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L’École des biches/Troisième entretien

La bibliothèque libre.
J. P. Blanche (p. 61-65).

TROISIÈME ENTRETIEN.

le comte, caroline.
caroline.

Voyez, cher comte, comme avec peu de chose vous avez fait heureuse cette enfant.

le comte.

C’est vraiment une bien jolie fille : la beauté sympathique, un son de voix à faire damner un saint ! Pourquoi m’avais-tu jusqu’à présent caché ce trésor ? Te méfierais-tu de moi ?

caroline.

Peut-être ferais-je bien ; mais ce n’est pas là la raison. Depuis plus d’un an, sa mère lui défendait ma porte, dans la crainte de la contagion de mes exemples. Vous le voyez, elle a bien réussi ! Empêchez donc une jeune fille de faire ses volontés, quand son tempérament ou son cœur commence à la tourmenter !

le comte.

Pour ceci, malheureusement, tu es dans le vrai. Mais quant à la crainte de la contagion, sa mère pourrait bien avoir raison. Avec tes goûts…

caroline.

Dites donc avec les dérivatifs que dans votre intérêt j’emploie pour ne pas vous être infidèle quand les forces vous trahissent. Seriez-vous jaloux à présent, même de notre sexe ?

le comte.

Dieu m’en garde ! Mais quand je vois une enfant si jeune, si candide…

caroline.

Pour la jeunesse, c’est indiscutable ; quant à sa candeur, c’est autre chose. Est-ce que vous connaissez des jeunes filles amoureuses et candides ?

le comte.

Pourquoi n’y en aurait-il pas ?

caroline.

Parce qu’une jeune fille qui est amoureuse et qui a du tempérament est capable des plus grandes folies pour satisfaire sa passion, toutes ses facultés se concentrant vers ce but unique. Ainsi, voilà Marie, qui certes est une excellente fille, courageuse, aimant sa mère, accoutumée dès son enfance à la respecter et à subir ses volontés ; cela l’a-t-il empêchée de braver sa défense pour venir me voir ? Elle avait besoin d’un conseil, d’un appui ; elle est venue, et je crois que c’est ce qu’elle avait de mieux à faire. Au point où en étaient les choses, une grosse sottise était imminente ; le mal avait fait de grands progrès, et, pour l’arrêter, ne valait-il pas mieux, dans son intérêt, la diriger, que de lui faire une morale qu’elle n’eût pas écoutée ? Je lui fis comprendre les dangers qu’elle allait courir en se jetant dans les bras d’un garçon qu’elle connaissait à peine ; je me citai comme exemple, et lui racontai mes premières déceptions ; j’écoutai ses faibles objections qui lui paraissaient concluantes, excitée qu’elle était par le sixième sens[1], qui est le tempérament. Je sentis la nécessité de combattre ce sixième sens en donnant une issue naturelle aux feux qui la tourmentaient. Mes caresses firent plus que mes paroles. Ses désirs un peu apaisés, elle eut une entière confiance dans mes avis. Aussi j’ai la certitude qu’elle suivra scrupuleusement et avec une conviction entière mes recommandations. Que blâmez-vous donc là, cher comte ? De quoi pouvez-vous vous plaindre ? Ai-je manqué à l’attachement sérieux que j’ai pour vous, et que les écarts même de mon tempérament n’ont jamais altéré ? Quand je vous ai choisi de préférence à tout autre, vous saviez bien que ce n’était pas pour les avantages de votre personne ou de votre position, mais bien pour les qualités de votre cœur. Je voulais un ami, et non un amant, vous n’avez pas trompé mes espérances. Pourquoi donc voulez-vous changer l’indulgence de l’ami pour la jalousie de l’amant ? C’est risquer bien imprudemment votre bonheur. Les hommes, pour les besoins de la satiété, ont inventé le mariage, et, dans leur égoïsme, ils n’ont pas voulu admettre une soupape de sûreté. Aussi qu’en est-il résulté ? Que le mariage est devenu un état contre nature, que peu de personnes peuvent le supporter, et encore que celles-ci sont toujours des gens froids pour lesquels l’amour n’a jamais existé. Souffrez-moi donc, cher comte, quelques écarts de sens où le cœur n’entre pour rien, et qui me font mieux apprécier, quand je suis dans vos bras, les caresses d’un ami.

Assez de philosophie pour ce soir. Il se fait tard. Venez vous coucher. Je vous offre cette nuit l’hospitalité, et je veux vous prouver que quelquefois un écart de régime ne me fait que mieux apprécier le bonheur quotidien.


  1. Nous donnerons la préférence à la version de Battachi, dans ses Nouvelles galantes et critiques (Paris, 1803, 4 vol. in-32), qui désigne pour sixième sens ce qu’un soir Adrien voulait faire toucher à notre ingénue Marie.
    (Note d’autrui.)