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L’Âme nègre/Majogbé

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Calmann Lévy (p. 1-115).
L’ÂME NÈGRE



MAJOGBÉ



Quand je voyageais dans le pays des Yoroubas, je prenais plaisir à écouter les histoires, les contes, les aventures que mes hôtes narraient pendant les longues heures passées de compagnie, le jour sur les vérandas fraîches, le soir autour du foyer dans la case chaude.

Ces peuples n’ont point la gazette écrite, qui, chaque matin, sert le fait divers et le feuilleton. Ce besoin universel de l’esprit humain obtient cependant chez eux satisfaction.

Lorsque le journal et le livre manquent, les narrateurs y suppléent.

Le journal et le livre n’ont pas toujours de la poésie. Les conteurs primitifs en ont toujours. Leur charme est de simplicité, d’observation naïve et franche. En art, ils sont encore au temps où le réalisme ne diffère point de l’idéalisme.

Les jolies histoires qu’ils me contèrent, et qui tant me plurent, j’ai essayé de m’en souvenir pour écrire ce récit.

Puisse mon âme de civilisé ne pas en avoir outre mesure trahi la saveur !

I

— Oro ! Oro !

Le dieu terrible, le dieu des vengeances, le dieu des supplices, le dieu de la mort fait entendre ses lugubres sifflements sur la ville.

Le marché se vide. Les femmes abandonnent leurs couffins pleins d’herbes, de viandes, de poissons, de cauris. Elles fuient. Elles bondissent avec des cris. Elles sautent, les bras en avant, par-dessus les tas d’ignames et les corbeilles de maïs. Elles perdent leurs turbans, leurs pagnes. Elles vont nues. Elles entendent Oro. Elles hurlent. Elles cherchent une porte qui s’ouvre, une case qui les accepte. C’est une volée de poules apeurées.

Le dieu siffle la mort. Elles doivent se cacher ou mourir. Elles ne veulent pas mourir.

Des hommes courent, les yeux luisants. Ils ont le bâton casse-têtes, le sabre et le couteau. Ils répondent à l’appel du dieu des tueries. Ils se précipitent. Une vieille à voulu prendre ses cauris avant de fuir. Elle est vue. Elle tombe éventrée. La colère du dieu passe. Une vierge, une enfant s’est cachée tremblante sous un amoncellement de nattes. Elle est devinée. On la brise. IL ne faut pas qu’une femelle puisse dire qu’elle a vu Oro !

Les sifflements augmentent. De toutes parts, ils arrivent, montent, se croisent, coupants, déchirants, sourds, aigus. On dirait les pleurs, les imprécations des génies de la tempête, les vents acharnés contre les feuillages de la forêt, les nuits où Chango se fâche. Mais le ciel est pur, tranquille et bleu. Les appels d’Oro ne le troublent point. Le dieu ne règne pas sur les éléments. Il a sur terre le cœur des hommes qui s’affolent aussitôt que ses prêtres sortent et que virent, éperdus, les longs fouets sacrés, dont les mèches de bois troués arrachent aux airs les redoutables signaux.

Par tous les sentiers des troupes de guerriers, de marchands, de vieillards, d’enfants et d’esclaves roulent. Ils s’appellent ; ils s’excitent, et, rapides, oublieux des cailloux et des épines qui déchirent les pieds, ils arrivent devant la case des Ogbonis d’Aké. Ils s’entassent autour des bombax géants et des orangers fétiches qui montent leurs troncs maigres sur la grande place au sol poussiéreux, sarclé, raclé par la dent des chèvres et le sabot des chevaux.

Des cris, des remous dans cette végétation humaine, tumultueuse floraison de bonnets et de pagnes multicolores. Des esclaves à la tête rasée, au torse nu, tapent, et leurs matraques ouvrent un passage aux maîtres, les hommes puissants, qui, parés des vêtements de fête, arrivent, impassibles, montés sur leurs chevaux d’apparat. Les bêtes se cabrent, ruent, écrasent des pieds, font craquer des poitrines. Les hommes puissants doivent être aux premiers rangs. Avec leur cortège de serviteurs, de guerriers, de chevaux caparaçonnés de cuirs et de soies, avec les pages qui portent leurs armes, les chefs s’installent autour des poteaux peints qui marquent la limite du domaine d’Oro. Ils sont là tous, les Oluos, les Akpenans, les Balougouns, les Asikpas, les Olukotans et les Issas. Ils ont leurs musiciens, leurs joueurs de flûte et les tambourinaires.

Puis viennent les Ogbonis avec les baguettes et les sacs de cuir aux broderies saintes. Puis le Basorum, l’homme du roi, son ekep, son second. Et enfin, grave, mystérieux, redoutable, au milieu d’un groupe de prêtres qui sifflent, le grand pontife d’Oro, l’Ologbo Oro, le « chat » qui mange les hommes.

En ce moment les femmes tremblent, terrées à l’abri des murs des cases. Et dans le peuple des mâles plus d’un frémit, se demandant sur quelles victimes le terrible pontife va lancer la colère du dieu.

Alors, de la prison, des esclaves amènent un homme enchaîné, La foule crie un nom : « Kosioko ! » Elle reconnaît un chef jadis aimé, le maître des chemins. Un enfant se tient près du captif.

Les crieurs demandent le silence : Ke gbo ohum !

Un des chefs, Elado, l’Akpenan d’Aké, s’avance avec ses joueurs de flûte. Il salue le nord, le midi, le levant et le couchant. Puis, il jette ses armes et son bâton aux pieds de l’Ologbo Oro, et dit :

— Prêtres, chefs et vous hommes libres, vous avez entendu l’appel du dieu. Et vous êtes venus. Le dieu est irrité. Le dieu veut qu’une justice soit faite aujourd’hui. Il nous a parlé. La vérité est dans mon cœur, dans ma bouche et dans mes paroles. Si je ne disais point des paroles de vérité, Oro m’emporterait comme il a emporté les feuilles de l’arbre que le suppliant lui a offert, implorant son jugement.

Et l’Akpenan montra, des deux mains, un tronc aux rameaux pelés qui gisait, lugubre, devant le temple.’

Un frisson secoua la foule. Le dieu avait mangé les feuilles de l’arbre du suppliant ; c’était la mort pour l’homme que tenaient les Oghonis ; c’était aussi la mort pour quiconque tenterait de le sauver. Aussi personne ne répondit lorsqu’Elado ajouta :

— Quelqu’un d’entre vous, guerrier, prêtre, homme libre ou même esclave, désiré-t-il essayer d’apaiser le dieu ? Quelqu’un veut-il se mettre en gage chez les Ogbonis, avec sa maison, ses femmes, ses esclaves, ses cauris, pour demander l’innocence de Kosioko ? Non. Vous laissez le suppliant aux Ogbonis. Vous l’abandonnez à la justice d’Oro…

Les tam-tam du temple, les gros tambours de bois, ornés de peintures de pourpre, de taches de sang, résonnèrent. Des prêtres, masqués, vêtus de rouges oripeaux, dansèrent autour de l’Akpenan et autour du suppliant, qui regardait, maigre, abruti par des semaines de cachot et de jeûne. Il semblait ne pas comprendre ; ses yeux, habitués à l’obscurité, clignotaient, brûlés par le soleil ; de ses mains, alourdies par les chaînes il faisait un abat-jour, essayant de voir. À côté de lui, son enfant, un petit garçon de dix ans, Majogbé, voyait, comprenait.

Les danseurs s’arrêtèrent. Les crieurs demandèrent de nouveau le silence pour Elado.

— Prêtres, chefs et vous hommes libres ! Cet homme qui s’appelait Kosioko, cet homme qui était un chef, cet homme qui commandait aux chemins, cet homme qui avait une maison, des femmes, des enfants et des esclaves, cet homme n’est maintenant plus rien. La cité le renie. La cité ne le connaît plus. Elle le jette comme une chose vile…

Des esclaves prirent de la poussière, de la boue, des ordures, des pierres, et ils en insultèrent Kosioko. Avec son pagne l’enfant essuya la figure du père.

Elado dit encore :

— Personne de vous ne demande le crime de cet homme. Vous avez peur de souiller votre bouche en parlant de lui. Vous savez que le dieu est juste et que ses prêtres ne frappent que le coupable. Moi-même je devrai me purifier et faire les sacrifices expiatoires quand sur mes lèvres auront passé les paroles infâmes qui saliront vos oreilles en leur apprenant les hontes de cet homme. Kosioko a voulu vendre les chemins qu’il gardait pour votre peuple ! Kosioko a envoyé chez nos ennemis de Ketu, de Juda, de Savi et d’Abomey des messagers pour vous livrer, vous, vos femmes, vos enfants, vos champs, vos maisons ! Ces messagers sont ici. Qu’ils disent !

Des jeunes hommes qui étaient enchaînés derrière l’Ologbo Oro s’avancèrent et dirent :

— Cela est vrai !

Le prisonnier les regarda, triste, haussa les épaules avec un bruit de fers choqués et sourit. L’enfant cria :

— Cela est faux. Ces hommes sont des captifs de Maté, de l’Ologbo Oro !

Un esclave saisit Majogbé pour le bâillonner. L’enfant le mordit.

Elado poursuivit :

— Kosioko a été sacrilège. Il a couché des lépreux dans son temple de Chango. Il a voulu brûler l’autel d’Oro. Il a jeté des sorts dans la rivière pour qué Champana détruisit votre peuple. Il a appelé des sorciers de l’Oya pour faire à nos dieux de l’Oluman des outrages que je ne pourrais dire sans être moi-même tué. À-t-il mérité la mort ?

Des clameurs s’élevèrent. Une longue imprécation de mort tomba sur l’homme, qui s’était redressé avec ses chaînes et, les yeux faits au soleil, regardait fier la foule hurlante. Il cria :

— J’étais trop riche, trop puissant. Et je ne volais pas. Voilà mon crime. Voilà pourquoi vos chefs m’ont pris mes richesses et vont me tuer. Et vous, lâches, vous me condamnez. Un jour je serai vengé !

Mais sa voix se perdait dans le tumulte. L’enfant seul entendait. Il se pendait à l’homme ; il l’embrassait ; il lui disait :

— Moi, moi, je te vengerai… Et puis je ne veux pas qu’ils te tuent.

Et il se ferrait lui-même à la chaîne.

Les esclaves des prêtres maintenaient la foule. On se battait, on s’assommait. Des lames de sabres brillaient. Du sang coulait.

L’Ologho avait pénétré dans la case des Ogbonis d’où jamais homme qui n’est initié au neuvième degré ne sort vivant. Les sectaires au sac de cuir étaient sur le seuil. Ils disaient au condamné :

— Entre. Entre librement. Tu peux encore te défendre.

Ils crurent voir que Kosioko essayait de manger quelque chose ; ils eurent peur qu’il ne prit le poison. Ils se jetèrent sur lui, le renversèrent et le trainèrent dans la case. Le petit Majogbé s’était attaché au corps de son père.

La porte se referma, dérobant les mystères du dieu à la foule.

Les Ogbonis, le torse nu, avaient ceint le banté, tablier couvert de signes symboliques, et tenaient de la main gauche une courte épée à la poignée en croix. Des lampes brûlaient en des niches triangulaires creusées dans le mur. Le triangle se retrouvait brodé sur la chasuble rouge de l’Ologbo Oro. Un bouc immonde, puant, était attaché contre un autel de terre peinte au pied duquel une femme très vieille se tenait accroupie, sans honte.

À la suite de l’Ologbo les Ogbonis sacrifièrent à la vieille et au bouc. Les esclaves initiés avaient jeté des pagnes et des nattes sur le captif et sur son fils qui, par terre, se débattaient, étouffés.

— Kosioko ne devait pas mourir encore. Il avait des débiteurs. Avant de l’exécuter, les Ogbonis voulaient obtenir des noms, des victimes nouvelles pour la rapacité de leur dieu. Elado interrogeait :

— Kosioko, tu es un grand coupable. Mais tu connais nos mystères, nos lois. Tu sais que tu ces condamné… si nous voulons. Tu peux donc essayer de te sauver…

— Je n’ai plus de richesses. Vous m’avez tout pris. Vous fouilleriez mes maisons que vous n’y trouveriez plus un cauris, plus une perle, plus une étoffe, plus une jarre d’huile, rien… Vous avez tout enlevé. Vous avez mis chez vous mes esclaves, mes filles, mes femmes… Que voulez-vous de plus ? Ma vie ? Tuez-moi tout de suite !

— Dis-nous quels hommes te doivent… Tu vois bien que tu as encore des richesses et que tu pourras échapper au châtiment.

— Au châtiment ! Je ne suis pas coupable. Tuez-moi. Je ne dirai plus rien.

— Et il se coucha sur le ventre, le front contre terre, les bras en croix.

Au dehors, le peuple s’impatientait, criait la mort. On lui avait promis une victime. Il l’attendait. Il l’exigeait. Il la réclamait. Les sifflements d’Oro coupaient les hurlements.

Les esclaves passèrent un lacet au cou du condamné. Le petit Majogbé s’était élancé, les ongles en avant, pour défendre son père. Il avait crié : « Vous êtes des lâches, des bandits, des voleurs, des assassins. Vous ne le tuerez pas. Je ne veux pas. Malheur sur vous ! » Assommé par un coup de poing il avait roulé derrière l’autel, et l’on ne s’était plus occupé de lui.

Le lacet des bourreaux n’était pas assez fort. Il imprima un sillon profond dans les chairs et cassa. Kosioko n’avait pas remué. À peine un soupir avait-il secoué sa poitrine. Les bourreaux n’avaient pas d’autre lacet. Comme le sang ne devait pas couler dans le temple, Kosioko mourut sous le bâton, sans une plainte.

Le cadavre déferré, dépouillé de ses vêtements, fut traîné sur la place. Des exécuteurs vulgaires coupèrent la tête et la clouèrent au tronc d’un oranger fétiche. La foule insulta le corps mutilé. Chaque homme jetait un caillou. On clamait : « Tiens, maudit, que dans l’autre monde tu n’aies jamais plus grasse nourriture. Que ton âme pleure éternellement un tombeau pour tes os ! » Des amis du mort, ceux qui lui devaient des services, trouvaient des malédictions nouvelles, plus horribles que celles que les prêtres enseignent.

Les sifflements d’Oro diminuaient. Le dieu avait bu le sang d’une victime. Les hommes allaient boire le sorgho fermenté. Ils commençaient à chanter les refrains des ivresses et des plaisirs. La même fête continuait. Rien ne dispose mieux aux gaietés qu’une tuerie sanglante. Quelques vieux, des grincheux, trouvaient bien que le spectacle avait été maigre, qu’Oro s’était mis en frais pour peu de chose. Ah ! les jeunes ne savaient plus. Autrefois c’était mieux ! Et ils plaignaient, dolents, cette décadence du siècle. Les jeunes hommes riaient. La réjouissance leur suffisait. Ils avaient admiré la grimace de la tête clouée par les oreilles au tronc de l’oranger dont les blanches fleurs tombaient, avec des parfums, sur le corps lapidé.

De l’apaisement et une grande douceur venaient. La place tragique s’endormait dans le silence. Derrière les forêts du couchant le soleil tombait. Dans le ciel profond, lentes et tendres les fusions transparentes de la lumière et de la nuit s’étalaient ; des reflets pâlis mouraient sous les ombres bleues du crépuscule.

Des vols de charognards tournoyaient graves au-dessus des bombax.

Lorsque les bourreaux eurent assommé Kosioko, Maté, le grand pontife d’Oro, leur commanda de tuer aussi l’enfant.

— Il est mon esclave. Je ne veux pas qu’on le tue, répondit Elado.

D’autres Ogbonis soutinrent ce droit. Ils étaient satisfaits par la mort du père. Le meurtre du fils ne leur procurerait aucun avantage. À quoi bon détruire une chose qui pouvait être de rapport ?

Le grand pontife était tenace. Il réclama :

— Un homme qui est entré avec nous dans ce sanctuaire est condamné à mourir.

— Majogbé n’est pas un homme. C’est un enfant.

— Tout être qui a vu nos mystères doit mourir.

— Majogbé n’a point vu nos mystères, il était roulé sous des pagnes et des nattes.

— Vous êtes jeunes. Vous ne voulez pas croire la sagesse des anciens. Vous êtes fous. Des esprits mauvais habitent sous vos crânes. Vous ne savez pas que les anciens agissent toujours d’après les prudents conseils des bons génies. Vous riez. Vous serez punis. Si vous laissez vivre cet enfant, un jour il vous tuera. Quand il sera grand, il vous tendra des pièges et il vengera son père.

— Il est trop jeune. Il oubliera.

— Et puis il sera mon esclave.

— Elado saura bien le dompter.

— Le changer.

— Jamais, reprit Maté ! J’ai encore sur mon visage la brûlure de son regard lorsqu’il m’a menacé. Croyez-moi, la sagesse et la prudence sont en mon esprit. Si vous n’êtes point des malheureux, si les dieux ne vous ont point condamnés, il faut que cet enfant meure. J’ai vu. Il n’oubliera point. Jamais vous n’aurez un jour de sécurité, une nuit de repos tant que Majogbé pourra tenir un couteau. Jamais vous ne serez sûrs de boire et de manger la vie tant que Majogbé pourra jeter le poison dans votre caloulou, dans votre pitou. Jamais !

Le vieillard était animé. Voyant l’avenir, il parlait comme un babalao. Elado ne lui donna point le temps de convaincre les Ogbonis, qui déjà hésitaient. Il se fâcha.

— Eh quoi ! seriez-vous des femmes, avez-vous dans le corps du sang d’hommes ou de l’eau de vieillards peureux ! Vous trembleriez parce que cet ancien tremble… devant un enfant ! Laissez donc ces vaines terreurs à ceux qui comptent déjà les sacs de cauris que l’on dépensera pour leurs funérailles. Majogbé est à moi. Il est mon esclave. Si vous le tuez, c’est la guerre avec moi… et rappelez-vous que Kosioko était bien puissant.

Maté se soumit. Il sentait cependant toujours sur son front la brûlure du regard de l’enfant.

Mais pendant que ces hommes discutaient sa destinée, Majogbé avait disparu.

— Il n’a point passé par la porte !

— Il n’y a point d’autre issue !

— Oro l’a enlevé, dit Maté.

Ce fut une grande dispute avec Elado.

— Si Oro a emporté l’enfant, tu seras toi-même emporté avant la prochaine lune. Je te préviens. Cherche. Veille bien. Si Oro ne me rapporte pas Majogbé, il sera temps de dire à tes femmes de cuire le pitou des pleureurs.

Pendant trois nuits et trois jours le corps de Kosioko demeura exposé sur la place d’Aké. Les vautours, les chiens et les bêtes qui mangent les choses immondes respectèrent ce cadavre. Plusieurs hommes croyaient qu’un sort protégeait l’ancien maître des chemins, et ils avaient peur. Ils furent tranquillisés seulement à la fin du troisième jour, lorsque les servants d’Oro allèrent jeter la tête et le corps dans le bois fétiche où les suppliciés sont abandonnés sans sépulture aux esprits tourmenteurs.

Les restes de Kosioko avaient été précipités du haut d’un rocher de l’Oluman. On les voyait, tombés sur des cailloux entre des buissons morts. Le lendemain, ils avaient disparu.

Ce fut un nouveau scandale, un sujet de terreur, pour plus d’un lâche qui avait abandonné le chef.

Majogbé avait rendu les derniers devoirs à son père. Seul, dans la ville immense, il avait bravé les colères du dieu.

Pendant que les Ogbonis se disputaient, il avait pu se glisser derrière l’autel et grimper de là dans la toiture du temple. Petit, maigre, mince, il s’était tapi dans les pailles, défiant toutes recherches. Durant les nuits, il veilla dans les branches de l’oranger fétiche au-dessus du supplicié et chassa les bêtes voraces. Il vit où les servants jetèrent le corps aimé, qu’il s’était juré d’arracher aux tourments réservés dans l’autre monde aux malheureux sans sépulture. Lorsque tout dormit dans les cases et que les rues furent abandonnées aux esprits des ténèbres, il gagna le bois maudit. Dans l’obscurité, sans redouter les diables qui auraient pu le tuer pour conserver leur proie, il creusa une fosse et enterra le supplicié. Il suivit les rites qui assurent l’éternel repos. Il avait volé un coq du temple. Il en répandit le sang au-dessus de la tombe et prononça les paroles que dans les funérailles les femmes chantent. Il se rappelait que son père avait droit aux honneurs des chefs. Il fit avec l’huile féconde — également volée au temple — les sacrifices consacrés. Puis il adora et pendant toute la nuit il resta prosterné. Lorsque les coqs chantèrent pour la seconde fois, il quitta la forêt lugubre.

Majogbé ne pouvait remonter en ville par les rochers. Il passa dans la campagne et revint par le grand chemin. L’onibodé de garde aux murs, les yeux gros encore de sommeil, ouvrait à peine la lourde porte de bois, lorsque l’enfant s’y présenta. Cet homme lui dit :

— Tout le peuple te croyait mort, mangé par Oro. D’où viens-tu ? Personne ne t’a vu sortir par aucune porte. Ton maître Elado te réclame. Rentre vite dans sa maison et gare les verges !

Majogbé se hâta, suivant les venelles rocailleuses entre les murailles rouges des maisons. Les bonnes gens qui l’avaient cru perdu, puni pour le même crime que le supplicié, le regardaient avec stupeur.

Il se fâcha contre un vieux qui, matinal, s’en allait aux champs, portant une houe et un couteau. C’était un des Ogbonis qui avaient exigé sa mort, un croyant tout à fait persuadé que l’enfant avait été pris par les génies et dévoré en l’air. Aussi quand il le vit grimpant, allègre, le sentier, il laissa tomber ses outils et se prosterna effrayé :

— Si tu es une apparition, cria-t-il, ne me fais point de mauvaises choses, épargne-moi. Tu sais bien que moi je te défendais. Grâce !… Ne me touche pas et respecte ma maison !

Le vieil homme se roulait par terre comme devant les rois, les chefs puissants et les génies. Trois jours avant il disait : « Que Majoghé meure ! » Aussi, Majogbé, sans rien répondre, lui cracha sur la tête. Le craintif Ogboni, le front dans la poussière, criait encore : « Pardon ! pardon ! » que déjà l’enfant était loin.

Le palais de Kosioko était situé sur une place à peu de distance de la maison d’Elado. Majogbé y passa ; bien que pressé d’arriver chez son nouveau maitre, il entra.

La jalousie, la haine, l’envie avaient fait leur œuvre. Dans l’immense demeure autrefois si prospère, où le maître des chemins nourrissait de nombreuses femmes, une foule d’esclaves, des clients, des hommes libres, toute une multitude empressée… plus un-être ne restait. Les vérandas et les grandes galeries sur lesquelles s’ouvraient les chambres étaient vides. Plus rien dans la cour où Kosioko tenait ses audiences. Plus rien dans les cours intérieures où les chevaux avaient leurs mangeoires toujours remplies. Les poules, les chèvres, les moutons, les vaches, tous les trésors vivants qui faisaient la gloire et l’orgueil de Kosioko avaient disparu. Les voleurs n’avaient pas même laissé le fumier. Les portes des cases avaient été arrachées, On avait pris jusqu’à la paille des toits. Le pillage avait fait du palais magnifique une misérable suite de ruines destinées à conserver dans les temps le souvenir du châtiment !

Majoghé regardait en curieux, comme si cette maison n’avait pas été la sienne. Il n’était pas triste, il ne pleurait pas. Il avait donné en une fois toute sa douleur, dans la case des Ogbonis, pendant le drame où son amour filial s’était heurté à la poigne brutale des bourreaux. Maintenant qu’il avait pu faire le sacrifice des funérailles, il se trouvait tranquille et ne croyait plus qu’il dût jamais pleurer. Il ne regrettait rien. Le fait était là. Il s’inclinait. Il était le vaincu. Il prenait simplement une leçon de destruction. Il regardait comment on ruine une demeure. Il enfonçait ce spectacle dans son esprit, sans colère, en enfant qui veut apprendre afin de se souvenir, pour le jour prévu où, puissant à son tour, il rendra œil pour œil, dent pour dent. Il se rappelait les dernières paroles du père, quand, serré à ses côtés, il avait été précipité sur le sol, étouffé sous les nattes des Ogbonis.

— Si on ne te tue point, avait dit Kosioko, si on ne te jette point dans le bois maudit avec mon cadavre, regarde bien. N’oublie jamais ce que tu as vu, ce que tu entends. Lorsque tu seras grand, tu me vengeras, lu Le vengeras. Les dieux sont justes. Maté ne peut mourir que de ta main. Elado ne peut être tué que par toi. Et tous ceux que tu vois ici, tous ceux qui me condamnent injustement pour me voler, pour te prendre ce qui serait à toi, tous ceux-là, tu les tueras. Tu frapperas eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves et leurs bêtes ; n’oublie rien !

L’enfant était sûr de ne pas oublier. Le nom de ses ennemis, de céux qui devaient tomber sous ses coups, en victimes expialoires, il l’avait mis dans ses oreilles, dans ses yeux et dans son cœur. Toujours il entendrait, toujours il verrait jusqu’à l’heure de la mort l’Ologbo Oro, le cruel Maté. Le mangeur d’hommes serait à son tour mangé ! Et ce maître chez lequel il se rendait, Elado ! Et les Ogbonis, Sigo dont la maison touchait l’Oluman ; et Okutolu, fier de son palais plus beau que celui du roi ; et les autres, Balisé, Ogudeï, Goutoë et le traître Agbaki ! Par le fer, le feu et le poison, il les atteindrait. Il ferait de leurs maisons des lieux maudits comme celui où il se trouvait.

Avant de partir il se rappela un coin de grenier où il avait caché un pagne et des cauris, mais il ne trouva plus rien. Et cela l’irrita beaucoup. L’anéantissement de sa maison, l’esclavage, la pauvreté qui l’attendaient, ne lui avaient arraché aucune plainte. Le vol de son pagne et de sa petite bourse le mit en fureur. Il cut des jurons terribles. Il ne craignit point d’invoquer Champana. Il appela même à son secours le mauvais esprit des lépreux. Très indigné, il prit une poignée de terre et la jeta aux quatre points cardinaux en maudissant l’espace et la ville.

C’était l’heure des matinales audiences lorsque l’enfant pénétra dans la demeure du chef Elado, à qui le partage des biens du vaincu l’avait attribué. Tout le monde, dans la case, savait avec quelle colère Elado avait accepté la disparition de son jeune esclave, et quelles terribles menaces le maître avait faites à Maté qu’il soupçonnait de lui avoir pris Majoghé.

Elado fut heureux et flatté dans son amour-propre en voyant l’enfant. Il le fit entrer tout de suite dans ses appartements retirés et l’interrogea :

— D’où viens-tu ? où as-tu passé ces trois jours ? comment es-tu parti du temple des Ogbonis ? C’est Maté qui t’avait pris, caché ?

— Si Maté m’avait pris, il m’aurait tué, tu le sais bien.

— Non. Seul Maté a pu te faire disparaître, et il ne t’a pas tué parce qu’il me craint.

— Je comprends.

— Alors c’est lui ?

— Je comprends.

L’enfant réfléchissait. Il se demandait ce qu’il devait dire, et comme les gens de sa race, il employait le national « je comprends », qui permet d’éluder les questions embarrassantes et donne le temps de trouver la réponse utile. Le chef Elado voulait mieux ; il désirait un « oui » bien net qui fortifiât son soupçon ; il tenait aussi à connaître certains tours du vieux prêtre, qui, jusqu’alors, lui avaient échappé. Quelquefois il doutait, se demandait si Maté, disposant de sorciers puissants, ne jouissait pas d’un pouvoir surhumain. Et il éprouvait des peurs devant cet homme aux eux de chat, dont la lèvre avait des sourires de bête de carnage. Il l’avait mortellement insulté, il était entré en lutte avec lui, il savait que Maté se gardait, il se gardait lui-même. Mais, très fort contre les hommes, il se sentait faible contre les dieux.

Majogbé devinait qu’il ne devait point dire ce que son maître paraissait désirer avec passion. A de nouvelles questions, il répondit :

— Je ne sais pas comment… J’ai été enlevé du temple par le dieu, j’ai cru que j’allais mourir, j’ai senti que je montais en l’air, que je passais à travers le toit, que j’étais emporté très haut, très haut… et je me suis endormi. C’était très doux. Ce matin, de bonne heure je me suis réveillé. Je me trouvais sur le chemin d’Ikorodou, je suis venu chez toi parce que l’onibodé m’a dit que tu m’attendais ; j’ai faim, donne-moi à manger.

Elado était un homme à l’esprit subtil et très renommé pour son habileté à trouver la vérité dans les discussions, IL avait l’œil perçant ; lorsqu’on lui causait, il savait regarder jusque dans le cœur. Il découvrait la couleur des paroles que son oreille pouvait mal entendre. La bouche des hommes est parfois si pleine de pièges que lorsqu’ils en sortent, les mots ont changé de vêtement. Elado entendait avec les yeux, il voyait les paroles quand la méchanceté ou la ruse n’ont pas encore eu le temps de les parer. Dans le grand conseil, on disait que pour le tromper et lui faire croire ce qui n’était point vrai, il fallait avoir un pacte spécial avec les esprits du mensonge. Seul, le vieux Maté lui disputait ce pouvoir.

Cependant Elado interrogea vainement le petit Majogbé en le pénétrant de son regard le plus perçant ; il ne put voir que le petit Majogbé se moquait de lui.

Il l’éprouva même par le fouet. Si Majogbé, petit gaillard courageux, pensait-il, avait eu intérêt à mentir, il n’aurait point parlé sous les coups, se serait raidi, ou bien, à bout de forces, aurait rusé. Mais, dès qu’il sentit les lanières de cuir sur ses épaules, Majogbé cria en pleurant :

— Pardon, maître, tu avais bien dit la vérité, je mentais, mais pardon ! J’avais peur de Maté, il me tuera si je ne mens pas !

Et le maître demeura perplexe. L’enfant était aussi fort que lui.

Une petite fille passait. Il l’appela :

— Banyane ! et il lui dit : « Majogbé est de la maison. Conduis-le près des femmes pour qu’elles lui donnent à manger. »

Banyane était une jolie gamine rieuse, du même âge que Majogbé. Les deux enfants se prirent par la main et, gais, s’en allèrent du côté où les femmes cuisaient les ignames.

Majogbé n’attendit pas longtemps une première vengeance.

Elado avait rassemblé plusieurs chefs avec une partie des Ogbonis et tenait un grand conseil dans sa maison. L’enfant était assis près de lui. Après les salutations innombrables et la longue série de formules préparatoires à tout discours, après les invocations aux génies de la vérité, Elado parla ainsi :

— Plusieurs hommes ont plus de sagesse qu’un seul. Beaucoup d’yeux voient mieux que deux yeux. J’ai en ce moment beaucoup de peine, je vous ai réunis pour vous consulter. Lorsque les dieux châtièrent Kosioko l’infortuné, comme j’étais son ami le plus proche, ils me donnèrent ses épouses favorites, son fils, une partie de ses trésors et toutes les richesses qu’il avait prêtées. Or, depuis sa mort personne n’est venu me dire : « Je devais un esclave, je devais des sacs, je devais un bœuf, je devais un cheval à Kosioko, c’est à toi que maintenant je dois cela, je viens te payer ou bien te donner un gage. » Personne n’est venu. Personne ne devait rien ! Mais Oro est juste, j’ai su quels hommes avaient de grandes dettes chez Kosioko. Je leur ai fait demander s’ils se souvenaient de cela. Aucun d’eux ne s’est souvenu. Cependant ils n’ont pas pu oublier ; plusieurs d’entre eux ont repris les gens : qu’ils avaient mis en gage. Que dois-je faire ? Quel est votre conseil ?

Les assistants se regardaient avec inquiétude, ils se demandaient si Elado n’allait pas les accuser et profiter contre eux des moyens qu’ils auraient eux-mêmes proposés. Ils hésitaient.

— Vous pouvez parler sans crainte, leur dit Elado ; ceux dont je sais les noms et contre lesquels je suivrai vos conseils pour obtenir ce qui m’est dû ne sont point parmi vous.

— Sont-ils des hommes puissants ?

— Oui, sans cela vous aurais-je demandé conseil ?

— Sont-ils plus puissants que toi ?

— Non, sans cela me risquerais-je à les attaquer ?

— Eh bien, maintenant, puisque nous sommes éclairés, dit l’Assipa qui flairait quelques riches dépouilles, voici notre conseil. Il faut te faire payer ce qu’on te doit et traduire ceux qui nient au grand conseil. Tu demanderas contre eux l’épreuve du poison ou l’épreuve de l’eau dans l’Ogun. Comme tu as certainement raison, les dieux puniront les coupables.

— Quels qu’ils soient ?

— Oui.

— Eh bien, que ce soir au grand conseil vous veniez et vous teniez prêts à juger Ogutoë, Sigo et son frère Agbaki.

Un vieux féticheur demanda :

— Viendront-ils ?

Elado répondit :

— Ils sont déjà pris et gardés.

Les trois malheureux comparurent en accusés devant le tribunal des gens de l’Akpenan.

Le maître de Majogbé leur demanda, comme à des amis, d’avouer ce qu’ils lui devaient ; il les conjura de payer ; il donnerait lui-même l’offrande aux esprits dérangés à cause d’eux… Ils nièrent. Elado fit parler Majogbé.

— Il y avait chez mon père dix esclaves mis en gage par Sigo. Mon père avait prêté deux fois deux cents sacs à Sigo. Agbaki devait encore bien plus de sacs. Si Ogutoë avait dû mettre en gage des esclaves pour la valeur de sa dette, il ne lui serait pas resté un seul serviteur dans sa case. Cela, je l’ai entendu dire à mon père, qui ne mentait pas.

Élado ajouta :

— Je tiens pour vrai ce qu’a dit mon esclave. J’atteste les dieux et les génies que ces trois hommes mentent. Je réclame pour eux l’épreuve par le poison.

Les trois riches hommes comprirent alors qu’ils étaient perdus. Ils essayèrent de se racheter. Il était trop tard. Ceux qui convoitaient leurs dépouilles voulaient qu’ils mourussent.

Ils moururent.

Le breuvage d’essai que leur donna le féticheur ne pardonne jamais quand il est préparé à la demande d’un homme puissant.

Le petit Majogbé — que son maître aimait déjà beaucoup — put aller voir, du haut des rochers, dans le bois des suppliciés et des parjures, trois corps que personne n’avait osé disputer au bec des vautours, Il se promena aussi par les ruines des maisons de Sigo, d’Ogutoë et d’Agbaki. La destruction était belle. Il fut satisfait. Il effaça trois noms de sa mémoire.

Dans le palais d’Elado, Majogbé était traité de la même façon que les fils du maître. Quand, avec eux, il se pressait autour des femmes qui préparent les nourritures et bataillait pour recevoir grosse part, on n’aurait point distingué l’enfant esclave des enfants libres. Il était très rusé, il savait toujours obtenir ce qu’il désirait. Il était aussi très doux et on ne le rudoyait pas ; les femmes l’aimaient, il était souvent près d’elles. On riait même de lui ; on prétendait qu’il avait dû naître fille et qu’au dernier moment, les génies lui avaient donné son sexe par erreur. Il était content lorsque les femmes lui disaient cela ; il s’en égayait beaucoup avec elles. Un jour, des jeunes hommes qui mangeaient le caloulou voulurent se moquer de lui en répétant cette plaisanterie. Sans se fâcher, il prit sur le sol, où les moutons et les chèvres sont attachés, près des cuves à teinture, une poignée de boue fétide et la jeta dans la calebasse des rieurs en disant :

— Vous avez raison, je suis une fille ; il faut que je vous donne aussi à manger, voilà.

Les jeunes hommes étaient plus forts que lui. Il fut rossé.

Il était peu batailleur. Lorsque les fils de son maître et d’autres petits esclaves de son âge partaient à la maraude ou bien déclaraient la guerre aux gamins d’un autre quartier, il préférait ne pas les suivre et demeurait dans les cours du gynécée. Il avait une amie très chère, Banyane, la petite rieuse. Elle jouait avec lui d’interminables parties d’ayo ; elle perdait toujours ; elle ne pouvait lutter contre ses combinaisons rapides, ni contre ses tricheries. Majogbé s’amusait ; il avait aussi du profit. Toujours il intéressait le jeu ; c’était sa manière à lui de se procurer de bonnes choses à manger et de ne jamais manquer de cauris. Il trouvait cela tout simple. Joueuse, la petite Banyane trouvait également naturel de perdre ct de payer. Le petit garcon voulait-il de bonnes croquettes de maïs au piment ? Il les gagnait en une partie. Banyane devait s’ingénier à les chercher, à les trouver, tandis qu’il attendait le ventre à l’air, la tête à l’ombre, les pieds au soleil, révant. Banyane avait-elle préparé et vendu au marché des petits pains de beurre de palme ou des akaras, les cauris qu’elle rapportait au gynécée ne tardaient pas à devenir la légitime propriété de Majogbé.

Une amitié naissait de la sorte entre le petit garçon et la petite fille.

À chaque lune, comme font les croyants, pendant la première année, sur la tombe des morts honorés, Majogbé allait offrir les sacrifices prescrits sur la fosse dans laquelle il avait enterré les restes du supplicié. Quand la nuit devenait noire, il parlait inaperçu, gagnait le bois maudit et accomplissait son devoir de fils, d’enfant respectueux de son sang et des dieux. Il faisait cela instinctivement. Il savait que, surpris, on le tuerait ; mais la crainte d’aucun supplice ne pouvait l’arrêter. Il devait agir ainsi.

Néanmoins ces deux forces dominantes en son âme de primitif — passion du culte au cher mort, passion de la vengeance — n’excluaient point d’autres forces précieuses, la combativité concentrée, la ruse, la patience, le souvenir ; et cela faisait de ce petit sauvage une machine de lutte excessivement dangereuse pour ceux contre qui elle était bandée.

Ainsi qu’un animal domestique très aimé et câlin, Majogbé se glissait, les jours audience, derrière son maître, sur la même peau de cheval. Presque toujours les grands, les Ogbonis, les riches qui venaient saluer Elado, voyaient dans l’ombre sur eux le regard brillant de l’enfant, ce regard dont Maté, l’Ologbo Oro, sentait encore la brûlure menaçante.

Le vieux pontife avait toujours au fond du cœur le ressentiment de l’affront subi dans le temple à cause de Majoghé. Cela lui donnait une terrible haine contre le gamin. Mais il devait le respecter, car Elado le protégeait trop. Et Maté n’osait pas engager une lutte avec l’Akpenan. IL ne pouvait cependant s’empêcher de répéter à tout propos que ect enfant serait leur perte. Elado riait.

— Majogbé est aujourd’hui mon fils. Lui-méme l’affirme ; il s’est battu parce qu’on l’appelait esclave d’une autre case. Lorsque je sors à cheval, il se dispute pour porter mon sabre. L’enfant a déjà oublié ; d’ailleurs, il est un des amis du dieu qui l’a tiré autrefois de tes griffes. Il porte le bonheur avec lui, il a déjà été pour moi l’occasion de réussites et de prospérités. Il est un heureux fétiche mis par les dieux dans ma maison.

Mais Maté, obstiné comme tous les vieillards, songeait aux trois Ogbonis : Sigo, Ogutoë, Agbaki, et il disait ::

— Cet enfant n’a pas été mis chez toi comme fétiche du bonheur, mais comme fétiche de mort.

— Pour les autres, et c’est tant mieux !

II

Les années avaient passé.

Pour ce dire, les conteurs d’Aké s’exprimaient ainsi :

Après, beaucoup après ; lorsqu’on eut fait beaucoup de récoltes ; lorsque les grandes pluies eurent beaucoup de fois succédé aux sécheresses ; lorsqu’on eut mis beaucoup de fois le feu aux herbes : lorsque les petits garçons furent devenus des guerriers et les petites filles des mères ; lorsque les anciens à barbe blanche et à tête branlante eurent rejoint les ancêtres sous la terre dans le grand repos, lorsque l’Ogoun eut débordé, alors.

Alors Elado était devenu le plus grand chef dans la ville. IL commandait aux chemins et il était le maître de la guerre ; il avait choisi et nommé un nouveau roi, puis il l’avait « mangé ». Toutes les richesses du souverain avaient passé à Elado. Le palais royal tombait en ruines ; les murs s’écroulaient après les pluies. Comme dans la maison d’un pauvre homme, un seul coin de case était couvert et pouvait abriter contre l’eau, contre le soleil. Dans la grande cour il n’y avait que des jarres cassées, et aux piquets d’entraves, le soir, on n’alta-Chait point de moutons. Dans les cours intérieures, un seul cheval boiteux errait mélancolique. Au gynécée, quelques vieilles, ridées, maigres, s’ennuyaient devant des enfants qui ne jouaient pas. Le roi dormait souvent ; quand il se réveillait, il criait comme un bouvier parce que son pitou n’était pas bon. Ses femmes ne cuisaient que rarement et achetaient le breuvage au marché, à bas prix.

Chez Elado, c’était au contraire la prospérité, car il avait beaucoup volé, beaucoup « mangé ». Tous le craignaient. Maté, l’Ologbo Oro lui-même, avait donné depuis longtemps l’exemple de la soumission apparente la plus complète, et avait mis à sa disposition Oro, ses fétiches et ses mystères.

Majogbé était un adolescent ; beau, fier, gras, paresseux, il vivait heureux dans une case riche, en esclave de qualité, en homme de confiance, en ami, plus écouté, plus apprécié que les fils du maître. Il était le messager dans les affaires secrètes. Elado l’envoyait aux négociations difficiles, où il regrettait de ne pouvoir aller lui-même avec ses yeux d’homme qui voit. Il lui confiait son bâton fétiche. Les prêtres de son palais disaient ce bâton très ancien, du temps des premiers hommes, du temps d’Oranyan, avec sa forme symbolique de lézard sacré en cuivre ciselé sur un mode perdu depuis. Ce bâton était quelque chose d’infiniment précieux dans la maison d’Elado. Le chef, qui ne croyait plus à grand’chose, invoquait sa puissance magique. Il disait, en plaisantant, mais sérieux de pensée, qu’il avait deux fétiches de bonheur : un fétiche de chair qui était Majogbé, et un fétiche de cuivre qui était le bâton de sa race.

Il donnait à Majogbé toute sa faveur, et il adorait son bâton, en secret, dans la chambre retirée derrière les couloirs en dédale, aux portes lourdes, bien verrouillées, où il dormait quand il avait peur, quand un mauvais présage l’agitait, quand les sorts des babalaos n’avaient pas été favorables, quand le sang des victimes n’avait point coulé par jets cabalistiques, quand les pailles au matin, sur sa route, s’étaient trouvées croisées selon les combinaisons menaçantes, quand les vautours s’étaient posés en mauvais nombre sur le toit de sa demeure, quand ses esclaves avaient effacé des traces de porc sur le chemin que son cheval devait parcourir, quand il avait vu au levant dans les nuages la forme sacrée du triangle des Ogbonis…

Alors il suppliait son bâton. Il lui demandait de le sauver, de le protéger, puis de le faire encore plus riche, de lui donner beaucoup d’huile, et des étoffes, et des métaux précieux ; il lui demandait surtout de le conserver puissant jusqu’à la dernière heure pour que ses enfants lui fissent de belles funérailles. Si, après avoir adoré son bâton en ces nuits de mauvais augure, la peur ne le quittait point, Elado tenait à la main un petit fétiche de fer à chaînettes et l’agitait. Il espérait ainsi ne pas être la victime des sorciers qui tuent à distance par leurs charmes.

Cette crainte lui avait été donnée par des Gambaris. Ces hommes jaunes, venus du Nord, possédaient de terribles sortilèges. Ils fabriquaient des statuettes de terre à la ressemblance de ceux qu’ils voulaient frapper et les jetaient dans leur feu en appelant les mauvais esprits… Si à ce moment les génies protecteurs n’étaient pas invoqués par celui qu’on vouait à la mort, cet homme mourait.

Elado savait que, pour une offense légère, le balé d’une ville avait été tué de la sorte par des.jongleurs du Nord. C’est pourquoi il les protégeait. Il leur avait permis de s’établir avec leurs dieux à Aké et de construire un temple où ils adoraient des fétiches qu’ils disaient meilleurs que ceux de tous les autres peuples. Quand, pour les fêtes et les sacrifices, leur chef avait besoin de moutons ou de jeunes chevreaux, Elado lui en donnait toujours.

Le peuple, excité contre ces étrangers par les féticheurs de l’Oluman, demandait un jour qu’on les chassât et que l’on tuât tous ceux qui résisteraient. De très longues et très violentes réunions eurent lieu sur la place Sodeké. Beaucoup de chefs parlèrent ; mais Elado fut le plus fort et sut défendre ceux dont il craignait les charmes. Il avait exigé en échange un tyra qui le mît à l’abri des sortilèges. Le chef des hommes jaunes le lui avait donné en disant :

— Ce tyra te protégera tant que tu protégeras mon peuple.

Aussi Elado était-il bienveillant pour ces hommes au sort de qui sa vie s’attachait. Il permettait à ses enfants et à ses esclaves d’aller dans le temple de leur grand chef Fuluani, de se faire raser la tête à leur mode et de porter comme eux des tuniques larges et de longs sokotos.

Ce scandale attristait les vieux féticheurs de la cité. Les croyants, voués aux dieux de la race, aux dieux qui avaient créé le Yorouba, aux dieux protccteurs du pays, s’affligeaient, pleuraient en secret l’aveuglement d’un homme aussi puissant.

Ces Gambaris, ces Filanis, portefaix, coureurs de grande route, marchands, brodeurs et barbiers, qui venaient sans femmes dans le pays et parlaient d’un dieu plus puissant qu’Olodumare, d’un favori de Dieu plus fort qu’Oranyan ou Chango, étaient aussi aimés par la jeunesse, que séduisaient les nouveautés. Fuluani recherchait beaucoup les jeunes hommes. Pour eux, il trouvait des paroles dorées pleines de promesses et d’attirances. Auprès de ses marchands, de ses artisans, de ses bons ouvriers du cuir, sur la véranda de son temple, il y avait toujours des nattes et des peaux de bœuf où les jeunes gens pouvaient se reposer et bavarder. Chaque jour, il tenait un cercle aristocratique. Il y attirait Majogbé, l’esclave favori d’Elado, l’homme de confiance qui devait, pensait-il, continuer un jour aux siens la protection du chef.

Majoghé avait de riches habits. Il aimait le luxe du vêtement et faisait parade de sa prestance de bel adolescent dans une tunique large à taille pincée. Il ne lui déplaisait point de venir causer devant le temple de Fuluani, où se trouvaient toujours les hommes dont les vêtements étaient les plus beaux. Il s’entretenait aussi avec les brodeurs qui, de pays très lointains, avaient apporté l’art de faire sur les pagnes et au bas des sokotos, en fils de belles couleurs, des ornements dont le secret échappait aux femmes du Yorouba. Il était aussi curieux de détails sur les contrées vues par ces hommes. Quelques-uns parlaient de villes très grandes et très belles, dont les rois étaient des hommes jaunes, où il y avait pour les dieux des temples remplis de richesses telles qu’un homme noir du Yorouba ne saurait les imaginer, des métaux et des pierres, dont une seule pincée avait la même valeur que des montagnes de trésors chez les gens d’Aké. Les jeuncs hommes avaient peine à croire cela, et ils trouvaient, pour répondre aux narrateurs, de bien ironiques « je comprends ». Une pincée de petites picrres valant plus qu’une montagne de maïs, qu’une rivière d’huile, que des milliers et des milliers de sacs ! Il fallait que le vieux Fuluani insistât et dit que bien réellement cela était vrai et que seuls les rois des hommes jaunes, ceux qui descendaient des favoris de Dieu, ceux qui commandaient à des armécs de cavaliers innombrables, dont les sabres et les lances étaient invincibles, que seuls ces rois, vêtus d’étoffes merveilleuses, plus belles que celles des blancs, possédaient ces richesses divines. Eux, pauvres Filanis, misérables Gambaris, jamais ils ne pouvaient rêver la jouissance de la moindre parcelle de pierres semblables. Mais ils savaient qu’elles existaient. Des hommes très saints de chez eux les avaicnt vues. Cela était aussi vrai que l’excellence de leur dieu et que la supériorité de leurs tyras.

L’excellence de leur dicu, voilà ce que le vieux Fuluani aurait bien voulu persuader à ce jeune Majogbé, qui toujours écoutait, interrogeait, mais ne savait jamais répondre que « je comprends ». Malgré sa patience rusée, Fuluani s’irritait quelquefois.

— Tu comprends, tu comprends ! Je sais hicen que tu comprends. Tu n’es pas un morceau de caillou et moi je sais parler mieux qu’un bœuf au pâturage. Tu comprends, inutile de me le répéter ; dis-moi plutôt ce que tu penses !

— Je pense que je comprends, répondait Majogbé aux sermons du marabout.

Banyane venait quelquefois vendre des akaras aux artisans qui avaient établi leurs ateliers près du temple des chanteurs de prières au levant. Ainsi appelait-elle les hommes jaunes qui chaque jour, le matin et le soir, l’égayaient quand, au milieu d’une enceinte de cailloux, ils allaient s’incliner, s’agenouiller, se prosterner en chantant et en adorant quelque chose du côté de l’Orient. Elle y venait aux heures où elle savait rencontrer Majogbé. Ce dernier lui dit un jour :

— Écoute, Banyane, ce que raconte Fuluani, comment sont les femmes dans son pays, là-bas, loin, chez les grands rois. Lorsque le roi a pris une femme, celle-ci doit toujours rester enfermée, toujours être voilée, et nul autre homme que le roi ne peut apercevoir son visage. Ce serait une chose très mauvaise et qui mériterait la mort. C’est pour cela que jamais femme du pays de Fuluani ne vint ici. Fuluani veut que je sois un adorateur de son dieu. Si je l’écoutais, si je devenais un homme puissant et si alors je t’épousais, je devrais t’enfermer, te cacher. Tu ne danserais plus avec les femmes dans les fêtes, tu n’irais plus aux champs, au marché, où les hommes pourraient te voir.

— Alors, je serais plus esclave qu’une captive de guerre. Je serais comme les mauvaises femmes que l’on met au cachot, comme les criminelles à qui voir la lumière n’est plus permis… comme une morte ! Fuluani dit des folies. Ce n’est pas bien pour un homme dont la barbe a blanchi ! Fuluani, si les femmes, dans ton pays, sont malheureuses, ne viens point gâter le sort de celles qui, dans cette ville, ne t’ont jamais fait de mal…

— Tu entends, Fuluani, dit Majogbé, voilà ce qu’il fallait te répondre… Tu comprends ?

Et à Banyane :

— Ne crains rien, si jamais je suis puissant et que tu veuilles bien que je te prenne pour femme, je ne te retiendrai pas prisonnière… Si…

Mais Banyane, qui était cependant la plus rieuse des vierges et aussi la plus parleuse, Banyane, à la langue batailleuse, qui jamais de court n’était prise, sachant, d’une riposte à propos lancée, faire taire qui l’attaquait, la raillait, Banyane, en entendant ces paroles, redevenait la petite fille timide qui, perdant au jeu d’ayo, n’osait dire à Majogbé qu’elle l’avait vu tricher. Elle remit sur sa tête la calebasse et le plateau qui contenaient ses provisions, rajusta son pagne sur ses hanches et partit.

Les jeunes élégants d’Aké ne se rasaient point la tête eux-mêmes. Leurs couteaux, disaient-ils, n’étaient point d’assez bon fer et ils n’avaient pas la légèreté, l’habileté de main nécessaire pour rendre la peau nette, luisante, avec, aux places voulues, les touffes de poils que la mode exigeait qu’on laissât. Ils préféraient les barbiers gambaris.

Majogbé était un jeune homme très élégant. Aussi, lorsque le bon ton demandait qu’on cûl une touffe de poils en triangle, en carré ou en losange à la partie postéro-inférieure du pariétal droit, il se serait cru déshonoré en portant cette touffe, ronde ou irrégulière, à la partie antérieure ou supérieure de ce même pariétal. La porter à gauche eût été plus que du déshonneur. Il ne luttait jamais contre la mode et confiait sa tête aux rasoirs gambaris.

Un vieil homme avait, ce jour-là, mission de lui polir le crâne et le front, en laissant à droite un tiers du sourcil. Cela était un genre tout à fait nouveau apporté par un musicien qui venait d’Oyo. La veille, dans un festin, chez un chef qui se mariait, on avait entendu et vu ce baladin. Il avait bon air, grande mise, chantait de jolies choses et battait du tambourin avec grâce. On l’avait admiré, adopté. Son tiers de sourcil porté à droite devenait le dernier cri de la suprême élégance. Majogbé, depuis plusieurs jours à la ferme, ne s’était point fait raser le front. Il avait donc une chance enviable : un des premiers, il aurait quelques poils à la place favorite. Avec un soupçon d’antimoine, l’effet serait admirable ; il ne mentirait pas à sa réputation de jeune homme tout à fait « sur la rivière ». Beaucoup de modes venaient de la côte. Les piroguiers qui font les voyages par le fleuve et la lagune jusqu’à Eko, la ville où sont les marchands blancs, apportaient les nouveautés. C’est pourquoi l’on disait de celui qui très vite possédait ces nouveautés : « Il est sur la rivière ».

Dès qu’il vit et palpa les marques du front et des joues de Majogbé, le barbier lui dit :

— Tu es d’une maison où je recevais autrefois l’hospitalité et dont le maitre était très bon pour le voyageur. Hier soir, en arrivant, j’ai cherché cette maison, mais je ne l’ai plus trouvée. À la place où elle s’élevait jadis, accueillante et riche, il n’y a plus aujourd’hui que des ruines, où les serpents, les scorpions et les lézards se battent avec les rats. Dans les cases voisines, j’ai demandé où était le maître. Les uns m’ont répondu qu’ils ne savaient pas ; d’autres m’ont raconté des choses tristes. Toi qui es de cette maison, du sang de Kosioko — je reconnais la marque, je la faisais moi-même à ses enfants, — tu pourras peut-être me dire où est aujourd’hui le maître qui fut mon hôte ?

Majogbé répondit sans émotion :

— Je ne comprends point tes paroles, vieux voyageur. Tu as sans doute laissé ta mémoire sur quelque route, ou bien, au passage d’une rivière, les poissons te l’auront prise. Je ne comprends pas. Je ne sais quelles marqués tu lis sur ma figure. Je suis de la maison d’Elado, le grand chef. C’est lui que j’appelle père. Je n’en connais point d’autre. Si tu es curieux d’en savoir plus, interroge le chef… Mais je puis te dire qu’il n’aime pas les vieux trop curieux, et en cela, tu dois me croire, car je suis son fils et son ekep.

Cette réponse fut tout de suite rapportée à Elado par des espions qui écoutaient. Elle lui causa de la joie. Le soir même, tandis qu’il buvait le pitou avec ses courtisans, il fit appeler Majogbé.

— Je veux, pour la fête des sacrifices de mes ancêtres, beaucoup de poudre, lui dit-il, et beaucoup d’eau-de-vie. Je te confierai le soin d’aller vendre mes amandes et mon huile à Eko, dans les maisons des blancs. Tu seras content de faire ce voyage pour moi.

III

Pendant trois jours, à Aro, Majogbé chargea dix grandes pirogues. Tous les esclaves de la maison d’Elado apportaient des sacs d’amandes, des jarres d’huile. C’était la richesse d’un village sur une flottille. Les femmes venaient avec des nourritures pour les ouvriers. Banyane les accompagnait chaque jour au port, dans le creux des rochers, où les pirogues amarrées se remplissaient à plat bord. Elle était là quand les féticheurs de la maison firent les sacrifices pour apaiser les esprits des eaux. Il fallait, en effet, les rendre propices aux voyageurs. Les piroguiers pourraient ainsi triompher des difficultés de la route et éviter les brisants cachés contre lesquels les bateaux sont mis en pièces quand un malin génie les haït. Ils ne succomberaient point dans les remous et les tourbillons dangereux, au fond desquels des diables se tiennent, qui saisissent les navigateurs malheureux et en font des esclaves dans leurs mystérieuses demeures. Les féticheurs adressèrent aussi de ferventes prières aux caïmans sacrés : ils leur dirent :

— Ô dieux, qui êtes si bons pour vos enfants, pour les fils de la race qui vous aima et que vous aimez, Ô caïmans, qui êtes nos pères, nos mères, nos frères, Ô caïmans, qui êtes la force, la grandeur, la puissance, écoutez bien ce que vos servants consacrés vous disent. Approchez et voyez. Le sacrifice que nous vous donnons vous montre que nous disons vrai. Regardez les hommes qui sont dans ces pirogues et leurs marchandises. Regardez aussi les pirogues. Tout cela appartient au grand chef Elado, de votre ville d’Aké. Ces hommes, ces pirogues et ces marchandises sont des amis et non des ennemis, des bons et non des méchants. C’est pour eux que nous vous faisons des sacrifices. C’est eux que vous devez protéger. Regardez-les bien et suivez-les. Allez avec eux dans la grande lagune et dites aux caïmans de là-bas, que nous ne connaissons point, dites que ces hommes sont à vous et qu’ils doivent revenir dans votre ville pour continuer à vous faire des sacrifices pendant longtemps.

Les féticheurs jetèrent le sang et la chair des victimes dans le fleuve, dansèrent, chantèrent, puis dirent très bas les paroles sacrées que seuls les dieux doivent entendre.

Les hommes mangèrent et burent. Et tandis que, sur la rive, les musiciens battaient les tam-tam, frappaient les cymbales, raclaient les violes, et que les femmes, agitant mollement, caressantes, leurs pagnes, chantaient, sur un rythme lent, les adieux et les souhaits de bon retour, les pirogues, chargées, filèrent au courant, habilement dirigées par les pilotes, qui n’écoutaient plus les chants, ne regardaient plus les femmes et, pour rendre plus efficaces les prières des féticheurs, guettaient les écueils et les rochers.

Banyane avait dit à Majoghé : « Quand tu seras chez les blancs d’Eko, tu chercheras ce qu’ils ont de plus beau et tu m’apporteras un présent. »

Majogbé chercha beaucoup. Il voyait dans cette ville bien des choses nouvelles qu’il n’avait point rêvées et qui dépassaient ses notions de l’être. Mais il regardait et ne s’étonnait point. Un des marchands auxquels il avait vendu son huile, un jeune homme aussi, apprenant qu’il venait pour la première fois à la côte, s’était promené avec lui tout un jour et, soucieux de lui donner la vue des « merveilles » des blancs, lui avait montré tout ce qu’il croyait capable de l’étonner.

Il l’avait fait manger à sa table et lui avait ouvert sa maison, ses appartements — dans lesquels l’Anglais sait si bien réunir tout ce qui rend l’exil supportable, confortable. Il lui avait expliqué les mystères de ses meubles, de ses lits, de ses tables…

— Je comprends, répondait Majogbé. Toutes ces choses pour lesquelles tes hommes se donnent de la peine et qui, me dis-tu, coûtent beaucoup d’argent, toutes ces choses te servent pour éviter la chaleur du soleil, le froid de la nuit, l’eau des pluies.

— Oui.

— Et c’est tout… Eh bien, nous avons chez nous des cases dans lesquelles ne pénètrent pas les rayons du soleil, non plus que les humidités de la nuit, non plus que les pluies du ciel.

À table, devant le luxe et les complications des services, des cristaux, des plats, des mets, des vins, des liqueurs, des pâtisseries, il avait dit :

— Nous aussi, nous mangeons et nous buvons.

Une promenade dans le bazar de la maison de commerce — vaste magasin dans lequel se trouvaient réunis tous les objets que l’industrie d’Europe fabrique pour la traite — ne parut pas l’émouvoir davantage. Devant les étoffes brillantes, chatoyantes, les quincailleries aveuglantes, les bibelots faits pour séduire un œil de primitif par leurs tonalités hardies, raccrocheuses, il resta impassible, comme dans une clairière de la forêt, devant les orchidées aux formes et aux couleurs tourmentées. Il ne voulait point offrir son étonnement, son admiration au jeune homme blanc. Son œil de sauvage, qui juge, devine, pénètre au fond des âmes, avait vu tout de suite quelles impressions le blanc désirait observer en lui. Il se refusait, se fermait, impénétrable. Il avait cependant des convoitises brûlantes pour tous ces objets, que les marchands noirs n’avaient pas encore apportés à Aké. Il avait aperçu des cannes à pommeaux d’argent délicieusement sculptées et d’un bois de couleur inconnue à la flore africaine. Des parasols, pendus au plafond, sur leurs baguettes raidies, étalaient des soies aux nuances de l’arc-en-ciel. C’était comme les ailes des grands papillons. C’était royal. Il y avait aussi des bonnets avec des broderies de métal éclatant, et des étoffes merveilleuses comme les femmes du Yorouba n’en tissaient jamais sur leurs métiers. Les blancs avaient sans doute demandé aux forêts le secret des mousses touffues si douces… Cependant, lorsque le jeune homme blanc lui fit palper ces extraordinaires tissus, fourrés comme la peau des bêtes sauvages, des chats et des singes frileux, il dit :

— Avec cela, vous vous couvrez ?

— Oui.

— Et c’est tout ?

— Oui.

— Eh bien, regarde mon pagne, regarde mon sokoto. La saison dernière, il y avait au coteau, parmi les plantes sauvages, des cotonniers à fleurs rouges plus brillantes que le sang du chevreau lorsque le féticheur égorge la victime sur le rocher blanc. Ces fleurs ont donné des soies longues et fines ; je les ai récoltées, les femmes ont roulé le fil, ont tissé la toile et j’ai eu ce vêtement. Il est blanc comme la toison des jeunes moutons réservés aux fêtes de Chango ; il est blanc comme les pigeons qu’Ifa demande et il me couvre.

Ces deux jeunes hommes s’analysaient mutuellement.

Le blanc voyait le noir impassible et pensait :

« Ce garçon avait une physionomie intelligente, un regard qui paraissait chercheur, curieux. Je lui ai montré des choses qui devraient beaucoup l’intéresser, il les trouve naturelles et ne fait aucune différence entre les produits de son industrie primitive, barbare, et ceux de notre industrie savante. Il ne comprend pas, il n’essaye pas de comprendre. C’est une brute comme tous les autres. »

Le noir voyait le blanc dépité et suivait sa pensée dans ses yeux, sur son front. Il comprenait, il se disait à lui-même :

« Le blanc croit que je suis une bête. Je sais ce qu’il y a de bon dans ses objets ; je l’achèterai. Mais le blanc a tort d’être aussi fier. $es génies lui ont donné tout cela ; les nôtres nous en donneront autant quand cela nous sera nécessaire. »

Majogbé ne demanda d’explications que pour deux choses : des fusils très petits, qui pouvaient se cacher sous le pagne et tuaient beaucoup d’hommes à la fois ; une eau qui brûlait dans les lampes et, une fois en feu, ne s’éteignait plus. Il acheta deux bonbonnes de cette eau et trois fusils avec leurs balles, qui partaient sans poudre, sans feu.

En route, un bon noir a quelque fois hâte d’arriver — lorsque ses provisions diminuent. Au repos, en station, jamais il n’est pressé de partir. Les hommes d’Elado confiés à la conduite de Majogbé se trouvaient bien en lagune d’Eko. Majogbé lui-même ne comptait qu’à peine les jours. Ses marchandises achetées remplissaient quatre pirogues ; il cherchait du chargement et des passagers pour les autres. Il était un bon intendant, un bon commerçant. Il y avait à Eko beaucoup d’hommes de la région d’Aro, beaucoup de Gambaris également. Majogbé avait remis à leur chef un tyra de parchemin sur lequel Fuluani avait écrit des signes. Il retrouva chez eux le barbier qui avait connu son père Kosioko. Adamou — ainsi nommait-on ce vieux coureur de chemins qui avait vu toutes les villes et tous les villages que l’on peut rencontrer en marchant pendant des mois au nord et au levant — reprit avec lui la conversation d’Aké.

— Majoghé, tu as certainement voulu mettre une étoffe sur la pensée de ton cœur, lorsque, parlant de Kosioko, tu m’as dit que tu ne te souvenais pas. Cela n’est point possible. Ce que l’on a dans le sang ne disparait qu’avec le sang. Le petit des chevaux sauvages des bords de l’Oya peut être élevé dans les cours avec les chevaux esclaves d’Aké, jamais il ne sera, comme ces derniers, un cheval esclave, et, quand il passera au galop dans les brousses qui lui rappelleront celles au milieu desquelles il apprit à marcher, il soufflera du feu. Celui qui a été l’enfant d’un grand chef pourra être esclave dans une autre maison, mais il n’oubliera jamais qu’il était né lui-même pour commander ; il ne perdra pas le souvenir du chef dont il est la chair et dont il porte la marque ineffaçable. Et cette marque-là, je l’ai encore regardée, je la reconnais. Le vieil Adamou a bonne mémoire ; il ne se trompe pas. La chose qu’il vit une fois reste toujours devant ses yeux. Cette marque, c’est moi qui te l’ai faite. Alors tu étais bien petit ; ta mère ne l’avait pas encore donné ton premier sokoto. Tu ne peux te rappeler le barbier qui déjà était vieux et avait vu beaucoup de choses, beaucoup de pays… Mais Kosioko, mais ta maison… les dieux n’ont pas enlevé cela de ton cœur ; ils auraient enlevé ton cœur ! Moi aussi, j’ai été pris enfant dans une maison de chef qui était la mienne ; j’ai été traîné de case en case et vendu à bien des maîtres avant de devenir libre. Eh bien, je n’ai pas oublié le guerrier qui était mon père.

Majogbé était méfiant ; il ne se livrait pas. Il avait appris que les plus beaux discours peuvent être trompeurs et que les paroles qui semblent enroulées dans l’huile douce peuvent cacher les poisons qui brûlent. Il savait que les vieux ont plus que les autres hommes le visage qui séduit, la voix qui enchante, le geste qui endort, lorsqu’ils veulent trahir.

— Je comprends.

Il ne répondit que cela. Et cependant les paroles d’Adamou avaient remué tout son être. Ce vieux barbier avait en un instant relevé devant ses yeux la case heureuse dans laquelle, honoré, puissant, aimé, se tenait le père. Il avait revu aussi l’horrible scène ; il avait entendu à ses oreilles la voix de la vengeance qui attendait… Mais Adamou pouvait être un espion de Maté ou d’Elado, chargé de le tenter. Et le jeune homme se rappelait cette parole d’un sage : « Ce que tu veux que les autres ignorent, agis toujours comme si tu l’ignorais toi-même. »

— Tu ne veux pas croire que je te parle en ami, en homme qui n’a pas d’intérêt à te tromper, qui est trop vieux pour songer à faire le mal. Je te comprends. Garde tes pensers pour toi seul et tes souvenirs ; je ne te les demanderai plus. Mais rappelletoi ceci : je devais à ton père de la reconnaissance. Il avait été bon pour moi ; je n’ai pu le payer. Je te payerai, toi ; si jamais tu as besoin d’un ami et que je sois à portée de ta voix, tu m’auras. Mes paroles tétonnent ; tu n’entends pas souvent dire de pareilles choses dans la maison d’Elado, cet homme puissant qu’entourent tant d’hommes avides de devenir également puissants. Veux-tu venir avec moi ; je te conduirai là où j’ai appris ces choses de vérité que vos féticheurs ne savent pas, que Fuluani ne sait pas non plus. Viens ; tu seras heureux de les apprendre aussi.

À l’extrémité de l’île, au delà des maisons des marchands, les deux hommes allèrent dans une grande case, dans le temple où s’enseignait la « vraie vérité ».

Majoghé y rencontra beaucoup de noirs avec leurs femmes et leurs enfants. Il regarda curieusement au fond de la case des choses brillantes avec des dorures et des lumières. Un homme blanc, vêtu d’une longue robe, chantait avec des enfants noirs des paroles que Majogbé ne comprenait point. Il faisait aussi des gestes comme Fuluani, quand ce dernier priait.

Puis l’homme blanc parla en yorouba. Et Majogbé comprit ce qu’il disait. Adamou lui soufflait tout bas à l’oreille :

— Tu entends. Celui-là aime les noirs. Il a appris notre langage, afin de nous dire le bien.

Le Père, un missionnaire, dont la figure maigre, entourée de barbe et de cheveux blonds, brillait de l’éclat fiévreux des yeux, ne ressemblait pas aux blancs vus dans les factoreries où Majogbé avait traité ses achats. IL y avait en lui comme un parfum qui se serait vu et que le jeune noir cherchait à deviner. Majogbé fut pris tout de suite. Le Père ne parlait pas en homme blanc, mais comme un homme noir. Il trouvait les expressions, les images, les détours, les périphrases, les comparaisons, les alos, les apologues et les mots qui allaient à l’esprit de son auditoire. Son éloquence était nègre comme son langage. Elle frappait. On ne dormait pas. Elle plaisait. Majogbé se trouvait tout remué. Il sentait en sa poitrine les mêmes mouvements que lorsque sa pirogue, à l’arrivée devant Eko, avait été secouée par le vent du large et la lame. Il sentait également une chaleur inconnue monter en lui, du ventre à la tête, quand cet homme parlait. Cela ne lui était jamais arrivé en écoutant les féticheurs d’Aké ou Fuluani, possesseur du bon génie des hommes jaunes. Et cependant, pas plus qu’il n’acceptait les mystères de Fuluani, il n’admettait ce que l’homme blanc disait en paroles si touchantes à la gloire d’un seul Dieu, Oloron. Le Père avait préparé son sermon sur l’oubli des injures. Cette théorie tombant sur une pure âme nègre ne pouvait y prendre racine. La charité, l’amour de l’homme bon pour l’homme bon, Majogbé comprenait cela ; mais quand il entendait dire que la vengeance est chose mauvaise et qu’il faut renoncer à punir ceux qui vous ont offensé, que cela est un crime, qu’il faut au contraire les aimer, son esprit se fermait. Cela ne pouvait être !

Il le dit à Adamou lorsque, après le sermon, il regagna en sa compagnie la maison du port.

— Tu me racontes que ce Père nous apporte la vérité. Il m’a enseigné des choses qui sont bonnes… et que j’avais entendues déjà. Mais il a dit des choses que je n’avais jamais entendues et qui sont mauvaises. Ne pas se venger, ne pas punir. Non ! Cela ne peut être la volonté d’Olodumare, des génies.

— Il n’y a pas de génies. Il y a un seul Dieu, Oloron et son fils Ieju !

— Soit. Mais ils ne peuvent défendre la vengeance.

— Si. D’ailleurs, ajoutait Adamou, est-ce que les hommes ne l’oublient pas aussi, la vengeance ? Est-ce qu’ils ne trouvent pas souvent qu’elle est une charge trop pesante ? Toi, tu ne te rappelles plus le nom de ton père, et tu es devenu le fils de celui qui l’a tué. Oloron ne demande même pas tant que cela.

— Tais-toi !

Adamou revint à Aké sur une pirogue de Majogbé.

L’arrivée dans la maison d’Elado fut très belle et très joyeuse. Tous furent contents. Majogbé ne s’était pas laissé voler par les marchands blancs ; il rapportait beaucoup plus de belles choses que les anciens messagers.

Il y eut un grand concours d’amis et de gens venus pour saluer, quand, toutes les charges réunies dans la case, on défit les paquets. On mit dans une chambre bien sèche, à part, les petits tonneaux de poudre ; ailleurs, les dames-jeannes de gin ; en tas, les pièces d’étoffes, les velours, les soies, les fusils aux crosses rouges ; puis, derrière le maître, les monceaux de menus bibelots achetés à caprice.

Tous ceux qui saluèrent Elado partirent avec un présent et burent le pitou des blancs, le gin, qui ressemble à de l’eau claire et brûle comme du feu. On connaissait la générosité d’ostentation d’Elado aux retours de ses piroguiers du Sud. Aussi, durant toute une matinée, une journée et une soirée, ce fut chez lui un défilé de gens qui entraient, saluaient, se prosternaient en disant :

— Salut, chef, qui te reposes ! Salut, baba, qui as reçu heureusement tes hommes au retour de leur voyage ! Salut, maître qui as ta maison pleine de bonnes choses ! Salut ! J’espère que le pitou des blancs est toujours très fort et qu’il n’a pas été mouillé par l’eau de l’Ogun.

Le chef devait répondre :

— Merci. Les hommes sont revenus aussi nombreux qu’à leur départ. Le pitou des blancs est toujours très fort. Si vous voulez me faire le plaisir d’en boire, vous verrez que je dis vrai.

Et le chef faisait apporter une bouteille de gin, qui, aussitôt parue, était bue. Le visiteur s’essuyait les lèvres avec le bord du pagne, claquait, satisfait, la langue, faisait de petits yeux, et disait, après un instant, lorsque la douce brûlure lui avait chauffé tout le corps :

— C’est bon !

Pour faire place aux arrivés nouveaux, il s’en allait. En un coin de cour, sur une galerie, couché dans son manteau, il suivait le rêve de feu mis par l’alcool dans son être.

Maté, comme les autres chefs, était venu.

— Eh bien, quel présent as-tu acheté pour moi ? En serai-je content ? avait-il dit, haineux, à Majogbé.

— Très content, avait répondu le jeune homme. Jamais personne ne t’en a offert un semblable… Et quand tu l’auras reçu, personne non plus ne pourra suivre mon exemple. Seul, j’ai trouvé ce qui convient à ta grandeur… mais il faut attendre. Mon présent est si beau que je veux te le donner dans un jour de grande fêle, où il y aura beaucoup de joie. Tu verras alors, baba, combien je t’aime !

Au gynécée, le caquetage était grand. Les étoffes avaient été distribuées, et aussi les perles, les rubans, les bijoux de cuivre, de verre. Le partage soulevait des guerres, des drames. Les langues allaient rapides. Vierges, jeunes mères et vieilles femmes se disputaient, de la voix, du geste. Majogbé, entré pour entendre et voir, dut se sauver conspué. Il avait rapporté à Banyane des présents trop beaux : un pagne de velours comme seules les filles qui ont enfanté croyaient pouvoir en porter ; un collier de perles comme il n’y en avait point d’autre à Akë ; seule, Banyane avait une ceinture précieuse que l’on envierait sans pouvoir limiter, et d’autres ornements encore, une glace que l’on pendait au cou par une chaîne et un étui de métal pour la pierre qui bleuit les yeux. Pleines de jalousie, les jeunes femmes, les mères insultaient la vierge, qui, bon œil et bon bec, fière, debout, les poings sur les hanches, rétive, cambréc comme une jeune cavale qui n’a point encore subi la meurtrissure de la selle, se défendait le verbe haut, répondant aux insultes par de plus violentes insultes, aux malédictions par des malédictions plus terribles, aux railleries, aux moqueries par des grimaces. Quand Majogbé parut et se sauva, elle le suivit pour le remercier encore. Avant de déserter le champ de bataille, elle tourna le dos à ses jalouses, releva son pagne et leur adressa la plus honteuse injure que les primitifs connaissent. Puis elle partit, riant, heureuse des jalousies exaspérées qu’elle laissait derrière elle.

Majogbé allait montrer une caloite de velours rouge à glands d’or et une canne de jonc à ses amis, les élégants en flânerie devant le temple de Fuluani. Elle courut et le rattrapa.

Essoufflée, elle lui tomba sur le dos, le serra des bras et le baisa. Des jeunes hommes qui passaient se moquèrent. L’un d’eux, l’esclave d’un chef rival d’Elado, voulut aussi une caresse de la belle Banyane et essaya de la saisir. Elle griffa et s’échappa. Majogbé se fâcha. Il y eut une dispute avec des coups de bâton.

Les sacrifices d’Elado à ses morts brillèrent d’une splendeur qui dépassait tout ce qui était dans le souvenir des hommes d’Aké.

Le premier jour, le maître fit les offrandes sur les autels de l’Oluman. Il s’y rendit avec toute sa maison. Le cortège était très long. C’était d’abord une foule d’esclaves qui criaient, couraient, sautaient et donnaient des coups de verge de chaque côté du chemin. Devant eux, le peuple se rangeait, femmes curieuses, hommes oisifs et petits enfants qui levaient les bras, hurlaient et se roulaient par terre en signe d’allégresse et d’admiration. Elado marchait le torse nu, sans bonnet, un pagne de suppliant roulé autour des reins. Il tenait avec respect dans ses bras croisés le bâton fétiche de sa maison. Pendus à des colliers, de nombreux tyras et des gris-gris en peaux, en os et en dents, s’étalaient sur sa poitrine. Il y en avait pour tous les bons et tous les mauvais esprits ; cela lui faisait une cuirasse remuante. Il était entouré par cinquante musiciens revêtus de costumes brillants, avec des franges et des galons d’or. Ces musiciens tiraient de leurs instruments, tambours, tam-tam, fifres et violes, des sons très forts, ainsi qu’il convient pour faire honneur à un grand chef. On les entendait de tous les côtés de la ville, et le peuple accourait pour voir et pour saluer. Trente vierges, toutes vêtues de même, avec des turbans bleus, des pagnes blancs et des écharpes noires, agitaient des palmes et chantaient. Les femmes, avec les enfants serrés dans l’écharpe sur le dos, tenaient des calebasses pleines de nourriture pour les génies qui protègent la cité et la race. Vingt enfants portaient des poules grasses ; vingt esclaves, des chèvres ; vingt autres, de jeunes béliers. Il y avait aussi un bœuf du pays des Gambaris. On l’avait orné de feuillages ; la grosse bête entravée marchait difficilement, effrayée par le bruit.

Ensuite venaient les guerriers, armés comme pour une expédition. Ils montaient des chevaux couverts de riches caparaçons. Derrière le cortège, Majogbé marchait avec Adamou.

Lorsque Elado parvint aux grottes où sont les fétiches vénérés de la nation — que les profanes ne peuvent voir sans mourir, — il trouva une foule de prêtres et aussi des Ogbonis. Il fut insulté ; on lui demanda pourquoi il venait troubler le repos des génies. « Quelle folie agitait son esprit pour lui donner l’audace d’amener en ce lieu toute sa maison ; il était sacrilège… »

Il se prosterna, très humble.

— Je ne viens pas en curieux, dit-il, je ne viens pas en maître, je viens en suppliant. Avant de faire chez moi le sacrifice des ancêtres, j’apporte aux dieux les offrandes qui leur sont dues. Que les esprits, les diables et Olodumare veuillent bien accepter mes présents. Je suis un homme pauvre, mais j’ai de la bonne volonté. Je fais ce que je peux.

Les vieilles prêtresses hurlèrent :

— Tu n’es pas un homme pauvre. Tu es un homme riche. Si tu te montres avare d’offrandes pour les dieux, ils se montreront à leur tour avares de biens pour toi.

Alors seulement Elado put se relever et offrir ses présents sur la pierre sacrée. Les féticheurs égorgèrent les victimes en criant et jetèrent le sang, le poil, la plume aux quatre vents. Ils prirent ensuite une partie de la chair, les têtes et les tripailles ; ils rendirent le reste aux femmes et aux esclaves qui devaient aller préparer le festin dans la maison d’Elado.

Les prêtresses et les prêtres étaient barbouillés de sang, des flaques rouges avaient coulé sur le rocher, et des dépouilles fumantes, sous le soleil chaud, une odeur montait, qui était agréable aux dieux et grisait les hommes. Tous chantaient, criaient, gesticulaient, trépignaient, religieux, heureux… Seul, Elado restait calme dans le retour qui semblait une marche d’hommes fous. Les esprits de l’Oluman étaient dans la foule, et cela faisait, dévalant les pentes pour revenir dans la cité, un tumulte de croyants, de possédés.

Durant toute la journée et une partie de la nuit, mangea et but qui voulut. Sur tous les foyers allumés, des marmites pleines d’aliments bouillaient ; toutes les jarres à cuire le pitou fumaient.

Le lendemain, on fit dans la cour des ancêtres, sur les tombes, les sacrifices expiatoires avec les pleureuses. Dès l’aube, au chant du coq, deux cents femmes couvertes de loques, de haillons, la tête et la poitrine égratignées, souillées de boue et de poussière, pleurèrent, se lamentèrent et chantèrent, effrayantes, les cantiques en lesquels les morts sont regrettés et suppliés. On versa sur le sol des jarres d’huile et le sang de nouvelles victimes, non plus égorgées, mais dont le col avait été arraché par la main des jeunes hommes vigoureux. On tira des coups de fusil. Cinquante barillets de poudre furent brûlés. Jusqu’à ce que le soleil eût marqué les deux tiers de sa course dans le ciel, ce furent des détonations : continuelles, plus que dans une bataille de deux armées.

Les tambours battirent le matin, le jour et la nuit. On mangea encore et on but encore. Le soir, dans tous les coins, des hommes dormaient ivres. Les chiens les flairaient. Les femmes les enjambaient en riant.

Le jour suivant, ce furent les danses et les jongleries. Cent cinquante éguns obéissaient à Elado. Ils vinrent avec leurs masques de bois peint, leurs costumes resplendissants, leurs grelots, leurs sonnettes, leurs esclaves et leurs musiciens. Ils dansèrent, d’abord chacun en particulier, puis tous ensemble, les mythes nationaux et la religion des morts. Ils étaient eux-mêmes les esprits des morts. Le spectacle, durant toute la matinée, fut saisissant de grandeur et de foi. Après chaque danse, l’égun, majestueux comme l’est un personnage surnaturel, venait devant la galerie où Elado, vêtu de pagnes de soie, se tenait entouré de chefs. Elado se prosternait devant l’égun, l’adorait, lui donnait un sac de cauris et une bouteille de gin.

Des vieux calculaient qu’il dépensait ainsi une fortune dans la moitié d’un jour.

Après les éguns, on vit des jongleurs tacpas. Depuis plusieurs lunes, Elado avait demandé à Fuluani de lui faire venir de son pays des hommes capables d’illustrer une fête. Fuluani avait tenu parole. Ses messagers avaient ramené une troupe de baladins excessivement brillante. Les gens d’Aké les regardaient avec admiration, avec stupeur. Leurs éguns les plus célèbres n’avaient pas autant de science. Ils savaient bien danser, se rouler dans les épines, se crever les yeux, mais c’était tout. Et ce tout n’était rien en comparaison du spectacle qu’offraient les jongleurs tacpas. Ceux-ci avaient des musiciens qui, avec des instruments inconnus, de longs tubes de cuivre, faisaient des harmonies très étranges et qui rappelaient le barrissement des grands éléphants. Leurs tambours, sous les baguettes, roulaient comme les grondements de Chango lorsque le dieu tonne sa colère dans les vallées rocheuses. Ils dansèrent en tournant et donnèrent à leurs longues tuniques des formes divertissantes ; on eût dit que l’homme avait par instants sur la tête un grand champignon, un toit plat et immobile, tellement il tournait vite ; puis il paraissait un oiseau ou un papillon à grandes ailes qui battaient l’air avec des froufrous. Ces danseurs s’enterraient les bras, et, sur la tête, avec les jambes en l’air, ils faisaient des contorsions et des tours. Les jongleurs étaient encore plus extraordinaires. Ils mettaient la tête dans des trous remplis de charbons ardenis et, de longs instants après, ils se relevaient sans être brûlés. Ils se coupaient la langue ; on voyait la plaie, on voyait le sang, puis on ne voyait plus rien, plus de plaie, plus de sang. L’un d’eux avalait une épée. Un autre se transperçait la poitrine. Les hommes d’Aké disaient : « Ceux-là sont de bien grands sorciers. Ils ont de bonnes médecines et savent se faire protéger par les génies. » Des éguns étaient jaloux. Quelques vieux, de ceux qui toujours réclamaient — bien que toujours les premiers à boire chez Elado, — trouvaient audacieuse la prospérité du chef. Quelques autres disaient qu’il était dangereux de profiter de la richesse pour appeler dans la ville des hommes jouissant d’un tel savoir ; que ces jongleurs pourraient jeter des sorts terribles sur les moissons, les bêtes et les gens. Des femmes émerveillées interrogeaient en grand secret quelques-uns de ces Tacpas et leur demandaient des médecines pour enfanter heureusement.

Une seule chose d’eux fit plaisir aux gens d’Elado, sans blesser personne. Ces étrangers ne buvaient point de gin. Ils se contentaient d’eau et de miel. Comme le vieux Fuluani, d’ailleurs, ils expliquaient ainsi leur pouvoir mystérieux.

Le soir du troisième jour qui terminait la fête, on alluma des bûchers, des torches et des lampes dans les cours ; les tam-tam battirent, et jusqu’à l’aube, tous les hommes, toutes les femmes dansèrent, chantèrent, mangèrent et burent avec une grande gaieté.

Lorsque Majogbé dansa, beaucoup de vierges le regardèrent avec amour, et aussi des femmes, car il était beau.

Lorsque Banyane dansa en balançant les écharpes, tous les hommes la contemplèrent avec désir. Des vieux chefs et des jeunes guerriers dirent tout haut qu’ils rechercheraient l’alliance d’Elado et qu’ils donneraient des trésors pour emmener cette vierge dans leur case. Elle était si gracieuse, lorsqu’elle tournait, les mains étendues et les jambes raidies, ou bien quand elle s’avançait doucement sur les pointes, rythmant, cambrée, la mesure avec les hanches, les bras et le col, ou bien quand elle galopait sur place avec les jolis mouvements d’une jeune cavale dont la croupe est souple et frémit, ou bien quand elle renversait la tête en arrière, ouvrant les bras arrondis et présentant la poitrine pointante ; elle était si belle, avec ses yeux plus noirs et plus profonds que la nuit ; elle dégageait un tel charme que personne n’eût songé à trouver folles les plus folles dépenses faites pour elle.

Majogbé était assis près d’Elado quand des hommes vieux, avec des paroles qui sentaient le bouc, vinrent dire au chef toute l’admiration que soulevait en eux la belle fille. Maté, l’Ologbo Oro, tremblait avec des lèvres humides en faisant ses offres.

— J’ai beaucoup de femmes. Je les vendrai toutes, je vendrai tous mes trésors et je te donnerai tout, si tu veux me livrer cette fille qui égayerait mon âge mûr, me réchaufferait et mettrait autour de moi de beaux enfants.

Un tout jeune chef de maison, qui était de race royale et possédait de grandes richesses, disait :

— Tais-toi. Les vierges ne sont point pour les hommes de ton âge. Tais-toi. Je ne sais qu’une seule case où Banyane puisse entrer comme épouse : la mienne. Personne de vous ne la payera comme moi. Je donnerai pour elle dix chevaux sellés et des cauris autant que les esclaves de son père en pourront porter. Oui, si Banyane veut enfanter de moi, je payerai tout cela.

Elado souriait, flatté. Un Gambari ajouta :

— Dans mon pays, très loin, dans la grande ville du grand sultan qui a des milliers de femmes, si j’étais chargé de vendre Banyane, et si je pouvais garder pour moi ce qu’on la payerait, je serais plus riche que vous tous.

On entendait aussi ces phrases :

« Elle danse comme si les génies la portaient. » — « Elle est forte. » — « Elle a les flancs larges. » — « Elle a les reins puissants. » — « Elle prépare bien les akaras. » — « Quand elle le cuit, le pitou n’est jamais mauvais. »

Des hommes curieux demandaient :

— Qui donc achètera la belle Banyane ? À qui la donneras-tu, Elado ?

Majogbé, que toutes ces paroles agaçaient, et qui se remuait sur sa natte comme s’il avait été sur une termitière, répondit :

— Elado donnera Banyane à l’homme que Banyane aura choisi. Il est donc inutile que vous vous disputiez, tirant la langue ainsi que des chiens sur une piste de folie.

— Très bien, ajouta Elado, je la donnerai à l’homme qu’elle aura choisi.

Alors le jeune homme de sang royal, qui devinait un rival en Majogbé, dit :

— En ce cas, nous pouvons attendre en nous disputant ; Banyane choisira parmi nous ; les esclaves ne compteront point pour elle ; qu’en dis-tu, Elado ?

Le chef inclina la tête en riant. Et l’on but beaucoup de gin.

Avant de se retirer pour dormir, Elado parla à Majogbé :

— Je suis content de toi. Tu es un bon serviteur. Grâce à toi, la fête a été magnifique. Les ancêtres qui dorment sous ma maison ne se plaindront pas. Quand je reposerai près d’eux, promets-moi que tu feras ton possible pour que mon sacrifice soit beau, pour qu’il y ait de la joie comme aujourd’hui. Promets-moi aussi de belles funérailles. Tu veilleras auprès de mes fils, pour que je sois traité comme j’ai traité mes pères.

— Je suis ton esclave, maître. Sois certain que lorsque tu mourras, il y aura fête, il y aura joie. Il y aura grande joie, et cela coûtera des trésors à tes fils, des trésors plus riches encore que le sacrifice d’aujourd’hui.

— Tu es bon, Majogbé. Merci à toi. Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai.

— Maître, que peut désirer un esclave ?

Dès que le jeune homme fut seul, il prit une natte, sortit de la maison et alla s’étendre en plein air sur un rocher non loin duquel, en bas, dans la plaine, comme une tache sombre, apparaissait le bois des suppliciés. Il se roula dans son pagne et voulut dormir. I1 ne put. Dans sa tête battait la fièvre. Dans son cœur, deux passions se heurtaient, violentes. I1 voyait, il entendait sa vengeance. Ne le raillait-il pas, ce maître haï, venant lui parler de la fête de ses funérailles ! à lui ! Certes, il la ferait belle, certes il y aurait de la joie… le jour où Majogbé pourrait anéantir Elado et l’offrir, dernière victime expiatoire, à celui qui dormait dans le bois maudit, sans que jamais les esclaves ou les femmes vinssent troubler son sommeil avec les fusils, les chants et les tambours des sacrifices. Il sentait monter en lui des colères qui l’étouffaient, comme une boule d’igname trop dure qui s’arrêterait dans le cou, ne voulant passer.

Et puis, c’était l’image de Banyane. Pourquoi cette vierge était-elle si belle ? Pourquoi était-elle la fille de ce maître détesté ? Pourquoi tous les hommes la désiraient-ils en cette soirée ? Est-ce qu’elle n’était pas aussi une créature mauvaise, coupable, fille haïe de la race exécrée qu’il avait juré d’exterminer ? Elle se levait comme une ennemie, avec son charme qui était sans doute une menace des mauvais génies. Il la détestait. Il ne la craignait point. Il serait fort. Il ne l’aimerait pas… Et l’instant d’après, il la revoyait chaste, lui disant des paroles amies, le regardant avec de grands yeux, des yeux plus tendres que ceux des biches de la brousse et plus charmeurs que ceux des chattes de la forêt, ces yeux dans lesquels, enfant, il aimait tant à voir son image… il respirait le parfum de son corps de vierge, et une émotion très douce passait dans tout son être, ainsi que le jour où il avait entendu à Eko les paroles de l’homme blanc qui, au nom d’Oloron, commandait d’oublier les injures.

En même temps que la fraîcheur tombait avec la rosée du matin, un apaisement se faisait en lui. Il fuma des pipes et pensa, plus calme, sans colère. Il se vengerait d’abord et ensuite il songerait à Banyane quand il ne serait plus esclave.

Lorsqu’il rentra, les lueurs pâles de l’aube éclairaient le bois des suppliciés.

Pendant plusieurs jours Majogbé vécut dehors. Il fit la fête avec les jeunes hommes de son âge, les baladins et les musiciens. Il se trouva dans une terrible bataille qui révolutionna un quartier. Une fille d’Eko, une fille non mariée, venue avec des marchands, vendait du gin aux hommes dans une maison où on l’avait admise. Deux bandes, rivales à cause d’elle, après les insultes avaient tiré les couteaux et les sabres devant cette maison. Majogbé reçut deux blessures profondes, à la tête et à l’épaule. On le rapporta évanoui dans la maison d’Elado. Adamou, qui savait des médecines, mit sur ses plaies des onguents et des linges qui arrêtèrent le sang.

Majogbé était très faible. Il resta longtemps couché sur sa natte. Le vieux barbier, en revenant d’Eko, avait rapporté des outils de bourrelier, et maintenant travaillait le cuir. Il s’était installé près du malade ; il entretenait le feu qui le réchauffait pendant la nuit. Quand cela ne fatiguait pas le blessé, il lui causait, plein d’affection et de respect. Il voulait lui apprendre les vérités entendues chez l’homme blanc. Il en savait peu, mais ce peu lui suffisait pour se croire heureux et aussi bien supérieur aux autres noirs.

— Les hommes de ta race, lui disait-il, et ceux de la mienne vivent mal. Ils sont encore dans ce qui est mauvais. Le diable Échou les y tient avec jalousie, car il veut manger leurs âmes quand ils seront morts. Quelquefois même il habite en eux quand ils sont vivants. Il y a ici beaucoup d’hommes méPage:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/78 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/79 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/80 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/81 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/82 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/83 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/84 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/85 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/86 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/87 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/88 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/89 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/90 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/91 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/92 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/93 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/94 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/95 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/96 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/97 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/98 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/99 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/100 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/101 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/102 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/103 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/104 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/105 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/106 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/107 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/108 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/109 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/110 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/111 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/112 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/113 Page:Hess - L’Âme nègre, 1898.djvu/114 c’était une cohue terrifiante. Les clameurs s’entendaient malgré les tonnerres. Les rafales qui passaient dans les feuillages des arbres fétiches tordaient les branches et faisaient tomber la fureur sacrée dans les esprits. Les femmes de Chango poussaient des gémissements, déchiraient leurs vêtements, se roulaient sur le sol et puis levaient les bras vers le ciel en suppliant le dieu d’épargner les innocents de la ville, de ne frapper que les coupables. Des glaives brillaient. Des cris de mort montaient. Chango voulait des victimes. Maté essayait de parler. Ses paroles retombaient étouffées. Drapé dans sa robe blanche, il redressait son corps plié par l’âge. Il avait fière contenance. Il faisait face au danger. Il voulait finir debout. Il insultait la lâcheté des Ogbonis, qui s’éloignaient, l’abandonnaient. Il insultait Elado, qui, menaçant, le montrait aux colères, attendant une éclaircie de calme pour le juger et mettre dans cette vengeance, dans cet assassinat, le droit religieux…

— Tu as eu peur de moi, tu triomphes, criait Maté en rage, face contre face, je connais tes mystères de Chango. Le dieu n’est pas avec toi. Si je tombe, Oro me vengera… Tu tomberas aussi… Tiens, il me venge déjà. Vois.

Et le vieillard, les yeux pleins d’une joie féroce, étendit ses longs bras maigres dans la direction du palais d’Elado. Les toits immenses, les clochers orgueilleux du chef redouté flambaient aussi ; Chango n’épargnait pas le protecteur de ses prêtres ; la demeure sacrée disparaissait dans un immense feu de vengeance, dont les flammes atteignaient le ciel, éclairant la ville et l’horizon, flammes rouges, flammes sanglantes, flammes de mort…

Tout ce peuple en fureur, toutes ces femmes, tous ces hommes lancés par Elado sur une victime, se turent… Il y eut un moment de stupeur et d’épouvante… on ne comprenait pas…

Maté voulut s’enfuir. Une main s’abattit sur son épaule. Majogbé était devant lui, et d’une voix forte criait :

— Gens d’Aké, regardez. Maté doit mourir… Maté est mort !

Un coup de sabre, et la tête du vieux prêtre vola pendant que le corps s’abattait dans un flot rouge sur le sable.

— Gens d’Aké, les dieux réclament encore une victime… Allez piller ce qui reste des richesses d’Elado, Elado est mort ! Le Juste est vengé, Kosioko a enfin un beau sacrifice !

Elado venait aussi de tomber, sans tête.

Des guerriers se précipitèrent ; ils roulèrent, la figure fracassée. Majogbé se servait du petit fusil des blancs. Il bondit. La foule s’ouvrit effrayée. Lorsque des hommes plus courageux s’élancèrent à sa poursuite, il avait de l’avance. Du haut des rochers sacrés, il lançait deux têtes dans le bois des suppliciés…

Il regarda une dernière fois la ville. Tout le quartier où s’élevait le palais d’Elado brûlait. Sa vengeance égalait celle des dieux. L’incendie d’une cité l’éclairait. Il jeta un cri de défi à l’adresse de ceux qui le poursuivaient hurlant la mort, et il disparut dans la nuit.

Depuis des jours, Adamou, Banyance et Majogbé marchaient dans les forêts, comme des bêtes traquées.

Ils se cachaient ; ils évitaient les bourgs et les fermes ; ils redoutaient de rencontrer des hommes ; ils ne voulaient pas être pris. Le vieux coureur gambari quittait souvent les chemins et se guidait au soleil, aux étoiles. Le voyage était pénible ; les rivières grossissaient. Durant des heures, les fugitifs devaient patauger dans l’eau et dans la boue. Ils dormaient à peine. Ils avaient peu de provisions. Il fallait marcher, arriver vite…

Enfin Adamou dit, un soir, en reconnaissant une rivière au milieu d’une campagne de palmiers :

— Demain nous serons chez les blancs. Nous pouvons nous reposer.

H se roula dans son pagne, sous sa natte et des feuillages, et s’endormit.

Majogbé avait fait une hutte avec des branches et des palmes. Il se coucha au côté de Banyane. Et alors, très doux, il dit les paroles que la vierge attendait depuis si longtemps :

— Banyane, tu es ma bien-aimée. Nous avons fui loin des méchants. Plus rien ne nous séparera. Veux-tu que je te prenne ?

Ils s’aimèrent, et Banyane goûta la joie de dormir épouse en appuyant sa jolie tête sur la poitrine robuste de l’homme choisi.

Sur le toit de feuilles de la hutte la pluie tombait, faisait rage, et, secoués par le vent, les palmiers geignaient.

Je viens de passer une partie de l’après-midi dans la maison de M. Joseph Majogbé dont j’ai fait la connaissance dimanche, à la sortie de la messe où il était venu avec madame Majogbé et ses quatre enfants. Elle est curieuse, cette maison composite, mi-nègre, mi-européenne. Dans la cour, les magasins à amandes, des trous d’huile, des tonneaux. Puis une sorte d’atrium à colonnes ; arcades, peintures blanches à ornements bleus ; des carreaux rouges. Un salon aux meubles de bambou ; une table recouverte d’un tapis arlequiné ; aux murs, des chromolithographies représentant la tour Eiffel, le Pape, Sadi Carnot et the Queen Victoria. Une salle à manger, avec une table longue ; des sièges en rotin ; des assiettes peintes contre les murs blancs. Dans le cabinet de travail, un bureau ministre en acajou ; une bibliothèque pour le Dictionnaire des dictionnaires de l’abbé Guérin et les Œuvres complètes de Bossuet. Je regrette de ne pas avoir pu jeter un coup d’œil dans les autres pièces.

M. Joseph Majogbé, qui gagne beaucoup d’argent dans les huiles, est un personnage. Il est beau, grand, bien fait, avec une tête noire expressive, aux traits réguliers. Il porte avec élégance un pyjama de nuances tendres.

Il appelle madame Majogbé. Madame Majogbé est très forte. Il lui reste de très beaux yeux. Des yeux d’enfant. Elle a le visage et le corps d’une matrone. Sa robe d’indienne laisse deviner, à la taille, des plis, des bourrelets de chair comprimée.

Nous avons causé commerce, politique. M. Majogbé m’a donné des renseignements du plus haut intérêt. Il parle moins volontiers des mœurs indigènes. Il a oublié, dit-il, toutes ces superstitions. Il est catholique romain et pratiquant. Il enverra son plus jeune fils étudier à Paris lorsque les Pères de la Mission ne pourront plus rien lui apprendre.

Pendant que nous causions, il a appelé Adamou. C’est un vieux bonhomme en pagne, très vieux, si vieux qu’il n’a plus d’âge. Il est venu nous servir une bouteille de vin de France, du champagne. M. Majogbé me fait observer qu’il reçoit directement ce vin, sans intermédiaire ; il tient à la marque.

Je lui demande des renseignements sur les chemins de l’intérieur, où je vais m’engager, sur la route d’Aké…

— De mauvais chemins, me dit-il, vous ne passerez probablement pas. Vous trouverez aussi des noirs qui sont encore très sauvages. N’y allez pas.

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Le vieil Adamou est venu chez moi m’apporter un présent de la part de M. Majogbé, un bijou en cuivre, de forme curieuse, que j’avais remarqué chez lui.

Adamou a un faible pour les liqueurs douces. Je lui donne à boire du cacao-chouva et nous causons comme de vieux amis. Il me raconte des histoires très dramatiques…

Il me prie, lorsque je serai à Aké, d’aller voir un tel et un tel, et s’ils vivent encore, de les saluer de sa part.

Le bracelet que m’a offert M. Majogbé appartenait à madame Majogbé lorsqu’elle était une petite fille d’Aké.