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Légendes bruxelloises/Légende des hosties sanglantes

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 125-138).

Les Hosties sanglantes


I

Légende des hosties sanglantes

Le 1er octobre de l’année 1369, un homme, enveloppé d’un grand manteau, sortit de l’auberge connue dans la ville sous le nom de : ’t Schild van Hongarye (l’Écu de Hongrie), située rue d’Or — actuellement, et depuis le XVIIe siècle, la rue de l’Empereur, « parce qu’un jour Charles-Quint, allant rejoindre son armée, fut arrêté dans le voisinage pour une dette minime, qu’il s’empressa d’acquitter ». Le temps était affreux : une pluie battante tombait sur le sol détrempé ; de gros nuages roulaient dans le ciel.

L’inconnu s’arrêta un moment au seuil de l’auberge, puis, après avoir assujetti son manteau, tourna à gauche et se dirigea vers la Cantersteen, petite place qui reçut son nom du steen[1] s’élevant à l’angle de la rue de la Madeleine et de la rue de l’Empereur et qui appartenait à cette époque aux Pipenpoy, famille célèbre dans l’histoire de notre vieille ville.

Il traversa la Cantersteen en contournant les vignes qu’on y cultivait alors et entra dans la rue Stoevaert ou Scoenaert, devenue la rue des Sols, nous verrons pourquoi. Il s’arrêta bientôt devant une pauvre masure, puis, après un rapide coup d’œil jeté à droite et à gauche, il frappa de son poing la porte qui trembla sur ses gonds.

On entendit à l’intérieur des murmures, des bruits divers entrecoupés de cris d’enfants. L’inconnu frappa une seconde fois.

La porte s’ouvrit lentement.

— Allons donc, Jean, fais plus vite : on ne te veut que du bien, dit l’inconnu en repoussant celui qui était venu ouvrir et en pénétrant dans la place.
La porte se referma.

Jean fit trois pas en avant. Il examina l’inconnu qui s’était débarrassé de son manteau et dont les traits étaient vaguement éclairés par les lueurs d’un maigre feu produisant plus de fumée que de chaleur.

— Messire Jonathas ! s’exclama-t-il.

*
* *

Messire Jonathas était le nom d’un riche Juif d’Enghien. Mécontent de la conversion de quelques-uns de ses coreligionnaires, abominant du reste la religion chrétienne, il avait résolu d’outrager celle-ci et ses partisans dans ce qu’ils ont de plus sacré, c’est-à-dire les hosties servant à la communion.

On sait, en effet, que ces dernières, après leur consécration par le prêtre, représentent aux yeux des chrétiens le corps du Christ qui lui-même est considéré comme le fils de Dieu. Or, outrager les hosties, c’était outrager Jésus-Christ et cela constituait, à cette époque, un crime d’une horreur sans nom et que les supplices les plus affreux étaient seuls capables de faire expier.

Tel était cependant le but de Jonathas d’Enghien. Mais, pour satisfaire sa vengeance, il fallait tout d’abord posséder des hosties : voilà pourquoi il se rendit à Bruxelles et s’adressa à Jean de Louvain, Juif nouvellement converti à la religion chrétienne.

Celui-ci était pauvre, chrétien par nécessité et attaché de cœur à ses anciennes croyances ; il reçut avec grande joie le sac de sols parisis que lui donna Jonathas, lui disant : « Je te les baille comme arrhes d’un beau marché, » ce qui fit que la rue qu’habitait Jean de Louvain reçut depuis le nom de rue des Sols.

*
* *

Lors, Jean de Louvain réclama explications sur ce que voulait Jonathas.

Celui-ci répondit :

— Tu peux me rendre grand office qui n’est cependant pas sans péril. Je suis venu à toi, bien que tu aies renié la religion de tes pères et méconnu la loi de Moïse.

— Par besoin, messire, par besoin et par crainte, car vous savez que j’ai femme et huit enfants à nourrir. Mais au fond du cœur, je suis encore des vôtres.

— Tant mieux, tant mieux, et l’accord entre nous sera facile à établir. Voici, mon frère. Les chrétiens vantent les hosties qu’ils emploient pour leur messe. J’en désirerais posséder quelques-unes.

— Qu’en voulez-vous faire ?

— Éprouver leur vertu.

Jean de Louvain pâlit.

— C’est un sacrilège puni des plus horribles supplices… Je refuse…

— Même si je te récompense ? dit Jonathas.

— Messire, vous n’ignorez pas les dangers que je cours. La chose est grave. Ma femme et mes enfants mourront avec moi, si je suis pris.

— Agis avec prudence et lenteur. Rien ne presse. La récompense sera grande.

— Elle devrait être énorme pour payer la vie de tant d’êtres. Que me donnerez-vous ?

— Quinze moutons d’or[2].

Jean de Louvain hocha la tête.

— Nous ne nous entendrons pas, messire. Quinze moutons d’or pour un si grand péril ! Vous raillez !

— Serais-tu devenu riche, Jean ?

— Non, messire. Mais une vie d’homme vaut plus que cela.

— Tu es chrétien de cœur. Je ne reconnais plus en toi un fils d’Abraham.

— Je suis ce que j’étais, messire. Que ne faites-vous la chose vous-même ?

— Vingt moutons d’or, dit Jonathas.

Jean de Louvain hocha une seconde fois la tête.

— Vingt et un… Vingt-deux… Vingt-cinq…

Jean de Louvain refusait toujours. Jonathas augmentait chaque fois la somme d’un mouton d’or. Il était arrivé à en offrir quarante[3].

— Je ne puis, ne cessait de dire Jean.

— Mais enfin, combien veux-tu donc ? s’écria Jonathas avec impatience.

Jean fit quelques pas, compta sur ses doigts, puis soudain s’approchant de Jonathas :

— Je veux soixante moutons d’or[4] ou rien n’est fait, dit-il.

— Soixante moutons d’or ! Tu te moques, misérable ! Adieu, je vais chercher un autre frère plus accommodant que toi.

— Allez, messire.

Et Jonathas sortit…

Cinq minutes après, il rentra.

— Voici quarante-cinq moutons d’or et que tout soit fini.

— Non, messire.

— Au moins, tu ne me trahiras pas ? Même si tu es pris, même si on te soumet à la torture, même dans les supplices les plus affreux, tu sauras te taire ?

Jean de Louvain pâlit. Un frisson lui parcourut les membres.

— Soyez tranquille, messire. Jamais l’un de nous n’a trahi ses frères.

— Cinquante moutons d’or, alors ?

— Je refuse.

— C’est une somme pourtant !

— J’ai dit soixante.

— Comment peux-tu ne pas accepter une pareille fortune ?

— Je vous prie, messire, de me laisser. Vous voulez ma mort.

— Entêté, dit Jonathas.

Et il sortit de nouveau…

Mais il rentra une troisième fois.

— J’ajouterai deux moutons pour ta femme et tes enfants.

— Soixante, messire.

— Au moins, fais-moi grâce de cinq moutons.

— Soixante, messire.

— De deux.

— Soixante, messire.

— Et que me donneras-tu pour soixante moutons d’or ?

— Ce que je trouverai, seigneur.

— Tu les auras, dit Jonathas en soupirant… Chien de chrétien ! ajouta-t-il tout bas… Cela me coûte cher… Que le Dieu de Jacob confonde nos ennemis ! Tu ne recevras la somme que contre remise des hosties.

— Bien, messire ; revenez dans trois jours.

Jonathas sortit, pour ne plus rentrer cette fois.

*
* *

Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1369, Jean de Louvain pénétra dans la chapelle de Sainte-Catherine située près de la porte de Sainte-Catherine, l’une des sept portes primitives de la ville, construite au bas de la rue du même nom. Cette chapelle fut agrandie plus tard à diverses reprises et devint la vieille église de Sainte-Catherine dont la tour subsiste encore.

Il brisa le tabernacle, déroba une grande hostie et quinze petites et s’empressa de les apporter à Jonathas qui l’attendait et lui compta la somme promise. Le riche Juif partit immédiatement de Bruxelles.

De retour à Enghien, il assembla ses amis dans sa maison. Puis, tous accablèrent les hosties et le

dieu qu’elles personnifiaient d’injures et d’outrages et les tournèrent en dérision.

Par une coïncidence singulière, quelque temps après Jonathas fut trouvé poignardé dans son jardin. Qui était l’auteur du crime ? On l’ignore. Peut-être était-ce Jean de Louvain lui-même qui, craignant de se voir trahi, avait cru bon de faire disparaître Jonathas.

Quoi qu’il en soit, effrayée de ce malheur dans lequel elle croyait voir un châtiment du ciel, sa veuve n’osa garder plus longtemps chez elle les hosties. Elle les porta à Bruxelles et les remit aux mains des Juifs de la capitale.

Ceux-ci, comme dans toutes les villes où l’on tolérait leur présence, habitaient un quartier à part qu’on appelait les Escaliers des Juifs parce que les ruelles qui composaient ce refuge étaient, et sont encore pour la plupart, des escaliers. C’étaient la rue des Trois-Têtes, la rue Terarken, une partie de la rue des Sols et de la rue des Douze-Apôtres, et toutes les ruelles en escaliers qui se voyaient en cet endroit : rue Villa-Hermosa, rue Notre-Dame, etc. Leur synagogue se trouvait au coin de la rue des Sols et de la rue des Douze-Apôtres.

C’est là qu’ils se réunirent le 12 avril 1370, jour de Pâques. Assemblés autour d’une table sur laquelle ils avaient jeté les hosties, ils couvrirent celles-ci d’injures et de sarcasmes, entremêlant leurs propos d’imprécations contre le Dieu des chrétiens. Puis, ne se possédant plus de fureur, quelques-uns tirèrent leur poignard et en frappèrent les hosties.

Mais, chose étrange, des gouttes de sang jaillirent de celles-ci comme si c’eût été réellement un corps humain qu’ils avaient frappé. Saisis d’épouvante, les Juifs se dispersèrent.

Redoutant les suites de cette affaire, les uns, dit-on, se convertirent au christianisme ; les autres s’enfuirent de Bruxelles ; d’autres enfin, plus calmes, songèrent à faire disparaître les traces de leur action.

Ils résolurent d’envoyer les hosties dans une autre ville et chargèrent une femme nommée Catherine, Juive de naissance, mais récemment baptisée comme Jean de Louvain, de les porter à leurs frères de Cologne, moyennant une récompense de vingt moutons d’or.

Mais, soit qu’elle fût effrayée par le récit du miracle, soit qu’elle eût peur de prêter la main au sacrilège, au lieu d’accomplir la mission qui lui avait été confiée et qu’elle avait acceptée, cette femme alla tout dévoiler à son confesseur, Pierre Van den Heede, curé de la Chapelle, et lui remit les hosties ; en même temps, elle lui raconta ce qu’elle savait. Pierre Van den Heede fit part de ces faits à Jean de Woluwe, recteur de Saint-Nicolas, à Michel de Backer, vice-pléban de Sainte-Gudule, et à Jean d’Yssche ou d’Isscha, chanoine et écolâtre de la même église. Ils se réunirent, interrogèrent Catherine qu’ils enfermèrent à Sainte-Gudule dans la chapelle de Saint-Jean, aujourd’hui baptistère, et firent rapport au duc Wenceslas, alors régnant, sur ce qui s’était passé.

Wenceslas réunit son conseil auquel il adjoignit de graves théologiens. On commença par arrêter tous les Juifs qu’on put trouver, les rendant tous solidaires de l’attentat ès religion commis par quelques-uns des leurs. Ils furent enfermés à la Steenpoort et leur procès fut mené vivement. On entendit des témoins, entre autres un jeune homme demeurant dans la rue appelée depuis Kerstenmannekenstraetje (ruelle de l’Homme-Chrétien) et qui avait eu des révélations[5]. Puis, on interrogea les coupables ; on les tortura suivant la coutume du temps ; enfin on condamna à mort les sacrilèges. Ils étaient trois, disent les uns, sept, disent les autres, et nièrent jusqu’au bout toute participation au crime.

L’exécution eut lieu le 22 mai 1370, veille de l’Ascension. Les condamnés, placés sur une charrette furent promenés par la ville, exposés aux injures de la populace qui les couvrait d’immondices et, en divers endroits, notamment au Marché et devant la chapelle de Sainte-Catherine, tenaillés par le bourreau qui leur arrachait, avec des pinces rougies, des lambeaux de chair et coulait du plomb fondu dans les blessures. Ensuite, ils furent attachés à un poteau et brûlés vifs sur le Wollendries ou pré aux Laines, entre les portes de Namur et de Hal.

Catherine fut relâchée quelque temps après.

Enfin, les Juifs furent expulsés du Brabant et leurs biens, confisqués, rapportèrent au duc la somme de quatorze cent treize moutons d’or et demi, soit vingt-quatre mille francs environ de notre monnaie.

Certains auteurs disent que tous les Juifs furent brûlés, jeunes et vieux. D’autres ajoutent, ce qui est probable, que beaucoup d’entre eux furent massacrés par le peuple.

Les hosties outragées furent partagées entre l’église de Sainte-Gudule et l’église de la Chapelle. Les unes et les autres ont, comme bien on pense, disparu depuis longtemps. Les premières seules ont été remplacées.

Celles de Sainte-Gudule avaient été enfermées dans un riche ostensoir d’or et une fête spéciale fut instituée en l’honneur du Très Saint Sacrement de Miracle. À cette occasion, une procession parcourait tous les ans les rues de la capitale le jour de la Fête-Dieu. Plus tard, en 1530, Marguerite d’Autriche institua le 20 juillet une procession spéciale qui fut l’origine de la kermesse de Bruxelles. Enfin, le clergé célèbre pompeusement tous les cinquante ans le jubilé du miracle. Le dernier a eu lieu en 1870.

Ce n’est pas sans peine que les hosties sanglantes, et celles qui leur ont succédé, ont été conservées. En 1579, lors des troubles religieux qui eurent lieu à Bruxelles, un chanoine les cacha ; puis, elles furent transportées secrètement dans la demeure d’un autre prêtre. Il serait peu intéressant de les suivre dans leur marche vagabonde ; qu’il suffise de savoir qu’elles furent restituées à Sainte-Gudule en 1585.

II

Les hosties sanglantes devant l’histoire et devant la science

Durant de longs siècles, on a discuté le miracle des hosties sanglantes. On a apporté des preuves, fait des enquêtes, examiné des textes, compulsé

  1. Voir page 150.
  2. Cent vingt florins ou deux cent cinquante francs environ de notre monnaie.
  3. Trois cent vingt florins ou six cent soixante-dix francs environ.
  4. Quatre cent quatre-vingt-un florins six sous, soit mille francs de notre monnaie, représentant alors une valeur dix fois plus grande.
  5. D’autres disent que cette ruelle reçut ce nom parce qu’elle était habitée par un jeune tisserand fort pieux « à qui le Seigneur, d’après une tradition mystique, manifesta en 1435 le désir de voir reprendre les processions du Très Saint Sacrement de Miracle, interrompues depuis longtemps ».