Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 10/Chapitre 5

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Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 393-403).


CHAPITRE V


CONCLUSION



Pendant que Tolstoï terminait : En quoi consiste ma religion, il acquit un nouvel ami, qui est peut-être le plus près de lui par la compréhension de la doctrine du Christ, et en qui il trouva l’aide dans l’œuvre de propagation de cette doctrine. À la fin de l’année 1883, Tolstoï fit la connaissance de Vladimir Gregorievitch Tchertkov. Répondant à notre demande, V. G. Tchertkov nous a communiqué ses souvenirs sur sa connaissance avec Tolstoï.

« Ma naissance spirituelle, écrit-il, et aussi la transformation principale de ma vie extérieure, se produisirent avant ma connaissance avec Tolstoï ou quelques-unes de ses œuvres religieuses. En 1879, j’avais décidé de quitter le service militaire ; mais, sur le désir de mon père, je pris un congé de onze mois, que je passai en Angleterre. En 1880, l’insistance de mon père fut telle que je rentrai encore au service, dans la garde à cheval. Mais aussitôt après le 1er mars, je partis pour la propriété de mes parents, afin de me rapprocher des paysans qui nous nourrissaient et prendre part à leurs intérêts. Je vécus là plusieurs années, allant seulement de temps en temps à Pétersbourg, voir mes parents. Au cours de ces voyages, de plus en plus fréquemment j’entendais raconter que le comte Tolstoï, l’auteur de Guerre et Paix, professait juste les opinions qui étaient les miennes. Cela fit naître en moi le désir de faire sa connaissance, ce que je fis en passant par Moscou, à la fin de 1883. Nous nous rencontrâmes comme de vieilles connaissances, car, de son côté, il avait déjà entendu parler de moi. À cette époque il terminait son livre : En quoi consiste ma religion. La question du rapport de la vraie doctrine du Christ envers le service militaire était déjà fermement résolue dans ma conscience, et résolue par la négative, et chaque fois que je me rencontrais avec quelqu’un sur le terrain religieux, je m’empressais de toucher cette pierre d’essai. Léon Nicolaiévitch fut le premier homme que je rencontrai qui était profondément convaincu, et partageait la même opinion que moi quant au service militaire. À ma question, il me répondit par la lecture du manuscrit qui était sur sa table : En quoi consiste ma religion. C’était la négation absolue du service militaire au point de vue chrétien. La conscience que la période de mon isolement moral était enfin terminée me causa une telle joie que, plongé dans mes propres réflexions, je ne pouvais suivre les extraits qu’il me lisait, et je ne me ressaisis que quand, ayant lu les dernières lignes de son ouvrage, il prononça avec une netteté particulière, la signature : Léon Tolstoï. Comme je l’ai dit, lui aussi trouva en moi son premier co-penseur. Dans ces conditions, le lien moral qui s’établit entre nous devait avoir pour nous deux une importance toute particulière : pour lui, c’était l’appréciation et le soutien de ce qu’il reconnaissait en lui de meilleur et de supérieur ; pour moi, c’était encore l’aide irremplaçable dans mon développement intérieur. »

Parlant ensuite de sa correspondance avec Tolstoï dans la première période de leur connaissance, Tchertkov ajoute :

« Son aide délicate et attentive dans la marche du développement spirituel de son jeune et presque unique ami et co-penseur, sa modestie, les scrupules qui l’empêchaient de donner des conseils, sauf si on lui en demandait, son respect et son attention pour chaque opinion, même critique, pourvu seulement qu’elle découlât d’un point de vue chrétien, son adoration pour la doctrine du Christ, exprimée dans le sermon sur la Montagne, sa tolérance et sa crainte du prosélytisme, la naissance d’un projet de littérature pour le peuple, ses souffrances dues à l’incompréhension des siens, et la conscience douloureuse du péché de ce luxe dans lequel il vivait…, tout cela, et d’autres traits encore, qui complétaient son image morale d’alors, paraît nettement dans ses lettres intimes. »

En janvier 1884, Tolstoï eut de nouveau la visite du peintre Gay, devenu son ami intime. Les relations entre eux étaient si simples que Tolstoï n’était nullement gêné par la présence du vieillard pendant qu’il travaillait, tandis qu’il n’avait jamais permis à personne des siens de venir le déranger dans son cabinet de travail. M. Gay profita de cette exception pour faire un beau portrait de Tolstoï devant sa table à écrire. Comme plusieurs des œuvres de Gay, ce portrait est fait avec cet amour qui saisit les traits les plus précieux de l’original, c’est pourquoi il est si cher à ceux qui aiment Tolstoï. Ce portrait est maintenant à la galerie Tretiakov, à Moscou ; quelques amis de Tolstoï en possèdent des reproductions.

Et cependant la lutte de Tolstoï contre le monde continuait. Ne pouvant pas changer le train de vie en ville, si pénible pour lui, il partait souvent à la campagne et vivait là d’accord avec sa conscience, travaillant, se mêlant au peuple, lisant, méditant, écrivant.

L’été 1884 se passe sans changement. En automne, toute la famille rentre de nouveau à Moscou, Tolstoï resta à Iasnaïa jusqu’à la fin de l’automne, mais entre temps alla passer une semaine chez Gay, dans la province de Tchernigov, puis ensuite alla rejoindre sa famille à Moscou.

Resté seul à Iasnaïa, Tolstoï fit une dernière tentative pour diriger sa vie de famille, et en octobre 1884 il écrivit à sa femme :

« J’ai fait une bonne promenade, et au retour j’ai réfléchi à beaucoup de bonnes choses ; que tant que je vis, il me faut conduire la maison. Pour commencer, j’ai le projet de diriger Iasnaïa conformément à mes convictions. C’est peut-être difficile, mais il faut le faire. Mon raisonnement est le suivant : Nous tenons la propriété sur les bases fausses de la propriété, c’est certain, cependant faut-il encore le faire de la façon la meilleure au point de vue de l’équité, de la justice, et, si possible, de la bonté. De plus, il est clair pour moi que si quelque chose me paraît être la vérité et la loi pour l’homme, ce doit être la loi aussi pour les actes de ma vie, et, pour cela, il faut que nous, les riches, qui profitons de la violence, renonçions de notre propre mouvement à la richesse et à la violence. Cela ne se fera pas d’un coup, mais petit à petit. Pour cela, il nous faut faire valoir nous-mêmes la propriété et entrer en relations directes avec le peuple qui travaille pour nous. Je veux essayer de le faire ; je veux essayer tout à fait librement, sans violence, par la bonté, de mettre cela en pratique, à Iasnaïa. Je pense qu’il n’en résultera ni faute grave, ni grandes pertes, même aucune et peut-être une bonne œuvre. Je voudrais te raconter cela dans un de tes bons moments, quand tu écouteras, car il est difficile d’écrire tout cela. Je pense commencer tout de suite, reprendre tout des mains de Mitrofane, arranger les affaires, venir de temps en temps l’hiver, et au printemps m’occuper constamment. Peut-être, inconsciemment pour moi, ce projet me vient-il du désir de vivre plus longtemps à la campagne, mais je sens que ma vie a été faussement dirigée, à cause de l’éloignement, de l’indifférence pour ce qui se faisait de contraire à toutes mes convictions.

« Cette négligence venait de ce que ne reconnaissant pas la propriété, par fausse honte, je ne voulais pas m’en occuper afin de ne pouvoir être taxé d’inconséquence. Maintenant, je crois avoir surmonté cela. Je sais combien je suis inconséquent, mais mon amie, je t’en prie, n’oublie pas que cette œuvre me tient à cœur, et ne me réponds pas immédiatement sous la première impression, et ne me gâte pas mes intentions. Je suis convaincu que cela ne causera aucun dommage à personne et peut-être en sortira-t-il quelque chose de très bon et d’important… »

Dans la même lettre, il décrit ses impressions pendant un voyage à pied, à Toula.

« La meilleure impression d’aujourd’hui c’est deux vieillards rencontrés en route ; deux frères, de Sibérie. Ils vont sans un sou à Athos et à Jérusalem. Ils ont à eux deux cent cinquante ans. Ils ne mangent pas de viande. Ils possédaient une maison et des biens valant quatorze cents roubles. La première fois qu’ils partirent, le bruit de leur mort se répandit, la tutelle prit les biens et les ruina. De retour, ils voulurent entamer un procès. Un moine leur dit que ce serait péché, que sur leur plainte des hommes pouvaient être emprisonnés, qu’il était mieux d’y renoncer que d’aller à Jérusalem. Ils ne firent pas le procès et restèrent sans rien. L’un a un fils ; il s’est reconstruit une maison. Des vieillards très majestueux et attendrissants. En leur compagnie, je ne m’aperçus pas du chemin de Roudakovo à Toula[1]. »

Dans la lettre suivante, il parle de nouveau de son intention de s’occuper de ses terres et précise ce qu’il compte faire.

« 8 octobre 1884 — J’entreprends une chose très difficile : faire valoir la propriété, en ayant en vue non l’exploitation en général, mais les rapports envers les hommes, dans cette exploitation. Il est difficile de ne pas être amené à sacrifier les rapports avec les hommes à la gérance. Cependant il faut diriger l’exploitation convenablement ; toutefois, quand la question se pose entre le gain et le rapport humain, pencher pour ce dernier. Je suis si mauvais que j’en sens mon incapacité. Mais il le faut, c’est venu de soi-même et j’essaierai. »

Et plus loin ;

« Aujourd’hui je me suis promené dans la propriété et suis allé à cheval. Les chiens m’ont suivi. Agafia Mikhailovna a dit que si je les laisse, ils se jetteront sur le bétail, et on a envoyé derrière moi Vaska. J’ai voulu tâter mon sentiment de la chasse : chercher le gibier par une habitude de quarante ans, c’est très agréable. Mais le lièvre s’enfuit et je lui souhaitai bonne chance. Et surtout, c’est honteux. »

Ainsi Tolstoï renonça à l’une des passions les plus fortes qu’il ait eues : la chasse. Ensuite, dans la même lettre, il revient aux pensées graves de la vie et dit à sa femme :

« Ma chérie, ne te fâche pas, je ne puis attacher d’importance à ces comptes d’argent. Ce n’est pas un événement comme une maladie, le mariage, la naissance d’un enfant, la mort, une connaissance acquise, un acte bon ou mauvais, les habitudes bonnes ou mauvaises des gens qui vous sont chers. Je sais que cela t’est souvent désagréable, et aux enfants, toujours insupportable, et que tout cela semble du rabâchage, mais je ne puis m’empêcher de vous répéter que notre bonheur ou notre malheur ne peut dépendre de ce que nous dépenserons ou gagnerons quelque chose, mais uniquement de ce que nous serons nous-mêmes.

« Eh bien, laisse un million à Constantin, en sera-t-il plus heureux ?

« Pour que cela ne paraisse pas une banalité, il faut envisager la vie plus profondément et plus largement : Quelle est notre vie, avec nos joies et nos tristesses, telle sera la vraie vie chez nos enfants. C’est pourquoi il est important de les aider à acquérir ce qui nous donne le bonheur et à se débarrasser de ce qui fit notre malheur. Ni la connaissance des langues étrangères, ni les diplômes, ni le monde, ni encore moins l’argent ne sont rien dans notre bonheur ou notre malheur. C’est pourquoi la question d’argent ne peut pas nous intéresser. Si on lui attribue une importance quelconque, elle effacera ce qui est important. »

Mais, en réponse à l’une de ces lettres, Tolstoï, le 23 octobre, reçut de sa femme la lettre suivante :

« Hier, j’ai reçu ta première lettre et j’en ai été très attristée. Je vois que tu es resté à Iasnaïa non pour ce travail intellectuel que je place au-dessus de tout, mais pour jouer au Robinson. Tu as laissé partir le cuisinier pour qui c’était un plaisir de ne pas recevoir gratuitement sa pension, et, du matin au soir, tu te livres à ce travail physique que font d’ordinaire les jeunes gens. Alors, il vaudrait mieux vivre avec les enfants. Tu diras sans doute que cette vie est conforme à tes convictions et que cela te fait du bien. C’est une autre affaire. Je ne puis que te dire « réjouis-toi et prends du plaisir » et tout de même m’attrister que de pareilles forces intellectuelles se dépensent à couper du bois, chauffer le samovar et coudre des bottes. Tout est beau comme changement de travail, mais non comme occupations spéciales. Enfin, assez sur ce sujet. Si je n’avais pas écrit j’aurais du dépit, maintenant c’est passé et j’ai envie de rire. Je me suis calmée par ce proverbe russe : « Que l’enfant s’amuse de n’importe quoi, pourvu qu’il ne pleure pas. » Mais le même jour, sentant qu’elle a dû peiner son mari, elle lui écrit :

« Tout d’un coup tu t’es représenté si clairement à moi et j’ai senti en moi un tel accès de tendresse pour toi ! Il y a en toi quelque chose de si sage, de si bon, de si naïf, de si persévérant, tout cela éclairé par la lumière de la bonté, et ce regard qui va droit à l’âme. Et cela n’appartient qu’à toi seul[2]. »

Néanmoins, l’intention de Tolstoï de prendre en main la direction de la maison ne se réalisa point, et en novembre il rentrait de nouveau à Moscou.

Ce même mois de novembre, il se passa dans ma vie un événement qui la changea radicalement. Le 21 novembre 1884, je fis la connaissance de L. N. Tolstoï. Ce fut mon ami V. G. Tchertkov qui m’amena chez lui. Je connaissais Tchertkov depuis quelque temps, par lui j’avais appris à aimer les œuvres de Tolstoï, et en lui, pour la première fois de ma vie, j’avais rencontré l’homme répondant à ma conception du vrai chrétien. Cette conception s’était formée en moi dans ma jeunesse, nullement sous l’influence de Tolstoï dont je ne connaissais pas encore les œuvres, et en général, en dehors de l’influence laïque. Cette conception était née tout simplement de la lecture des évangiles et de la méditation de son vrai sens dans l’application de la vie.

Tchertkov m’emmena chez Tolstoï, à Moscou, et nous passâmes ensemble la soirée du 21 novembre. J’ai noté alors l’impression que j’emportai de cette soirée : « 22 novembre 1884. Moscou. Hier, je suis allé chez le comte Tolstoï. Je m’attendais à rencontrer un vieillard sombre, plongé dans l’étude des vieux monuments de la littérature chrétienne, et j’ai vu un homme bon, sincère, dont la simplicité charme et attire. Sa famille était autour de la table à thé. Nous y prîmes place aussi, et la conversation devint générale. J’en fis en partie le sujet, parce que je sortais de l’Académie maritime et étudiais l’astronomie, ou peut-être tout simplement parce que j’étais nouveau dans ce milieu. Puis on parla de Lisinovka (propriété de Tchertkov), de ses établissements, puis l’on passa à la religion chrétienne. Tolstoï nous parla d’un nouveau monument de la littérature chrétienne, récemment retrouvé : « La doctrine des douze apôtres », où se trouvait une merveilleuse comparaison. À la question ; Comment reconnaître si un prophète est faux ou vrai ? on y répond ainsi : « Le vrai prophète est celui qui agit d’après ses paroles, qui fait ce qu’il enseigne, de même qu’un amphitryon goûte les plats qu’il sert à ses convives. »

« Je me souviens encore qu’il rappela les idées du professeur Bougaiev sur les lois morales et physiques. Je fis une timide objection, disant que plusieurs déduisent les lois morales des lois physiques, comme leurs conséquences immédiates. Haussant un peu la voix, Tolstoï remarqua : « Mais nous avons besoin de ces lois morales qui nous enseignent comment agir envers chacun. Est-ce que ces messieurs touchent ces lois ? Ils déduisent des lois générales que nous n’aurons jamais l’occasion d’appliquer, qui ne nous regardent pas, tandis que les autres s’éclairent par la lumière du Christ. »

« Je me rappelle quelle délicatesse Léon Nicolaievitch montrait envers moi. La conversation était tombée sur l’incompatibilité des professions avec le titre de chrétien. Tolstoï exposait doucement qu’on peut être chrétien dans n’importe quelle profession : « Sauf deux, ajouta-t-il : les juges et les militaires », mais jetant un regard sur mon uniforme il ajouta : « Excusez-moi de dire cela en votre présence. » Et je me rappelle bien que j’eus honte de mon uniforme. »

Peu de temps après, Tolstoï partit de nouveau pour Iasnaïa, d’où il écrivit à sa femme une lettre avec laquelle nous terminerons ce volume.

« 8 décembre 1884 — Hier, quand, après être sorti de la gare, je m’assis en traîneau, et partis sur la neige profonde : la demi-lune, ce silence, cette douceur ; au-dessus de nos têtes ce beau ciel d’hiver étoilé et ce brave Michel, j’en éprouvai un sentiment voisin de l’enthousiasme. Surtout après le wagon en compagnie d’une propriétaire qui fumait et portait des bracelets, d’un médecin qui clamait qu’il faut maintenir la peine de mort, d’une femme abominablement ivre, en manteau déchiré, couchée sans connaissance sur la banquette, d’un monsieur qui portait une bouteille d’eau-de-vie dans sa valise, d’un étudiant en pince-nez, du conducteur qui me donnait des coups dans le dos parce que j’étais en touloupe. Après tout cela. Orion, Sirius, la neige ouatée et silencieuse, le bon cheval, le bon air, le bon Michel et le bon Dieu[3] ! »

  1. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  2. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  3. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.