Aller au contenu

L’Âme qui vibre/Le Dernier Chant

La bibliothèque libre.
E. Sansot et Cie (p. 181-185).

LE DERNIER CHANT

Tout ce que j’ai pu dire au rythme de mes vers
N’est pas à la hauteur de mes rêves amers.
Tout ce que ma voix chante au courant de ma phrase,
N’est rien lorsque je songe à tout ce qui m’embrase.
Mes appels les plus sourds comme les plus perçants,
Mes cris d’amour éteints, mes cris de mort puissants,
Mais que sont ils, mon Dieu ! devant l’intense flamme
Qui brûle mon esprit et consume mon âme ?
Mais que sont-ils ces cris, et ces chants, et ces vers ?
Devant l’immensité de mes rêves ouverts.

À moi seul, j’ai rêvé plus qu’un grand nombre ensemble.
Et quand je vois qu’un livre, unique et court, rassemble
Le rêve et la douleur et la mort de trois ans,
Quand je vois ma chimère enclose aux feuillets blancs,
Et qu’en tournant parfois mon livre page à page,
Je pense : « C’est tout ça, trois ans de ton jeune âge ! »

Je me dis que j’ai fait, sans en avoir eu l’air,
Comme un homme pleurant ses larmes dans la mer.

Non ! je n’ai jamais pu mettre dans un poème
Le rêve aussi, vivant qu’il existe en moi-même.
Lorsque je le conçois : il est jeune, il est frais,
On dirait un enfant nourri d’œufs et de lait ;
Mais quand je le revois garrotté dans ma rime,
Quand, sous le poids d’un vers, j’ai courbé son échine,
Le poème fût-il, malgré tout, digne et beau,
Il me semble avoir mis mon grand rêve au tombeau.
Oh : quand pourrai-je dire et lancer par le monde
La nombreuse chanson de mon âme profonde ?
Quand trouverai-je enfin des mots assez puissants
Pour y couler l’idée et l’Ardeur de mon sang ?
Quand trouverai-je aussi des phrases assez douces
Pour y blottir ma peine à l’ombre de leurs mousses ?
Et surtout, et surtout, quand me donnerez-vous.
Toi, langue, en ta beauté, toi, rêve en ton courroux,
La puissance d’unir vos deux forces rebelles,
Pour qu’au moment dernier où fléchiront mes ailes,
Je puisse, en contemplant mes vers de pur métal,
Croire que j’ai dressé mon propre piédestal ?

Ce cri n’est pas celui d’une âme vaniteuse,
C’est la plainte navrante, incertaine et douteuse,
C’est la plainte, et peut-être aussi le désespoir,
De celui qui touchant son lamentable soir,
Et n’ayant pu jeter son grand rêve à la foule,
N’aura de la tempête aperçu que la houle.
C’est ma plainte. Et c’est tout un cri de désarroi,
C’est un cri que je lance en course sur la terre,
Car celle que je fais, ici, dans mon sang froid,
De mon œuvre d’esprit la grande légataire,
Pour comprendre le don que je viens de lui faire,
Doit savoir la beauté que je ressens en moi,
L’ineffable beauté qui coule en mes artères.