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Légendes chrétiennes/L’ermite voyageant avec un inconnu

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de conduire ses vaches au pâturage, trouva sur la route le corps d’un homme mort. C’était celui d’un marchand, qui avait été à une foire à Guingamp et que des voleurs avaient assassiné pour lui enlever son argent. L’ermite l’avait vu tuer, du seuil de son habitation ; mais, comme il était en prière et qu’il avait fait vœu de ne jamais s’interrompre ni se laisser distraire, pour quelque motif que ce fût, quand il priait, il n’avait pu lui porter aucun secours. D’un autre côté, les ermites ne peuvent dénoncer personne, de même que les prêtres ne peuvent révéler le secret de la confession[1].

Le fermier s’arrêta près du cadavre pour l’examiner et voir s’il l’avait connu, quand il était en vie. Mais, en ce moment, arrivèrent des archers de Guingamp qui, le prenant pour l’assassin du marchand, l’arrêtèrent et le conduisirent en prison, malgré ses protestations.

Le vieil ermite vit encore tout cela du seuil de sa hutte, et il regretta d’être obligé de garder le silence ; mais il fut tellement indigné qu’il s’écria :

— Eh bien ! Dieu n’est pas juste, s’il laisse punir le fermier de Kérisec’h pour un crime qui a été commis par un autre ! Aussi, s’il est condamné, je quitte aussitôt mon ermitage, et je renonce à la pénitence et aux austérités de la vie que je mène ici, depuis longtemps, puisque je n’en serais sans doute pas récompensé.

Le fermier de Kérisec’h fut condamné à mort et exécuté, peu de temps après.

Quand l’ermite apprit cela, il fit comme il avait dit : il quitta son ermitage dans le bois et se mit à voyager. Comme il allait par le chemin, triste et rêveur, il rencontra un jeune homme qu’il ne connaissait pas, et qui l’aborda et lui dit :

— Salut, mon père ermite ; où allez-vous ainsi ?

— Je vais voyager dans le monde.

— Vous abandonnez donc votre ermitage ?

— Oui. À quoi sert, en effet, de prier et de faire pénitence, puisque Dieu n’est pas juste ?

— Comment osez-vous parler de la sorte, mon père ermite ?

— Et pourquoi ne parlerais-je pas de la sorte, puisque le fermier de Kérisec’h a été mis à mort pour un crime qu’il n’a pas commis ?

— Dieu, mon père, sait la vérité, et s’il a permis que le fermier de Kérisec’h fût mis à mort, c’est qu’il l’avait sans doute mérité.

— Arrive que pourra, je ne veux pas mener la vie d’ermite plus longtemps, et je vais voyager pour chercher l’explication des injustices que je vois dans le monde.

— C’est bien ; mais voulez-vous me permettre de faire route avec vous ?

— Volontiers, car mieux vaut avoir un compagnon de voyage qu’être seul en route.

Les voilà donc voyageant de compagnie. Ils logèrent, la première nuit, dans la maison d’un seigneur riche et qui n’avait qu’un enfant en bas âge. C’était un enfant gâté, et son père et sa mère faisaient toutes ses volontés et le regardaient en quelque sorte comme leur dieu. Pendant leurs prières même, leur esprit était uniquement occupé de lui.

À l’heure où tout le monde était couché et dormait dans la maison, le compagnon de route de l’ermite quitta son lit, se dirigea avec précaution vers le berceau de l’enfant et l’étouffa, sans qu’il fît entendre un seul cri, et personne n’en sut rien, pour le moment, pas même l’ermite.

Le lendemain, les deux voyageurs se levèrent de bon matin et partirent. Quand ils furent à quelque distance de la maison où ils avaient passé la nuit, l’inconnu dit au vieillard :

— Vous ne savez pas, mon père, ce que j’ai fait, la nuit passée ?

— Qu’avez-vous donc fait ?

— À l’heure où tout le monde dormait, vous-même comme les autres, j’ai quitté mon lit tout doucement, et j’ai étouffé dans son berceau l’enfant unique de nos hôtes.

— Grand Dieu ! que dites-vous ? Vous n’avez pas fait cela !…

— Je l’ai fait, vous dis-je, et cela pour le bien de l’enfant et celui de ses parents.

— Comment pouvez-vous parler de la sorte ?

— N’avez-vous pas remarqué que c’était là un enfant gâté, et qu’il faisait négliger Dieu à son père et à sa mère, au point qu’ils n’étaient occupés que de lui, même pendant leurs prières ? À présent, ils n’auront plus de ces distractions, et ils seront sauvés, au lieu que si l’enfant leur était resté, ils se seraient perdus à cause de lui, et l’enfant lui-même aurait été perdu, parce qu’ils l’élevaient mal.

— Pressons le pas, dit l’ermite effrayé, car on ne manquera pas d’envoyer à notre poursuite.

Et le vieillard paraissait très-inquiet et se disait à part soi :

— Quel compagnon de voyage ai-je donc trouvé là ? C’est sans doute un démon, et je ferais peut-être bien de me séparer de lui.

Plus loin, comme ils passaient un pont sur une rivière, ils rencontrèrent un vieux mendiant, et comme il y avait deux routes qui aboutissaient au pont, de l’autre côté, l’inconnu lui demanda quelle était celle qui conduisait à la ville voisine. Le mendiant la lui montra avec la main. Pour l’en remercier, l’autre le poussa de l’épaule, et, comme le pont manquait de garde-fou, le mendiant tomba dans la rivière, où il se noya.

— Dieu ! qu’as-tu fait là, malheureux ? s’écria le vieillard, en levant les mains au ciel. Je ne veux plus de ta société, car tu ne peux être qu’un démon. Séparons-nous, ici même ; va par un de ces deux chemins, et moi, je suivrai l’autre.

— Écoutez-moi auparavant, mon père, et vous verrez que je n’ai rien fait de mal, bien au contraire. Ce mendiant avait été un honnête homme, toute sa vie, jusqu’à présent ; mais il allait cesser de l’être : à quelques pas d’ici, si je l’avais laissé vivre, il aurait assassiné un autre mendiant, pour le voler. Alors il aurait été damné pour l’éternité, et à présent, il est sauvé. Vous voyez donc que, loin de lui faire du mal, je lui ai rendu service.

L’ermite grommela quelques paroles, d’un air mécontent et peu convaincu, et ils continuèrent leur route en silence.

Ils arrivèrent alors à une grande lande, où ils aperçurent une pauvre hutte construite avec de l’argile et des mottes de terre, et recouverte de fougères sèches et de joncs des marais. Là habitait un vieux solitaire, qui s’y était retiré du monde pour faire pénitence. Les deux ermites se saluèrent[2] :

— Salut à vous, mon frère ermite, dit le voyageur.

— Je vous salue, mon frère, répondit l’autre, qui le reconnut ; où allez-vous de la sorte ?

— Je vais voyager dans le monde, mon frère.

— Quoi ! vous renoncez donc à la solitude et à la pénitence ?

— Oui ; à quoi bon, en effet, mener une vie si dure et sans espoir de récompense, puisque Dieu n’est pas juste ?

— Dieu ! que dites-vous là, mon frère ? Il faut que vous ayez perdu la tête, pour parler de la sorte. Que vous est-il donc arrivé ?

— Non, je n’ai pas perdu la tête, mon frère, et je vous le répète : Dieu n’est pas juste, puisqu’il a permis que le fermier de Kérisec’h ait été mis à mort pour un crime dont il était innocent. Je le sais bien, moi, car j’ai tout vu, du seuil de mon ermitage, et je connais l’assassin ; mais vous savez que je ne puis le dénoncer. Quittez donc votre ermitage, et venez avec nous.

— Non, mon frère ; je ne suivrai pas votre conseil, et je veux mourir ici. Mais le soleil est déjà couché, et vous ne trouverez pas à loger dans les environs ; restez donc passer la nuit avec moi ; je partagerai avec vous, de bon cœur, le peu que j’ai : du pain d’orge, quelques racines d’herbes et de l’eau claire.

Ils passèrent la nuit avec l’ermite de la lande. Le repas fut des plus frugals ; il y eut pourtant un peu de vieux vin, pour terminer, dans une belle coupe d’or, qu’on se passa de main en main.

Le lendemain matin, les deux voyageurs se remirent en route. Chemin faisant, l’inconnu retira de sa poche la coupe d’or de leur hôte, qu’il lui avait dérobée pendant la nuit, et la montra à son compagnon.

— Comment ! s’écria le vieillard, tu es donc aussi voleur ? Pourquoi as-tu pris sa coupe d’or à ce pauvre ermite, puisque c’était là toute sa joie et tout son bonheur ?

— C’est précisément à cause de cela, mon père. Il était trop heureux et trop orgueilleux de posséder une si belle coupe, et son esprit n’était occupé que d’elle, même quand il priait ; de plus, il y buvait trop souvent et s’enivrait presque tous les jours, car il ne manque pas de vin, bien qu’il ne nous en ait donné que très-peu, et il aurait été damné à cause de sa coupe.

L’ermite ne voulut pas continuer de voyager avec un tel compagnon, et il retourna à Kérisec’h. L’inconnu le suivit. Comme ils allaient à travers les terres de la ferme, ils aperçurent dans un champ des pelles et des marres abandonnées sur les sillons par les domestiques, qui étaient allés dîner. L’inconnu prit une pelle et se mit à fouir la terre, et il mit à nu un crâne et d’autres ossements humains ; il fit un second trou, un peu plus loin, et y trouva encore un crâne et des ossements humains ; enfin, dans un troisième endroit il trouva la même chose. Le vieil ermite était effrayé de ce qu’il voyait.

— Que signifie tout ceci ? demanda-t-il.

— Ce que vous voyez, mon père, lui répondit l’autre, n’est autre chose que les ossements de trois hommes qui ont été assassinés et enfouis ici par le fermier de Kérisec’h, celui-là même que vous croyiez être un honnête homme.

— Est-ce possible, mon Dieu ? s’écria le vieillard.

— Cet homme, reprit l’inconnu, n’avait pas tué, il est vrai, le marchand que vous avez vu assassiner, du seuil de votre ermitage ; mais il n’en était pas moins un grand criminel, comme vous le voyez, et c’est justement que Dieu a permis qu’il fût mis à mort. Retournez donc à votre ermitage ; continuez de prier et de faire pénitence, sans essayer de pénétrer les desseins secrets de Dieu, et ne dites pas qu’il n’est pas juste, quand vous ne les comprendrez pas. Je suis votre bon ange, envoyé pour vous détourner de la mauvaise voie où vous vouliez vous engager et vous empêcher de vous perdre. Priez et faites pénitence, et le Seigneur miséricordieux vous appellera bientôt auprès de lui, et vous prouvera qu’il est la justice même et qu’il récompense chacun selon ses œuvres.

L’ange prit alors son vol vers le ciel.

L’ermite versa des larmes amères, retourna à son ermitage, où il redoubla de prières et de macérations, et Dieu l’appela à lui, tôt après.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord, 1872.)


Cette légende se trouve, sans différences notables, dans le XXe chapitre de Zadig, un des contes les plus intéressants de Voltaire. Mais Voltaire n’en est pas l’inventeur, et il faut chercher l’origine à des sources bien plus éloignées. Fréron accusait l’auteur de Zadig de l’avoir prise à l’Anglais Parnell, l’auteur de l’Ermite ; mais il ne savait pas que Parnell lui-même l’avait prise à sir Percy Herbert ou à Henry Moore, et qu’en France même Antoinette Bourguignon, et Luther, en Allemagne, l’avaient connue et publiée, longtemps avant Voltaire. Nous la retrouvons également dans plusieurs écrits du moyen âge, entre autres les sermons de Jacques de Vitri (XIIIe siècle), dans la Scala cœli du Dominicain Jean le Jeune (du XIVe siècle), et deux fois dans les Histoires romaines (Gesta Romanorum), recueil rédigé en Angleterre, vers la fin du XIIIe siècle, et enfin dans un conte français que l’on croit être du règne de saint Louis. Il faut y ajouter les recueils de fabliaux du moyen âge, où elle figure sous le titre de : L’Ermite qui s’accompaigna à l’Ange, et les Vitæ patrum, pour les sources occidentales. En Orient, nous retrouvons la même histoire dans le Koran et le Talmud, et enfin dans le recueil de contes arabes et persans les Mille et un Jours.



  1. Je reproduis scrupuleusement le récit de ma conteuse, mais je doute que les solitaires d’autrefois fissent réellement de semblables vœux.
  2. Ma conteuse semble avoir interverti l’ordre des épisodes, car, dans toutes les autres versions que j’ai lues de cette légende, c’est celui du vieil ermite amoureux de sa coupe qui vient le premier.