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Légendes flamandes/Préface

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[s.n.] (p. I-IV).

PRÉFACE.


C’est dans la langue de Rabelais que M. Charles De Coster a écrit ses Légendes flamandes.

Ces sortes de pastiches demandent beaucoup d’étude, une connaissance approfondie du vieux langage français, aux diverses époques, pour ne pas confondre l’une avec l’autre, et une sorte de familiarité de longe date avec les écrivains de ces temps là. En ces labyrinthes philologiques il est facile d’errer. Balzac, dans ses Contes drôlatiques, commet à chaque instant des fautes graves et montre qu’il connaît assez mal la langue et l’orthographe anciennes qu’il a prétendu reproduire. M. Charles De Coster n’a pas eu recours, comme lui, au leurre de l’orthographe surannée, souvent chargée ou arbitraire : il a fait tomber ainsi le plus grand épouvantail qu’il y ait dans le vieux langage pour le public moderne, et a rendu son livre accessible à la majorité des lecteurs. En dépit de la forme archaïque, il a su donner à ses compositions courtes et bien coupées, le mouvement, le naturel, la gaieté, la vie.

L’essai est donc des plus heureux ; mais le mot essai ne signifie pas que nous engagions l’auteur à persévérer dans cette voie étroite. Comme étude, une fois en passant, le pastiche peut avoir du bon. À la longue, et comme genre définitif, le pastiche serait, à notre avis, un travail puéril et peut-être desséchant. Ceux mêmes qui ne font que du demi pastiche, — voyez, dans des genres différents, Paul-Louis Courier et M. Cousin — ne se sauvent guère de l’aridité.

Ces réserves faites sur le genre en lui-même, il faut louer sans restriction la naïveté Joviale des Frères de la Bonne Trogne, la grâce de Blanche, Claire et Candide, la riche histoire et moralité du Sire d’Halewyn, les merveilleuses et divertissantes aventures du forgeron gantois Smetse Smee, terminées par une invention tout à fait charmante.

Ces contes, dans plusieurs passages, sont du Rabelais bien réussi. Des situations comiques ou gracieuses, des dialogues naturels, de charmants tableaux, de jolis traits, nombre de détails de mœurs bien étudiés, et force couleur locale, voilà de quoi faire aux Légendes flamandes de M. Charles De Coster une grande et légitime renommée.

L’auteur qui possède à un très-haut degré le don du style, entremêle artistement à ses gaillardises flamandes des détails suaves et frais. Ainsi, dans les Frères de la Bonne Trogne, il dit :

« Donc entrèrent les gentes commères et se placèrent toutes, aucunes près de leurs maris, aucunes près de leurs fiancés, et les fillettes en ligne sur un banc modestement. »

Ainsi encore, lorsque le cruel sire d’Halewyn déshonore et tue toutes les jeunes filles qu’il rencontre, les pères affligés, méditant de tirer vengeance de ses scélératesses, se disent entre eux : « N’est-ce point pitié de voir ainsi se perdre ès mort et déshonneur ces douces et claires fleurs de jeunesse ? »

Rabelais et Montaigne en leurs meilleurs moments n’eussent pas mieux dit. J’ajouterai même que ce dernier trait sent quelque peu son Lucrèce et son Homère.

M. De Coster a montré, dans tout le cours de son œuvre, des connaissances exactes d’histoire, de costume et d’ameublement. C’est là une science matérielle il est vrai, mais indispensable à tout poète qui veut faire revivre aujourd’hui les hommes et les choses du passé.

Indépendamment de son érudition, il a un mérite plus réel, l’intelligence morale des époques qu’il traite. Il a représenté le moyen-âge tel qu’il est, brutal, rude, mélancolique, narquois, enfant même. Il n’a pas prêté à ses personnages une seule manière de voir, un seul instinct, un seul sentiment qui ne leur fussent propres. Entrant dans leur vie intime, il les a bien aimés, bien compris, bien rendus, et là est la raison du charme et de l’originalité de son livre.

L’auteur y met en scène des types neufs. Il n’a eu pour modèles que des caractères pris dans le peuple flamand d’aujourd’hui. Jan Blaeskaek et Wantje, Smelse Smee et sa femme, le sire Roel et la dame Gonde, Magtelt et Toon le Taiseux représentent les faces les plus brillantes de ce beau caractère, la jovialité, la naïvelé fine, l’énergie constante, l’honnêteté, le courage, les passions concentrées, l’expansion rare et pareille à une éruption de volcan.

Bien qu’écrites en français dans une langue pure et maniée habilement, sauf quelques légers lapsus, les Légendes de M. De Coster sont tellement locales, que, traduites en flamand, elles paraîtraient sans doute, sous cette transformation, être l’œuvre originale. Ce sont, en effet, les pensées et les sentiments du Nord reproduits dans un idiome méridional. Cette combinaison de deux éléments contraires en apparence a dû coûter à l’auteur un long et difficile travail dont il est sorti victorieux.

M. De Coster n’a pas cherché ses modèles hors de chez lui : c’est là un grand bien, un élément de force et de talent. Qu’il continue donc, mais dorénavant dans la langue de son propre temps, à peindre sa patrie : l’âme du poète n’a vraiment chaud qu’au foyer paternel et n’est vraiment à l’aise que là où elle a vécu, aimé et souffert, au milieu des amis et des ennemis accoutumés, et sous un ciel dont elle connaît la rigueur et les caresses.

Émile DESCHANEL.