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Léonie de Montbreuse/22

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 128-133).


XXII


Madame de Ravenay ayant terminé son récit, se disposait à reprendre le cours de ses questions, lorsque Suzette vint me prévenir de l’arrivée de mon père et m’aider à cacher le dessin et les petits ouvrages dont nous voulions le surprendre le jour de sa fête. À la vue de Suzette, madame de Ravenay sourit malignement, et me dit tout bas :

— Est-ce là cette petite dont on m’a tant parlé et qu’on nomme Suzette ?

— Précisément, madame.

— Elle est fort jolie, vraiment, et ce visage-là rend très-probable tout ce qu’on en raconte.

— Ce que l’on en raconte, répondis-je avec étonnement, ne saurait lui être désavantageux ; chacun ici reconnaît les aimables qualités de cette bonne fille, si digne des soins que lui donna ma mère.

— Ne vous fâchez pas, ma chère Léonie, je suis bien loin de vouloir accuser cette petite ; je la crois fort sage, mais une fille de cette espèce, trop bien élevée, finit toujours mal. Comment voulez-vous persuader à de jeunes étourdis de respecter la fille d’un concierge ?

En ce moment mon père entra, il s’aperçut au premier coup d’œil que la conversation de la baronne me fatiguait, et il m’en débarrassa en lui donnant des nouvelles de la cour.

Tout entière aux différentes impressions que j’avais reçues du récit de madame de Ravenay, je n’écoutai plus un mot de ce qui se dit. Sans en connaître la cause, j’éprouvais un mécontentement qui m’importunait ; j’étais indignée des soupçons de madame de Ravenay sur la conduite de Suzette, et je m’en voulais de n’avoir pas deviné que cette mélancolie qui m’intéressait dans Edmond n’était que le fruit d’une passion romanesque qui occupait toutes ses pensées au moment même où il semblait le plus empressé auprès de moi.

Lorsque mon père rentra après avoir reconduit la baronne, il se moqua de mon peu de courage à supporter l’ennui, et, pour la première fois, il ne devina pas juste.

— Jamais je ne vous ai vue si accablée sous le poids d’une conversation, ajouta-t-il ; vous en êtes encore pâle et triste. Il faut apprendre à vous ennuyer de benne grâce, ma chère Léonie, je ne veux pas que cette vertu vous manque, c’est une des plus utiles dans le monde.

— En ce cas je n’y vivrai jamais ; car, à juger par ce que j’éprouve, cette vertu serait au-dessus de mes forces.

— Ne le croyez pas, mon enfant ; on peut, dans ce genre-là, tout ce que l’on veut. Voyez le roi se promenant dans les bosquets de Versailles, le courtisan qui attend son retour dans les galeries du château, le ministre qui donne audience, le protégé qui fait antichambre, la petite maîtresse qui sourit à la fade déclaration d’un amant sans amour, et le savant qui en écoute un autre, tous ces gens-là s’ennuient et n’en meurent point.

— Vous arrivez fort à propos, ajouta mon père en apercevant Alfred, je faisais à Léonie un petit sermon sur la nécessité de se soumettre quelquefois à l’ennui, et je puis continuer devant vous sans craindre de prêcher un converti.

— Ah ! je ne m’en défends pas, reprit Alfred, j’ai toujours mis l’art d’éviter les ennuyeux bien au-dessus du mérite de les souffrir patiemment ; c’est en conséquence de ce principe que je me suis bien gardé de rentrer au château avant de m’être assuré du départ de la baronne de Ravenay.

— Vantez-vous de ce beau tour d’adresse, répondis-je à Alfred, lorsque l’on a, comme vous, la liberté de ne s’assujettir à rien, il ne faut pas tant d’esprit pour se délivrer de tout.

Ce commencement de querelle aurait probablement fini par quelques mots piquants, si nous n’avions été interrompus par ma tante qui vint me chercher pour me conduire à table ; c’était la première fois que l’on me permettait de marcher depuis ma chute.

Elle voulait me soutenir elle-même, se réjouissait de me voir parfaitement remise de ce petit accident, et s’étonnait du peu de satisfaction que j’en laissais paraître après lui avoir tant répété que mon premier pas serait un saut de joie. Mais j’éprouvais ce malaise qui naît souvent d’un mot ou de la moindre contrariété, et qui est moins facile à distraire que le chagrin le plus réel.

La présence de M. de Clarencey ne fit qu’ajouter à cette disposition. Surpris de mon air sérieux, il m’adressa les plus obligeants reproches sur l’indifférence que je mettais à partager le plaisir que mon rétablissement causait à mes amis. J’y répondis comme à une de ces politesses d’usage qu’on dit sans y penser et que l’on écoute de même. Edmond en parut blessé ; mais, au lieu de s’éloigner de moi sans répliquer, ce qu’il ne manquait jamais de faire lorsque je ne paraissais pas empressée de causer avec lui, je fus très-étonnée de le voir redoubler de soins pour moi, et parler de tout avec plus de chaleur et de gaieté qu’il n’en mettait ordinairement dans la conversation.

Cette manière d’être était trop peu en harmonie avec la mienne pour supporter l’entretien plus longtemps ; je prétextai une grande lassitude de la petite promenade que je venais de faire, et je me retirai dans mon appartement, bien décidée à vivre seule le plus que je pourrais.