Légendes humoristiques d’un conteur allemand. — Frère Eugenius de G. Keller

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Anonyme
Légendes humoristiques d’un conteur allemand. — Frère Eugenius de G. Keller
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 211-224).
LEGENDES HUMORISTIQUES
D'UN CONTEUR ALLEMAND

Sieben Legenden, von Gottfr. Keller. — Stuttgart, Göschen. 1872.

Les innombrables légendes que le moyen âge a vues éclore à l’ombre des monastères offrent parfois un singulier mélange de mysticisme chrétien et de réminiscences païennes. Dans bon nombre de ces poétiques fictions, on démêle encore sans trop de peine les souvenirs classiques ou l’écho lointain des mythes Scandinaves, et l’on y rencontre plus d’un saint d’origine fort suspecte. La plupart probablement sont dues à cet auteur anonyme qu’on appelle le peuple, et n’ont été fixées qu’après bien des transformations, subies pendant qu’elles passaient de bouche en bouche comme les chansons et les proverbes. L’âme populaire, naïve et impatiente, crée, façonne, rapproche ses types sans s’attarder au pourquoi des choses ; comme le rêve, elle se moque de l’unité de temps et de lieu, et même de l’unité des caractères. Les événemens sont audacieusement juxtaposés, les motifs psychologiques ne se devinent pas toujours ; incidens et actions manquent souvent de vérité poétique, et se montrent presque aussi invraisemblables que la vie réelle. Ou voudrait pourtant expliquer l’imprévu, faire accepter l’incompréhensible, et l’on a recours à l’intervention des puissances surnaturelles. Le monde des légendes vient remplacer l’antique mythologie pour satisfaire ce besoin du merveilleux qui n’est qu’un secret besoin d’atténuer les surprises de la réalité.

Dans ces dernières années, la poésie légendaire a donné lieu à plusieurs publications intéressantes en Hollande et en Allemagne. Un savant professeur d’Utrecht, M. Brill, vient de faire paraître une nouvelle édition critique de l’histoire de saint Brandanus en vieux flamand, tandis que M. Schrœder en a mis au jour une version latine et trois autres en dialectes allemands. La bizarre odyssée du moine irlandais, bien que le côté merveilleux y domine, avait rencontré tant de crédit, que le Portugal, en abandonnant les Canaries au royaume de Castille, comprenait dans la cession « l’île de Saint-Brandanus, au cas où elle serait retrouvée. » M. Schrœder a publié encore la légende du bois de la vraie croix et une ancienne version poétique de l’histoire d’Esther. M. Rochholz s’est livré à une étude de mythologie comparée à propos des trois saintes Walburg, Verena et Gertrude, dans lesquelles il croit avoir retrouvé des divinités germaniques déguisées. Verena ne serait autre que Frigga, la Vénus teutonne.

Enfin un poète de Zurich, M. Gottfried Keller, a entrepris de terminer un certain nombre de ces ébauches commencées par des auteurs inconnus, en brodant sur l’antique canevas et en développant les velléités romanesques qui se trahissaient dans les allures du récit, comme un peintre ferait sortir un tableau des maigres linéamens d’une fresque à demi effacée. Depuis seize ans, M. Keller semblait chercher l’oubli. Sa réputation date d’un roman qu’il a écrit en 1854 (Der grüne Heinrich), et qui fut suivi en 1856 d’un volume de nouvelles (Die Leute von Seldwyla). Le tardif réveil de la muse nous vaut une série de récits poétiques où sur le fond d’or de la légende se détachent des types vivans et variés. Ces récits sont très travaillés, ciselés avec amour ; sous la bonhomie du conteur, la note ironique est souvent sensible. L’auteur n’indique pas les sources où il a puisé : sans y recourir, on reconnaît fréquemment la touche moderne ; il a visiblement forcé le trait en développant le côté profane, pour ne pas dire frivole, de la donnée originale. Comme spécimen de son talent, nous allons donner ici la première des sept légendes qu’il a essayé d’habiller à sa façon.


FRÈRE EUGENIUS.

Quand les femmes, renonçant à toute ambition de beauté et de grâce, veulent briller par d’autres qualités, il arrive qu’on les voit prendre habit d’homme et se promener ainsi affublées. La manie de ces travestissemens paraît déjà au sein du monde légendaire de la première chrétienté, et plus d’une sainte de ce temps-là éprouve la velléité d’enfreindre l’usage traditionnel. Tel fut aussi le cas d’une jeune et jolie Romaine nommée Eugenia ; il est vrai que, ainsi qu’il en advint à d’autres, elle se vit par son escapade jetée en un grand embarras, et forcée à la fin, pour se tirer du mauvais pas, d’appeler à elle les ressources de son sexe naturel.

Le père d’Eugenia était un notable romain qui vivait avec sa famille à Alexandrie, où pullulaient alors les philosophes et les savans de toute sorte. Aussi la jeune personne reçut-elle une éducation des plus soignées, et elle en profita si bien, qu’à peine avait-elle grandi un peu, on la rencontrait dans toutes les écoles des scoliastes et rhéteurs, où l’accompagnaient toujours en guise de trabans deux gentils garçons de son âge. C’étaient les fils d’un affranchi de son père, qu’on avait élevés avec elle, et qui étaient restés ses compagnons d’études.

Cependant elle devint la plus belle fille qu’il y eût au monde, et ses deux camarades, qui par aventure s’appelaient tous les deux Hyacinthus, n’avaient de leur côté cessé de croître et de s’épanouir ; quelque part que se montrât cette charmante rose qui avait nom Eugenia, on était sûr de voir les deux Hyacinthes voltiger à sa droite et à sa gauche ou bien la suivre à pas gracieux tandis qu’elle disputait avec eux tout en marchant. Jamais d’ailleurs bas-bleu n’eut d’auditoire mieux élevé, car ils étaient constamment de l’avis de leur maîtresse, et restaient toujours en leurs connaissances d’un bon pouce en arrière, de sorte qu’elle eut en toute occasion le dernier mot, et n’avait point à craindre de parler moins bien que ses compagnons. Tous les poétereaux d’Alexandrie composaient des élégies et des épigrammes en l’honneur de la jeune muse, et les bons Hyacinthes se chargeaient de copier ces vers sur des tablettes d’or et les portaient derrière leur maîtresse.

De jour en jour et d’année en année, celle-ci embellissait et devenait plus savante. Déjà Eugenia s’enfonçait dans les labyrinthes mystérieux des doctrines néoplatoniciennes, quand le jeune proconsul Aquilinus s’éprit d’elle et la demanda pour femme à son père. Or le père de la belle Eugenia était pénétré d’un tel respect pour sa fille, qu’en dépit de ses droits consacrés par la loi romaine il n’osa lui faire aucune proposition, et renvoya le prétendant à la décision souveraine de la jeune personne, quoique nul gendre ne lui parût préférable à Aquilinus.

Mais, de son côté, Eugenia l’avait remarqué depuis longtemps déjà, car il était le cavalier le plus parfait et le plus considérable qui fût à Alexandrie, et on le disait homme d’esprit et de cœur. Néanmoins elle reçut l’amoureux proconsul avec calme et dignité, entourée de ses rouleaux de parchemins, et ses deux Hyacinthes derrière son siège. L’un était habillé de bleu d’azur, l’autre avait un vêtement de couleur rose, elle-même portait une robe d’un blanc éblouissant. Un étranger eût été embarrassé de dire s’il avait devant lui trois beaux et suaves garçons ou bien trois fraîches jeunes filles. C’est devant ce tribunal que se présenta le viril Aquilinus, gravement drapé dans sa toge ; il eût été certes bien aise de parler à cœur ouvert et de déclarer sa tendre passion ; mais, voyant qu’Eugenia ne songeait nullement à renvoyer les deux jeunes gens, il s’assit en face d’elle sur un siège et fit sa demande en quelques paroles brèves et fermes, en surmontant son trouble, car il ne pouvait détacher ses yeux de tant de charmes.

Eugénia eut un sourire imperceptible ; elle ne rougit même pas, tant sa science et son esprit avaient maîtrisé en elle les délicates faiblesses de l’âme. Elle prit un air sérieux, et lui répondit en ces termes : Ton désir, Aquilinus, de faire de moi ta femme m’honore et me flatte ; mais il ne faut pas pour cela que je manque de sagesse, et ce serait en manquer que d’obéir sans nous connaître à un premier mouvement irréfléchi. Avant tout, si je me marie, je veux que mon époux comprenne mon être spirituel, qu’il sache respecter mes aspirations et les partager. Tu seras donc le bienvenu, si tu consens à me tenir compagnie et à t’exercer avec moi à la recherche des sublimes vérités, comme le font mes bons camarades que voici. De cette manière, nous verrons bien si nous sommes faits l’un pour l’autre, et après un temps passé à mettre en commun nos efforts, nous pourrons nous juger ainsi qu’il convient à deux créatures de Dieu qui doivent marcher, non pas dans les ténèbres, mais dans la lumière.

À cette hautaine prétention, Aquilinus réplique avec calme et fierté, en réprimant un secret mouvement de colère : Si je ne te connaissais point, Eugenia, je ne me serais pas présenté pour te demander en mariage, et, quant à moi, je suis connu de tout Rome aussi bien que de cette province. Si donc ta science ne suffit pas dès ce moment à juger qui je suis et ce que je vaux, elle n’y suffira, je le crains, jamais. Au reste, je ne suis pas venu pour me remettre à l’école ; je venais chercher une femme, et pour ce qui est de ces deux enfans, si tu m’accordais ta main, je commencerais par te proposer de les rendre à leurs parens, afin qu’ils pussent les aider et leur être utiles. Maintenant je te prie de me répondre, non en savant, mais en femme de chair et de sang.

En écoutant ce discours, la belle philosophe n’avait pu s’empêcher de rougir comme un œillet pourpré, et le cœur lui battait bien fort lorsqu’elle repartit : Ma réponse est toute prête, puisque tes paroles me prouvent que tu ne m’aimes point, Aquilinus… Cela ne me toucherait guère, si ce n’était une offense pour la fille d’un noble romain de s’entendre mentir.

— Je ne mens jamais, dit froidement Aquilinus ; adieu !

Eugenia se détourna sans lui rendre son salut, et le consul quitta la maison à pas lents pour rentrer chez lui. Elle essaya, comme si de rien n’était, de se remettre au travail ; mais les lettres dansaient devant ses yeux troublés, et elle dut prier les Hyacinthes de lui faire la lecture pendant que son cœur bouillait, et que sa pensée était ailleurs. Si jusqu’à ce jour Aquilinus avait été le seul homme qui lui parût digne d’obtenir sa main, en supposant qu’elle voulût se marier, il devenait désormais pour elle une vraie pierre d’achoppement posée sur sa route. Le consul de son côté continua de vaquer à ses affaires en accusant secrètement sa folie, qui ne lui laissait point oublier la belle pédante.

Près de deux années se passèrent, pendant lesquelles Eugenia se fit de plus en plus remarquer et devint un vrai personnage, tandis que les Hyacinthes étaient, aux yeux de tous, deux grands gars avec un fort duvet au menton. Bien qu’à la ville on commençât d’être scandalisé par ce bizarre entourage et que les épigrammes satiriques se mêlassent parfois aux stances élogieuses, elle ne pouvait se résoudre à congédier sa garde d’honneur ; n’était-il pas toujours là, le présomptueux qui avait prétendu l’obliger à s’en séparer ? Celui-ci vivait comme par le passé, et semblait ne plus avoir d’elle le moindre souci ; cependant ses yeux ne s’arrêtaient sur nulle autre femme, et il ne fut plus question de mariage pour lui, en sorte que déjà on le blâmait, lui aussi, parce qu’un homme dans sa position n’avait pas le droit de rester célibataire. Raison de plus pour l’obstinée Eugenia de ne pas avoir l’air de lui faire une avance par le renvoi de ses singuliers compagnons. Au surplus, il lui plaisait assez de braver l’usage et l’opinion en ne prenant conseil que d’elle-même, et de garder la conscience d’une vie pure au milieu de circonstances qui pour toute autre femme eussent été pleines de dangers et d’écueils. De telles excentricités étaient alors dans l’air.

Cependant Eugenia était loin d’être heureuse. Ses deux familiers et aides philosophes, lorsqu’ils avaient à sa suite battu ciel, terre et enfer, se voyaient arrêtés brusquement, et forcés de courir avec elle la campagne des lieues à la ronde sans qu’elle daignât une seule fois leur adresser la parole. Un beau matin, elle demande à visiter une de ses propriétés. Elle conduisait elle-même son char, et semblait d’humeur affable : c’était une limpide journée de printemps, l’air était embaumé de mille parfums ; les Hyacinthes se réjouissaient de la voir si gaie. On traversait un faubourg rustique où les chrétiens avaient licence de se livrer à leur culte. Ils célébraient justement l’office du dimanche ; de la chapelle d’un couvent s’échappaient les sons pieux d’une hymne, Eugenia arrêta ses chevaux pour écouter, et elle entendit les versets du psaume : « Ainsi que la biche soupire après la source, mon âme soupire après le Seigneur. Mon âme a soif du Dieu vivant. »

Aux sons de ce chant, où vibrait un accent de fervente dévotion et d’humilité, elle sentit subitement s’évanouir en elle tout ce qui était artifice et vanité : elle s’était retrouvée elle-même. Lentement, silencieusement, elle reprit la course interrompue. Arrivée dans sa villa, elle s’enferma, quitta ses vêtemens pour s’habiller en homme, puis sortit avec ses Hyacinthes sans avoir été vue de ses gens. Elle s’en alla droit au couvent, se fit ouvrir la porte, se présenta devant l’abbé avec ses deux compagnons, et le pria de les admettre parmi ses moines, voulant tous trois renoncer au monde et se consacrer au Seigneur. L’abbé lui ayant posé diverses questions auxquelles elle n’eut pas de peine à répondre, avisée et instruite qu’elle était, il pensa qu’il avait affaire à des jeunes gens de bonne maison, et consentit aisément à les recevoir dans son monastère, où ils prirent dès lors l’habit ecclésiastique.

Eugenia faisait un beau moine, un petit moine ravissant ; on l’appelait le frère Eugenius. Les Hyacinthes s’étaient vus obligés d’endosser le froc à son exemple, sans qu’on eût pris la peine de les consulter ; ils étaient de longue main habitués à ne vivre que par la volonté de leur modèle féminin. Toutefois la vie monacale ne laissa pas de leur profiter ; ils coulaient maintenant des jours bien plus tranquilles, n’étaient plus astreints au travail et n’avaient d’autres devoirs qu’une obéissance passive. Frère Eugenius au contraire ne s’accorda point de repos ; il devint un moine célèbre, avec un visage blanc comme marbre, des yeux de feu et un port d’archange. Il convertit beaucoup de païens, soigna les malades et les misérables, pénétra dans les saintes Écritures, prêcha d’une voix argentine, et finit par être élu successeur de l’abbé à sa mort, de sorte que la gentille Eugenia fut un abbé régnant sur soixante-dix bons moines tant grands que petits.

Pendant ce temps, son père, après la disparition inexplicable de sa fille et de ses deux compagnons, avait été consulter un oracle, qui répondit qu’Eugenia avait été enlevée par les dieux et changée en constellation. Les prêtres n’étaient pas fâchés de montrer aux chrétiens qu’il se faisait encore des miracles, tandis que ceux-ci avaient depuis longtemps l’affaire dans le sac. On désigna même dans le ciel comme la nouvelle constellation une certaine étoile flanquée de deux petits satellites ; les Alexandrins s’arrêtaient dans les rues ou grimpaient sur les terrasses de leurs maisons pour la contempler, et plus d’un qui se souvenait de la belle Eugenia lui voua un culte rétrospectif, et se mit à suivre d’un œil humide l’étoile qui planait dans l’azur.

Aquilinus aussi regardait en haut ; cependant il hochait la tête et restait sceptique. En revanche, le père de la belle disparue croyait fermement au miracle annoncé, il s’en targuait, et même avec l’aide des prêtres obtint qu’une statue serait élevée à Eugenia, et qu’on lui rendrait des honneurs divins. Aquilinus, à qui on dut demander l’autorisation légale, l’accorda sous la condition que l’image serait faite ressemblante ; c’était facile, car il existait d’Eugenia une foule de médaillons et de bustes. Sa statue en marbre fut donc placée dans le vestibule du temple de Minerve, et elle pouvait défier la critique ; c’était, malgré la ressemblance frappante, une œuvre idéale à tous les points de vue.

Les soixante-dix moines du monastère, lorsqu’ils apprirent la chose, ne furent pas médiocrement contrariés de voir les païens jouer un tel atout, — érection d’une nouvelle idole et adoration effrontée d’une mortelle ; mais c’est cette femme surtout qu’ils accablèrent d’invectives : c’était une misérable bohémienne, un suppôt de Satan, et ils firent un tapage infernal pendant tout le dîner. Les Hyacinthes, qui étaient maintenant deux bons moinillons, et qui avaient enseveli dans leurs cœurs le secret de leur abbé, jetèrent sur ce dernier un regard expressif ; il leur fit signe de se taire, et subit les injures des bons pères comme une punition méritée par ses péchés.

Au milieu de la nuit pourtant, Eugenia se leva de sa couche, prit un lourd marteau, et sortit à pas furtifs du couvent, afin d’aller trouver l’idole et de la briser. Elle gagna sans difficulté le quartier resplendissant où s’élevaient les temples et les édifices publics, et dans lequel s’était écoulée sa première jeunesse. Pas une âme dans les rues désertes, parmi ces blocs de marbre endormis ; au moment où le faux moine gravit les degrés du temple, la lune se levait au-dessus des ombres de la ville, et elle projetait sa lumière crue entre les colonnes du vestibule. Eugenia vit alors sa merveilleuse image, blanche comme la neige qui vient de tomber, les épaules chastement voilées par une ample draperie aux plis gracieux, la bouche souriante, le regard exalté. La jeune chrétienne s’approcha curieusement, son marteau levé dans la main ; mais, lorsqu’elle put distinguer les traits de l’idole, elle sentit un doux frisson courir dans ses veines, le marteau retomba, et elle s’abîma dans la contemplation de ce miroir de son passé. D’amers regrets envahirent son âme, il lui semblait qu’elle était exilée d’un monde heureux, condamnée, ombre déshéritée, à errer dans la solitude. Cette image, qui portait l’empreinte de l’idéal, n’en traduisait que mieux sa vraie nature, que sa pédanterie n’avait fait que voiler, et ce fut un sentiment plus élevé que la vanité qui lui révéla subitement l’essence de son être à la clarté magique de l’astre des nuits. Ne s’était-elle pas trompée de vocation ?

Tout à coup des pas rapides résonnèrent dans la rue ; Eugenia se cacha dans l’ombre d’une colonne, et vit approcher un homme de haute stature. Elle reconnut Aquilinus. Debout devant l’idole, il la considéra longuement ; puis, l’entourant d’un de ses bras, il effleura d’un baiser ses lèvres marmoréennes, après quoi, s’étant enveloppé de son manteau, il disparut comme il était venu, non sans jeter plus d’un regard en arrière. Eugenia tremblait, et si fort qu’elle s’en aperçut ; la colère la prit, elle fit un violent effort sur elle-même et revint sur la statue avec son marteau soulevé pour en finir avec cette fantasmagorie criminelle ; mais, au lieu de briser la gracieuse image, elle la baisa sur la bouche à son tour en pleurant à chaudes larmes, et s’éloigna précipitamment, car elle entendait le pas du guet. Le cœur gros et en soupirant, elle se glissa dans sa cellule. Elle ne dormit pas cette nuit avant l’aube, et pendant qu’elle manquait les matines, elle rêvait confusément d’une foule de choses assurément fort étrangères au culte.

Les moines respectèrent d’abord le sommeil de leur abbé, que ses veilles prolongées excusaient suffisamment ; à la fin cependant, force leur fut de le troubler, car on était venu le demander pour une affaire particulière. C’était une riche veuve qui, se disant gravement malade, réclamait les consolations spirituelles de l’abbé Eugenius, dont elle connaissait depuis longtemps la glorieuse renommée. Les moines n’eurent garde de laisser échapper cette conquête très profitable à leur église, et ils s’empressèrent d’éveiller Eugenia. Elle se mit en route, un peu troublée et les joues légèrement colorées, comme on ne se souvenait plus de l’avoir vue ; son esprit était encore hanté par les visions du rêve matinal et par les impressions de la nuit. Elle arriva chez la païenne : on la conduisit dans une chambre où elle se trouva seule avec celle qui l’attendait. Elle vit une femme belle et jeune encore étendue sur un lit de repos ; ce n’était point là une malade au cœur contrit, c’était une pécheresse que brûlait la fièvre du désir. A peine sut-elle feindre la modestie jusqu’à ce que le prétendu moine se fût assis à ses côtés ; alors elle saisit ses blanches mains, y colla son front, les couvrit de baisers. Eugenia, trop préoccupée pour remarquer les allures profanes de cette femme, prit d’abord sa ferveur pour l’expression d’une humilité dévote, et la laissait faire ; encouragée par cette tolérance, la païenne lui jeta ses bras autour du cou, croyant serrer sur son cœur le plus beau des jeunes moines. Bref, avant que le pauvre abbé fût revenu de sa surprise, il se sentit enlacé par cette passionnée créature, et sa bouche battue par une grêle de baisers véhémens. Étourdie de l’attaque, Eugenia s’arracha enfin à sa distraction, mais elle dut lutter avant de parvenir à se dégager de cette farouche étreinte et se remettre sur ses pieds.

Aussitôt ce démon femelle d’appeler sa langue à son secours ; en un déluge de paroles, elle fit comprendre à l’abbé terrifié son amour et ses langueurs, cherchant à lui prouver que tant de jeunesse et de charmes n’étaient pas faits pour résister à de telles prières. En même temps elle revenait à la charge, si bien qu’Eugenia ne savait plus comment se défendre, et qu’elle perdit patience. Se redressant indignée, l’œil flamboyant, elle se mit à tancer si vertement la diablesse et avec des malédictions si énergiques, comme les moines seuls en savent trouver, que l’autre fut convaincue du naufrage de ses projets et se transfigura subitement, pour recourir au moyen qui a été mille fois mis en usage depuis qu’il fut inventé par la femme de Putiphar. Elle bondit sur Eugenia, l’enlaça de nouveau dans une étreinte furieuse, la fit tomber près d’elle, et poussa des cris tels que les servantes accoururent de tous les côtés. — Au secours ! criait-elle, sauvez-moi de cet homme ! — En même temps elle lâchait Eugenia, qui, tout essoufflée, interdite, éperdue de frayeur, se remit debout. Les servantes aussitôt élevèrent une clameur perçante, quelques-unes coururent chercher du renfort ; Eugenia, que l’effroi empêchait de parler, s’enfuit pleine de honte et de dégoût, poursuivie par les glapissemens et les invectives de la tourbe affolée.

De son côté, la vindicative païenne se rendit sur-le-champ avec un cortège imposant chez le consul Aquilinus, afin d’accuser le moine d’un attentat inouï : s’étant introduit chez elle sournoisement pour l’importuner d’abord de ses tentatives de conversion, il avait, après avoir échoué dans ses efforts, essayé de lui ravir son honneur. Toute sa suite était là pour témoigner dans ce sens. Aquilinus, indigné d’un tel forfait, fit immédiatement cerner le couvent, et on lui amena l’abbé avec ses moines pour les juger.

— Voilà donc vos débuts, infâmes hypocrites ? leur dit-il d’un ton sévère. A peine tolérés parmi nous, vous déshonorez nos femmes, vous rôdez comme des loups autour de la bergerie ? Est-ce là ce que vous a enseigné votre maître, que je respecte plus que vous ne le faites, imposteurs ? Assurément, non. Vous êtes une bande de coquins qui se décorent publiquement d’un nom honorable pour mieux pécher en secret. Défendez-vous contre l’accusation, si vous pouvez. La perfide veuve répéta ensuite son récit mensonger, l’interrompant fréquemment par des soupirs et des larmes. Quand elle eut fini et qu’elle s’enveloppa de nouveau dans ses voiles avec un geste de pudeur effarouchée, les moines se regardèrent effrayés, puis regardèrent leur abbé, dont la vertu était pour eux hors de doute, et ils élevèrent tous ensemble la voix pour repousser cette fausse accusation. Cependant, outre la nombreuse domesticité de la traîtresse, plusieurs voisins et quelques passans, qui avaient vu l’abbé s’échapper de la maison déconfit et troublé, et qui de très bonne foi le croyaient coupable, venaient maintenant témoigner hautement contre lui ; les pauvres moines étaient écrasés par le nombre. Leurs yeux s’arrêtaient incertains sur leur abbé ; sa grande jeunesse tout à coup apparut à quelques grisons sous un jour suspect. — S’il était coupable, s’écriaient-ils, le châtiment de Dieu ne manquerait pas de le frapper, comme eux-mêmes le livraient dès à présent à la justice humaine.

Tous les regards se portèrent sur Eugenia, qui restait abandonnée au milieu de la foule. On l’avait trouvée couchée dans sa cellule et dévorant ses larmes, lorsqu’on l’avait arrêtée avec les moines ; depuis lors, elle s’était tenue debout, les yeux baissés, son capuchon rabattu sur le front. Elle était dans une position critique : gardait-elle le secret de sa naissance et de son sexe, elle tombait sous le coup du faux témoignage porté contre elle ; le révélait-elle, l’orage se déchaînait contre le monastère plus furieux même qu’auparavant, et elle le vouait à sa perte, car un couvent qui avait pour abbé une belle jeune femme devait s’attendre à toute sorte de soupçons de la part des païens. Ces craintes et ces incertitudes n’auraient pas eu de prise sur elle, si à ce moment elle s’était encore senti l’âme pure selon les idées monacales ; mais depuis la nuit dernière le schisme avait éclaté dans son cœur, et la malheureuse rencontre avec la perfide païenne avait achevé de la troubler, de sorte qu’elle ne trouva plus en elle le courage de prendre une attitude résolue et d’appeler un miracle.

Au moment où Aquilinus l’invitait à parler, elle se souvint pourtant de l’affection qu’il lui avait vouée, et elle se reprit à espérer. Modestement et très bas, elle dit qu’elle était innocente et qu’elle s’offrait à le prouver, si le consul voulait lui permettre de lui parler en secret. Sans savoir pourquoi, Aquilinus se sentit remué par le son de cette voix ; il accorda sur-le-champ l’audience qui lui était demandée. Eugenia fut conduite dans l’intérieur de sa maison, où il s’enferma avec elle dans une chambre écartée. Là, elle leva sur lui ses yeux, rejeta son capuchon en arrière, et lui dit : — Je suis Eugenia, qu’un jour tu as désirée pour femme. Il la reconnut tout de suite et fut convaincu que c’était bien elle ; mais en même temps il ressentit un grand dépit, et la jalousie le mordit au cœur en songeant que celle qu’il venait de retrouver si miraculeusement reparaissait sous la figure d’une femme qui pendant des années avait vécu parmi soixante-dix moines. Il se contint donc, et, la scrutant du regard, feignit de n’accorder aucune créance à ses paroles. — En effet, dit-il, tu ressembles assez à cette folle ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le moment. Je voudrais d’abord savoir ce que tu as fait à cette veuve.

Eugenia, très intimidée par ce début, raconta en tremblant ce qui s’était passé, et Aquilinus vit à son accent combien était fausse l’accusation dont elle était l’objet. Cependant il reprit avec un sang-froid apparent : — Et de quelle manière, si tu es vraiment Eugenia, serais-tu donc devenue moine, dans quel dessein, et comment cela fut-il possible ?

À cette question, elle rougit et baissa les yeux d’un air embarrassé. Toutefois elle n’était pas sans goûter un vague plaisir de se retrouver enfin face à face avec une de ses anciennes connaissances et de pouvoir lui parler d’elle et de sa vie passée. Elle ne se fit donc pas prier, et raconta simplement tout ce qui lui était arrivé depuis le jour où elle avait disparu ; seulement elle ne fit aucune mention des deux Hyacinthes. Ce récit ne déplut pas au consul, qui avait beaucoup de peine à dissimuler la satisfaction qu’il ressentait à se retrouver en présence de la belle Eugenia. Il dompta néanmoins son impatience, afin de pousser l’épreuve jusqu’au bout et de juger par sa contenance si elle était toujours la jeune fille pure et irréprochable qu’il avait connue, — Tout cela, dit-il, est une histoire assez bien imaginée. Cependant, quelles qu’aient été les bizarreries de la personne pour laquelle tu veux te faire passer, je ne l’aurais pas crue capable d’aventures aussi étranges : la véritable Eugenia eût certes mieux aimé prendre le voile, car, je me le demande, quel mérite, quel avantage y a-t-il même pour la femme la plus savante ou la plus pieuse à porter le froc et à vivre avec soixante-dix moines ? Pour moi, tu es donc toujours un petit imposteur imberbe qui ne m’inspire nulle confiance. D’ailleurs l’Eugenia dont tu parles a été déifiée et logée parmi les étoiles, son image est debout à l’entrée du temple, et tu t’en repentiras, si tu persistes dans ton blasphème.

— Cette image, quelqu’un est venu l’embrasser la nuit dernière, repartit Eugenia tout bas en jetant un regard indéfinissable sur son interlocuteur, qui tout à coup resta bouche bée. — Comment le même homme peut-il donc torturer l’original ?

Aquilinus sut maîtriser son émotion, il feignit de ne point comprendre, et dit froidement en manière de conclusion : — Bref, pour l’honneur des pauvres moines chrétiens qui m’ont l’air innocens, je ne puis croire que tu sois une femme. Prépare-toi à être jugé, car tes explications ne m’ont point satisfait.

— Eh bien ! que Dieu me soit en aide ! — Et elle déchira son habit de moine, pâlissant comme une rose blanche et s’affaissant accablée par la honte et le désespoir ; mais Aquilinus la reçut dans ses bras, la serra sur son cœur, l’enveloppa dans les plis de son manteau. Ses larmes tombèrent sur ce beau front ; il voyait bien qu’elle était une honnête femme. Il la porta dans la pièce voisine, l’y déposa doucement sur un lit magnifique, l’ensevelit jusqu’au menton sous des couvertures de pourpre ; puis, l’ayant embrassée, il sortit et ferma la porte avec soin. Il ramassa le froc, encore chaud qui était resté par terre, retourna au milieu de la foule, qui attendait toujours, et parla en ces termes :

— Voilà une aventure bien étrange. Ces moines sont innocens ; qu’ils partent en paix ! Votre abbé était un démon, venu sans doute pour vous pousser dans le chemin de perdition. Voici son froc, gardez-le en souvenir de cet événement, car, après avoir changé de forme sous mes yeux, il s’est évanoui et dissipé sans laisser de trace. Quant à cette femme, qui a tenté de vous perdre avec l’aide de ce démon, elle est suspecte de sorcellerie et sera jetée en prison. Là-dessus, rentrez tous chez vous, et réjouissez-vous.

Tout le monde fut étonné de ces révélations, et on considéra craintivement la dépouille du démon. La veuve pâlit et se couvrit le visage, trahissant ainsi sa culpabilité. Les bons moines furent contens de leur victoire, ils s’en allèrent pleins de reconnaissance avec le froc vide, ne se doutant pas quel doux contenu avait été enfermé dans cette rude écorce. La veuve fut conduite en prison, après quoi Aquilinus appela auprès de lui un vieux serviteur qui avait sa confiance, et se mit avec lui à courir la ville pour faire emplète d’une quantité de splendides vêtemens de femme, que l’esclave rapporta secrètement à la maison.

Le consul lui-même entra sur la pointe des pieds dans la chambre où il avait laissé Eugenia, s’assit sur le bord du lit, et constata qu’elle dormait paisiblement, comme quelqu’un qui se repose d’une grande fatigue. Il ne put s’empêcher de rire à l’aspect de sa tête monacale de velours noir, et involontairement passa la main sur ces cheveux en brosse. Elle se réveilla, et ouvrit de grands yeux. — Veux-tu enfin être ma femme ? lui dit-il doucement ; — ce à quoi elle ne répondit ni oui ni non, mais frissonna légèrement sous les couvertures de pourpre qui l’enveloppaient. Aquilinus alors alla chercher, en fait de robes et de parures, tout ce qu’il fallait à une jolie femme en ce temps-là pour s’habiller des pieds à la tête, puis la laissa seule.

Le soir même, après le coucher du soleil, n’emmenant avec lui que son vieux familier, il la conduisit dans une de ses villas, située dans un site charmant et solitaire à l’ombre épaisse d’un bouquet d’arbres. Là, ils furent mariés dans le plus grand secret. Ils avaient attendu longtemps avant d’être unis ; cependant ils ne regrettaient pas le temps perdu, ils étaient pénétrés de reconnaissance du bonheur qu’ils se donnaient mutuellement. Aquilinus consacrait la journée aux affaires et venait chaque soir retrouver sa femme, emporté par ses meilleurs coursiers. Les jours de pluie et d’orage, quand l’air était chargé d’ennui, il rentrait parfois plus tôt que d’habitude, afin d’égayer sa chère Eugenia. Celle-ci, sans beaucoup de paroles, s’était mise, avec la même ardeur qu’elle avait autrefois portée dans l’étude de la philosophie et de l’ascétique chrétienne, à étudier l’amour et le dévoûment conjugal. Quand ses cheveux eurent repoussé et qu’ils furent d’une convenable longueur, Aquilinus ramena sa belle épouse chez ses parens étonnés, et leurs noces furent célébrées avec pompe. Le père se montra bien un peu désappointé de retrouver dans sa fille, à la place d’une déesse immortelle et d’une constellation céleste, une simple femme terrestrement amoureuse de son mari, et il ne vit pas sans chagrin enlever du temple la statue jadis consacrée ; cependant il se consola bientôt en voyant cette fille plus charmante et plus aimable qu’elle ne l’avait jamais été. Aquilinus plaça l’idole de marbre dans la plus belle pièce de sa maison, mais il n’eut plus envie de l’embrasser, ayant trouvé mieux maintenant.

Eugenia, lorsqu’elle eut fait assez de progrès en la science du mariage, se tourna vers d’autres études, et entreprit de convertir son époux au christianisme, qu’elle n’avait pas cessé de confesser, et elle n’eut pas de repos qu’Aquilinus n’eût publiquement adhéré à sa foi. La légende nous dit encore comment toute la famille revint à Rome vers l’époque où Valerianus, l’ennemi des chrétiens, monta sur le trône, et comment, par suite des persécutions qui commencèrent alors, Eugenia devint une glorieuse martyre, et fit d’étranges miracles avant qu’elle mourût. L’empire qu’elle avait pris sur Aquilinus était si absolu qu’il lui avait permis d’emmener avec elle les deux frères Hyacinthes d’Alexandrie à Rome, où ils furent assez heureux pour gagner également la couronne du martyre ; dans un sarcophage des catacombes, on a retrouvé leurs restes réunis comme deux agneaux dans une poêle.

Comme on a pu le voir, ce qui caractérise la manière de M. Keller, c’est la teinte légère d’ironie qu’il mêle à ses couleurs, ce sont les lumières glissantes que l’humour fait tomber dans ce monde sombre des antiques légendes. Ce côté fantaisiste produit un assez bizarre effet dans les deux légendes intitulées la Vierge et le Diable, la Vierge chevalier, qui sont d’une conception hardie et d’un tour imprévu. La sainte Vierge y prend figure humaine pour venir au secours de ceux qu’elle protège. Le comte Gébizo a vendu sa femme Bertrade au diable, il l’emmène la veille de Sainte-Vaubourg dans une forêt pour la livrer ; Ayant rencontré sur la route une petite église, Bertrade s’y arrête pour faire sa prière, s’endort au pied de l’autel, et est remplacée par la Vierge, que Gébizo conduit au malin ; la Vierge lutte avec ce dernier, et obtient qu’il renonce au pacte conclu avec le comte. Gébizo meurt ; la main de sa veuve sera le prix d’un tournoi. Cette fois la Vierge se substitue à un jeune chevalier, remporte en son lieu la victoire pendant qu’il dort dans l’église, et lui cède, lorsqu’il arrive enfin, sa place à côté de la belle Bertrade. Il y a là une vague réminiscence de Minerve prenant la forme de Diomède pour combattre les Troyens. Dans la petite Légende de la Danse, on voit même les neuf muses, un jour de fête, attablées dans le ciel en compagnie de sainte Cécile et servies par sainte Marthe en costume de ménagère. On peut regretter que la verve comique de l’auteur et son penchant pour la facétie l’entraînent parfois trop loin, et le fassent verser dans la trivialité. Le conte du Moine Vitalis, un mauvais saint dont la spécialité consiste à ramener les filles perdues dans le chemin de la vertu, est d’un goût douteux et frise la limite de la convenance, s’il ne la dépasse. Ces réserves faites, nous pouvons reconnaître que les récits de M. Keller révèlent un talent agréable et des recherches de style qui se font de plus en plus rares.