Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 9/Chapitre 2

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Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 267-287).


CHAPITRE II


INFLUENCE DE LA CRISE SUR LES RAPPORTS DE TOLSTOÏ AVEC SON ENTOURAGE



Examinons maintenant quelques documents qui nous donnent une idée de ce que pensait, disait et écrivait Tolstoï à cette époque, et de l’influence qu’avait cette lutte intérieure dans ses rapports avec les personnes de son entourage.

N. N. Strakov fut naturellement un des premiers à être mis au courant de tout ce qui se passait dans l’âme et dans la vie de Tolstoï. Strakov était un sceptique sans convictions religieuses ni très fermes ni très claires, et il l’avouait franchement à Tolstoï. En janvier 1878, ce dernier lui écrit entre autres :

« Sur la recherche de la religion. Vous écrivez que tous les accommodements avec la pensée vous répugnent ; à moi aussi. Vous écrivez encore que, pour les croyants, toute stupidité est bonne pourvu qu’elle « sente la piété ». Moi je dis autrement : « pourvu qu’elle soit pénétrée de la foi, de l’espoir et de l’amour. » « Dans les stupidités ils sont comme le poisson dans l’eau. Tout ce qui est clair et net leur fait peur. » Je pense la même chose. J’ai commencé à écrire sur ce sujet, j’ai même écrit beaucoup, même j’ai abandonné ce travail, attiré que j’étais par un autre. Mais je compte sur votre capacité (pas ordinaire) de comprendre les autres. Dans cette lettre, je vais tâcher de vous dire pourquoi je pense que ce qui vous semblait étrange ne l’est nullement. La raison ne me dit rien, et ne peut me donner de réponse à trois questions qu’il est facile d’exprimer en une seule. Que suis-je ? Un sentiment, caché au fond de la conscience, répond à cette question. La réponse qu’il me donne est vague, peu claire, intraduisible par les mots. Et je ne suis pas le seul qui ait cherché et cherche la réponse à cette question. Toute l’humanité vivante est tourmentée des mêmes questions, et chacun a reçu dans son âme les mêmes réponses vagues. Des millions de réponses vagues analogues ont fini par donner de la clarté à cette réponse. Cette réponse c’est la religion. Au point de vue de la raison, les réponses sont insensées. Elles sont insensées du fait qu’elles s’expriment par des paroles ; néanmoins elles seules répondent aux questions du cœur. Comme expression, comme forme elles sont insensées, mais comme objet elles seules sont vraies. Si je regarde de tous mes yeux la forme, le contenu m’échappe. Si je regarde de tous mes yeux le contenu, que m’importe la forme. Je cherche la réponse aux questions, par mon essence : la raison, et j’exige qu’elle soit exprimée par la parole, instrument de la raison, et c’est pourquoi je m’étonne que la forme de la réponse ne satisfasse pas ma raison. Mais direz-vous : C’est pourquoi il ne peut y avoir de réponses !

« Non, vous ne le direz pas, parce que vous savez que les réponses existent, que par elles seules les hommes vivent et vécurent, et que vous vivez. Dire qu’il ne peut y avoir de réponses, c’est la même chose que de dire en allant sur la glace que les fleuves ne peuvent pas geler, parce que les corps se contractent par le froid, mais ne se dilatent pas. Me dire que ces réponses sont insensées, revient à me dire que je ne les comprends pas, et il me semble que c’est vous qui ne comprenez pas une chose, à savoir : qu’on me demande des réponses non aux questions de la raison, mais à d’autres, que j’appelle les questions du cœur. À ces questions, depuis qu’existe le genre humain, les hommes répondent non par la parole, instrument de la raison, mais par toute la vie, par les actes, dont la parole n’est qu’une partie. Toutes les croyances que j’ai, moi et vous et tout le peuple, sont basées non sur les paroles et les raisonnements, mais sur une série d’actions humaines, à commencer par les vies d’Abraham, de Moïse, du Christ, des saints Pères, et même sur les actes extérieurs : les génuflexions, les jeûnes, l’observance des fêtes, etc. Parmi le nombre incalculable des actes humains, certains sont devenus la tradition, c’est-à-dire l’unique réponse aux questions du cœur. C’est pourquoi cette tradition n’a pour moi rien d’insensé. Je dirai plus, je ne comprends même pas que l’on y puisse appliquer le contrôle du sensé et de l’insensé. Le seul contrôle auquel je puisse soumettre la tradition, c’est de savoir si elle correspond à la réponse unique, vague, qui vit au fond de ma conscience (celle dont j’ai parlé plus haut). C’est pourquoi, quand cette tradition me dit que je dois une fois par an boire le vin appelé le sang de Dieu, le comprenant à ma manière, ou ne le comprenant pas, je l’exécuterai. Il n’y a rien dans cet acte qui contredise la conscience vague. De même à certains jours, je mange des choux, et d’autres jours, de la viande.

« Mais quand la tradition (déformée par la lutte des hommes autour de diverses interprétations) dit qu’on peut tuer le plus possible de Turcs, ou que « celui qui ne croit pas que ce soit là le vrai sang, etc. », alors, sans consulter la raison, mais cette seule voix vague et indiscutable du cœur, je dis que cette tradition est fausse.

« De sorte que je nage dans les insanités comme le poisson dans l’eau ; je ne me soumets que quand la tradition me transmet des actions justifiées par elle, qui ne concordent pas avec la stupidité fondamentale de la conscience vague qui est dans mon cœur. Si, malgré le vague de mes expressions, vous comprenez ma pensée, écrivez-moi si vous êtes ou non de mon avis, et, dans ce dernier cas, pourquoi. J’ai hésité à dire cela, mais je dis ce que je sens. Je suis tellement convaincu de ce que je dis, et cette conviction m’est si douce, que je vous la souhaite. Je voudrais que vous éprouvassiez le même calme et la même liberté morale que j’éprouve.

« Je sais que les voies de la compréhension, même quand il s’agit des vérités mathématiques, sont différentes selon les esprits, à plus forte raison doivent-elles l’être pour les vérités métaphysiques. Mais c’est pour moi si clair que j’ai peine à comprendre que cela ne le soit pas pour les autres. Je sais aussi que si, pour aller à Moscou, je dois aller au Nord et prendre le chemin de fer à Toula, il n’en est pas de même pour ceux qui habitent d’autres régions. D’autant plus pour vous qui avez beaucoup de bagages (votre science et vos travaux passés) ; et moi, qui suis légèrement muni, je puis vous assurer que je suis à Moscou, que je ne désire plus aller nulle part, et qu’à Moscou, il fait très bon[1]. »

Strakov envoyait des livres à Tolstoï, il lui fit parvenir entre autres un ouvrage qu’il appréciait fort : la Vie de Jésus, de Renan. Ce livre provoqua en Tolstoï de l’étonnement et presque du dégoût. En avril 1878, il écrit à ce propos à Strakov :

« Aujourd’hui, je me suis mis à lire l’évangile et la Vie de Jésus, de Renan. J’ai lu longtemps et suis étonné. Je ne puis m’expliquer votre culte pour Renan autrement que par cela que vous l’avez lu trop jeune. Si Renan a quelques pensées originales, ce sont celles-ci : 1o que Christ ignorait l’évolution et le progrès, et, sur ce rapport, Renan tâche de le corriger et le critique de la hauteur de cette pensée.

« C’est terrible, du moins pour moi. Le progrès, selon moi, c’est le logarithme du temps, c’est-à-dire rien. La constatation du fait que nous vivons dans un temps. Et tout d’un coup, tout cela devient le juge suprême. La légèreté ou la mauvaise foi de cette opinion est extraordinaire. La vérité chrétienne, c’est-à-dire l’expression supérieure du bien absolu, c’est l’expression de l’essence même en dehors du temps, et Renan confond son expression absolue avec son expression dans l’histoire, il l’abaisse à une manifestation provisoire et il le discute ainsi. Si la vérité chrétienne est haute et profonde, c’est parce que, subjectivement, elle est absolue. Si l’on examine sa manifestation objective, elle est comme le code Napoléon, etc. Une autre idée nouvelle chez Renan, c’est que si la doctrine du Christ existe, il existe un homme quelconque qui probablement vécut. Pour nous sont disparus du christianisme tous les détails humains, abaissants, par la même raison que sont disparus tous les détails sur les Juifs d’autrefois, puisque tout disparaît qui n’est pas éternel : c’est-à-dire le sable lavé ; et l’or seul est resté. Il semble que les hommes n’aient pas à faire autre chose qu’à prendre l’or. Non, dit Renan, s’il y a l’or, il y avait le sable, et il s’efforce de trouver quel était ce sable. Et tout cela d’un air très grave. Ce qui serait encore plus amusant, si ce n’était aussi effroyablement stupide, c’est que même il ne trouve aucun sable, et affirme seulement qu’il devait y en avoir. J’ai relu tout, et longtemps je me suis demandé : Eh bien, qu’ai-je appris de nouveau de ce détail historique ? Rappelez-vous et avouez que rien, absolument rien…

« Peut-être, pour étudier la plante, faut-il connaître le milieu, et, pour étudier l’homme, animal social, faut-il étudier le milieu, le mouvement, le développement. Mais pour comprendre le beau, le vrai, le bien, aucune étude du milieu n’aide, il n’a rien de commun avec eux. Là-bas, tout marche à la surface, mais la direction est en hauteur, en profondeur. La vérité morale, on peut et on doit l’étudier ; il n’y a pas de fin à son étude, mais cette étude va en profondeur, comme la mènent les hommes religieux. Mais cela, c’est une lâche et vulgaire polissonnerie[2]. »

Cette même année 1878, après une interruption de seize ans, Tolstoï reprend son journal. Parmi ses premières notes, nous trouvons :

« 22 mai. J’ai terminé Bolotov. J’ai lu Parphen. Les vieux croyants m’amènent de plus en plus à l’importance de la pensée que l’unité de l’Église est l’indice de la vérité, mais que cette unité ne peut être atteinte du fait que moi ou B. convertisse tous les autres à son opinion sur la religion. (Ce fut ainsi jusqu’à ce jour et tous les schismes, la papauté, Luther et les autres, en sont le résultat). Elle peut l’être seulement du fait que chacun, en rencontrant celui avec qui il n’est pas d’accord, cherche en soi les causes du désaccord, et chez les autres les points où ils sont d’accord. La croix de huit points et de quatre points et la transformation du vin, n’est-ce pas la même chose ?

« Je fus dimanche à la messe. À tout ce qui se fait durant le service, je puis trouver une explication satisfaisante. Mais les souhaits « de longues années » et la prière pour la victoire sur les ennemis, c’est un sacrilège. Le chrétien doit prier pour les ennemis et non contre eux.

« J’ai lu l’évangile. Partout Christ dit que tout temporel est mensonger ; le vrai, c’est l’éternel… les oiseaux du ciel, etc. Envisager la religion au point de vue historique, c’est la détruire. »

« 3 juin. Bobrinski est venu me voir. Il m’a ennuyé par sa conversation sur la religion, sur le verbe. Sa passion, c’est de parler ; une suffisance extraordinaire. Il m’a été utile en ce que, par lui, on voit de toute évidence l’erreur de baser la religion sur le verbe seul. Hier je ne sais moi-même pourquoi j’ai inscrit sur mon petit carnet une longue note sur la religion[3]. »

Voici cette note du « petit carnet » :

« 1878, 2 juin. L’homme désire et aime tous les biens corporels acquis pour lui seul, et les biens moraux acquis pour les autres, afin qu’on le loue. L’homme doit rejeter tous les biens corporels, les laisser aux autres, et n’acquérir les biens moraux que pour lui seul.

« On ne peut avoir affaire à Dieu, en y mêlant un intermédiaire et un spectateur. Ce n’est que seul à seul que commencent les vraies relations. Ce n’est que quand nul autre te voit et t’écoute que Dieu t’entend.

« Ce ne sont pas les preuves, mais l’explication de la forme de ma religion : 1o Si je ne suis pas satisfait, et, principalement, si je ne suis pas entraîné par l’étude du particulier, mais désire savoir, apprendre, comprendre au moins quelque chose complètement, je vois que je ne puis rien savoir, que mon esprit pour la vie temporaire, l’instrument de la vraie connaissance, n’est que le jouet de la tromperie (Pascal). Si je tâche de m’expliquer mes sentiments, je vois que la raison n’essaie même pas de me tromper (Strakov). Si j’essaye de généraliser et d’indiquer les passages où pour moi se découvrent mon ignorance et l’impossibilité de savoir, je trouve les questions suivantes, sans réponses : a) Pourquoi suis-je ? b) Quelle est la cause de mon existence et de l’existence de chacun ? c) Quel est le but de mon existence et de chaque existence ? d) Que signifie et pourquoi existe cette dualité du bien et du mal que je sens en moi ? e) Comment dois-je vivre ? f) Qu’est-ce que la mort ? Et l’expression la plus générale de toutes ces questions, et la plus complexe, c’est : Comment puis-je me sauver ? Je sens que je péris. Je vis et meurs. J’aime la vie et crains la mort. Comment puis-je me sauver ?

« 2o La pensée raisonnable, non seulement la mienne, mais celle de toute l’humanité, ne donne aucune réponse à cette question. Et même, si elle veut être très exacte, elle dit qu’elle ne comprend pas la question. Cependant moi avec toute l’humanité demande : Comment puis-je me sauver ? La pensée raisonnable ne donne pas la réponse, mais le résultat de l’activité humaine — ressemblant extérieurement à la pensée raisonnable puisqu’elle s’exprime comme celle-ci par la parole — donne cette réponse. Cette réponse, c’est la religion. Cette réponse n’est pas de celles qui demandent des efforts, qui sont tellement cachées qu’elles exigent un travail particulier, une voie artificielle. Si cette réponse était telle, vu la concordance que nous constatons en tout, on pourrait douter d’elle. Mais cette réponse accompagne toujours la question, de sorte qu’elle n’échappe à aucun homme. Seuls en sont privés les hommes qui ne se posent pas ces questions — les hommes jeunes, passionnés, qui aiment la vie — ou ceux qui, en acceptant les réponses de la religion aux questions raisonnables, en exigent la preuve, oubliant que la raison ne peut donner la réponse, et nient nettement la question même.

« Mais toute l’humanité vécut toujours ayant les réponses à ces questions. Ces réponses sont peut-être des superstitions ? La preuve en serait qu’on pût vivre sans elles, vivre de la pleine vie. Les exceptions des penseurs et des gens dépravés ne prouvent rien. Elles n’ont point d’unité ? Elles ont de l’unité et une véritable. Elles ne sont pas raisonnables ? Mais elles ne visent point à l’être. Si l’on suppose qu’elles veulent être raisonnables, c’est uniquement parce que ces réponses sont exprimées par la parole, instrument de la raison. Et toutes les réponses sont exprimées par la tradition, par l’art et par la vie.

« 3o Quelle est donc la réponse, ou quelle réponse donne la religion ? À l’exception de ces individus qui, à la question raisonnable : Comment se sauver ? cherchent une réponse raisonnable, tous les autres voient dans la religion des réponses claires, exactes : « Sacrifie-toi pour Dieu. » « Va à La Mecque, à Médine, pour Dieu. » « Mets un cierge et baise les reliques, pour Dieu. » « Renonce à toi-même, tue ta chair, aime tes ennemis, donne ton bien aux mendiants, pour Dieu. » « Fais pour Dieu, c’est-à-dire pour l’incompréhensible, ce que tu juges être bien. » C’est la réponse générale à ce qu’il faut faire, mais auparavant on donne encore la réponse, et une réponse irraisonnable, à : Comment le faire ? réponse accessible aux êtres les plus inférieurs (même aux singes). On explique, par exemple, comment immoler les victimes, comment aller à La Mecque, en quels vêtements, que faut-il manger, etc.

« 4o Telles sont les réponses envisagées indépendamment de mon rapport personnel envers la religion. L’homme sent le danger, il cherche le salut ; et la religion par l’exemple, par l’acte et la parole lui donne le moyen de salut. Pour le sauvage, le sacrifice humain est le salut du danger de sa vie : foudre, incendie, guerre. Pour d’autres, c’est le salut du Dieu vengeur, après la mort. Pour les bouddhistes, le salut est dans le renoncement à la vie ; pour les mahométans, les chrétiens, c’est aussi le salut de la mort.

« Il paraît si naturel et si raisonnable de dire : si le meurtre est la vérité pour un sauvage, l’ascétisme pour un bouddhiste, le sacrifice pour un chrétien, alors, puisque la vérité est une, il est évident que la religion n’est pas la vérité. Mais la religion ne cherche pas la vérité extérieure, elle cherche le salut, et les différents moyens de salut n’excluent pas l’unité du but. L’unité est en cela que chacun cherche le salut et ne le trouve que dans le renoncement de soi-même.

« 5o Chaque homme est complètement satisfait par n’importe quelle religion qui ne présente aucune contradiction. S’il y voit la contradiction, il la change. Le sauvage, tant qu’il ne sait rien de contraire à son idole, nie sa propre volonté, fait son salut par son idole. Mais si un mahométan lui parle d’un Dieu créateur invisible, il l’abandonne, et il n’y a point contradiction. Je suis chrétien, j’ai repoussé la contradiction des icônes, des reliques, des miracles, et je me satisfais des moyens de salut chrétiens, puisque je ne connais pas et ne puis pas me représenter de principe supérieur au principe du renoncement de soi-même, et de l’amour. »

Mécontent de la forme imparfaite dans laquelle sont exprimées ces pensées, Tolstoï ajoute ; « Tout cela est mal. »

Suivent les brèves notes suivantes :

« 1o La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. En quoi s’exprime cette crainte ? tonnerre, mort, prophètes ;

« 2o La foi s’exprime et se transmet non par les paroles, mais par les actes. D’abord les patriarches, ensuite Jésus-Christ ;

« 3o Qu’est-ce que la religion ? Une institution humaine ou divine ? Si humaine, elle n’est pas raisonnable. Humaine, mais par toute la vie et par la mort, avec la tendance vers Dieu. Alors comment l’appeler, sinon divine ?

« 4o La religion qui embrasse toutes les confessions (connues) sans contradictions, est divine, vraie, autant que quelque chose peut l’être. Les sentiments personnels, les croyances, ne sont pas vrais. Mais une croyance qui renferme tout est vraie. Seigneur Dieu, donne-la moi, et permets-moi d’aider aux autres à la connaître. »

Et le lendemain, 3 juin :

« Les matérialistes ont raison quand ils disent que chacune de mes pensées est le produit, l’influence sur moi, de particules matérielles. Ils ont aussi raison en disant cela de chacun de mes sentiments, même de chacun de mes désirs. Ils ont raison quand ils disent que la conscience de ma liberté est une erreur. Mais qu’entendent-ils par là ? C’est qu’un cheveu ne tombe pas de la tête, que rien, ni les pensées, ni les sentiments, ni les désirs ne peuvent naître, sans la volonté de Dieu ; que tout ce qui se passe se passe dans les limites de cette volonté, et que cette volonté est raisonnable et incompréhensible. Ils disent ce que disent les chrétiens. Ils disent que la pensée, le sentiment, le désir ne paraissent pas sans cause, sans raison, mais selon la loi, sévère et sage. Et la loi elle-même ne paraît accessible à la compréhension que par un côté, le monde. Autrement dit, dans son développement supérieur, la science est parvenue à deviner que tout s’accomplit selon une loi sage. Tout matérialiste sérieux et réfléchi doit reconnaître que la transformation de la matière en actes de la sensation, en pensées, sentiments, désirs, non seulement n’est point compréhensible, mais devient d’autant plus mystérieuse qu’on va plus avant dans cette étude.

« En outre, si l’on pouvait définir clairement la dépendance des pensées, des sentiments, des désirs, des sensations, de la matière ; s’il était prouvé que la conscience n’est que l’inflorescence de l’organisme et prouver que l’organisme est la forme nécessaire de la vie ; j’écris des paroles qui pour moi sont stupides, mais je le fais sachant que les matérialistes leur attribuent une signification quelconque, le matérialiste devrait reconnaître que ces causes matérielles qui produisent les pensées, les sentiments, les désirs, ont elles-mêmes d’autres causes ; que celles-ci en ont également d’autres, etc., jusqu’à l’infini.

« Pour expliquer ce que j’écris maintenant, il serait nécessaire de montrer qu’une série de sensations et d’impressions a produit en moi les idées que j’expose, l’émotion que j’éprouve, le désir d’écrire que je réalise. Supposons que toutes les sensations soient trouvées et indiquées, aussitôt paraît une autre série de questions : qu’est-ce qui a produit ces sensations ? Qu’est-ce qui a formé ma personnalité, mes capacités innées ? Il est évident qu’en remontant d’une cause à une autre j’arrive à un cercle tournant dans l’espace. Mais ce cercle tournant, de même qu’un réflexe, exige son explication. Et il est évident qu’aussitôt je me heurte à l’infini de l’espace et du temps, à une cause sans raison. En un mot, j’arrive à la reconnaissance de Dieu, incompréhensible, éternel et sans cause. »

Le jour suivant, Tolstoï inscrit dans son carnet quelques traits du tableau poétique de l’été :

« 5 juin. Très chaud. Deux heures passées. Je marche dans une grande et haute prairie. Calme. Odeur douce et parfumée. L’herbe est encore plus haute dans le ravin du côté de la forêt. Les sentiers du bois ont une odeur de serre. Les feuilles des érables sont énormes. L’abeille butine le miel sur les fleurs jaunes. Après la treizième, elle a emporté son butin. Il fait chaud ; sur la route, poussière brûlante, odeur de goudron[4]. »

La même année, Tolstoï écrit entre autres à Strakov :

« Je me suis rencontré à Moscou avec Bakounine. Il écrit un livre sur la science et la religion. Chez nous, vit, comme professeur de mathématiques, un licencié de l’université de Pétersbourg qui a passé deux années à Kansas, en Amérique, et dans les colonies russes communistes. Grâce à lui, j’ai fait la connaissance de trois des meilleurs représentants des socialistes extrêmes, ceux mêmes que l’on juge maintenant. Eh bien ! ces hommes sont arrivés à la nécessité de s’arrêter dans leur œuvre réformatrice et de chercher d’abord des bases religieuses. De tous côtés (pour le moment, je ne me rappelle pas qui) tous les esprits se tournent vers cela même qui ne me laisse pas de repos[5]. »

En été 1878, Tolstoï fit de nouveau, avec toute sa famille, le voyage à leur propriété de Samara. Il partit le premier avec ses fils aînés et le précepteur. La comtesse le rejoignit plus tard, avec les plus jeunes enfants.

En route, Tolstoï écrit à sa femme :

« … N’oublie pas cependant que tu peux décider n’importe quoi, rester ou partir. Il peut arriver des choses qui ne dépendent pas de nous, et jamais, même en pensée, je n’accuserai ni toi ni moi. La volonté de Dieu se manifeste en tout, sauf dans nos actes mauvais ou bons. Ne te fâche pas comme tu le fais parfois quand je mentionne Dieu, je ne puis l’éviter, car il est la base même de ma pensée.

« Je reprends ma lettre ce même soir, sur le bateau. Les enfants vont bien ; ils dorment, ils ont été très gentils. Il est dix heures du soir. Demain, à quatre heures, si Dieu le veut, nous serons à Samara, et le soir à notre hameau. La journée a été douce, tranquille et calme. J’ai pris plaisir à la conversation des vieux croyants du gouvernement de Viatka. Paysans et marchands, ils sont très simples, intelligents, convenables et sérieux. Nous avons eu une très bonne conversation sur la religion[6]. »

En hiver 1878-1879, Tolstoï, éclairé déjà par la foi, écrit ses Confessions.

La comtesse S. A. Tolstoï, présente ainsi à sa sœur l’état d’âme de son mari, à cette époque :

« 8 novembre. Léon est maintenant tout plongé dans son œuvre. Ses yeux sont étranges, fixes. Il ne parle presque pas. Il semble n’être pas de ce monde, et, aux affaires courantes, il est incapable de penser. »

« 15 mars 1879. Léon lit, lit, lit. Il écrit très peu, mais parfois il dit : « Maintenant tout s’explique, et, si Dieu le permet, ce que j’écrirai sera très important. »

En été 1879, Tolstoï se rendit à Kiev pour visiter le couvent Kievo-Petchersk.

De sa correspondance à sa femme, nous détachons les notes suivantes sur ce voyage :

« 13 juin, Kiev me plaît beaucoup.

« 14 juin. Tout ce matin, jusqu’à trois heures, j’ai visité les églises, les caveaux, les couvents, et je suis très mécontent du voyage. Cela ne valait pas la peine. À sept heures, je suis allé voir l’ermite Antoine. J’y ai appris peu de choses. Qu’est-ce que Dieu me réserve pour demain ? »

Le lendemain, ce fut le même désenchantement ; et ce voyage, selon toutes probabilités, ne fit que hâter la rupture de Tosltoï avec l’Église orthodoxe.

« Dès que Tolstoï commença à vivre, dans la mesure de ses forces, selon les principes autrefois latents dans son âme, ses amis se trouvèrent d’un coup loin derrière lui. Fet fut l’un des premiers en retard. Tolstoï, bien entendu, ne rompit point les relations amicales qu’il avait avec lui, mais il dut lui expliquer sa conduite qui, évidemment, étonnait Fet et paraissait étrange à cette nature pondérée. Le 28 juillet 1879, à une lettre de Fet, Tolstoï répond ainsi :

« Merci de votre dernière et bonne lettre, cher Afanassi Afanassiévitch, merci aussi de l’apologue du Faucon, qui me plaît beaucoup, mais sur lequel je désirerais avoir quelques explications. Si ce Faucon, c’est moi, et si, comme il résulte, mon rôle est trop lointain et consiste en cela que je nie la vie réelle, alors je dois me justifier. Je ne nie pas la vie réelle, non plus que le travail nécessaire pour soutenir cette vie. Mais il me semble que la plus grande partie de ma vie et de la vôtre est remplie par la satisfaction de besoins non naturels, de besoins artificiels que nous donne l’éducation ou que nous inventons nous-mêmes et qui se sont transformés en habitude. Si bien que les neuf-dixièmes du travail que nous dépensons à les satisfaire est inutile. Je voudrais bien être fermement convaincu que je donne aux hommes plus que je n’en reçois, mais étant très enclin à estimer très fort mon travail et peu celui des autres, je n’espère pas me convaincre que mon calcul soit inoffensif pour les autres, si je ne fais qu’augmenter mon travail en pensant qu’il est le plus pénible (je suis toujours convaincu que mon travail préféré est le plus utile et le plus difficile). Je désirerais prendre le moins possible des autres et travailler le moins possible à la satisfaction de mes besoins, et je pense que c’est le meilleur moyen de ne pas se tromper. »

Dans sa lettre du 31 août, Tolstoï conseille quelques livres à Fet, en y ajoutant l’impression qu’ils ont produite sur lui.

« Je suis content de vous avoir recommandé la lecture des Mille et Une Nuits, et de Pascal. Je ne dis pas que cela vous plaira, mais c’est bien pour vous. Maintenant, je veux vous conseiller un livre que personne n’a encore lu, que je viens de lire moi-même pour la première fois et que je relis en poussant des oh ! de joie. J’espère qu’il correspondra parfaitement à votre état d’âme, d’autant plus qu’il a beaucoup de ressemblance avec Schopenhauer. Ce sont les Proverbes de Salomon, l’Ecclésiaste, et le livre de la Sagesse. Il est difficile de lire rien de plus nouveau. Mais si vous le lisez, lisez-le en slave ; j’ai la nouvelle traduction russe, mais elle est très mauvaise. La traduction anglaise ne vaut également rien. Si vous aviez le texte grec, vous verriez ce que c’est. »

Ce même été, Strakov alla de nouveau passer quelques jours à Iasnaïa-Poliana, et dans une lettre à son ami W. I. Danilevsky, il raconte comment il trouva Tolstoï à cette époque.

« Cette fois j’ai trouvé Tolstoï d’excellente humeur. Avec quelle vivacité il est entraîné par ses pensées ! Ce ne sont que les jeunes gens qui peuvent chercher aussi ardemment la vérité, et je puis dire qu’il est en plein épanouissement de ses forces. Il a abandonné tous ses projets. Il n’écrit rien, mais travaille beaucoup. Un jour il m’a emmené et m’a montré ce qu’il fait. Il va sur la route, à un quart de verste de la maison, et là, il rencontre des pèlerins. Il s’arrête à causer avec eux, et s’il se trouve des types intéressants et si lui-même est de bonne humeur, alors il entend des récits extraordinaires. À deux verstes, il y a des petits villages avec deux auberges pour les pèlerins (instituées non dans un but mercantile, mais par piété). Nous sommes entrés dans l’une de ces auberges. Huit personnes très différentes, des vieillards, des femmes étaient là ; les uns mangeaient, les autres priaient, les autres se reposaient. Puis l’un d’eux parle, raconte, bavarde, et c’est très curieux à entendre. Sauf les pratiques religieuses (il jeûne et va chaque dimanche à la messe) et les choses de la religion, Tolstoï s’intéresse beaucoup à la langue. Il commence à sentir fortement la beauté de la langue du peuple et chaque jour il découvre de nouveaux mots, et chaque jour maltraite de plus en plus notre langue littéraire. Tout cela, j’en suis sûr, donnera de grands résultats. Nous sommes aussi allés ensemble au tribunal du village. Nous y sommes restés trois heures, et j’en suis sorti avec le plus grand respect pour cette œuvre, tandis qu’après le procès Zassoulitch j’avais éprouvé un dégoût profond. L’objet principal des idées de Tolstoï, c’est, si je ne me trompe, la contradiction entre la vieille Russie et la Russie nouvelle, européenne. Il répète comme étant nouvelles bien des choses dites par les slavophiles, mais il vivra ces principes et comprendra comme personne. »

À cette époque, bien qu’il doutât de la vérité de l’orthodoxie, Tolstoï y était encore si attaché que, dans sa conduite personnelle, il se soumettait à l’autorité ecclésiastique. Aussi, se sentant souffrant, il ne voulut pas rompre le carême sans y être autorisé par l’Église. Il alla donc à la Trinité et demanda au père Léonide d’être dispensé du jeûne. Ce fut sa dernière tentative de suivre la doctrine de l’Église.

Le 30 septembre nous trouvons déjà, dans son carnet, le plan de sa future œuvre.

« L’Église, depuis le troisième siècle jusqu’à nos jours, n’est que mensonges, cruautés et tromperies. Au iiie siècle, quelque chose de grand s’y cache encore. Qu’est-ce ? Examinons l’Évangile. Que dois-je faire ? Voilà la question de l’âme, la seule. Qu’ont dit les autres : Comment ? Les commandements. »

« 28 octobre. Il y a dans ce monde des gens lourds, sans ailes. Ils s’agitent en bas. Parmi eux il y a des forts : Napoléon. Il laisse des traces terribles parmi les hommes. Il sème la discorde. Mais tout cela sur la terre. Il y a des hommes qui se laissent pousser des ailes, s’élancent lentement et planent : les moines. Il y a des hommes légers qui se soulèvent facilement et retombent : les bons idéalistes. Il y a des hommes aux ailes puissantes que la volupté fait descendre au milieu de la foule où leurs ailes se brisent : moi, par exemple. Ensuite on bat de son aile brisée, on s’élance vigoureusement et l’on retombe de nouveau. Les ailes seront guéries. Je volerai très haut. Que Dieu m’aide. Il y a des hommes avec des ailes célestes qui, par amour pour les hommes, descendent sur la terre en repliant leurs ailes, et apprennent aux hommes à voler. Puis, quand ils ne sont plus nécessaires, ils remontent : Christ. »

« 30 octobre. Faire comprendre au gouvernement qu’il délivre la religion c’est la même chose que dire à l’enfant qu’il ne retienne pas l’oiseau quand il lui aura mis un grain de sel sur la queue : 1o la religion, tant qu’elle est religion, ne peut être soumise au pouvoir, par essence. L’oiseau vivant est celui qui vole ; 2o la religion nie le pouvoir et le gouvernement (les guerres, les supplices, les pillages, le vol, et tout cela est lié au gouvernement). C’est pourquoi le gouvernement doit forcément s’assurer la religion. Si l’on n’enferme pas l’oiseau, il s’envole[7]. »

Cette année-là, Tolstoï arrive à l’impossibilité de faire concorder les exigences de sa raison et de sa conscience avec la doctrine de l’Église, et l’étude qu’il fait de la théologie, le convainc encore de cette impossibilité.

En novembre 1879, la comtesse Sophie Andréievna écrit à sa sœur :

« Léon travaille toujours, comme il dit, mais, hélas ! il écrit des discussions religieuses quelconques. Il lit et réfléchit jusqu’à se donner mal à la tête, et tout cela pour montrer que l’Église n’est pas d’accord avec la doctrine de l’Évangile. C’est à peine s’il se trouve en Russie une dizaine de personnes que cela puisse intéresser. Mais il n’y a rien à faire. Je ne souhaite qu’une chose, qu’il en finisse au plus vite et que cela passe comme une maladie. Lui imposer tel ou tel travail intellectuel, personne au monde ne le peut, lui-même n’en a pas le pouvoir[8]. »

  1. Archives de V. G. Tchertkov.
  2. Archives de L. N. Tolstoï.
  3. Archives de L. N. Tolstoï.
  4. Archives de L. N. Tolstoï.
  5. Archives de V. G. Tchertkov.
  6. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  7. Archives de L. N. Tolstoï.
  8. Archives de T. A. Kouzminsky.