plonger successivement ses mains dans chaque poche.

— Cré nom ! j’aurais pourtant juré l’avoir mis dans mon gousset.

— Quoi ? Qu’arrive-t-il encore, bougonneur du diable ? interrogea Warner.

Pottverdekke ! Le canif de Begga Leuven… de ma Begga… le joli couteau qu’elle m’acheta pour ma fête patronale lors de son dernier voyage à Anvers…

— Eh bien ?

— Il y a que je ne le retrouve plus… En voilà une bénédiction… Que dira Begga ? Moi qui me réjouissais de le lui montrer, le mignon bijou, tout neuf, tout poli. La chère âme ne me pardonnera jamais cette négligence…

— Basta ! Elle le remplacera… D’ailleurs, on n’offre pas de canifs ; cela tranche les nœuds de l’amour ! ajouta gravement Warner. Cela porte malheur.


— En attendant, le malheur c’est d’avoir perdu cette babiole ! Rosse de guigne !

Il retournait vainement ses poches.

— Enfin, résignons-nous, fit-il.

Équipé, il pressa la main de son camarade et empoigna son paquet de hardes.

— Au revoir ! dit Warner. Salue les amis et bois dimanche prochain avec eux une pleine pinte à ma santé chez Maus Walkiers… N’oublie pas de passer par chez mes petits vieux et dis leur que ma bourse est plate comme une figue… Embrasse aussi pour moi Stanss du charron…

— Entendu… On connaît son ordre du jour.

Et il s’élança dans la rue.

Parti du fort de Vieux-Dieu, il suivait la route militaire, dénudée, par une chaude matinée de juillet. En vue du clocher de Wommelghem, il obliqua pour gagner le ruban de queue courant vers Ranst et Broechem. Ici, il trouva des taillis et des drèves qui le protégèrent contre les ardeurs du soleil. Le front ruisselant, il marchait d’un pas alerte, son bonnet de police à la main. Il portait sur l’épaule, au bout d’un cep taillé en route, son paquet noué dans un foulard rouge. Aux cabarets des barrières et des carrefours, il lampait un quart de bière, échangeait quelques gaillardises avec la servante, si elle était digne de cette attention, puis repartait joyeusement. Vers le midi, après avoir traversé ou côtoyé quatre villages, une lieue encore le séparait de Wildonck, de son vieux père et de Begga. Comme il évoquait l’image radieuse et saine de la fraîche promise, voilà que le souvenir du mauvais rêve de la nuit lui revint et aussi celui de la perte du canif. Damné canif ! Kors ne peut séparer l’idée de Begga de celle du cadeau égaré et, par une inscrutable contradiction de la nature humaine, il en veut presque à la pauvre fille de lui avoir acheté cette jambette devenue fatalement un objet d’achoppement pour leur amour. Et il s’entêta de plus en plus dans cette conviction peu généreuse. Sa préoccupation était telle qu’il négligeait de s’orienter. À un moment, il remarqua qu’il s’était égaré.

Il allait traverser un pont jeté sur le canal de la Campine ; or, ce pont n’entrait pas dans son itinéraire. Au-delà, les arbres du chemin s’alignaient à l’infini. Entre leurs fûts, on apercevait des deux côtés de vastes prairies enclavées dans la bruyère immense, mélancolique, pourpre et voilée de gaze. Soudain il avisa dans les prés en contrebas des berges du canal quatre belles vaches, de l’herbe jusqu’au ventre, et non loin d’elles une jeune fille, assise sur le talus, qui les surveillait, une branche à la main.

Il héla la vachère :

— Hé, Mietje, viens ici !

Elle accourut, franchit lestement l’échalier ; mais arrivée à quelques mètres de l’inconnu, elle s’arrêta, le considéra un moment, puis se couvrit le visage de ses mains et fit mine de rebrousser chemin. En pressant le pas, le soldat prévint ce mouvement ; il la rattrapa et la prit doucement par le bras. Il était intérieurement flatté du trouble qu’il provoquait chez cette jeune paysanne. Muette, aussi rouge que les coquelicots, elle baissait les yeux dont le vert marin s’apercevait entre l’or des cils, et elle s’efforçait de détourner son visage et d’échapper à l’examen du dompteur.

— Peste, la jolie minette ! s’exclama-t-il. Pourrais-tu me dire, la blondine, le nom de la paroisse où poussent de si friandes dirnes ?

— Je suis de Viersel ! répondit-elle d’une voix très faible.

— Nous sommes voisins alors et presque pays, car je demeure à Wildonck, où je me rendais…

— Où vous n’arriverez pas en continuant par ici…

— Parbleu, je ne dis pas non, la belle enfant ! Et il y a un instant, je me traitais d’étourneau pour m’être égaré… Mais maintenant je bénis mon étourderie,…

Elle ne répondit rien à ce madrigal, mais son teint s’empourprait.

Il ne la lâchait pas. L’image de Begga, une image renfrognée et boudeuse à cause de l’aventure du canif, pâlissait de plus en plus. Dans ses dispositions d’esprit, il accueillait l’inconnue comme une diversion bienvenue aux pensées moroses qui le bourrelaient tout à l’heure…

— Et comment t’appelle-t-on, fleur de Viersel ?

— Hendrika Let… Rika…

— J’aimai toujours ce nom. C’était celui de ma feu mère… Tes parents habitent-ils loin d’ici ?

— Mes parents ! je ne les connus jamais. Je suis en condition chez boer Davie dont vous voyez la ferme là-bas, à vingt arbalètées, derrière les aulnes…

— Tu ne me demandes pas mon nom, à moi, Rika ?

Elle brûlait de le savoir, ce nom du bienvoulu ; car c’était là le brillant visiteur de la nuit enchantée. Comprimant les battements de son cœur bouleversé, elle feignait de témoigner au cavalier l’indifférence polie qu’une honnête fille montre au passant aimable qui l’accoste sur la grand’route.

— Tu hausses les épaules et fais la moue, Rika ! Que t’importe, n’est-ce pas, le nom d’un soldat, d’un mauvais gars, comme prêche le curé ; d’un dissipateur et d’un dupeur de filles. Eh bien ! apprends-le, malgré toi. Je suis Cornélis Davie, autrement dit Kors. Kors le Noir, actuellement brigadier au 5e d’artillerie, 1re batterie, caserne au fort IV, à Vieux-Dieu, près d’Anvers. Mais, dans deux mois, je retournerai à Wildonck en congé définitif… et assumerai la direction de la ferme des Cigognes, car le vieux Davie a suffisamment trimé… Alors, Rika, Kors Davie prendra femme… Ne lui recommandez-vous personne, gentille Rika ?… Croyez-vous qu’il trouve du choix à Viersel ?

— Je crois que vous vous éloignez de plus en plus de Wildonck ! dit la coquette.

En effet, ils avaient cheminé ensemble et laissé depuis longtemps le canal derrière eux.

— Mauvaise ! fit Kors un peu défrisé. Quel besoin avez-vous de me rappeler le moment de la séparation.

— De ce train, vous arriverez tout au moins demain… Mon soldat, le bonjour… Mes bêtes risqueraient de s’égarer comme vous…

L’espiègle fit mine de se jeter de côté. Cette fois, il la saisit par la taille, et la tenant enlacée, il lui répéta plusieurs fois dans le cou : « Tu es belle, Rika ! »

— Si nos Jan de Viersel vous voyaient si toqué, ils se moqueraient de vous. Il n’y a donc pas de filles à Wildonck ? Et en ville ?

— Au diable les gars de Viersel, les filles de Wildonck et les chiennes d’Anvers ! Je te disputerai à tous les cadets de ta paroisse, nondekeu ! car je te vois plus volontiers que toutes les femelles de la mienne !… Rika, si tu voulais, mon mariage serait chose arrêtée…

— Paille qui flambe ne fait pas long feu !

Il la serrait plus fort.

— Lâchez-moi, brigadier, lâchez-moi ou je crie. Assurément, la boisson parle à votre place… Il y a quelques « chapelles » depuis votre fort jusqu’ici, est-ce pas ?… Que dirait-on si on me rencontrait avec vous ?… Ah, voici à droite, un embranchement qui vous mènera sur le bon chemin… Tirez ailleurs ! Bonsoir !

L’inflammable Davie ignorait maintenant qu’il y eût jamais existé une beauté et une sagesse du nom de Begga Leuven…

— Eh bien ! soit, je pars ! dit-il avec un accent à la fois ému et résolu… Mais une parole encore, Rika… Si dans trois jours je repassais par ici ; si je te répétais alors que je t’aime à en perdre l’esprit ; si je te demandais d’être ma baezine, me repousserais-tu ?

— Cornélis Davie s’amuse aux dépens de Rika Let ; les héritiers des maîtres de la terre n’épousent pas leurs filles de basse-cour…

— Que je meurs si je plaisante ! Kors n’a qu’une parole et qu’une volonté. Rika, dans trois jours, lundi, lorsque je m’en retournerai… m’attendras-tu à cette place ?…

Elle sembla se laisser arracher un consentement.

Mais, lorsque Kors voulut l’embrasser sur les lèvres, elle n’eût pas la force de résister et lui rendit un ineffable, un éloquent baiser.

Alors, avec un effort, il s’engagea dans le sentier, marchant d’un pas rapide, n’osant plus se retourner.

Elle, palpitante d’ivresse et de triomphe, le suivit des yeux jusqu’au moment où un tournant le cacha derrière la chênaie touffue.



IV


Rika Let, décidément réconciliée avec le temps de kermesse, dîne à Viersel chez ses anciens maîtres, les Verhulst, accompagnée de son mari, le beau Kors Davie, de Wildonck, Kors le Noir, héritier de la ferme des Cigognes. Le vieux Davie se rongea l’âme et trépassa, le pauvre ! Ah ! les maléfices de la vieille Zanne Hokespokes sont bien forts, pour qu’ils aient pu convertir Cornélis Davie, le filial Kors, en un enfant dénaturé et un amant infidèle ! Il n’y a pas de recours, dolente Begga, contre la volonté diabolique. Aucun obstacle n’arrêtera les progrès de l’incantation. Résigne-toi, douce Begga, épouse le grand Milè de l’éclusier ; il n’a pas la pécune et la mâle prestance de l’ex-brigadier, mais il t’aimera mieux que ce taboureur.

Il y a un an, jour pour jour, depuis que Rika consulta la maudite. Quelle revanche pour l’enfantine vachère dont personne ne s’occupait ! Elle a voulu faire visite aux Verhulst et leur présenter son argenteux de baes ; car les Verhulst, aussi considérables terriens qu’ils se montrent, sont des indigents comparés aux Davie.

Rika exhibe d’éblouissants atours. Il s’agirait bien, baezine Verhulst, de lui faire l’aumône d’un mouchoir de lainage acheté chez ce juif de Suske Derk. Tâtez plutôt la soie de sa faille : du gros grain, à dix francs l’aune, ni plus ni moins. Les dentelles de son gros bonnet d’apparat coûtent le prix de trois porcs gras et le cœur en diamant qui ballote sur sa poitrine, retenu par un massif jaseran d’or, un bijou de feue la baezine Davie, mère de Kors, vaut bien votre bicoque tout entière, mes maîtres !

L’heure de midi amène grande chère chez les Verhulst, en l’honneur de la kermesse et surtout de la visite des Davie. Maîtres, cousins, cognats, garçons de charrue et botteleurs, tous bien endentés, s’attablent autour d’énormes platées portées par la fermière et la remplaçante de Rika.

L’obséquieuse mère Verhulst se confond en politesses devant la superbe parvenue.

Baezine Davie, une de ces carbonades ? Elles sont tendres comme du beurre… Une tranche de jambon ? Le roi n’en mange pas de pareil. Ou bien reprendrez-vous de cette échinée réservée pour votre visite ? ou une cuillerée de riz au safran ? Il fond dans la bouche.

— Vous êtes bien bonne, baezine Verhulst, mais nous déjeunâmes tard avant de nous embarquer… Kors, nos chevaux ont-ils le pain et l’avoine ?

— Soyez sans inquiétude, baezine Davie, notre baes les affourage lui-même…

Kors, de plus en plus amoureux de sa femme, présidant, à l’autre bout de l’attablée, le coin des hommes, à côté de ces dédaigneux piaffeurs dejadis, Odo et Freek, les fils Verhulst, coule vers la grassouillette Rika ses regards luisants et convoiteux, et sa langue pointe sensuellement aux commissures des lèvres. Rasé de frais, rouge, hilare, engoncé dans son sarrau turquin, il se pelotonne comme un heureux matou. De ragoûtantes vapeurs de victuailles saturent la grande pièce et amortissent les métaux de la cheminée, le christ, les chandeliers, les plateaux, l’ancien orgueil de Rika, la proprette.

Hardie ! Longtemps les convives taillent, bâfrent, dépècent à leur faim sans souffler mot. Ensuite viennent les rasades, car il s’agit de tasser dans le bedon cette charge de viandes grasses. La farineuse pomme de terre du Polder pousse à la boisson ! Puis, ne faut-il pas arroser de généreuses lampées les avaloires débagoulant des propos aussi salés que les flots de l’Escaut ?

Maintenant, aux femmes, on a servi du café avec des tartines de pain doré moucheté de raisins de Corinthe. Les hommes détachent, non sans effort, leur fessier de leur chaise, chargent leur pipe et se mettent à fumer, silencieux et béats, tandis que les vieilles brêche-dents et les dirnes aux blanches quenottes jacassent comme chouettes avec linottes.

Et dans le crépuscule tombant, se noient lentement les maisons basses de la paroisse, au pied du clocher levé vers le ciel, comme le doigt vigilant de Dieu. En attendant que les bugles et les violons s’éveillent au Cygne d’Or, où la baezine Davie brûle de conduire son baes et que rougeoient les quatre fenêtres de la salle de danse, Rika, triomphante, a pris le bras de Kors et promène le docile époux dans toutes les dépendances de la ferme Verhulst. Après avoir visité l’écurie et l’étable, le toit à cochons et la beurrerie, ils grimpent même dans la soupente où dormait la gardeuse de vaches de jadis. Voici le même lit de camp, le même miroir ébréché, l’unique et boiteux escabeau. Un attendrissement et peut-être un vague remords gagnent la jolie petite baezine à la vue de ces objets familiers et elle se laisse choir entre les bras du jeune fermier qui, ravi de tant d’expansion, lui baise goulûment la bouche, et, féru, congestionné et affriolé, se met en devoir de préluder aux confortables passe-temps de la nuit. L’isolement favorise ces épanchements très légitimes et le piot échauffant et les victuailles saignantes et pimentées les provoquent. Déjà il a pris sur ses genoux la potelée gaillarde, qui ne se défend guère. Elle s’oublie et s’éperd dans ses membres enlaçants…

En bas, dans la cour, des voix narquoises les houpent ; il s’en va temps pour la danse. Mais rien ne presse ! n’est-ce pas, femme ? D’ailleurs, Kors opère rapidement. Personne ne les dénichera, nos amoureux tourtereaux de passage !

— Kors, mon mieuxvoulu, fait-elle en soupirant, après un long et délicieux mutisme, ne connais-tu pas cette chambrette ?

— Quelle demande cornue, femmelette ; tu sais bien que mes pieds foulent aujourd’hui pour la première fois cet héritage !

— En es-tu certain ?

Elle rit, très amusée de son air interloqué, moitié fâché, moitié bonasse.

— Mon baes, si soigneux, n’a-t-il jamais rien égaré dans sa vie ? insista-t-elle.

— Trêve de divagations ! Allons danser plutôt !… répond Kors, momentanément allégé en prêtant l’oreille aux stridentes fanfares scandées par les lourdes retombées de pieds.

Houpsa ! Lourelourela ! Argenteux et besoigneux s’accouplent dans les bruyantes sabotières et les groupes se détachent comme de noirs diablotins sur l’écran rouge des vitres du Cygne d’Or.

— Un mot encore…, dit-elle en le retenant par la blouse, ne gardes-tu point le souvenir d’un objet mignon, distrait pendant une nuit de voyage ?

— Assez d’énigmes, ma grosse…, détalons ; j’ai du vif-argent dans les jarrets…

— Allons, puisqu’il faut te rafraîchir la mémoire ? Regarde…

Elle a tiré de sa poche le canif de Begga Leuven.

Il se retourne, tend la main. À peine s’est-il emparé du couteau, qu’il se souvient de la nuit féée… Il revoit la hideuse vieille qui le chasse devant elle à coups d’escourgée ; il traverse les brandes et les marais, son sabre s’accroche aux fourrés ; il galope sans trêve, étrillé, poussif… Mais il en sait plus long que le matin où il conta son cauchemar au loyal Warner Cats, cet ami de cœur qui s’est séparé de lui à cause de son absurde mariage… Il la reconnaît, cette maudite mansarde, où il oublia le gentil couteau, étrenne de sa première fiancée… La raison revient et avec elle ressuscite toute la pure et normale passion de Kors pour Begga. Celle qui s’appelle baezine Davie fut l’atroce bénéficiaire du sortilège. Pour s’engluer aux lèvres de cette damnée, il abandonna Begga, la douce compagne ; plus tard, il fut sourd à la malédiction de l’ancêtre, il ne broncha pas lorsque Begga s’en fût avec le grand Milè, et ne trouva pas une larme pour arroser le cercueil de son père tué par sa honteuse mésalliance !

Et elle, la détestable complice de la sorcière, s’accroche encore à lui comme à la proie savoureuse ; cette goule !

La lune s’était levée, baignant la chambrette de ses rayons d’argent presque bleus.

Sous le regard de somnambule de Kors, Rika tomba, les mains tendues, pour écarter ce qu’elle sentait venir. Dans la main crispée de Kors le Noir, exsangue, le canif ouvert brillait comme pendant la nuit du charme.

Entre deux ritournelles de loure pincée et sonnée dans la salle du Cygne d’Or, la plaine muette, tragique, autour de la ferme Verhulst, fut réveillée par un dissonnant éclat de rire. En ce moment, Kors, délirant, immola sa baezine à coups de couteau… Elle tomba sans crier.

N’était-il pas dit dans l’incantation : « Je te commande, ô plante charmée, de m’amener l’homme qui me blessera comme je te blesse ? »