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Lêda ou la louange des bienheureuses ténèbres/Chapitre 1

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Édition Montaigne (p. 15-19).
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En ce temps-là, il n’y avait pas de tombeaux sur les routes, ni de temples sur les collines.

Les hommes n’existaient guère : on n’en parlait pas. La terre se livrait à la joie des dieux, et favorisait la naissance des divinités monstrueuses. C’est le temps où l’Echidna enfanta la Chimère, et Pasiphaé le Minotaure. Les petits enfants pâlissaient dans les bois, sous l’effroi du vol des dragons.

Or, sur les bords humides du fleuve Eurotas, où les bois sont tellement épais qu’on n’y voit jamais la lumière, vivait une jeune fille extraordinaire, qui était bleuâtre comme la nuit, mystérieuse comme la lune mince, et douce comme la voie lactée. C’est pourquoi on la nommait Lêda.

Elle était vraiment presque bleue, car le sang des iris coulait dans ses veines, et non comme aux vôtres le sang des roses. Ses ongles étaient plus bleus que ses mains, ses papilles plus bleues que sa poitrine, ses coudes et ses genoux tout à fait azurés. Ses lèvres brillaient de la couleur de ses yeux, qui étaient bleus comme l’eau profonde. Quant à ses cheveux en liberté, ils étaient sombres et bleus autant que le ciel nocturne et vivaient le long de ses bras, si bien qu’elle paraissait ailée.

Elle n’aimait que l’eau et la nuit.

Son plaisir était de marcher sur les spongieuses prairies des rives, où l’on sentait l’eau sans la voir, et ses pieds nus avaient des frissons de bonheur à se mouiller obscurément.

Car elle ne se baignait pas dans la rivière, de peur des jalouses naïades, et d’ailleurs elle n’eût pas voulu se livrer à l’eau tout entière. Mais qu’elle aimait se mouiller ! Elle mêlait au courant rapide l’extrême boucle de sa chevelure et la collait sur sa peau pâle avec des dessins lentement recourbés. Ou bien elle prenait dans le creux de sa main un peu de la fraîcheur du fleuve qu’elle faisait couler entre ses jeunes seins jusqu’au pli de ses jambes rondes où il se perdait. Ou encore elle se couchait en avant sur la mousse trempée pour boire doucement à la surface de l’eau, comme une biche silencieuse.

Telle était sa vie, et de penser aux satyres. Il en venait quelquefois par surprise, mais qui s’enfuyaient effrayés, car ils la prenaient pour Phoebé, sévère à ceux qui la voient nue. Elle aurait voulu leur parler, s’ils se fussent arrêtés près d’elle. Le détail de leur aspect la remplissait d’étonnement. Une nuit qu’elle avait fait quelques pas dans la forêt, parce que la pluie était tombée et que la terre était torrentielle, elle avait vu de près un de ces demi-dieux endormi ; mais elle avait pris peur à son tour et était revenue tout à coup. Depuis, elle y passait par intervalles et s’inquiétait des choses qu’elle ne comprenait pas.

Elle commençait à se regarder aussi, se trouvait elle-même mystérieuse. Ce fut l’époque où elle devint très sentimentale et pleura dans ses cheveux.

Quand les nuits étaient claires, elle se regardait dans l’eau. Une fois elle pensa qu’il serait mieux de réunir et de rouler sa chevelure ensemble pour dénuder sa nuque qu’elle sentait jolie dans sa main caressante. Elle choisit un jonc souple pour serrer son chignon bleu et se fit une couronne tombante avec cinq larges feuilles aquatiques et un nénuphar languissant.

D’abord elle prit plaisir à se promener ainsi. Mais on ne la regardait pas, puisqu’elle était seule. Alors elle devint malheureuse et cessa de jouer avec elle-même.

Or, son esprit ne se connaissait pas, mais son corps attendait déjà le battement des ailes du Cygne.