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Légendes flamandes/02

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[s.n.] (p. Image04-55).


Et elles coururent pendant mille lieues et davantage.

BLANCHE, CLAIRE ET CANDIDE.


En l’an de Notre-Seigneur Jésus-Christ 690, vivaient trois mignonnes pucelles issues, par les mâles, de la noble famille du grand empereur Octavien.

Et elles avaient nom Blanche, Claire et Candide.

Et si elles avaient voué à Dieu leur fleur de virginité, point ne faut croire que ce fût faute d’amoureux.

Car à tous jours il était, pour les voir aller à l’église, grande foule de peuple, et chacun disait d’elles : « Voyez-ci doux yeux, voyez-là mains blanches. »

Plus d’un aussi, se pourléchant en les considérant, ajoutait lamentablement : « Faut-il que ces gentes pucelles se vouent à Dieu, lequel en a onze mille et davantage en son paradis ! »

« Mais pas si mignonnes, » répondait un vieux tousseux marchant derrière elles et humant le parfum de leurs robes.

Et ainsi cheminant, s’il voyait en chemin quelque jeune gars crachant en l’eau ou couché tout du long sus le ventre pour se chauffer le dos au soleil, il lui baillait un coup de pied, disant : « Or çà, n’iras-tu pas voir les plus fines fleurs de beauté qui soient ? »

D’aucuns les avaient voulu induire en mariage, mais n’y étant venus, devenaient rêveurs et séchaient visiblement.

Parmi eux fut un prince d’Arabie, lequel se fit baptiser en grand cérémonial. Et ce pour la cadette expressément.

Or, n’en pouvant venir à bout, ni par prière, ni par force, s’assit un matin sus le seuil de la porte, et là se transperça de son poignard.

La pucelle ouyant crier ce beau seigneur, descendit en grande hâte, le fit mettre sus sa couchette, ce dont lui qui n’était point mort tout à fait, se réjouit grandement.

Mais quand elle se pencha sus lui pour panser et visiter sa plaie, il trouva un restant de force, la baisa sur sa bouche mignonne, soupira comme homme soulagé, et rendit l’âme, en grande joie.

Mais la cadette ne fut du tout contente de ce baiser, car elle le pensa pris sus le bien de Jésus son divin mari. Ce nonobstant elle ploura le beau seigneur, un tantinet.

Il était souvent grande foule d’amoureux devant le logis des pucelles, aucuns chantant lamentables chansons, autres caracolant fièrement sus beaux coursiers, autres sans sonner mot, considérant les fenêtres tout le jour durant.

Et souvent là s’entre-battaient et tuaient par jalousie. Ce dont elles furent bien marries.

— « Ah, » dirent les aînées à la cadette, « prie pour nous, Blanche la bien nommée, blanche d’âme et de corps blanche, prie pour nous, mignonne, Jésus entend les prières de fillettes comme toi voulentiers. »

— « Mes sœurs, » répondit la cadette, « je suis plus que vous indigne, mais je prierai, si le voulez. »

— « Oui, » dirent-elles.

Lors à trois se jetèrent à genoux les pucelles, et la cadette pria ainsi :

« Doux Jésus, nous avons contre vous péché assurément, sinon bailleriez-vous au malin permission de toucher par notre beauté ces vilains hommes ? Oui, nous avons péché, mais, chétives que nous sommes, bien malgré nous, Seigneur. Ha, donnez-nous pardon pour notre grande douleur. Vous nous avez vôtres voulues, aussi tout vous est, de ce qui est de nous, gardé : notre jeunesse et beauté, mélancolie et liesse, vœux et prières, corps et âme, pensées et faits, tout. Au matin, à midi et à vêpres, à toutes heures et moments, pensons-nous point à vous ? Quand votre clair soleil se lève, ô bien-aimé, et quand aussi en votre ciel luisent vos claires étoiles, ils nous peuvent voir priant et vous offrant non or, encens ne myrrhe, mais notre humble amour et notre pauvre cœur. Ce n’est assez, nous ne l’ignorons point. Las ! enseignez-nous à faire davantage. »

Ci s’arrêtant elles plourèrent à trois amèrement.

« Doux Jésus, » dit encore la cadette, « nous connaissons assez le vouloir de ces hommes. Ils se jugent eux-mêmes être fiers et beaux et ainsi prendre notre amour, mais ils ne sont ne beaux, ne bons, ne fiers comme vous êtes, Jésus. Aussi à vous sommes et serons nous sans cesse, à eux jamais. Voulez-vous bien encore nous aimer un petit, car vous seul êtes notre soulas et liesse en ce triste monde, Jésus ? Vous ne nous voudriez point délaisser. Ha ! faites-nous mourir plutôt vitement, car nous avons de vous faim et soif. Mais, si le voulez, laissez à l’aise ces vilains hommes nous poursuivre d’amour, ce nous sera délice de le souffrir pour vous. Ce nonobstant l’époux charnel ne laisse pas en danger l’épouse, ne le fiancé la fiancée. N’êtes-vous point meilleur qu’eux tous, et ne nous garderez-vous point des embûches de l’ennemi ? S’il vous déplaît, ne le faites, mais pour lors on nous pourrait un jour prendre notre virginité qui est à vous. Ah ! plutôt, doux aimé, faites-nous toute cette vie passer étant vieilles, laides, lépreuses, puis en enfer descendre au milieu des diables, flammes et soufre, pour là attendre que vous nous jugiez pures assez et enfin nous recevoir en votre Paradis, où il nous sera permis vous contempler et aimer éternellement. Ayez de nous pitié. Amen. »

Et ayant ainsi parlé, ploura la pauvre cadette et ses sœurs comme elle, redisant : « Pitié, Jésus, pitié. »

Soudain elles ouïrent une douce voix disant : « Prenez confiance. — Ha, » dirent-elles, « voici l’époux qui daigne parler aux épouses. »

Et fut la chambre emplie d’un parfum plus doux que celui de cassolette vaporant le plus fin encens.

Puis la voix parla encore : « Quittez, » dit-elle, « demain au jour levé, la ville. Montez vos haquenées et toujours chevauchant, allez devant vous sans souci du chemin. Je vous garde. »

« Nous vous obéirons, » dirent-elles, « ô vous qui nous faites les plus heureuses parmi les filles des hommes. »

Et se relevant, elles s’entre-baisèrent joyeuses.

Cependant qu’elles avaient ouï la voix, était venu sus la place un beau cavalier cuirassé d’argent, et le chef couvert d’un casque d’or, sus lequel volait comme oiseau, panache brillant plus que flamme. Son destrier était blanc entièrement. Nul ne l’avait aperçu venant, et il était comme sorti de terre emmi la foule des amoureux, lesquels, saisis de peur, ne l’osaient regarder : « Méchants, » dit-il, « videz la place avec ces chevaux. Ne savez-vous point que le bruit de leurs fers trouble en leurs oraisons ces trois dames ? »

Ce qu’ayant dit, il s’en fut chevauchant vers l’Orient.

« Ah, » s’entredirent les amoureux, « vîtes-vous cette armure d’argent et ce panache de feu ? C’était l’ange de Dieu assurément, venu du paradis pour les trois dames. » Les plus paillards marmonnaient : « Il ne nous a point défendu de nous tenir comme piétons devant ce logis et ainsi le pouvons-nous faire modestement. »

Au lendemain avant le jour, ils vinrent en nombre grand, mais ayant laissé en l’écurie leurs chevaux. Le soleil étant levé, ils virent les trois pucelles, suivant le commandement de Dieu, montées chacune sus sa haquenée et issant ainsi de leur hôtel. Pensant qu’elles allaient sur le pré voisin humer l’air frais, ils les suivirent chantant noëls joyeux en leur honneur.

Tant qu’elles furent dans la ville, lentement allèrent les haquenées, mais une fois hors, elles coururent le grand pas.

Lors les amoureux piétons de vouloir suivre, et finalement rendus, de choir l’un après l’autre sus le chemin.

Ayant couru quelques lieues, les haquenées s’arrêtèrent. Et les trois pucelles, se voyant délivrées de leurs ennuis, résolurent de reconnaître la grande aide de Dieu, et pour ce de lui bâtir belle église.

Où ? elles ne le savaient. Mais la chose était jà décidée en Paradis, comme vous l’allez voir.

Car sitôt qu’elles furent sus leurs haquenées, les bêtes, conduites par l’esprit de Dieu, se mirent à courir.

Et sautèrent par-dessus les rivières, allèrent au travers des forêts, traversèrent les villes dont les portes s’ouvraient devant elles pour se refermer derrière, passèrent par-dessus les murs.

Et s’effraya un chacun voyant passer devant lui, vites comme le vent, ces trois blancs chevaux et ces trois blondes dames.

Et coururent ainsi pendant mille lieues et davantage.

À Haeckendover, en la duché de Brabant, s’arrêtèrent les haquenées et hennirent.

Et ne voulurent plus faire un pas ni en avant ni en arrière.

C’est que là était le lieu choisi par Dieu pour y avoir son église.

Mais les pucelles, cuidant que les haquenées fussent lasses, allèrent jusqu’au Hoy-Bout pédestrement, et là jugèrent qu’il serait bon de bâtir l’église.

Doncques quérirent les plus vaillants manouvriers de machonnerie et maîtres avec, et en nombre si grand qu’en une journée les fondements furent hauts de deux palmes pour le moins.

Ce que voyant les pucelles s’éjouirent fort et estimèrent leur œuvre agréable à Dieu.

Mais au lendemain matin virent tous les fondements arrachés de terre.

Pensant qu’il y eût là quelque traître hérétique enterré fortuitement, lequel, à la nuit, secouait de dessus ses os damnés, les pierres de l’église.

Allèrent au Steenen-Berg avecques leurs manouvriers et là firent même besogne qu’au Hoy-Bout.

Mais le lendemain matin trouvèrent encore les fondements hors de terre.

C’est que le Seigneur voulait être adoré à Haeckendover uniquement.

Et envoyait la nuit, ses anges, avec les marteaux de diamant pris ès greniers du Paradis.

Et leur faisait démolir l’ouvrage des trois pucelles.

Elles grandement rêveuses et marries churent à genoux, suppliantes et priant Dieu de leur vouloir bien dire où il lui plaisait être adoré.

Et subitement virent un jeune gars, de beauté bien céleste, vêtu d’une robe couleur de soleil couchant.

Bénignement il les regardait.

Reconnaissant l’ange de Dieu, les trois pucelles se prosternèrent le visage contre terre.

Mais la cadette étant la plus hardie, comme sont les enfants, osa bien regarder le gentil ambassadeur, et le voyant si avenant, gagna confiance et rit.

L’ange lui prit la main, disant à elle et à ses sœurs : « Levez-vous et me suivez. »

Ce que firent les trois pucelles.

Ainsi vinrent-elles devant le lieu où est maintenant l’église, et l’ange leur dit : « Ici est la place. »

« Merci, monseigneur, » répondit la cadette allègrement.

Lors on était au treizième jour après la fête des Rois ; il avait neigé grandement et gelé fort par-dessus à cause d’une âpre bise qui soufflait.

Et les trois pucelles virent devant elles, au milieu de la neige, comme une île de verdure.

Et cette île était ceinte d’un fil de soie purpurine.

Au dedans de l’île était l’air du printemps florissant roses, violettes et jasmins, desquels l’odeur est comme baume.

Au dehors étaient bise, autans et froidure horrifiques.

Vers le milieu, là où est maintenant le maître-autel, se voyait une yeuse fleurie comme si elle eût été vrai jasmin persique.

Sus les branches, fauvettes, rossignols et pinsons, à l’envi, chantaient les plus harmonieuses chansons du paradis.

Car c’étaient les anges qui s’étaient emplumés, gazouillant ainsi en l’honneur de Dieu.

Un gentil rossignol, le plus fin chantre de tous, tenait en la patte droite une bande de parchemin où il était écrit en lettres de fin or :

« Ici est la place choisie par Dieu et montrée aux trois pucelles divinement, pour y bâtir église en l’honneur de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. »

Grande fut la joie des pucelles, et la cadette dit à l’ange :

— « Nous voyons bien que Dieu nous aime un peu, que nous faut-il faire, dites, monseigneur l’ange ? »

— « Il faut, mignonne, » répondit le gentil ambassadeur, « bâtir ici l’église et choisir pour ce douze des plus fins manouvriers, ne plus ne moins ; le bon Dieu sera le treizième. »

Ce qu’ayant dit, remonta dans les hauts cieux.

Lors à trois, s’en furent en grande hâte, élire emmi les autres les douze fins manouvriers, lesquels mirent les fondements de l’église où avait été le fil de soie purpurine.

L’ouvrage avança si bien que ce fut plaisir grand de voir ainsi les pierres vitement monter les unes sus les autres.

Mais le miracle était qu’aux heures d’ouvrage les manouvriers étaient toujours treize, et aux heures de soupe et de paye douze seulement.

Car le seigneur voulait bien besogner avec eux, mais non manger ne boire, lui qui a si fines purées en son Paradis, fruits si sucrés et vin de la fontaine de Saphir.

Laquelle est une fontaine épanchant toujours vin plus jaune que ne serait or liquide.

Ne souffrait point non plus par faute d’argent ; car c’est douleur réservée à nous besoigneux, chétifs et nécessiteux de nature.

Tant il y a que la cloche tôt fut placée ainsi qu’on fait aux églises parachevées entièrement.

Lors, à trois, y entrèrent les pucelles et, se jetant à genoux, la cadette dit :

« Par qui, divin Époux et bien-aimé Jésus, nous faut-il consacrer cette église en votre honneur édifiée ? »

Ce à quoi le Seigneur répondit : « Je me consacre et me dédie à moi-même cette église ; que nul donc ne la vienne consacrer après moi. »

Toutefois deux vénérables évêques étant à Haeckendover, et voyant l’église neuve, la voulurent bénir.

Ne savaient point les paroles de Jésus aux trois pucelles, sinon n’auraient point fait acte si téméraire.

Mais furent punis terriblement.

Car tandis que l’un était empêché à bénir l’eau, il devint subitement aveugle.

L’autre qui tenait l’aspersoir et tendait les bras pour bénir l’église, les eut séchés et raides sans les pouvoir bouger du tout.

Et voyant les évêques qu’ils avaient péché, furent pleins de repentance et prièrent le Seigneur de leur vouloir bien pardonner.

Et leur fut pardonné, car ils avaient péché par ignorance.

Et dans la suite vinrent souventesfois en grande dévotion visiter Haeckendover.

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