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L’Âme qui vibre/Coups de crayon

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E. Sansot et Cie (p. 81-96).
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Coups de crayon

COUPS DE CRAYON

AVANT-PROPOS À L’ANCIENNE MODE

Ami, toi qui le soir, assez distraitement,
Prendras ce livre en main pour passer un moment ;
Toi, qui feuilletteras ces pages d’un doigt calme,
Sans penser que chacune est un soupir de l’âme,
Ô toi ! lecteur ami, si tu pouvais savoir
Tout ce que m’a coûté ce que tu lis ce soir !
Si tu pouvais comprendre, au moins une seconde,
Le labeur de celui qui rêve pour le monde !
Si tu savais le prix d’un vers, même mauvais !
Si tu sentais le poids, et si tu te doutais
Des nuits d’énervement, d’attente et de folie
Qu’un poète subit pour écrire sa vie !
Si tu t’imaginais l’effondrement moral
Qu’il éprouve en songeant qu’il fait peut-être mal !
Si tu pouvais le voir, dans ses heures divines,
Plein d’angoisse et d’amour, lutter avec les rimes !
Si tu pouvais sentir la chaleur de son front
Quand dans un vers, enfin, son rêve entier se fond !

Si tu voyais l’Idée, implacable et vorace,
Venir à tout moment le provoquer en face !
Si tu savais cela, vain lecteur mon ami,
Tu t’agenouillerais devant ce livre-ci.

REQUÊTE

Maître très-haut, daignez savoir ce que je suis :
Ni farceur, ni méchant, mais un peu lunatique ;
Vingt ans, beaucoup de cœur et silhouette étique,
Très franc. Je suis la vérité sortant du puits.

Pour mon repos je suis sceptiquement sceptique.
Je sais qu’en me voûtant sur mes livres, les nuits,
Je n’atteindrai jamais le but que je poursuis.
Les Élus sont comptés dans l’Art que je pratique.

Aussi, Maître très-haut, je suis pauvre d’argent ;
Je me présente à vous comme un fier indigent
Qui demande à ne plus jeûner, même en carême.

Vers d’autres, vos secours seraient bien mieux placés
Mais, où trouver les malchanceux si dispersés ?
C’est promettre à eux tous, que donner à moi-même.

LE CRIEUR

Il s’en moque après tout de crier que les rois
Sont guéris ou sont morts ! Et, pourtant, bouche ouverte
Par la place grouillante ou la place déserte,
Il vomit la nouvelle en des éclats de voix.

Cravate au vent, il court ; et réveille, parfois,
Par ses cris gutturaux, tout un quartier inerte.
Écho vivant, il sonne aussi bien une alerte,
Qu’il lance, très subtil, un calembour de choix.

Puis, autour de minuit, quand la cité tranquille
Repose lourdement, le crieur, par la ville,
Roulant entre ses doigts un reste de tabac,

Très machinalement, d’une voix éraillée,
Se prend, lorsqu’il s’en va regagner son grabat,
À répéter son cri de toute la veillée.

LE SUICIDE

L’homme, ayant réfléchi, d’un effort surhumain
Se dressa pour subir sa dernière minute.
Il avait trop longtemps tenu tête à la lutte
Sans pouvoir regagner jamais le droit chemin.

Son honneur n’avait plus l’espoir d’un lendemain,
Il ne pouvait risquer une nouvelle chute ;
Alors, ayant dompté tous ses nerfs en tumulte,
Il prit un revolver froidement dans sa main.

Les yeux rouges de sang et les dents découvertes,
Stoïque, il le porta dans sa bouche entr’ouverte,
Mais il retira l’arme et son corps se glaça.

Honteux d’avoir faibli, fort d’une ardeur nouvelle,
Il mit le canon froid sur sa tempe et pressa…
Et le plomb s’en alla ravager sa cervelle.

L’EXÉCUTION

Le sol froid résonna sous les pas cadencés
De la troupe venant dans la première brume
Cerner l’échafaud rouge où le sang gicle et fume
Aux applaudissements des faubourgs amassés.

L’exécuteur avait terminé ses essais.
La machine était bonne ; et, selon la coutume,
Comprenant hautement le devoir qu’il assume,
Il ne répondit pas aux cris vers lui poussés.

Le condamné parut : Il était digne et pâle ;
Il marchait d’un pas lourd, mais d’un pas ferme et mâle ;
Et ses yeux, posément, regardaient le couteau.

Il gravit les degrés, et, d’un geste de tête
Héroïque et superbe, il perça la lunette.
Et l’équerre d’acier descendit aussitôt.

FAISEUSE D’ANGES

L’alcôve est sombre, et sur le papier blanc du mur,
Des anges, vers les cieux, s’en vont à tire-d’aile.
Deux femmes : l’une ouvrant large son escarcelle,
L’autre y laissant glisser de l’or qui sonne pur.

De grands volets feutrés font ce réduit obscur,
Seule, une flamme tremble au bout d’une chandelle,
Alors, la vieille dit : « N’ayez pas peur, ma belle,
J’ai vingt ans de pratique et le pouce encor sûr. »

Sous un vieux baldaquin d’un ton vaguement bleu
La femme est étendue ; et, la vieille, en silence,
Fait un ange de plus pour la droite de Dieu.

Eh bien ! Messieurs ! Peut-on connaître de quels droits
Vous vengez le fœtus de ceux dont la naissance
N’aurait pas trouvé place à l’abri de vos lois ?

LE SOLEIL ET LE CŒUR

Oui, c’est ça, chauffe un peu mon vieux cœur refroidi.
Tu n’as pas à savoir si j’en ai le mérite,
Tu n’as pas à penser du moment que j’ai dit,
Chauffe, car ton attente insolente m’irrite.

Chauffe ! Je sens déjà mon cœur qui reverdit ;
C’est une plante neuve au flanc d’un nouveau site,
C’est un robuste cœur que ce cœur engourdi
Pendant un quart d’année et réveillé si vite !

Chauffe jusqu’à rougir ses os s’il en avait,
Chauffe, Soleil ! Allons ! de toute ton haleine,
Puisque c’est pour y cuire et l’amour et la haine.

Chauffe, et pour que des sots mon cœur soit préservé,
Quand sa chair sera molle ainsi que de la glaise,
Je sémerai sur lui des clous tout à mon aise.

SAINTETÉ

N’être bien que sous l’ornement sacerdotal,
Croire angéliquement qu’elle n’est qu’un prélude
La vie. Essayer de se la rendre plus rude,
Et la clore un beau jour sur un lit d’hôpital.

La clore, les deux mains dans celle d’une prude,
Les yeux rivés au mur sur un Christ en métal.
Passer en n’ayant pas connu l’amour brutal,
Courir en en ayant presque pris l’habitude.

Mourir en croyant voir son Dieu qui vous bénit,
Sans avoir remarqué le puffisme de l’homme,
S’en aller en rêvant d’un monde plus joli.

Mourir en n’ayant pas voulu mordre à la pomme
Qu’Ève vous présenta ; puis, son temps révolu,
Commencer son voyage en l’espoir d’être élu.

BONHEUR

Regarder l’eau dormir au fond d’un carafon,
Et savoir que son âme est ainsi calme et saine ;
Ne pas être assailli par un désir obscène
À l’heure où l’on recherche, en un passé profond,

Le souvenir câlin d’une idylle lointaine.
Ne pas examiner les choses dans leur fond,
Se garder de troubler le dépôt qu’elles font :
Le dessous du bonheur est souvent fait de peine.

Ignorer, si l’on peut, qu’aux murs de son hôtel
Les humbles ont jeté leur douloureux appel
Et qu’un chagrin ne vient jamais sans une escorte.

Croire au baiser sans en éprouver le besoin,
Plaindre les malheureux qui, pourtant, n’en ont point,
Et penser que sa mère aimante n’est pas morte !

LE BOULEVARD

La vie en scène. Un cadre où le vice arrogant
Comme un monsieur bien mis se dandine à son aise ;
Une chaire où l’amour vient soutenir sa thèse,
Avec un air hautain qui lui va comme un gant.

Le cercle où tout le monde émet son hypothèse
Sur le prix d’une Grâce au regard intrigant,
Devant qui, le vieux beau, ridicule et fringant,
Semble tenir en mains un plaisir qu’il soupèse.

L’endroit où sans humeur je perds le mieux mon temps,
Où je choque parfois mes désirs mécontents
D’être au pouvoir d’un homme à la bourse si plate.

Le passage où l’Impure à chacun fait sa cour,
Où ma bonne paresse en tous temps s’acclimate,
Où le fer de mon jonc s’use de jour en jour.

AMERTUME

J’ai gravi les sommets des rêves impossibles,
J’ai franchi tous les monts et tombé les remparts
Qui ne s’écroulaient pas devant mes étendards.
Et mes amis croyaient mes espoirs invincibles.

J’ai tenu dans ma main les cendres du Passé ;
Pour plaire à mon orgueil j’ai muselé la foule ;
Et j’étais, à moi seul, le désastre et la houle
Qui rappellent l’horreur du naufrage passé.

Grand comme un monde, et dieu dans la mythologie
J’avais mis sous le joug cette foule assagie
Par les vers que lançait ma docte voix d’airain.

Et j’étais occupé, moi, le poète étique
À dompter les États dont j’étais souverain,
Quand, pour dîner, quittant mon rêve sophistique,

Je m’en fus acheter dix centimes de pain.

SUR UN CARNET DE JEUNE FILLE

Voilà bien un désir de femme
De vouloir que j’écrive ici,
Pour que ce papier soit noirci,
Quelque vulgaire épithalame !

Croyez-vous donc, en vérité,
Qu’un poète ordonne à sa lyre
Comme une femme à son sourire,
Comme un prêtre à sa charité ?

Croyez-vous que l’on improvise
Un bout rimé comme l’on fait
De vagues travaux de crochet
Que l’on offre ensuite en surprise ?

Croyez-vous que, sur le moment,
Sans autre désir que le vôtre,
On peut dire au premier apôtre :
« Faites-moi donc un boniment ? »

Et croyez-vous qu’il le peut faire
Si ce n’est pas sa fantaisie ?
On n’écrit pas la poésie
Comme l’on brode une brassière !

Et puis enfin ! Et puis enfin !
Supposez, comme je le pense,
Que j’aie un mot de confidence
À déverser en votre sein ;

Croyez-vous que j’irais l’écrire
Sur ce carnet ouvert à tous ?
On choisit mieux ses rendez-vous,
Quand on a des mots à se dire.

Aussi, vous me voyez confus
De ne pouvoir vous satisfaire.
Croyez que je ne puis mieux faire
Et que jamais je ne fis plus.