Légendes bruxelloises/Prologue

La bibliothèque libre.
Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. III-VII).

Prologue


L'étranger, ou le Bruxellois peu au courant de nos vieux usages, qui passerait vers la fin d’un jour d’été dans un des quartiers populeux de notre antique cité, y serait témoin d’un spectacle intéressant et qui a rarement tenté le pinceau d’un peintre.

Le soir tombe. La journée ayant été très chaude, les habitants viennent prendre le frais au seuil des demeures. Assis sur de vieilles chaises boiteuses ou sur des bancs, plus souvent au bord des trottoirs et sur les escaliers des maisons, les hommes et les femmes, celles-ci portant presque toutes un enfant dans les bras, rient, jasent, s’interpellent d’un bout à l’autre de la rue : ce sont des bruits divers, des éclats de voix, des exclamations bruyantes entrecoupées par les cris des gamins qui courent, se heurtent, se bousculent, jouent et dont les pieds nus claquent contre les pierres. Les hommes fument leur pipe, les jeunes filles tricotent, occupation familière des femmes de ces quartiers. Tout ce monde parle à la fois : les mots s’entre-choquent, les quolibets se croisent, les rires résonnent ; le tout forme un ensemble confus montant vers le ciel qui s’obscurcit et qu’on aperçoit là-haut entre les deux rangées de toits qui semblent vouloir se toucher tant les rues sont étroites.

Cependant la nuit vient peu à peu. Les bruits s’éteignent un à un, les mères rentrent avec les bébés, les hommes s’en vont aux cabarets voisins ; il ne reste guère que quelques groupes de jeunes filles et de jeunes gens qui babillent entre eux.

Depuis plusieurs minutes déjà, un autre groupe s’est assis à l’écart sur les marches de l’escalier qui commande l’entrée d’une maison bourgeoise occupant le milieu de la rue. Rapprochés en masse compacte, ils sont cinq, six, huit ou dix gamins, quelquefois muets : on dirait, les voyant là, une réunion de jeunes conspirateurs. L’un d’eux parle ; sa voix trouble à peine le silence de la ruelle ; c’est plutôt un murmure et ceux qui l’écoutent retiennent leur haleine afin de ne perdre aucun des mots qu’il prononce. Quelqu’un s’approche, il baisse la voix encore ; le passant fait-il mine de les examiner, il s’arrête pour reprendre quand l’indiscret a disparu. À peine parvient-on à saisir une phrase lorsque, entraîné par ce qu’il dit, l’orateur a malgré lui élevé la voix ou ne s’est pas aperçu de votre présence. Et quels sons étranges résonnent alors à vos oreilles : « Le roi… Il fit couper la tête… Il devint seigneur de… »

Ce sont des histoires qu’il conte à ses jeunes auditeurs, histoires émouvantes, parfois lugubres, qui les font délicieusement frissonner.

Que l’on ne s’imagine pas que ce spectacle soit unique ou particulier à telle impasse du vieux Bruxelles. Non.

C’est une habitude des enfants des anciens quartiers, dernier reste peut-être des veillées de famille ou produit du besoin de satisfaire à l’imagination, si vive chez le peuple. Parcourez les ruelles avoisinant la rue Haute, la rue de Schaerbeek : vous y verrez, les soirs d’été, des groupes de jeunes gens de dix à quinze ans, plus âgés même, accroupis sur les marches d’un escalier de pierre, écoutant attentivement un des leurs qui conte, par le menu, les aventures extraordinaires, mais véridiques, d’Uilenspiegel, de Robert le Diable et surtout de Cartouche et de Mandrin. Car ces derniers préoccupent tout spécialement l’esprit des auditeurs ; ce sont leurs aventures, certifiées exactes sur sa tête par le narrateur, qu’ils réclament ; c’est leur vie, leurs exploits qu’ils veulent connaître. Ils tremblent parfois au récit de ces légendaires souvenirs qu’ils iront voir, quelques jours après, représenter aux poesjenellen spel ; ils frissonnent… et sont heureux.

Parmi ces conteurs, il en est qui acquièrent une véritable célébrité locale ; on les recherche et, parlent-ils, tous sont tenus de se taire. Henri Conscience, à Anvers, était de ceux-là.

Les histoires qu’ils racontent, transformées bien souvent au gré de leur imagination, finissent par manquer totalement de base ; parfois même ils les inventent et elles se développent alors en un ramassis étrange de crimes, d’enlèvements, d’aventures bizarres, faussant tout à fait l’esprit des auditeurs.

C’est, songeant à ces choses après les avoir vues, que nous avons cru pouvoir réunir quelques-unes des vieilles légendes bruxelloises que se contaient nos pères, presque toutes ignorées du peuple, ou qu’il a oubliées, et qui constitueraient, pensons-nous, pour son intelligence, un aliment plus sérieux que ces lugubres histoires de bandits ou de revenants que se disent, les soirs d’été, les jeunes Bruxellois réunis dans leurs ruelles.

Le peuple a besoin de ces récits étranges. Pourquoi ne pas tenter de lui en donner qui aient une base sérieuse et pourquoi, en tous cas, tout en lui fournissant la nourriture nécessaire à son imagination, ne pas essayer d’en fournir une à son intelligence qui soit à coup sûr meilleure que celle dont il dispose actuellement ?

Et, pour tout dire, pourquoi ne pas, en même temps, essayer de détruire dans son esprit les restes des vieux préjugés qui, hantant son cerveau, le tiennent enchaîné, le dominent et le rendent superstitieux, que d’aucuns entretiennent soigneusement et contre lesquels l’ÉCOLE et le LIVRE ne peuvent assez réagir ?

C’est ce que nous avons tenté bien humblement de faire.

V. D.

Mai 1890.