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L'embranchement de Mugby (Dickens)/Histoire de Charles Dickens

La bibliothèque libre.
L’Histoire de Charles Dickens d’après John Forster (1866)
Traduction par Thérèse Bentzon (1840 – 1907).
J. Hetzel et Cie.



HISTOIRE DE CHARLES DICKENS

D’APRÈS JOHN FORSTER


De tous les romanciers anglais contemporains, Charles Dickens est le plus fécond et le plus populaire. Il naquit le 7 février 1812. Son père, employé aux bureaux de la marine, résidait alors à Portsmouth. La trace des premières impressions de son enfance était restée très vive chez l’illustre écrivain. De même que Walter Scott se rappelait les étranges remèdes appliqués, lorsqu’il avait trois ans, à sa jambe malade, et comment on l’emmaillottait, par exemple, dans une peau de mouton toute chaude, de même Charles Dickens parlait volontiers du petit jardin où il avait fait ses premiers pas, sous les yeux de sa bonne qui le surveillait à travers un soupirail de cuisine, de ses goûters en compagnie d’une petite sœur aînée, du jour où il avait vu, pour la première fois, des soldats faire l’exercice, spectacle qui paraissait l’avoir singulièrement frappé. Il racontait aussi comment, en 1814, il était venu à Londres avec ses parents par la neige. De Londres, M. Dickens avait été envoyé à l’arsenal de Chatham. « C’est là, disait plus tard Charles, que quelqu’un — (je me suis souvent demandé qui elle était et quel chemin elle avait pris après sa mort), — me chantait doucement l’hymne du soir, et je pleurais sur l’oreiller, soit de remords d’avoir donné un coup de pied à celui-ci, soit de chagrin d’avoir été taquiné par celui-là durant le jour. »

La maison qu’habitaient les Dickens était blanchie à la chaux, avec un jardinet devant et derrière ; elle n’offrait rien que de très-modeste ; mais, à peu de distance, sur la grande route, se dressait dans un site charmant une belle demeure, Gadshil place, que le petit Charles se promit à première vue d’acheter quand il serait un homme. Ce rêve, qui devait se réaliser, remplit son enfance ; il a écrit depuis avec son originalité habituelle une vision qui lui vint de cette enfance bizarre et méditative :

« J’étais à moitié chemin entre Gravesure et Rochester ; le fleuve, s’élargissant à vue d’œil, portait vers la mer des navires aux voiles blanches ou tout noirs de fumée, quand je remarquai au bord de la route un singulier petit garçon :

« Holà ! lui criai-je, d’où donc es-tu ?

— De Chatham, répondit-il.

— Et que fais-tu ici ?

— Je m’en vais à l’école.

« Je le rejoignis et nous marchâmes ensemble. Bientôt le petit garçon reprit : « Nous arrivons à la colline où Falstaff[1] se rendit pour détrousser ces voyageurs, vous savez ? et se sauva.


je remarquai au bord de la route un singulier
petit garçon.



— Tu connais ton Falstaff ?

Très-bien, répondit le petit bonhomme. Je suis vieux, j’ai neuf ans, je lis toute sorte de livres ; mais arrêtons-nous, s’il vous plaît, au sommet de la colline, et regardez la maison qui est là.

— Tu la trouves à ton goût ? demandai-je ?

— Dieu vous bénisse, monsieur ! Je n’avais pas la moitié de l’âge que j’ai, que c’était déjà une fête pour moi d’être amené ici devant elle. Et aujourd’hui que j’ai neuf ans, je viens tout seul la regarder. Mon père, me voyant l’aimer si fort, m’a toujours dit : « Si tu as de la persévérance et que tu travailles dur, tu pourras peut-être, un jour à venir, y demeurer. Quoique ce soit impossible ! » ajouta le petit garçon avec un soupir étouffé, mais en ouvrant les yeux de plus belle pour embrasser sa chère maison.

« Je fus assez surpris de ce que me conta là le singulier petit garçon, car il se trouve que cette maison est la mienne, et j’ai lieu de croire qu’il a dit la vérité. »

Le singulier petit garçon n’était autre que lui-même, vous l’avez deviné ; il était en effet très chétif et souffreteux, sujet à des spasmes qui lui interdisaient tout exercice violent. Il n’excella jamais dans les jeux de force et d’adresse prisés si haut par ses compatriotes, mais il avait grand plaisir à regarder les autres enfants s’amuser de la sorte. Cet état maladif se trouva pour lui un avantage inestimable, car il lui dut le goût passionné de la lecture, son unique distraction. Il s’y livrait sans que personne prît grand soin de le diriger, ses parents, chargés de famille, ne pouvant guère s’occuper de lui. Cependant, sa mère lui enseigna les premiers rudiments de l’anglais et du latin ; elle lui donnait régulièrement une leçon tous les jours. Ensuite il fréquenta une école mixte pour les garçons et pour les filles avec sa sœur Fanny. Devenu grand, il voulut revoir cette école, mais, depuis des siècles, lui dit-on, elle était démolie. Une nouvelle rue passait sur ses ruines. Charles ne retrouva pas moins en imagination la boutique du teinturier, située au-dessous de l’escalier, où il était tombé si souvent, le décrottoir dans lequel il se prenait la jambe assez ordinairement, en s’efforçant de nettoyer son petit soulier. « La maîtresse du lieu, disait-il, ne tient aucune place dans mes souvenirs, mais certain roquet, gonflé de graisse et couché sur l’éternel paillasson dans un long couloir étroit, triomphe du temps, en revanche. L’aboiement de cette bête hargneuse, sa manière d’attaquer nos mollets sans défense, le rictus affreux de son museau noir toujours mouillé, entr’ouvert sur des dents blanches, l’insolence de sa queue retroussée en croc comme un panache, tout cela vit encore pour moi. Il devait être d’origine française, son nom étant Fidèle, et appartenait à quelque habitante d’une petite chambre sur le derrière, mystérieuse personne dont l’existence nous paraissait se résumer à ceci : renifler et porter un chapeau de castor marron. »

Charles reconnut plus tard que la grande rue de Rochester n’était guère qu’une ruelle ; mais il la croyait alors, par suite de cette disposition qu’ont tous les enfants à exagérer ce qu’ils voient, large comme un boulevard de capitale. Il s’aperçut aussi que l’horloge publique, qu’il avait supposée la plus grosse du monde, n’était qu’un petit cadran effacé, à sonnerie éteinte ; que l’hôtel de ville, qui lui représentait jadis le palais d’Aladin, se bornait à un misérable monceau de briques et de plâtre. « Hélas ! s’écria-t-il, en faisant cette découverte, de quel droit en voudrais-je à la ville d’être changée pour moi, quand je lui reviens si différent de moi-même ? Toutes mes premières lectures, mes premières chimères datent de ce lieu ; je suis parti croyant à toutes, je n’en rapporte que les lambeaux ; peut-être est-ce de la sagesse, mais nous n’en valons pas mieux. »

Charles Dickens n’écrivit jamais rien qu’il n’eût éprouvé ou vu de près ; on retrouve une grande partie de son enfance dans celle de David Copperfield. Comme le héros de ce récit charmant, il consacrait tous ses moments perdus à fouiller la bibliothèque de son père, une bibliothèque peu considérable, mais choisie ; il liait intime connaissance avec Robinson, Tom Jones, don Quichotte, le Vicaire de Wakefield et certains personnages des Mille et une nuits. L’exemple de ces héros le consolait de maint ennui ; il s’efforçait de les imiter, il voyageait avec eux dans des régions inexplorées. On le vit errer à l’aventure, armé d’un vieil embauchoir de bottes, avec lequel il était résolu à vendre chèrement sa vie en cas d’attaque des sauvages. Les soirs d’été, tandis que les autres garçons jouaient dehors, Charles lisait, assis sur son lit.
Chaque grange du voisinage, chaque pierre de l’église, chaque tombe du cimetière s’associait dans son esprit à quelque incident de ses livres de prédilection. Après avoir tant lu, il finit par prendre lui-même la plume. Une tragédie, intitulée Misnar, sultan de l’Inde, et tirée des Contes des génies, le rendit célèbre dans le cercle enfantin qui déjà l’estimait pour des talents tout particuliers. Personne ne racontait une histoire comme lui, ne chantait mieux une chanson comique. On le faisait monter sur la table pour l’entendre. Sa voix n’avait rien que d’aigre et de perçant ; il s’en moquait par la suite et regrettait d’avoir mis les oreilles des grandes personnes de son entourage à pareille épreuve. Un cousin éloigné, beaucoup plus âgé que lui et qui aimait follement le théâtre, le poussait, au temps dont nous parlons, à se donner ainsi en spectacle. Ce cousin, du nom de James Lamert, était fils d’un chirurgien militaire, et habitait l’hôpital où les chambres vides ne manquaient pas pour jouer le drame et la comédie. Dickens aima toujours les représentations de ce genre ; devenu père de famille, il faisait représenter par ses enfants et quelques-uns de leurs petits amis des féeries, où lui-même remplissait les rôles d’ogre et de géant. Mais revenons à sa propre enfance.

Pendant les deux dernières années que Charles vécut à Chatham, il fréquenta l’école d’un jeune ministre du nom de William Gibs, qui soumit à un frein nécessaire des facultés susceptibles de s’égarer en se portant sur trop de sujets à la fois. M. Gibs se plaisait à proclamer son élève un garçon capable et triompha quand l’avenir vint justifier ses prévisions. À l’époque de la publication de Pickwick, il lui envoya une tabatière avec l’inscription suivante : « À l’inimitable Boz[2] », — risquant ainsi de lui donner la seule mauvaise habitude qu’il eût contractée, à son école, car, dans l’orgueil qu’il éprouva du jugement de son vieux maître, Dickens se mit à faire usage de cette tabatière et ne perdit pas sans peine le goût de priser.

Sur le terrain des jeux, proche de l’école de M. Gibs, fut jouée pendant la fenaison l’une des pièces du petit Charles, les meules de foin représentant les donjons de Seringapatam d’où venaient l’arracher ses compatriotes, les Anglais victorieux, représentés par deux de ses cousins et un autre camarade, tandis que sa fiancée accourait de Grande-Bretagne, la maison d’à côté, pour payer sa rançon et l’épouser. Ce ne fut pas l’une des moindres déceptions de son âge mûr, de voir ce champ, avec ses aubépines magnifiques, son tapis de pâquerettes et de boutons d’or, disparaître effacé par le chemin de fer.

Charles avait neuf ans quand son père fut appelé de Chatham à Londres. Il lui fallut quitter son excellent professeur et la petite bibliothèque qui renfermait ses meilleurs amis, la joie et le soleil de son enfance maladive. On le fit monter dans la diligence, et il regarda fuir autour de lui les bois, les champs, les châteaux, la vieille cathédrale de Rochester[3]. Le soir qui avait précédé son départ, M. Gibs était accouru au milieu des bagages épars pour lui offrir l’Abeille de Goldsmith en gage de souvenir. Ce fut, avec quelques sandwiches, tout ce qu’il emporta pour se distraire durant ce triste voyage. Il était seul dans l’intérieur et se sentait, dit-il, emballé parmi la paille humide comme un envoi de gibier franc de port.

La pluie tomba tout le temps ; il entrevoyait son existence future à travers ces ondées grises ; et, malheureusement, les tristes pressentiments dont il se sentait accablé ne le trompaient pas. Son père était en proie à de cruels embarras d’argent ; il s’en aperçut quand il arriva à Londres. La signature d’un acte qui n’était autre qu’un engagement avec des créanciers, bien que le pauvre enfant le prît pour un parchemin diabolique, revenait sans cesse dans la conversation autour de lui. Le résultat de cette signature fut une réforme radicale dans la manière de vivre des Dickens. Ils durent habiter un logement sordide des faubourgs de Londres. Là, point de camarades pour Charles, aucun plaisir. Le petit garçon ne s’expliquait ni son isolement ni les privations qu’il lui fallut supporter ; mais, se rendant pleinement compte de tout ce qu’il avait perdu en quittant Chatham, il ne désirait qu’une chose : être envoyé n’importe à quelle école pour apprendre n’importe quoi. Sans le savoir, fait observer l’ami dévoué auquel nous empruntons ces détails, M. John Forster, il était à l’école dans ce galetas ; l’école de l’adversité en vaut une autre, et son caractère s’y formait pour l’avenir en même temps que son talent. — C’est au sentiment profond qu’il acquit de l’horreur de la pauvreté dans le bas quartier d’une grande ville, que Charles dut la popularité de ses premières œuvres, où tout ce qu’il souffrit est peint avec un naturel si poignant. Charles Dickens aimait tendrement son père et parla toujours de lui comme du meilleur des hommes, louant son dévouement aux siens, la tendresse avec laquelle il le veillait pendant ses maladies ; mais on ne peut nier que le manque de ressources et une certaine insouciance naturelle firent que le pauvre homme s’habitua peu à peu à voir son fils aider au ménage, cirer les bottes, faire les commissions, surveiller les petits frères et sœurs (ils étaient six, deux d’entre eux étant morts en bas âge), et qu’il perdit de vue la nécessité de l’instruire.

Le jeune Lamert, qui venait d’achever ses études et qui, en attendant une commission dans l’armée, vivait avec la famille Dickens, avait bien fabriqué un petit théâtre pour son pauvre cousin, dont l’abandon lui inspirait une profonde pitié. Ce jouet était le seul amusement de Charles ; mais on peut croire qu’il ne le consolait pas de tout. Voyant sa sœur Fanny nommée, sur ces entrefaites, élève à l’Académie royale de musique, il sentit comme un coup de poignard qui ne ressemblait en rien assurément à la jalousie, mais qui trahissait néanmoins un retour involontaire sur lui-même. Songez qu’il passait toutes ses heures de loisir à rêver tristement, le regard tendu, à travers la fumée, sur le dôme de l’église Saint-Paul, quand il n’allait pas devant les hospices ou les maisons de charité affronter les plus affreux tableaux de misère et de souffrance. Il faut dire que les indispositions continuelles, qui l’empêchaient lui-même de grandir et de se développer, contribuaient à cette humeur mélancolique. Du reste, il s’en laissait aisément distraire ; une promenade dans les beaux quartiers de Londres le transportait de joie.

Les seules visites qu’il eût occasion de faire étaient tantôt à son oncle, tantôt à son parrain. Ce dernier, qui était un fabricant de mâture et de gréements maritimes, vivait dans l’aisance et le traitait avec bonté. Charles payait son écot, quand il allait le voir, par des chansonnettes, lesquelles, en certaine circonstance, ravirent un honnête constructeur de bateaux, hôte de son parrain, au point de lui faire traiter le gamin de véritable prodige. Jamais Dickens n’allait dîner en ville sans s’extasier sur les illuminations des rues, qui restèrent pour lui le plus beau des spectacles. Le frère de sa mère, M. Barrow, habitait la maison d’un libraire récemment décédé, dont la veuve prit en amitié le petit Dickens, qui venait voir souvent son oncle, retenu au lit par une fracture de la jambe ; elle prêtait des livres à l’enfant. À cette époque, il essaya d’écrire des portraits : celui d’une vieille femme sourde qui faisait des hachis délicats au brou de noix, celui d’un vieux barbier qui n’était jamais las de raconter la dernière guerre contre Napoléon,


en signalant les fautes du grand empereur et en reconstruisant la vie de ce dernier sur un plan de sa façon ; mais jamais il n’aurait eu le courage de montrer pareilles élucubrations. La jambe de M. Barrow n’était pas encore remise, quand une nouvelle attaque de fièvre remit Charles sur le flanc. Au même moment, son père, persécuté de nouveau par ses créanciers, se trouvait à bout d’expédients. Mme Dickens essaya de lui venir en aide. Le parrain, qui avait des connaissances aux Indes, ayant fait observer que les Anglais de ce pays-là envoyaient leurs enfants dans la mère patrie pour y être élevés, imagina de mettre une plaque de cuivre sur sa porte et d’ouvrir un pensionnat. Charles sautait d’allégresse. Avant tout il voyait la possibilité d’aller en classe et de recueillir quelques bribes d’instruction. Laissons-le parler lui-même :

« Je distribuais de tous côtés des prospectus qui appelaient l’attention du public sur notre établissement ; mais aucun élève ne se présentait, et je ne vis jamais faire le moindre préparatif pour en recevoir. Ce que je sais, c’est que tout allait fort mal avec le boucher et le boulanger, que souvent nous n’avions pas de quoi dîner et que, finalement, on arrêta mon père. »

Le petit malheureux passait son temps désormais à porter, tout en larmes, des messages de ci de là en faveur du prisonnier. Son père, au moment d’être mis sous les verrous, lui avait fait entendre que ce serait pour toujours. Cela faillit lui briser le cœur. Il s’en allait à la prison pleurer avec son père au coin du maigre feu qui languissait dans une grille rouillée. Un autre débiteur partageait la chambre de M. Dickens, et, pour dîner, on empruntait le couteau et la fourchette d’un capitaine qui logeait au-dessus. Tout cela fut raconté plus tard dans David Copperfield. Charles s’en retournait consoler sa mère, qui vendait ou mettait en gage peu à peu tout ce qu’elle possédait. L’enfant était chargé de faire ces tristes marchés. Les livres apportés de Chatham partirent d’abord ; tout le reste suivit, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que les lits, quelques chaises et une table de cuisine. La famille campait, pour ainsi dire, dans les chambres vides ; mais tout cela n’était que le prélude de plus grands soucis. À dix ans, Charles, avec son caractère impressionnable et sa vive intelligence, se vit réduit à entrer comme petit employé dans le magasin de cirage du beau-frère de James Lamert, moyennant six shillings par semaine. Le magasin de cirage était une vieille maison sale et délabrée, touchant à la rivière et littéralement envahie par les rats ; ces animaux fourmillaient dans les caves, et leur tapage incessant remplissait l’escalier vermoulu. Le comptoir était au premier étage et donnait sur les forges à charbon ; il se trouvait là un recoin où Charles travaillait à couvrir les pots de cirage d’un papier huilé, puis d’un morceau de papier bleu qu’il fallait fixer par une ficelle et rogner tout autour. Quand un certain nombre de pots étaient ainsi préparés, il fallait coller sur chacun une étiquette. Deux ou trois autres garçons travaillaient à l’étage inférieur, moyennant les mêmes gages. L’un d’eux monta le premier jour, son bonnet de papier sur l’oreille, pour enseigner au nouveau venu à faire le nœud. Son nom était Bob Fagin ; on le retrouve dans le récit intitulé : Olivier Twist.


il fallait coller sur chaque pot une étiquette.



M. Lamert avait proposé avec bonté de faire étudier Charles de midi à une heure ; mais cet arrangement se trouva être incompatible avec les exigences du comptoir. Pour la même raison, le petit Dickens dut passer bientôt, avec ses pots, sa feuille et ses étiquettes, dans la salle commune, où il travailla côte à côte avec Bob Fagin et un autre polisson appelé Green.
Bob Fagin était orphelin et demeurait chez son beau-frère, un batelier de la Tamise ; le père de Poll Green était pompier, attaché au théâtre de Drury-Lane, où la petite sœur de Poll jouait les diablotins dans les pantomimes.

« Aucune parole ne peut rendre, raconta plus tard Dickens, la secrète angoisse qui s’empara de mon âme, quand je sentis toutes les espérances dont je m’étais bercé d’être un homme savant et distingué s’éteindre en moi une à une. J’étais si pénétré de douleur et de honte, qu’aujourd’hui encore, célèbre, choyé, heureux, il m’arrive d’oublier dans mes rêves que j’ai une femme et des enfants chéris, et même que je suis un homme, pour me reporter désolé vers cette époque de ma vie.

« Ma mère, mes frères et mes sœurs demeuraient loin. J’aurais eu beaucoup de peine à rentrer chez nous et à revenir dans la limite de l’heure du dîner ; j’emportais donc mon repas, quand je n’achetais point dans une boutique du voisinage un pain de deux sous, avec une petite portion de bœuf ou un peu de fromage. J’arrosais cela d’un verre de bière pris dans un misérable vieux cabaret, de l’autre côté du chemin, à l’enseigne du Cygne, autant que je puis m’en souvenir. »

Il était si petit pour son âge et il avait l’air si pauvre avec ses habits râpés, que les gens qui ne le connaissaient pas ne se fussent point souciés de lui verser de la bière. Certain soir, il voulut célébrer l’anniversaire de sa naissance ou quelque autre date mémorable en demandant un verre d’ale, et de la meilleure. Le cabaretier le toisa des pieds à la tête par-dessus son comptoir avec un singulier sourire ; puis il appela sa femme.

« Je les vois encore, racontait Dickens : le cabaretier, en manches de chemise, sa femme sur le seuil de l’arrière-boutique, son ouvrage à la main, et moi tout confus de leur curiosité, répondant de mon mieux aux questions sur mon nom, mon âge, ma demeure, mon métier, de manière à ne compromettre personne. Ils me servirent de l’ale qui n’était pas, je crois, des plus fortes, et la cabaretière, se baissant, me donna un baiser dans lequel il y avait de l’étonnement et de la compassion, mais d’abord beaucoup de bonté féminine…

« Un autre jour d’abondance, je me hasardai dans un grand restaurant et demandai une tranche de bœuf à la mode, pour manger avec le pain que j’avais apporté sous mon bras, enveloppé de papier comme un livre. Ce que pensa le garçon de service de cette étrange petite apparition, surgissant là toute seule, je l’ignore ; mais je le vois encore me regarder fixement tandis que je mangeais… Je lui donnai un sou et j’aurais voulu qu’il ne le prît pas. »

La grande fête du pauvre Charles était le samedi soir. Il retournait chez sa mère, ses six shillings en poche, s’arrêtant devant toutes les boutiques pour se demander ce qu’il pourrait acheter avec une si grosse somme. Il paraissait, sous le nom de Portefeuille, une édition périodique à bon marché de pièces choisies qui le tentait singulièrement. Quelquefois il ne résistait pas à l’envie d’entrer dans une baraque pour admirer un chien savant, un sauvage ou un nain. Sur ces entrefaites, les affaires s’embrouillant de plus en plus, la famille Dickens alla vivre près de son chef dans la prison même. Charles fut confié à une vieille dame pauvre qui prenait des enfants en pension. Elle en avait trois déjà chez elle. Charles se procurait lui-même les deux sous de lait nécessaires à son déjeuner ; il avait un petit pain et un quart de fromage sur une planche spéciale pour son souper. Ces deux repas faisaient un trou considérable à sa bourse ; il lui fallait vivre cependant toute la semaine sur les sept shillings. Ses gages s’étaient élevés à cette somme ; il la partageait en sept petits paquets qui portaient chacun le nom d’un jour de la semaine. Sans doute son père payait son logement ; mais Charles ne recevait pas d’autre secours du lundi matin au samedi soir, ni conseil, ni consolation, ni appui de personne au monde. Le pire, c’est qu’il était très enfant sous certains rapports, et que souvent il dépensait en sucreries l’argent de son dîner. Alors il dînait de pudding, se rendant, selon l’état de ses finances, soit dans une boutique élégante, où le pudding s’assaisonnait de raisins de Corinthe, soit chez un marchand plus rustique qui fabriquait un gros gâteau lourd et spongieux, susceptible de bourrer davantage. À l’heure du goûter, il lui arrivait presque toujours de tromper sa faim en allant admirer les denrées du marché.

Ses dimanches, il les passait à la prison, après être allé, dès neuf heures du matin, chercher sa sœur Fanny à l’Académie de musique, où il la ramenait le soir. C’était une triste existence et pleine de dangers ! « Sans la miséricorde de Dieu, disait souvent Dickens, je serais devenu aisément, abandonné comme je l’étais, un petit voleur ou un petit vagabond. » Dieu le protégea sans doute, mais il se défendit bravement lui-même contre les mauvais exemples. Bien qu’il n’eût jamais laissé soupçonner à ses camarades, fût-ce par un mot, qu’il était né dans une condition plus élevée que la leur, il se distinguait par sa conduite et ses manières, de telle sorte que ces gens grossiers lui témoignaient une déférence involontaire, l’appelant toujours le petit monsieur. Un contre-maître, du nom de Thomas, qui avait été soldat, et un charretier appelé Harry osaient seuls l’interpeller quelquefois par son nom de Charles, mais ce n’était que dans les moments d’effusion, quand il les avait charmés, durant leur besogne, par ses réminiscences des lectures d’autrefois. Poll Green voulut un jour protester contre l’appellation de petit monsieur, mais Bob Fagin, un grand et fort gaillard, le remit à sa place. En se montrant paresseux ou dédaigneux du travail qui lui était attribué, Charles ne se fût attiré que des moqueries ; il tint très sagement à se faire estimer en accomplissant au contraire ce travail mieux que personne. Il y avait assaut d’adresse et de dextérité entre Bob Fagin et lui, à qui couvrirait le plus de pots de cirage en cinq minutes. Son abaissement lui était cependant très douloureux, d’autant qu’il avait perdu tout espoir d’en sortir ; mais jamais sa famille ne l’entendit murmurer. Une fois seulement il peignit à M. Dickens le chagrin qu’il éprouvait à rentrer chez des étrangers, après le labeur de chaque jour, d’une façon si touchante, que le pauvre homme comprit soudain ce qu’il n’avait point paru soupçonner jusque-là, combien l’enfant avait été à plaindre. Il lui proposa d’habiter une mansarde dans une dépendance de la prison. La mansarde ne renfermait qu’un grabat et donnait sur un chantier de bois de charpente ; mais, pour Charles, ce gîte qui le faisait rentrer dans le cercle de la famille était le paradis. Dès lors il déjeuna chez ses parents, c’est-à-dire dans la maréchaussée ; le petit revenu qui restait à son père suffisait pour les dépenses de table, et, à la liberté près, on vivait mieux en prison que dans le logis misérable dont il avait fallu vendre les meubles.

Cependant, Charles souffrait toujours, par intervalles, de ses attaques ; une fois il en fut pris à la fabrique. Le malheureux endurait un véritable martyre et se tordait sur le lit de paille qu’on lui avait improvisé par terre. Bob Fagin le combla de soins, remplissant d’eau chaude des bouteilles pour les lui appliquer sur le côté, s’opposant à ce qu’il rentrât seul après l’accès, et le reconduisant de force. Cela mit le pauvre Charles dans un cruel embarras ; il était trop fier pour avouer qu’il habitait une prison. Tous ses efforts pour se débarrasser de son protecteur ayant échoué, il imagina de lui dire adieu devant la première maison venue, comme si cette maison eût été la sienne. Dans la crainte que Bob se retournât, il frappa même à la porte pour soutenir son mensonge, et demanda si ce n’était pas là que demeurait M. Fagin.

Tandis qu’il végétait ainsi, tantôt à l’ombre d’un mur de prison, tantôt dans une noire et fétide fabrique, Fanny obtint l’un des prix donnés aux élèves de l’Académie royale de musique. Charles aimait tendrement sa sœur ; néanmoins, tout en applaudissant à ce beau succès, il ne put s’empêcher de s’avouer qu’il ne recevrait jamais semblable récompense. Le soir il pria Dieu, avec larmes, de l’arracher par quelque miracle à une vie d’humiliation et d’ignorance. Le ciel l’exauça. Un héritage assez considérable permit tout à coup à son père de sortir de prison, et, muni du certificat le meilleur et le mieux mérité, Charles quitta de son côté la fabrique de cirage. À peine avait-il dépassé sa douzième année ; il était encore extraordinairement petit de taille, mais déjà mûr par la pensée. Tout ce qu’il avait souffert lui avait laissé une sorte de méfiance des épreuves que la destinée pouvait lui tenir en réserve ; ce sentiment, rare chez un enfant, se joignait du reste à tant de persévérance et de volonté, qu’il pouvait passer pour une vertu. Jamais Dickens ne compta sur les circonstances ; son idée fixe était d’arriver au but en dépit des plus contraires. Il apportait dans cette lutte incessante une énergie qui approchait parfois de la dureté ; l’inébranlable certitude que tout est possible à ceux qui veulent fermement, lui fit jusqu’à la fin de sa vie accepter sans hésitation les plus lourds travaux, les plus accablantes responsabilités.

Ses parents l’envoyèrent comme externe à une certaine académie de Wellington house, où les études ne paraissent pas avoir été très sérieuses. Elle revient souvent dans ses ouvrages avec divers portraits de professeurs et d’élèves, ceux-ci plus occupés d’oiseaux, de mouches et de souris blanches cachés dans leurs pupitres, qu’à écrire leurs devoirs ou à apprendre leurs leçons. Il s’ensuivait que souris et moineaux étaient beaucoup plus savants qu’eux-mêmes. Une souris blanche, entre autres, nichait sous la couverture d’un dictionnaire latin, grimpait aux échelles, s’attelait à un char et portait un fusil sur l’épaule ; elle joua même dans certaine comédie le rôle du chien de Montargis. Malheureusement il lui arriva de se tromper de chemin dans une procession triomphale au Capitole et de tomber dans un encrier profond. Elle s’y noya et en fut retirée teinte en noir. Charles prenait sa part de ces espiègleries ; peut-être même ajoutait-il au désordre de la classe en faisant circuler de petites histoires qu’il composait volontiers, et en organisant ses chères comédies. C’était à cette époque un petit garçon frisé, d’une gaieté aimable, toujours propret et tiré à quatre épingles. Sa santé s’était améliorée ; il se livrait au plaisir de vivre dans un milieu de son goût. S’il ne devint pas un brillant élève, c’est qu’on ne lui en laissa pas le temps. Au bout de deux années, ses parents, qui, chargés de famille, avaient hâte d’assurer une carrière à chacun de leurs enfants, le placèrent comme petit clerc chez un procureur. Si Charles Dickens n’avait travaillé tout seul, avec un zèle infatigable, il n’eût rien su des langues mortes, et n’eût même possédé que très imparfaitement sa langue maternelle, qu’il écrivit avec une si grande perfection. Quelqu’un ayant demandé à son père où il avait été élevé, celui-ci répondit avec beaucoup de raison : « Mon Dieu, on peut dire qu’il s’est élevé lui-même ! »

Dickens parvint toujours à tirer bon parti des vicissitudes de la vie. Il dut à son passage dans cette étude d’avoué de peindre, avec une verve incomparable, les différentes étapes de la vie d’un clerc ; mais ce n’était pas là une profession qui lui convînt. L’exemple de son père, qui, pour ajouter aux ressources de la famille, s’était mis à faire dans les journaux des comptes rendus parlementaires, le décida bientôt à suivre la même voie. Il étudia la sténographie, et entreprit en même temps de suppléer par la lecture aux lacunes de son éducation. La sténographie, qui paraît n’être qu’un simple travail mécanique, est, de fait, aussi difficile à apprendre que plusieurs langues étrangères ensemble. Charles Dickens y excella ; en toutes choses il s’efforçait d’atteindre la perfection. Longtemps son talent nouveau ne trouva d’emploi que dans les cours de justice ; la tribune des sténographes du parlement finit toutefois par s’ouvrir à lui, et, en même temps, la porte du journalisme, qui devait le conduire à de plus hautes régions littéraires. Cette plume, qui reproduisait si habilement les discours politiques, traçait les premières esquisses signées Bog, comme prélude au célèbre roman de Pickwick.

La vie de Dickens fut, dès lors, une longue suite de succès, préparés par un travail incessant ; il n’y eut jamais de romancier plus fécond ni plus populaire. Deux voyages qu’il fit dans le Nouveau-Monde lui prouvèrent que sa réputation n’était pas circonscrite dans les limites de son propre pays. Les différentes villes d’Amérique le reçurent avec enthousiasme ; aussitôt qu’il sortait, les rues étaient encombrées par la foule ; des bals, des banquets, des fêtes de toutes sortes furent données en son honneur ; les universités, le congrès, le sénat, tous les corps publics et privés, les défrichements même du Far-Ouest, lui envoyèrent des députations ; les journaux retentissaient de vers et d’articles à sa louange. Tant d’hommages finirent par le fatiguer ; il revint avec un certain soulagement à la régularité de son régime ordinaire. Ses goûts étaient simples ; il aimait la campagne pour y marcher, monter à cheval, s’occuper de ses chiens. Il acheta cette propriété du nom de Gadshill place dont il avait rêvé enfant d’être possesseur, et plaça dans le parc un chalet envoyé de Paris par morceaux, qui devint son cabinet de travail. Le besoin de revoir les rues de Londres qu’il avait tant aimées le ramenait souvent dans cette ville ; sa charitable sollicitude s’y étendait sur les enfants pauvres, abandonnés, malades, et la plus belle peut-être des conférences publiques qu’il se plaisait à faire, fut en faveur d’un hôpital d’enfants.

Toujours entouré de respect et d’admiration, Dickens visita l’Italie, la Suisse, la France. Il mourut à Gadshill place, en 1870, à l’âge de 58 ans. Malgré ses crises, qui l’avaient repris, il écrivait assidûment ; il écrivit encore presque à l’heure du dîner, le jour où la mort le foudroya. Sa fin si imprévue fut un deuil général : la Reine fit télégraphier à la famille Dickens sa profonde sympathie, et une multitude éplorée se porta vers la tombe qui fut élevée au romancier dans l’abbaye de Westminster, auprès des grands génies de sa patrie : Chaucer, Shakespeare et Dryden.

Nous n’avons voulu raconter ici que la première jeunesse de Charles Dickens. Une belle leçon s’en dégage. Combien les enfants, protégés par de bons exemples et instruits avec sollicitude, seraient-ils inexcusables de ne point profiter de privilèges si précieux, dont Dickens sut se passer pour atteindre à la vertu, au talent, à la gloire ! « En tout ce que j’ai fait, disait-il, je me suis dévoué corps et âme à ce que j’entreprenais. Ne jamais mettre la main à quoi que ce fût sans m’y consacrer absolument, ne jamais affecter de mépris pour une besogne, sous quelque forme qu’elle se présentât : telles furent les deux règles fondamentales de ma vie. »

Vouloir énergiquement toujours, et se respecter soi-même, quand bien même les circonstances sembleraient vous abaisser : voilà le secret des triomphes durables et de la vraie grandeur ; l’histoire de Dickens l’a prouvé après bien d’autres. Nous exhortons nos jeunes lecteurs à méditer la double règle de conduite qu’il eut constamment sous les yeux ; il n’en est pas de meilleure, car elle apprend à la fois à subir sans révolte la destinée la plus défavorable, et à transformer cette destinée par une lutte patiente.


  1. Falstaff est un personnage de Shakespeare ; « monstre chargé de graisse, homme en forme de tonneau, bœuf gras rôti avec une farce dans le ventre, » tel est son portrait. Le moral est à l’avenant : gourmand, paresseux, vaniteux, pillard. Il figure dans le drame de Henri IV et dans la comédie les Joyeuses Commères de Windsor. La tradition veut, en effet, qu’il ait habité ces parages.
  2. Abréviation tronquée du sobriquet de Moses qu’il avait donné à son plus jeune frère en l’honneur du Vicaire de Wakefield.
  3. Les villes de Strood, Rochester et Chatham forment, à elles trois comme une seule rue, s’étendant sans interruption sur deux milles de longueur.