Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 8/Chapitre 3

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Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 198-214).


CHAPITRE III


LA VIE PRIVÉE ET LA VIE DE FAMILLE DE TOLSTOÏ
AU COMMENCEMENT DES ANNÉES 70



La vie de famille de Tolstoï, précisément dans les années 70, atteignit sa forme stable. Au cours des années 60, elle n’avait pas encore eu le temps de se fixer. Les enfants étaient en bas âge, et les intérêts moraux, qui n’étaient pas satisfaits par les premières joies de la famille, étaient absorbés par le travail gigantesque de Guerre et Paix.

Au commencement des années 70, se posa la question de l’éducation des enfants. Les travaux littéraires n’absorbaient plus Tolstoï aussi complètement qu’auparavant ; les intérêts de famille, l’exploitation des terres lui créaient de nouvelles obligations. Mais à la fin des années 70, Tolstoï ressentit le malaise moral qu’il avait éprouvé avant son mariage ; les mêmes questions, de nouveau se posent à lui, sa vie de famille s’effrite et, quand arrivent les années 80, elle a déjà perdu de son unité et de son harmonie.

Au mois de mai 1870, Tolstoï écrivait à Fet :

« J’ai reçu votre lettre comme je rentrais en sueur du travail, la hache et la pelle à la main, c’est-à-dire à mille lieues de tout l’artificiel, et surtout de notre œuvre. Après avoir ouvert la lettre, la première chose que je fis fut de lire le petit poème, et le nez a commencé à me chatouiller. Je suis venu trouver ma femme pour le lui lire, mais des larmes d’attendrissement m’en ont empêché. C’est un de ces rares poèmes où l’on ne peut ni ajouter ni retrancher, ni changer un seul mot. Après l’impression qu’a faite sur moi le poème, il m’est triste à penser qu’il sera imprimé sur le papier, dans une revue quelconque, et que des gens le jugeront et diront : Tout de même, ce Fet est assez bon.

« Vous me demandez ce que je pense du poème ? Mais moi je sais le bonheur qu’il vous a donné par la conscience qu’il est beau, que c’est vous qui l’avez écrit, qu’il est vous. »

Nous savons déjà que, durant l’hiver 1870-1871, Tolstoï se livra avec passion à l’étude du grec, et que sa santé ébranlée par ce travail l’obligea à une cure de koumiss.

L’augmentation de la famille contraignit Tolstoï à faire agrandir sa demeure, et à la fin de 1871, il fit construire une aile, dont l’étage supérieur est maintenant le salon, et le bas, le vestibule et la bibliothèque. La fin de cette construction fut fêtée à Noël par une réunion de parents et d’amis. On organisa une mascarade à laquelle prit part Tolstoï lui-même. Dans la maison parurent à l’improviste un montreur d’ours, menant deux ours et une chèvre. La chèvre, à la surprise et l’amusement de tous, était Tolstoï lui-même.

L’année 1872 trouva Tolstoï dans un état d’esprit triste mais très sérieux. Dans la lettre ci-dessous, adressée à Fet, s’exprime avec clarté ce moment psychologique : l’âme qui cherche n’est pas encore éclairée, mais forte de sa vérité, elle n’a pas peur d’appeler les choses par leur nom.

« Voilà déjà quelques jours que j’ai reçu votre lettre charmante et triste et je n’y réponds qu’aujourd’hui. Elle est triste parce que vous m’écrivez que Tutchev se meurt ; vous répétez le bruit que Tourgueniev est mort, et de vous, vous dites que la machine s’use, et que vous pensez tranquillement au Nirvâna. Je vous en prie, faites-moi savoir le plus vite possible si c’est une vaine alarme. Je l’espère.

« Du Nirvâna, il n’y a pas à se moquer et d’autant moins à se fâcher. Pour nous tous (moi, du moins, je le sens) il est beaucoup plus intéressant que la vie. Mais je suis d’accord avec vous, qu’on a beau y penser, on trouve que ce Nirvâna n’est rien. Je ne défends qu’une chose : le respect religieux et la terreur devant le Nirvâna. Malgré tout, il n’y a rien de plus important que cela. Ce que j’entends par respect religieux ? Voici. Dernièrement, je fus chez mon frère. Un de ses enfants était mort ; on l’enterrait. Les popes sont venus. Il y avait un petit cercueil rose, et tout ce qu’il fallait. Mon frère et moi, malgré nous, nous nous fîmes part du dégoût que nous inspiraient les rites. Et alors je pensai : Et que ferait mon frère pour faire sortir de la maison le cadavre en décomposition de son enfant ? Comment, en général, remplir convenablement cette obligation ? Il n’y a rien de mieux, du moins, je n’ai rien inventé de mieux, que la messe, l’encens, etc. Comment sera-t-on soi-même quand on commencera à s’en aller, à mourir ? Faire sous soi, rien de plus. Ce n’est pas bien. On a le désir d’exprimer l’importance, la solennité, et la terreur religieuse devant cet événement, le plus considérable de la vie de chaque homme. Et je ne puis rien inventer de plus convenable pour tout âge, tout degré de développement, qu’une mise en scène religieuse. Pour moi, du moins, ces paroles slaves reflètent tout à fait cet enthousiasme métaphysique que l’on ressent en pensant au Nirvâna. La religion est admirable du seul fait que, pendant tant de siècles, à tant de millions de gens, elle a rendu ce service, le plus grand service humain qui se puisse rendre en ce cas. Avec un tel but, comment serait-elle logique ? Mais il y a quelque chose en elle.

« À vous seul je me permets d’écrire de pareilles lettres, et j’avais le désir de vous écrire quelque chose de triste à cause de votre lettre. » 30 janvier 1872[1].

« P. S. Je suis de très mauvaise humeur. Le travail commencé est terriblement difficile. Il n’y a pas de fin aux études préparatoires, le plan s’élargit toujours, et je sens que j’ai de moins en moins de forces. Un jour je suis bien portant, et trois jours mal. »

Nous savons qu’à la fin de l’hiver et au printemps, Tolstoï s’occupait de l’école et terminait son Syllabaire, qu’il remit ensuite à Strakov pour le faire publier.

À son retour à Iasnaïa Poliana, après sa cure de koumiss, Tolstoï apprit le triste accident survenu en son absence : un taureau avait tué un de ses ouvriers. L’instruction avait été ouverte et Tolstoï était inculpé. Cette affaire causa à Tolstoï de très gros soucis. Outre le chagrin qu’il ressentait qu’un ouvrier qui travaillait pour sa famille eût été tué, les pouvoirs judiciaires et policiers lui suscitèrent une foule d’ennuis : on l’obligea, par exemple, à ne pas quitter sa résidence, durant toute l’instruction, qui se prolongea un temps infini et, naturellement, n’aboutit à rien.

Nous trouvons trace de cet événement dans une lettre de Tolstoï à sa parente, la comtesse A. A. Tolstoï, lettre qui débute ainsi :

« Chère amie Alexandrine. Vous êtes une de ces personnes qui disent par tout leur être : je veux partager tes malheurs, et te faire partager mes joies. Et voilà, moi qui vous raconte toujours mes joies, je cherche maintenant votre sympathie dans mon malheur. Un événement inattendu vient de bouleverser ma vie… »

Tolstoï qui ne devait pas quitter Iasnaïa Poliana avant que la question de culpabilité ne fût résolue fut en même temps nommé juré ; et, ne pouvant se rendre au tribunal, on le condamna de ce fait à une amende. Après avoir mentionné cette autre circonstance, Tolstoï termine ainsi sa lettre :

« C’est épouvantable de penser à toutes les vilenies qu’ils m’ont faites, me font et me feront. Avec ma barbe blanche, six enfants, et la conscience d’une vie utile et laborieuse, avec la certitude de n’être point coupable, avec le mépris que je ne puis ne pas avoir pour les nouveaux tribunaux, avec le seul désir qu’on me laisse tranquille comme j’y laisse les autres… C’est insupportable de vivre en Russie, avec la pensée que chaque garnement à qui ne plaira pas ma tête peut me faire asseoir sur le banc des accusés et de là en prison… »

Dans une lettre à N. N. Strakov, du 15 septembre 1872, Tosltoï parle encore de tous ces incidents.

« Vous m’en voulez sans doute, cher Nicolas Nicolaievitch, et vous en avez le droit, de ne pas vous avoir répondu, ni envoyé l’argent et le quatrième livre : l’arithmétique. Je suis coupable. Vous ne pouvez vous imaginer quels désagréments j’ai eus ces temps derniers. Pendant mon voyage à Samara, un jeune taureau a tué le berger, et j’ai eu l’occasion d’apprendre ce que sont nos tribunaux et sous quelle épée de Damoclès nous vivons tous. Je suis virtuellement inculpé et j’ai pris l’engagement de ne pas quitter ma demeure. Or je devais être juré et vous ne sauriez vous imaginer toutes les petites vilenies que me fait le tribunal et j’avoue, quelque honte que j’en aie, que je ne suis pas encore arrivé au degré d’Axenov. Peut-être y arriverai-je quand on me mettra en prison, ce qui est très possible. Mais, pour le moment, je suis tellement irrité que j’en suis malade physiquement et moralement, et ne puis penser à rien, sauf pourquoi l’on tourmente un homme qui laisse tout le monde tranquille et ne demande que cela des autres. Je suis tellement fâché que j’ai résolu de vendre tout ce que je possède en Russie et de partir pour l’Angleterre. Je ne vous donne pas d’autres détails ; c’est ennuyeux et cela m’irrite[2]. »

Une semaine plus tard, Tolstoï, déjà plus calme, écrit au même :

« 23 septembre 1872. Iasnaïa. Mon irritation peu à peu s’est calmée. Je puis déjà sans colère admirer l’étendue de cette vilenie qu’on appelle la vie. Pouvez-vous vous imaginer qu’on m’a tourmenté, pendant un mois ; que jusqu’à présent on ne m’a pas encore déchargé de l’engagement de ne pas quitter la maison et qu’on a trouvé que quelqu’un, le juge d’instruction, s’est trompé, qu’en effet cette affaire ne me concerne pas, et que si cette affaire traîne depuis plus d’un mois, au lieu d’avoir été décidée en sept jours, selon la loi, c’est une de ces toutes petites imperfections propres à l’humanité. C’est comme si un portier tuait son maître, si tous les portiers tuaient ceux qu’ils ont charge de garder et disaient : Que faire, c’est l’imperfection de l’humanité. J’avais commencé à écrire l’article, mais j’ai abandonné. Je suis honteux de m’irriter contre la stupide et ridicule plaisanterie qu’est la justice. En Angleterre aussi, je ne pars point puisque l’affaire n’est pas venue jusqu’au tribunal. Mais j’avais décidé qu’au cas où je serais traduit devant le tribunal, je partirais. Et je serais parti. Si Dieu donne, je vous raconterai tout[3]. »

Après de longs atermoiements, l’instruction avait décidé que Tolstoï n’était en rien responsable dans cet accident, que le gérant seul en avait à rendre compte. Mais à la fin des fins, le gérant fut aussi mis hors de cause et l’affaire fut classée.

Contrairement à toutes probabilités, ce terrible accident se répéta de nouveau l’année suivante, en 1873. De nouveau un taureau tua un ouvrier. Mais il est probable que cette fois il n’y eut point de complications judiciaires, puisque nous n’en trouvons trace ni dans la correspondance de Tolstoï ni dans celle de ses familiers.


En novembre, parut le Syllabaire. N. N. Strakov devenu libre put enfin aller voir Tolstoï qui l’invitait depuis longtemps. Dans la lettre de la comtesse Sophie Andréievna à sa sœur, datée du 14 novembre, nous trouvons l’indication suivante : « Nous avons eu Strakov. Il a passé cinq jours avec nous. Il a été très agréable ; il est si spirituel et si instruit. »

Dans la correspondance de L. N. Tolstoï, on remarque que la visite de Strakov a laissé en lui une trace profonde. Il lui écrit entre autres :

« Savez-vous ce qui m’a frappé en vous ? C’est l’expression de votre visage quand une fois, ignorant que j’étais dans mon cabinet, vous êtes entré par la porte du balcon. Cette expression inhabituelle, concentrée et sévère, vous a expliqué à moi (sans doute en y ajoutant ce que vous avez écrit et dit). Je suis sûr que vous êtes destiné à l’activité purement philosophique, je dis purement en sens d’abnégation, d’explication poétique et religieuse des choses, car la philosophie purement intellectuelle est un produit de l’Occident, et ni Platon, ni Schopenhauer, ni les penseurs russes ne l’ont prise ainsi. Vous possédez une qualité que je n’ai rencontrée chez aucun autre Russe : c’est avec une clarté et une sobriété dans l’exposition, la douceur unie à la force. Vous n’arrachez pas avec les dents, mais avec des pattes douces et vigoureuses. Je ne connais pas le sujet de votre futur travail, mais le titre me plaît beaucoup, s’il indique seulement le sujet, au sens général. Mais, je vous en prie, que ce ne soit pas un article, mais une œuvre. Abandonnez ce travail déprimant de la presse. Je vous parle par expérience. Vous éprouvez probablement ce que j’ai éprouvé quand je vivais comme vous (dans le brouhaha), ce qui arrive de temps en temps, dans les moments de loisir et de calme, quand autour de nous s’établit peu à peu notre propre atmosphère, et que, dans cette atmosphère, tous les phénomènes de la vie viennent se placer comme ils doivent, quand on a conscience de soi et de toutes ses forces, comme un homme mal à l’aise après le bain. Dans ces moments, on désire véritablement travailler, et l’on est heureux seulement par la conscience de soi, de ses forces et parfois du travail. Vous devez éprouver, ce sentiment comme autrefois je l’éprouvais. Maintenant, c’est mon état normal et ce brouhaha où vous m’avez trouvé ne vient que rarement le troubler. Voilà ce que je vous souhaiterais[4]. »

En venant voir Tolstoï, Strakov avait apporté son livre nouvellement paru : le Monde comme unité, et il le lui laissa à lire. Après cette lecture, Tolstoï écrivit à l’auteur la lettre suivante :

« 12 novembre 1872. Cher et bien estimé Nicolas Nicolaiévitch, durant les quatre jours qui ont suivi votre départ, je me suis occupé de vous : j’ai lu votre livre. Bien que mon opinon ne vous soit sans doute pas nécessaire, il a produit sur moi un effet si considérable que je me sens le besoin de vous l’écrire. Je l’ai lu et ne pouvais m’en détacher. Je l’ai lu le crayon à la main. Je notais les passages qui me frappaient et les relisais. L’impression générale : 1o j’ai appris beaucoup de choses ; 2o plusieurs questions dont j’avais une vague idée sont posées et résolues d’une façon claire, neuve et forte. (J’ai honte à me rappeler l’opinion superficielle que j’avais de ce livre, par cette seule raison que tous les articles qu’il contient avaient déjà été publiés. J’en concluais faussement : cela a été publié, on n’en a pas entendu parler, ce n’est donc rien d’extraordinaire). Comme les habitudes sont fortes ! 3o il y a encore beaucoup de questions non résolues. On prévoit en quel sens l’auteur doit les résoudre, on a peur pour lui ; 4o l’impression désagréable de l’inégalité du ton et même d’une certaine inconséquence dans le sujet du livre. Comprenez-moi : en plusieurs passages il y a une clarté si vive qu’elle indique une logique très sévère dans les idées de l’auteur. Et voilà, de cette logique le livre s’écarte. Maintenant, en particulier : les lettres i, ii, iii, iv, v. Tout va bien, mais dans la ve lettre, pages 74, 75, l’auteur dit que la compréhension doit commencer par l’esprit. En quoi l’homme se distingue-t-il du reste du moude ; il ne se distingue nullement par l’esprit que je ne comprends pas, mais parce qu’il juge de soi quand il juge d’un homme, et ne juge pas de soi quand il juge les choses. Se juger (ou mieux avoir soi pour objet), c’est ce que nous appelons la conscience. La différence doit donc être très nette, mais elle est basée non sur un esprit objectif quelconque, mais sur le rapport de l’homme envers les objets, en dehors de lui et en lui. Je suis d’accord avec la conclusion que l’homme doit comprendre par lui-même, et non en dehors de lui, mais je ne suis pas d’accord avec un esprit objectif opposé à un monde objectif. Et je ne suis pas d’accord, parce que plus loin cette différence devient essentielle. Plus loin (p. 76), l’auteur, distinguant le tourbillon de la vie, dément l’union de ces deux conceptions non par l’esprit, mais par la conscience de la vie. Ce passage est très beau. Tout ce chapitre est très bien, mais depuis 89 jusqu’à la fin, de nouveau paraissent des idées qui ne dérivent pas de la foi en l’esprit : le perfectionnement.

« Pour la conscience de l’homme, c’est-à-dire pour la pensée de l’homme fixée sur soi, le perfectionnement ne peut être que relatif. C’est une question très complexe et je regrette que nous n’en ayons pas causé ensemble. Dans une lettre il est impossible de s’expliquer. Je tâcherai de vous dire brièvement ce que je pense sur ce sujet. Le perfectionnement zoologique, sur lequel vous insistez, même le perfectionnement intellectuel qui en découle, n’est qu’un perfectionnement relatif résultant de ce que l’homme s’observe soi-même. Mais il y a le perfectionnement moral, religieux (le bouddhisme, le christianisme) qu’on ne peut prouver par rien, qui est indiscutable, et qui même ne peut être comparé à rien. C’est pourquoi il ne peut être appelé perfectionnement. (La conception « perfectionnement » découle de la conception « degré »). Autrement dit, c’est la conception du bien, et cette conception est telle qu’on ne saurait dire qu’il y en a plus ou moins, qu’elle existe chez l’homme et non chez les animaux. Elle existe chez l’homme, elle est l’essence de toute la vie, c’est pourquoi elle ne peut se mesurer par plus ou moins. Dans la ive lettre (pages 92, 93), vous parlez très bien de l’infaillibilité de la raison, des convictions. Au lieu de la raison, des convictions, je place la conscience de la vie dont l’essence est le bien. C’est très bien, ce que vous dites des larves (page 98), vous avez très bien déduit la conception de l’organisme du perfectionnement, ainsi que tout ce que vous dites sur la mort. Mais dire que le but de la vie humaine c’est le perfectionnement, qui concorde avec le perfectionnement de l’organisme, c’est diminuer l’importance de la vie humaine. Le fait du mécontentement de la vie, qui s’exprime non chez les poètes seuls, mais chez des millions de gens (le christianisme, le bouddhisme), c’est un fait qu’on ne peut expliquer par une aberration. Ce fait a une source certaine, l’essence même de la vie. Et de même que les explications des matérialistes ne sont pas suffisantes (ce que prouve l’auteur) précisément parce qu’ils laissent échapper par calcul la capacité de la conscience (de l’esprit), de même les explications de l’auteur ne sont pas suffisantes puisqu’il laisse échapper le sens de la vie. La huitième lettre est charmante, surtout ce qui est consacré aux cristaux. Elle est géniale, votre division en inorganique, organisé et bestial.

« La lettre ix ne me plaît toujours pas, ni par la forme ni par le fond ; je la couperais. Les habitants des planètes et les oiseaux ne me plaisent pas, malgré l’abondance des données intéressantes jointes à votre clarté et à votre savoir. « En quoi l’homme se distingue de l’animal. » Ces deux chapitres ont le ton ancien, et, de nouveau, sont très bien. La pensée sur la limite est admirable. Le démenti de la place imaginaire de l’homme donnée par le naturaliste est parfait. C’est pour ma commodité que je mets : le naturaliste veut assigner une place à l’homme, sans s’occuper de la conscience, c’est-à-dire de l’opinion de soi-même. C’est comme si (la comparaison est grossière) désirant savoir ma place dans la chambre, je mesurais les distances entre tous les objets de la chambre et non celles de moi aux objets. La seconde partie m’a paru admirable, j’y ai trouvé pour la première fois l’exposé clair du sens de la physique et de la chimie. J’ai trouvé résolus, avec clarté et simplicité, la plupart des doutes et des questions qui me préoccupaient, et, en outre, j’ai marqué au crayon toute cette partie, et je ne sais pas ce qu’il y a de mieux. Le plus étonnant pour moi, ce n’est pas seulement la critique de la chimie, mais l’exposition d’une nouvelle opinion. Très belle aussi l’explication de l’idée fondamentale du matérialisme qui consiste dans la représentation. Je n’ai trouvé sur ce soleil que deux taches, et tout cela c’est Hégel. À la page 380, il y a une citation de Hégel, très belle peut-être, mais dont je n’ai pas compris un mot, même après l’avoir relue plusieurs fois. C’est toujours ce qui m’arrive avec Hégel. Ainsi à la page 451 : « La pensée pure est éther… jusqu’au point. » Je n’y comprends rien, et je comprends encore moins comment vous pouvez concilier votre clarté avec ce galimatias. Je ne sais pas si je vous enverrai cette lettre. En tout cas je vous dirai ce que j’ai voulu dire. J’avais de vous une très haute opinion, mais je n’étais pas très sûr d’elle. Mais maintenant, après avoir lu votre livre, je n’ai plus de méfiance et mon opinion sur votre valeur est encore augmentée. Que Dieu vous donne le calme et le repos moral. Vous me feriez grand plaisir si vous m’écriviez aussi franchement que moi votre opinion sur ma critique de votre livre[5]. »

Au courant de l’automne 1873, Tolstoï consentit à faire faire son portait par le peintre Kramskoï. Déjà, en 1865, Fet avait écrit à Tolstoï, lui demandant de vouloir poser pour son portrait. À quoi Tolstoï lui avait répondu :

« Pour le portrait, j’ai dit et répété carrément non ! Si cela vous est désagréable, je vous en demande pardon. Un sentiment quelconque, plus fort que tout raisonnement, me dit qu’il ne le faut pas. »

Le peintre Kramskoï, à qui Trétiakov avait demandé de faire le portrait de Tolstoï, avait donc un problème difficile à résoudre. S. A. Bers raconte ainsi comment enfin il y arriva.

« Léon Nicolaievitch n’aimait pas la photographie. Il posait très rarement, et ensuite brisait lui-même le cliché. Il préférait la peinture la plus médiocre à la photographie la mieux réussie. Un portraitiste très connu avait été chargé par M. Trétiakov, si je ne me trompe, de peindre un portrait de Tolstoï. Le célèbre artiste, qui était très modeste, n’osait demander une pose à Léon Nicolaievitch, car il avait entendu parler de sa vie retirée à Iasnaïa Poliana ; et il avait cherché en vain sa photographie. Il eut alors l’idée de s’installer à cinq verstes de Iasnaïa dans une maison devant laquelle Tolstoï passait chaque jour, à cheval, en allant chercher son courrier. C’est pourquoi il eut l’intention de le représenter en caftan et à cheval. Bientôt on apprit tout cela, et il fut invité à Iasnaïa Poliana. »

Tolstoï, qui si énergiquement avait refusé à Fet de poser, se sentait gêné envers son ami d’avoir cette fois accepté, et le 26 septembre 1873, il lui écrivit entre autres :

« Depuis une semaine, le peintre Kramskoï est chez nous. Il fait un portrait pour la galerie de Trétiakov, et moi je bavarde avec lui et tâche de le convertir de la religion pétersbourgeoise à la vraie. J’ai consenti à poser parce que Kramskoï est arrivé en personne et veut bien faire un second portrait pour nous, très bon marché, et que ma femme m’en a prié. »

La comtesse Tolstoï mentionne aussi cet événement dans une lettre à sa sœur :

« Le peintre Kramskoï vient maintenant chaque jour chez nous, et fait deux portraits de Léon. Il est probable que tu as déjà entendu dire que Trétiakov réunit la galerie des Russes célèbres. Depuis longtemps il avait fait demander à Léon de poser pour son portrait, mais il n’y avait jamais voulu consentir. Mais cette fois c’est le peintre lui-même qui l’a décidé. Léon a accepté, mais à la condition qu’il fasse de lui un autre portrait pour nous ; il coûtera près de 250 roubles. Maintenant il peint les deux portraits. Ils sont tellement ressemblants que c’est saisissant à voir. »

La fin de 1873 marqua le commencement d’une série de deuils qui, durant deux années, s’abattirent sur la famille de Tolstoï et leur enlevèrent cinq personnes.

Le 18 novembre, mourut un petit garçon de dix-huit mois, Petia. Au sujet de cette mort, Tolstoï écrit à Fet :

« Chez nous un malheur : notre petit Pétia, tombé malade du croup, est mort en deux jours. C’est la première mort dans notre famille depuis onze ans, et, pour ma femme, c’est très douloureux. Pour se consoler on peut se dire que si l’un de nous huit devait mourir, cette mort est pour tous la plus facile à supporter. Mais le cœur, surtout le cœur d’une mère — cette admirable manifestation de la divinité sur terre, — ne raisonne pas, et ma femme est complètement atterrée. »

À peine la famille était-elle remise de ce malheur qu’un nouveau deuil la frappait. Le 20 juin 1874, s’éteignit doucement la tante de L. N. Tolstoï, Tatiana Alexandrovna Ergolski. Nous avons déjà donné, dans le premier volume, les pages dans lesquelles Tolstoï décrit les derniers moments, la mort et les funérailles de sa tante. Deux jours après les funérailles, il écrit à Fet :

« Avant-hier nous avons enterré notre tante, Tatiana Alexandrovna. Elle s’est éteinte doucement. Je m’étais habitué peu à peu à l’idée de sa disparition, mais, sa mort, comme la perte de toute personne proche et chère, nous paraît un événement unique, extraordinaire. »

Six mois plus tard, en février 1875, c’est un autre enfant qui meurt, un garçon de dix mois, Nicolas. « Chez nous, un malheur après l’autre, » écrit Tolstoï à Fet, en mars 1875. « Vous et Marie Pétrovna nous plaindrez certainement et plaindrez surtout Sophie. Notre fils cadet, un enfant de dix mois, est tombé malade il y a trois semaines, de cette terrible maladie qu’on appelle hydrocéphalie, et après trois semaines d’atroces souffrances, il est mort avant-hier. On l’a enterré aujourd’hui. C’est pour moi très pénible, à cause de ma femme, mais pour elle qui allaitait cet enfant, c’est affreux. »

Tout le reste de l’année 1875 se passa heureusement. Nous savons déjà qu’en été toute la famille partit pour la propriété de Samara, où l’on organisa des courses. En général, les récentes douleurs commençaient à s’adoucir. Mais à la fin de novembre, la mort s’abattit de nouveau sur la famille : la comtesse Tolstoï mit au monde une fille qui mourut trente-six heures après sa naissance ; et un mois plus tard, le 22 décembre, Tolstoï perdait sa tante Pélagie Ilinichna Uchkov, qui, depuis deux années, vivait avec eux à Iasnaïa Poliana.

  1. Rousskia Obozrenia, 1896.
  2. Archives de V. G. Tchertkov.
  3. Archives de V. G. Tchertkov.
  4. Archives de V. G. Tchertkov.
  5. Archives de V. G. Tchertkov.