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L’Éducation et l’avenir des artistes en France

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L’Éducation et l’avenir des artistes en France
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 608-629).

DE


L'EDUCATION ET DE L'AVENIR


DES ARTISTES EN FRANCE.




L’enseignement de l’art est-il chez nous ce qu’il devrait être ? L’école de Paris et l’école de Rome ne laissent-elles rien à désirer ? N’y a-t-il rien à changer dans la direction des études ? C’est par l’examen des faits que nous essaierons de résoudre ces questions. Pour peu qu’on ait vécu pendant quelques années dans le commerce des artistes sérieux, il est impossible de ne pas comprendre l’utilité d’une instruction générale dans la pratique des arts du dessin. La plupart des artistes vraiment dignes de ce nom, qui sentent la dignité de leur profession, sont d’un avis unanime à cet égard. La plupart de ceux qui ont réussi à conquérir une popularité durable, dont la renommée repose sur des œuvres savantes, reconnaissent la nécessité d’une instruction générale, et n’hésitent pas à déclarer que, pour faire un bon tableau, une bonne statue, les études spéciales ne suffisent pas. Or, pour être admis à l’école de Paris, les élèves qui se présentent n’ont pas à prouver qu’ils possèdent une instruction générale ; pourvu qu’ils subissent d’une manière satisfaisante certaines épreuves purement techniques, l’école leur est ouverte. Non-seulement ils ne sont pas obligés de prouver qu’ils savent ce qu’on enseigne dans les écoles primaires, mais encore, une fois admis, ils ne contractent pas l’engagement d’apprendre ce qu’ils ignorent. L’omission de cette condition préliminaire exerce, à coup sûr, une influence fâcheuse sur l’avenir des artistes dont l’éducation se fait à l’école de Paris. Les connaissances élémentaires dont je parle leur permettraient, en effet, de développer leur intelligence par la lecture, par la réflexion ; privés de ce secours précieux, ils réduisent leur tâche à l’étude exclusive du dessin, et ne font jamais dans l’art qu’ils ont choisi tout ce qu’ils pourraient faire, s’ils étaient secondés par une instruction générale. À l’appui de cette affirmation, j’invoquerai le témoignage des peintres et des sculpteurs les plus habiles. Combien de fois ne leur est-il pas arrivé de regretter la direction donnée à leurs premières études ! combien de fois n’ont-ils pas senti que la connaissance complète de tous les moyens matériels dont l’art dispose est tout au plus la moitié de l’art ! Pour devenir ce qu’ils sont aujourd’hui, ils ont dû s’armer de courage et apprendre dans l’âge viril, à la sueur de leur front, ce que l’enfance apprend sans peine. Ils ont été forcés de faire eux-mêmes l’éducation de leur intelligence. C’est à cette condition seulement qu’ils ont pu comprendre nettement le but suprême de l’art et marcher d’un pas ferme vers l’accomplissement de leur pensée.

Je n’ignore pas que ces idées si simples, si évidentes, qui semblent échapper à toute démonstration, tant elles sont conformes au bon sens le plus vulgaire, rencontrent parmi les artistes mêmes une opposition vigoureuse. Quelques hommes doués d’une véritable habileté, dont le mérite ne saurait être mis en question, soutiennent avec acharnement que le dessin doit être la première étude des élèves qui se destinent à la peinture ou à la statuaire. À les entendre, il est toujours inutile, souvent même dangereux, d’occuper l’intelligence des élèves d’objets étrangers à la pratique matérielle de l’art. Le temps donné aux études générales est du temps perdu. Celui dont la main obéissante reproduit fidèlement la nature en sait toujours assez et n’a pas besoin de consulter les livres. À mon avis, les artistes qui se prononcent d’une façon absolue pour l’étude exclusive du dessin s’ignorent eux-mêmes et oublient la route qu’ils ont suivie. Justement fiers d’avoir touché le but, ils ne tiennent pas compte des tâtonnemens par lesquels ils ont dû passer, et proscrivent comme inutiles ou dangereuses les études mêmes qui, plus d’une fois, leur ont frayé la route. S’ils eussent borné leur tâche, comme ils le disent, à la pratique du dessin, ils ne seraient pas arrivés où ils sont maintenant. S’ils eussent négligé toutes les connaissances qui ne se rattachent pas directement à la peinture, à la statuaire, ils ne vaudraient pas ce qu’ils valent, ils n’auraient pas conçu, ils n’auraient pas réalisé les œuvres que nous admirons. Ils se calomnient en parlant de leur ignorance ; ils sont injustes pour eux-mêmes et n’ont jamais mesuré le développement réel de leurs facultés.

Oui sans doute, le dessin tient le premier rang dans la statuaire et la peinture ; oui sans doute, c’est sur l’étude du dessin que les élèves doivent concentrer la meilleure partie de leurs forces ; mais, à mon avis, c’est se tromper étrangement que de voir dans le dessin l’art tout entier. Et qu’on ne dise pas qu’en exigeant des élèves qui se présentent à l’école une instruction générale, je ferme peut-être la porte aux plus heureux génies. Les connaissances élémentaires que je demande sont aujourd’hui à la portée des plus pauvres familles. Qu’on n’invoque pas l’exemple de Giotto pour démontrer le danger des conditions préliminaires que je propose. Si Giotto, en effet, occupe un rang si glorieux dans l’école italienne, il ne doit pas toute sa renommée à l’étude exclusive de son art. Ses œuvres sont là pour attester qu’il n’avait pas pour les livres le dédain superbe qu’on voudrait lui attribuer. Si Giotto gardait les moutons avant d’entrer dans l’atelier de Cimabue, pour surpasser son maître non-seulement dans l’exécution matérielle des figures, mais bien aussi dans l’expression des physionomies, dans la partie poétique de la composition, il s’est nourri de lecture, de méditation ; il n’a reculé devant aucune étude ; l’histoire, la philosophie, sont venues en aide à son génie. L’infinie variété que nous admirons dans ses ouvrages n’est pas, quoi qu’on puisse dire, le fruit d’études purement techniques. S’il naissait aujourd’hui un nouveau Giotto, les conditions que je propose ne lui fermeraient pas les portes de l’école ; car une intelligence si heureusement douée comprendrait sans le secours de personne l’utilité de ces conditions et les accepterait avec joie. Une année lui suffirait pour acquérir ces connaissances élémentaires, sans négliger d’ailleurs son étude de prédilection, et cette année serait féconde.

Pour éviter d’ailleurs l’ombre même du danger, pour ne pas décourager les génies futurs, ne pourrait-on pas obliger les élèves, une fois admis, à suivre dans l’école même le cours d’instruction élémentaire qu’ils n’auraient pas suivi avant de se présenter ? De cette manière, toutes les difficultés seraient levées. Les génies prédestinés sur lesquels on paraît compter seraient assurés de réaliser pleinement les espérances qu’ils auraient données ; aucun obstacle ne les arrêterait à l’entrée de leur carrière, et leur intelligence, une fois éveillée, prendrait goût à l’étude et se développerait librement. En adoptant ce dernier parti, on n’exclurait personne, et les partisans exclusifs du dessin se résigneraient sans doute de bonne grace.

L’école des Beaux-Arts de Paris compte douze professeurs de dessin, sept peintres et cinq sculpteurs. Ces douze professeurs se partagent l’enseignement de façon à ne donner personnellement qu’un mois de leçons. Je conçois sans peine tout ce qu’il y a d’avantageux pour eux dans un tel arrangement, mais je doute fort qu’il puisse contribuer efficacement aux progrès des élèves. En effet, chacun des douze professeurs voit la nature à sa manière et comprend l’imitation du modèle vivant d’après certaines lois qui, très souvent, ne sont pas acceptées par le professeur qui lui succède. Qu’arrive-t-il ? que doit-il arriver ? Les élèves, obligés de subir ces enseignemens contradictoires, hésitent sur le choix de la route qu’ils ont à suivre ; comme les conseils qu’ils reçoivent ne s’accordent pas entre eux, il leur est bien difficile de les mettre à profit. S’ils acceptent comme vraies toutes les paroles qu’ils entendent, ils sont fort embarrassés pour les concilier ensemble ; si leur intelligence n’est pas assez éclairée pour les estimer à leur juste valeur, ils s’égarent, se troublent et n’avancent pas. Je sais qu’il a plu à quelques esprits singuliers de vanter cette diversité d’enseignement comme un bouclier contre la routine. Cet argument, je l’avoue, ne me paraît pas sérieux. Il faut sans doute combattre la routine et la prévenir par tous les moyens imaginables ; mais il n’est pas moins nécessaire d’inspirer aux élèves une pleine confiance dans les leçons qu’ils reçoivent, et l’enseignement, tel qu’il est organisé maintenant à l’école de Paris, rend la confiance bien difficile. Si le professeur du mois de février corrige les erreurs qu’a pu commettre le professeur du mois de janvier, et si ses propres erreurs sont à leur tour corrigées par le professeur qui lui succède le mois suivant, le résultat le plus clair de toutes ces leçons, qui se modifient mutuellement, me paraît être l’anéantissement de toute autorité. Or, sans autorité, sans confiance, il n’y a pas d’enseignement vraiment profitable. Je pense donc que les élèves devraient avoir la liberté de choisir parmi les douze professeurs celui qui s’accorderait le mieux avec leur goût, avec l’instinct de leur talent. Il faudrait à la vérité obliger les professeurs à donner leurs leçons non pendant un mois, mais pendant toute l’année, et peut-être cette obligation semblerait-elle bien dure à quelques-uns d’entre eux. Cependant elle est toute naturelle et se trouve d’ailleurs dans le règlement de l’école, au moins implicitement ; car le règlement, en parlant des douze professeurs de dessin, ne dit nulle part qu’ils se partageront l’enseignement, comme ils le font aujourd’hui. Il ne dit nulle part qu’ils auront le droit de rester pendant onze mois étrangers aux travaux des élèves. Pour que les élèves fassent des progrès rapides, pour qu’ils ne soient pas exposés à oublier dans un mois ce qu’ils apprennent aujourd’hui, il est nécessaire qu’ils aient foi dans la parole du maître. Or, je soutiens qu’ils ne peuvent avoir foi dans un maître qui chaque mois est remplacé par un maître nouveau. Quelle que soit leur déférence pour celui qu’ils écoutent, ils ne peuvent effacer de leur mémoire celui qu’ils ont entendu la veille, et cette comparaison affaiblit nécessairement l’autorité de la leçon. Et ce que je dis ne s’applique pas seulement à l’imitation du modèle vivant. L’imitation de l’antique est soumise aux mêmes chances de contradiction. Lors même qu’il s’agit de copier un fragment de sculpture grecque ou romaine, chaque professeur l’interprète à sa manière, selon ses prédilections, selon la direction habituelle de ses travaux. Il appelle l’attention sur telle ou telle partie, et néglige comme sans importance ce qui sera signalé peut-être comme un détail précieux par le professeur qui lui succédera. En face du modèle vivant ou des monumens de l’art antique, les élèves, livrés à cet enseignement capricieux, éprouveront le même embarras. En écoutant des conseils dont le premier trop souvent ne s’accorde guère avec le second, ils ne pourront s’empêcher de douter ; or, le doute doit être banni de l’enseignement. Toute affirmation du maître qui n’est pas acceptée sans réserve est une affirmation stérile. Si la croyance est nécessaire à celui qui enseigne, elle n’est pas moins nécessaire à celui qui étudie et qui reçoit l’enseignement. Méconnaître cette condition impérieuse, c’est semer dans une terre ingrate, c’est imposer à l’intelligence une fatigue inutile. Que si l’on objectait la modicité des appointemens accordés aux professeurs, je répondrais que cet argument ne détruit pas l’évidence des idées que j’expose. Si leurs appointemens sont en effet trop modiques, et pour ma part je ne le pense pas, il y a un moyen bien simple de les augmenter sans élever la dépense générale, c’est de réduire de moitié le nombre des professeurs, et de partager entre six la somme qui se partage aujourd’hui entre douze ; mais, quel que soit le nombre des professeurs, il me paraît indispensable de les obliger à donner leurs leçons pendant toute l’année. Tant que durera l’enseignement morcelé, il ne faut pas espérer que les élèves fassent de rapides progrès. Condamnés à désapprendre plusieurs fois ce qu’ils auront appris, ils perdront en efforts inutiles la meilleure partie de leur temps.

Si les professeurs ont voulu, comme ils le disent, en se partageant l’enseignement par douzième, éviter le danger de la routine, ils se sont trompés. Les élèves, il est vrai, ne sont pas exposés à croire que la vérité tout entière se trouve dans les leçons d’un seul maître ; mais cet avantage qui, théoriquement, n’est pas sans valeur, est payé bien cher, puisqu’ils ne savent où prendre la vérité. Au lieu de trouver une vérité partielle qu’ils compléteraient plus tard soit en consultant la nature, soit en interrogeant les monumens de l’art antique, loin de l’œil du maître, mais à laquelle du moins ils ajouteraient foi, ils s’égarent et trébuchent à chaque pas ; ils prodiguent l’attention et recueillent le doute en échange de leur docilité. Il est temps de mettre un terme à cet usage que rien ne justifie ; il est temps de rétablir dans toute sa sincérité l’application du règlement.

L’anatomie, la perspective et l’histoire forment aujourd’hui, avec le dessin, l’enseignement destiné aux sculpteurs et aux peintres. Quant à l’enseignement destiné aux architectes, il comprend la théorie, la construction, les mathématiques et l’histoire de l’art. Pourquoi l’histoire de l’architecture figure-t-elle dans le programme de l’école, tandis que l’histoire de la peinture et de la statuaire n’y figure pas ? L’histoire de l’architecture serait-elle plus utile aux architectes que l’histoire de la peinture aux peintres et l’histoire de la sculpture aux sculpteurs ? Je ne crois pas qu’il soit possible de soutenir une pareille thèse. Quel que soit l’art qu’on étudie, il est toujours utile de connaître l’histoire de cet art. Si les architectes ont besoin de savoir ce qu’a été l’architecture depuis les Égyptiens jusqu’à nos jours, s’ils ont besoin de connaître par quelles transformations elle a passé, les statuaires et les peintres n’ont certainement pas un moindre profit à retirer de l’étude historique de leur art. Je cherche vainement par quels motifs on pourrait justifier le privilège accordé à l’architecture dans l’école de Paris. L’histoire de l’architecture aurait-elle pour mission d’enseigner aux élèves l’art si facile et si obstinément pratique de nos jours, l’art de composer des églises et des palais sans se mettre en frais d’invention, l’art, en un mot, de substituer la mémoire à l’imagination ? Je ne veux pas le croire, quoique la plupart des monumens construits de nos jours autorisent une pareille conjecture.

Si l’histoire de l’architecture peut amener à cette conclusion déplorable les esprits qui la comprennent incomplètement, elle a pour les esprits vraiment éclairés un sens plus large et plus fécond. En nous montrant que l’art, à toutes les grandes époques, a fait de l’invention le premier de ses devoirs, en signalant à notre attention le néant des monumens enfantés par la seule mémoire, en nous prouvant que pour prendre un rang glorieux, pour le garder, il faut avant tout vivre d’une vie personnelle, être soi-même, l’histoire de l’architecture est appelée à renouveler la face de l’art, ou du moins à préparer le renouvellement, que l’invention seule peut accomplir avec le secours de la science. Loin d’inviter à la paresse, comme le disent quelques esprits étroits, loin de décourager ceux qui entrent dans la carrière en déroulant devant leurs yeux le tableau de toutes les merveilles déjà créées par l’imagination humaine, elle doit servir d’aiguillon et d’encouragement aux artistes qui savent pénétrer le véritable sens du passé. Tous les grands noms qui ont survécu conseillent l’invention hardie et non l’imitation servile. Chercher dans le passé l’apologie de l’inaction et de l’impuissance, c’est méconnaître le véritable objet des études historiques. Dans l’ordre esthétique aussi bien que dans l’ordre politique, cette vérité ne souffre aucune contradiction. Il n’y a pas de vie sans mouvement ; qu’il s’agisse de gouverner les hommes ou de les charmer, il faut avant tout agir ; dans le domaine de la volonté ou de l’invention, renoncer à exister par soi-même, continuer le passé sans y rien ajouter, c’est tout simplement renoncer à vivre. Oui, sans doute, il est bon que les architectes connaissent pleinement toutes les métamorphoses de l’art monumental, depuis les temples de Memphis jusqu’aux temples d’Athènes, depuis les palais romains jusqu’aux cathédrales gothiques, jusqu’aux châteaux si délicatement ornés de la renaissance ; mais l’étude attentive de toutes ces merveilles ne doit servir qu’à féconder leur pensée. Emprunter à toutes les époques de l’art un des élémens qui ont fait leur gloire et leur grandeur, dérober à l’Égypte, à la Grèce, à l’Italie antique, à l’Europe du moyen-âge, quelques fragmens précieux, et de tous ces larcins composer des œuvres impersonnelles qui ne sont d’aucun temps, d’aucun lieu, c’est une triste manière d’employer le temps ; ce n’est pas profiter de l’histoire, c’est violer ouvertement les préceptes qu’elle nous donne. Nous reposer quand elle nous dit d’agir, nous souvenir quand elle nous dit d’inventer, ce n’est pas obéir à ses conseils, c’est fermer ses yeux à la lumière, son oreille à la vérité. Pour moi, je le répète, quoique les faits accomplis devant nous donnent le droit de penser le contraire, je ne puis consentir à croire que l’histoire de l’architecture soit destinée à justifier la stérilité presque générale de l’art contemporain. La pierre et le marbre traduisent aujourd’hui un bien petit nombre d’idées ; les frontons et les colonnes que nous voyons s’élever révèlent bien rarement une volonté originale. La pierre taillée sous nos yeux n’est trop souvent qu’une ruine rajeunie ; tout cela est vrai, je le confesse avec tristesse ; mais l’histoire n’est pas coupable de tous ces honteux plagiats, elle n’a pas à répondre de toutes ces copies inanimées. L’histoire n’est pas un plaidoyer en faveur de l’inaction, une égide pour l’impuissance ; les leçons qu’elle nous donne ont un sens bien différent ; les artistes laborieux et féconds qui ajoutent quelque chose au passé en produisant des idées nouvelles sous une forme éclatante ou sévère sont les seuls qui la comprennent, les seuls qui obéissent à ses conseils.

Cependant, malgré le privilége que nous signalons, l’enseignement de l’architecture est loin d’être complet à l’école de Paris et présente même des lacunes assez graves. Pour que cet enseignement ne laissât rien à désirer, il faudrait ajouter, aux chaires qui existent déjà, trois chaires nouvelles : une chaire de physique et de chimie appliquées à l’architecture, une chaire de droit des bâtimens, et enfin une chaire de comptabilité spéciale. Et, pour que les leçons données par les trois professeurs nouveaux que nous demandons eussent un caractère vraiment sérieux, les élèves devraient être appelés à subir des examens sur la matière de ces leçons. Ce serait, à notre avis, la seule manière de prévenir ce qui arrive pour l’étude historique de l’architecture, que les élèves suivent ou négligent, selon leur caprice. Est-il besoin de démontrer l’importance, la nécessité des trois chaires nouvelles que nous demandons ? La salle construite cette année pour l’assemblée nationale a révélé aux moins clairvoyans le rôle immense que joue la physique dans la construction des monumens publics. Chacun sait, en effet, qu’une grande partie de l’assemblée n’entend pas l’orateur qui parle de la tribune. À quelle cause faut-il attribuer ce fait si fâcheux ? N’est-ce pas à l’ignorance, ou du moins à la connaissance très incomplète des lois de l’acoustique ? Si l’architecte chargé de construire la salle nouvelle eût possédé à cet égard des notions positives ; si, au lieu de consulter une commission spéciale, qui a pu émettre un avis excellent en lui-même, mais stérile ou insuffisant, parce qu’elle n’a pas été appelée à surveiller l’exécution de ses idées, l’architecte eût été capable par lui-même de déterminer les rapports qui existent entre la propagation du son et la forme du vaisseau où il se produit ; si, outre ces premiers rapports, il eût connu d’une façon précise toutes les variations que subit la propagation du son selon la nature des matériaux employés, la salle nouvelle répondrait parfaitement à sa destination. Démontrer l’utilité, l’importance de la physique et de la chimie dans l’architecture, serait démontrer l’évidence, et je ne veux pas insister plus long-temps sur ce point. Chacun sait, en effet, que la connaissance complète de la coupe des pierres et de la statique ne suffit pas pour bâtir un monument durable, et que plus d’une construction élevée à grands frais d’après toutes les lois mathématiques a donné lieu à de cruels mécomptes, parce que l’architecte n’avait pas su apprécier la qualité des matériaux. Quant à la chaire de droit dont je parlais tout à l’heure, il n’est pas difficile de prouver à quel point elle serait avantageuse pour les élèves et pour le public. Cet enseignement, présenté avec clarté, avec méthode, préviendrait bien des procès, et je ne vois pas trop qui pourrait s’en plaindre. Avant d’élever une muraille, de percer une fenêtre, l’architecte ne serait plus obligé d’interroger un homme de loi, et, plus libre dans son action, achèverait son œuvre en moins de temps. On ne verrait plus naître des contestations si faciles à prévenir. La chaire de comptabilité spéciale n’a pas besoin d’être défendue. Il y a deux hommes dans l’architecte, l’artiste et l’administrateur. Or, pour administrer, il faut posséder sur la comptabilité des notions positives ; c’est pourquoi je demande la création d’une chaire destinée à cet enseignement.

La peinture et la statuaire proprement dites ne comptent pas à l’école de Paris un seul professeur. Les leçons données par les sculpteurs et les peintres sont des leçons de dessin, et rien de plus. Je reconnais très volontiers que la connaissance du dessin est la base de la peinture et de la statuaire ; mais le dessin n’est pas à lui seul toute la peinture, toute la statuaire, et je ne comprends pas comment une école destinée à former des sculpteurs, des peintres et des architectes, n’offre pas aux élèves un seul professeur de peinture et de statuaire. Les jeunes gens qui cultivent l’une de ces deux branches de l’art sont obligés de choisir un professeur hors de l’école, ou du moins, s’ils le trouvent à l’école parmi les professeurs de dessin, ce n’est pas dans l’enceinte même de l’école qu’ils apprennent de lui la pratique de la peinture et de la statuaire. En insistant sur cette lacune, je ne crois pas me rendre coupable de puérilité. Quoique le dessin nous révèle les proportions du modèle humain, l’harmonie des lignes, les rapports constans qui unissent la forme et le mouvement et qui permettent de deviner l’un à l’aide de l’autre, avant de passer à la pratique de la peinture et de la statuaire, il reste encore bien des choses à apprendre, et je m’étonne que cet enseignement complémentaire n’existe pas à l’école de Paris. Rien, à mon avis, ne serait plus raisonnable que de réduire le nombre des professeurs de dessin, et de créer pour la peinture et la statuaire un enseignement spécial. À quoi bon recruter les professeurs de dessin parmi les sculpteurs et les peintres, si aucun d’eux, dans les leçons qu’il donne, ne tient compte du caractère spécial de ses études ? L’ébauchoir et le pinceau peuvent-ils reproduire la forme sans l’interpréter ? Personne ne soutiendra sérieusement une telle hérésie. Mais qui donc, si ce n’est le sculpteur et le peintre, enseignera aux élèves comment il faut interpréter la forme pour la peindre ou la modeler ?

La connaissance générale de l’histoire de leur art serait certainement d’une haute utilité aux peintres et aux sculpteurs. L’étude attentive de toutes les grandes écoles qui se sont produites depuis Phidias jusqu’à Jean Goujon, depuis Giotto jusqu’à Raphaël, éveillerait dans l’ame des élèves une émulation féconde et contribuerait puissamment à former leur goût. L’histoire de la peinture et de la statuaire serait le complément naturel et nécessaire de l’enseignement technique. Pour peindre et pour modeler, il est bon de savoir à quels principes ont obéi les grandes écoles. Et, quand je parle de Phidias et de Jean Goujon, de Giotto et de Raphaël, je n’entends pas donner à l’enseignement historique le caractère exclusif qui plaît tant à certains esprits. Tout en insistant sur l’excellence de l’art grec, le professeur ne devrait pas négliger de montrer tout ce qu’il y a d’élégant et d’ingénieux, de souple et de fin dans la sculpture de la renaissance. Il serait sage de ne pas s’arrêter aux dernières années du XVIe siècle, et d’appeler l’attention sur les artistes mêmes qui, tout en s’éloignant des traditions de la Grèce et de la renaissance, ont signalé leur passage par des œuvres énergiques et empreintes d’une véritable grandeur. Si Jean Goujon est plus près de Phidias que Puget, ce n’est pas une raison pour traiter avec dédain le Milon de Crotone, dont la chair palpite, dont la blessure saigne, dont les bras et la poitrine expriment si vivement la force et la souffrance. Il est permis de blâmer sévèrement les lignes générales de cet ouvrage ; mais, tout en le critiquant, il faut l’admirer, et l’histoire serait une leçon stérile, si elle n’enseignait pas la justice et l’impartialité. Il ne faudrait pas non plus dire que la peinture finit à Raphaël, et traiter comme des artistes d’une importance secondaire tous les hommes qui ont après lui révélé leur génie par des œuvres originales. En dehors de l’école romaine, en dehors de l’école florentine, il y a des hommes vraiment grands, vraiment dignes d’admiration, et ce n’est pas manquer de respect à Raphaël, au Vinci, que d’admirer le Titien, le Corrége, Michel-Ange et Rubens. Le Sueur et Nicolas Poussin sont deux sources fécondes, et l’étude de ces deux maîtres n’est pas à dédaigner pour ceux mêmes qui ont vécu dans l’intimité des maîtres illustres que je viens de nommer.

Je pense donc qu’il faudrait ajouter à l’enseignement du dessin, outre l’enseignement technique de la peinture et de la statuaire, l’histoire de ces deux branches de l’art ; mais cette histoire, pour être vraiment utile, devrait être conçue d’une façon très large quant aux principes généraux. La série entière des écoles qui se sont succédé depuis Phidias jusqu’à Canova, depuis Cimabue jusqu’à Géricault, devrait être jugée sans colère, non pas au nom d’une école, si excellente qu’elle soit, mais au nom de la justice, au nom du goût. Se placer au centre du XVIe siècle pour condamner comme imparfait tout ce qui a précédé Raphaël, comme un art en décadence toutes les œuvres qui se sont produites après lui, ce n’est pas comprendre, ce n’est pas enseigner l’histoire ; c’est la dénaturer, c’est en méconnaître la vraie signification. Que le peintre ou le statuaire dans la solitude de leur atelier proscrivent tout à leur aise les écoles pour lesquelles ils n’éprouvent aucune sympathie, qu’ils impriment à leurs œuvres le cachet de leur colère, il n’y a rien dans une telle conduite qui puisse être blâmé sévèrement ; car, s’ils se trompent, ils portent la peine de leur méprise, et ils n’imposent à personne la haine et la sympathie qui les animent. Mais la justice est le premier devoir de l’histoire, et c’est manquer à la justice que de proscrire Rubens au nom de Raphaël.

Je croirais avoir obtenu beaucoup si tout ce que j’ai proposé jusqu’à présent venait à se réaliser, et pourtant mes vœux ne s’arrêtent pas là. Les trois arts du dessin, mais surtout la peinture et la statuaire, sont unis à la poésie par une étroite parenté. La lecture des poètes fournit aux peintres et aux statuaires la plupart des sujets qu’ils sont appelés à traiter, la meilleure partie de ceux mêmes qu’ils choisissent librement. Or, pour que la lecture des poètes soit vraiment féconde, pour qu’elle suscite dans l’ame du peintre et du statuaire une moisson de pensées nouvelles, ne faut-il pas que l’ame de l’artiste soit préparée par l’étude, comme la terre par la charrue au moment des semailles ? Les élèves de l’École polytechnique ont une chaire de littérature, et l’École des Beaux-Arts n’offre rien de pareil. Je me demande si les connaissances littéraires ont plus d’importance, plus d’utilité pour les ingénieurs, pour les officiers d’artillerie, que pour les peintres et les statuaires. Pour les ingénieurs, il est facile de le comprendre, les études littéraires n’ont qu’un but, le développement général de leur intelligence. A coup sûr, la connaissance d’Homère et de Virgile, d’Eschyle et de Sophocle, ne trouve jamais d’application immédiate dans la carrière à laquelle se destinent les élèves de l’École polytechnique, et pourtant, depuis l’époque même de sa fondation, l’École polytechnique possède une chaire de littérature. Croit-on qu’un tel enseignement ne serait pas au moins aussi utile aux élèves de l’École des Beaux-Arts ? Les programmes offerts chaque année aux peintres et aux statuaires de l’École par la quatrième classe de l’Institut sont généralement empreints d’une remarquable sécheresse ; pense-t-on que la connaissance des sources où l’Académie va puiser ces programmes ne serait pas pour les élèves un puissant auxiliaire ? Plutarque nous apprend que Phidias se nourrissait assidûment de la lecture d’Homère, et tout ce qu’il raconte de la Minerve du Parthénon et du Jupiter Olympien n’est, à vrai dire, qu’une page de l’Iliade, dont chaque mot anime l’or et l’ivoire, comme le feu dérobé par Prométhée animait l’argile. Eh bien ! qu’on interroge les élèves qui se présentent aux concours de peinture et de statuaire, qu’on mette leur savoir à l’épreuve, et vous verrez ce qu’ils répondront. Qu’on leur demande la biographie des demi-dieux et des héros qu’ils sont appelés à représenter, et l’on sera justement étonné de la légèreté de leur bagage littéraire. La plupart des élèves ne connaissent Achille, Thésée, Oreste, Ajax, Agamemnon, que par les programmes de l’Académie ; quelques-uns d’entre eux ont employé leurs loisirs à feuilleter le dictionnaire de Chompré. Comptez ceux qui ont lu Homère et Sophocle, et vous serez effrayé en voyant à quel chiffre se réduisent les élèves quelque peu lettrés.

Il n’est pas douteux pour moi que l’absence de culture littéraire n’exerce une influence très fâcheuse sur les études et sur les œuvres des peintres et des statuaires : ou bien ils ne savent absolument rien touchant le sujet qu’ils ont à traiter, et quelquefois c’est pour eux la meilleure des conditions, car, dans ce cas, ils consultent ceux qui savent ; ou bien ils ont dans leur mémoire quelques notions incomplètes et confuses, qui ne servent qu’à les égarer. Une chaire de littérature générale serait donc, pour l’École des Beaux-Arts, d’une utilité incontestable. Cet enseignement devrait être conçu d’après la nature même des études spéciales auxquelles il servirait de complément. Ainsi, par exemple, il ne s’agirait pas de développer chez les élèves le sens critique, mais bien et surtout d’orner, de meubler leur mémoire. Il serait parfaitement superflu de leur montrer en quoi l’héracléide, ou la biographie complète d’Hercule, diffère de l’Iliade, dont tous les épisodes se groupent autour de la colère d’Achille. Toutes ces dissertaions, très bonnes en elles-mêmes, n’apprendraient rien aux élèves de l’École. Ce qu’il leur faut, c’est une analyse bien faite de l’Iliade et de l’Odyssée, une riche moisson d’épisodes fidèlement traduits. Ils doivent connaître Homère comme les élèves de Saint-Cyr connaissent la théorie militaire, car il n’y a pas dans le domaine entier de la poésie une mine plus riche et que les arts du dessin puissent exploiter avec plus de profit. Ce n’est pas que je veuille, à l’exemple de l’Académie, circonscrire les études et les compositions des élèves dans le champ de l’antiquité : une telle pensée est loin de moi ; mais, lors même que l’imagination s’exerce librement et va choisir le thème d’un tableau ou d’un bas-relief dans un âge quelconque de l’histoire, le souvenir d’Homère garde toujours une action salutaire sur les œuvres mêmes dont il ne fournit pas le sujet. Je voudrais que le professeur de littérature générale, ne perdant jamais de vue le caractère de ses auditeurs, s’appliquât surtout à déposer dans leur mémoire le germe de compositions simples et grandes. Sa mission serait de leur présenter les tragédies d’Eschyle et de Sophocle dans leurs rapports avec les arts du dessin ; à mesure qu’il avancerait dans la lecture du Prométhée enchaîné ou de l’Œdipe roi, il insisterait sur la beauté des scènes qui peuvent trouver, dans le marbre ou la couleur, un fidèle interprète, et, sans proposer ces admirables scènes comme des sujets de tableau ou de bas-relief, il amènerait ses auditeurs à chercher leurs inspirations dans la lecture qui les aurait émus.

Cet enseignement, loin de détourner les élèves de l’objet spécial de leurs études, ôterait à ces études ce qu’elles ont parfois de trop matériel ; il exercerait leur intelligence en même temps que leur main, et donnerait à leurs pensées une élévation qui leur manque trop souvent. D’ailleurs, il devrait se borner à l’analyse des œuvres du premier ordre. Après l’Iliade viendraient la Divine Comédie, le Paradis perdu. Dans le commerce familier d’Homère, d’Alighieri et de Milton, l’ame se fortifie, et, vivant dans les régions habitées par ces beaux génies, l’imagination prend à son insu une grandeur, une sérénité qui se réfléchit dans toutes ses œuvres.

Quant aux concours annuels de l’École de Paris, quelques mots suffiront pour expliquer ma pensée. Comme principe d’émulation, je les trouve excellens ; mais je voudrais voir changer le mode de jugement et la nature des récompenses accordées aux lauréats. Les concours annuels de l’école sont jugés par l’Académie des Beaux-Arts. Or, la plupart des professeurs de l’École appartiennent à l’Académie. Les œuvres des élèves sont donc, en réalité, jugées par les professeurs. Ce mode de jugement me paraît offrir de graves inconvéniens. À moins d’admettre, en effet, que les professeurs, qui sont des hommes, passent à l’état de demi-dieux dès qu’ils se réunissent en académie, et oublient, comme par enchantement, toutes les faiblesses humaines, on doit craindre que les récompenses ne soient pas données avec une irréprochable impartialité. Je ne dis rien de l’adjonction à la section de peinture, de sculpture ou d’architecture, de l’Académie tout entière ; c’est un enfantillage auquel je n’attache pas grande importance, car l’Académie ne se réunit à la section que lorsque la section elle-même a déjà prononcé un jugement préparatoire, et je pense que MM. Auber, Adam, Halévy, adoptent volontiers l’avis de MM. Ingres et Delaroche, de MM. David et Pradier, lorsqu’il s’agit de prononcer un jugement définitif sur un concours de peinture ou de sculpture. Mais le jugement de l’Académie n’a pas et n’aura jamais une grande autorité, car les professeurs ou les membres de l’Académie, en jugeant leurs élèves, jugent leur enseignement, et il est permis de croire qu’ils le jugent avec indulgence. Sans doute il peut arriver, quelquefois il arrive que les professeurs jugent sévèrement leurs élèves ; mais cet héroïsme n’est pas à la portée de tous les caractères et ne détruit pas la valeur de l’objection. L’opinion publique se défie des jugemens de l’Académie : il y aurait un moyen bien simple de la rassurer ; ce serait de confier le jugement des concours à un jury pris en dehors de l’École et de l’Académie, qui, pour nous, sont un seul et même corps sous deux noms différens. Si l’enseignement des professeurs est excellent, si le goût qui les dirige est irréprochable, ils doivent tenir à honneur d’entendre proclamer l’excellence et la pureté de leurs leçons par des juges autres qu’eux-mêmes ; car l’approbation, en passant par leur bouche, doit perdre, à leurs yeux du moins, une partie de sa valeur. Un jury pris en dehors de l’École et de l’Académie offrirait à l’opinion publique des garanties plus sérieuses d’impartialité. Je sais bien qu’il pourrait se trouver, qu’il se trouverait presque toujours parmi les concurrens un ou plusieurs élèves dont le maître ferait partie du jury ; mais, en admettant même que ce fait se réalisât, il n’y aurait aucune comparaison à établir entre le jugement de l’Académie et le jugement du jury que je propose ; car ceux qui n’auraient pas d’élèves parmi les concurrens, et qui formeraient sans doute la majorité, seraient à l’abri de toute tentation et prononceraient avec une complète indépendance.

Si cette mesure semblait trop radicale, si la substitution d’un jury aux professeurs de l’école paraissait blessante pour les professeurs, et, pour ma part, je l’avoue, je le comprendrais difficilement, on pourrait composer le jury de six professeurs et de six artistes pris en dehors de l’école. C’est à peu près le mode de jugement adopté à l’école même pour les concours d’émulation dans la section d’architecture. Pourquoi ce mode adopté pour les concours d’émulation, et dont l’expérience a démontré les avantages, ne serait-il pas adopté dans les trois sections pour le jugement des concours annuels ?

Quant à la nature des récompenses, ma pensée se réduit à deux points très précis : je ne voudrais pas qu’il fût permis de concourir passé vingt-cinq ans, et je crois qu’il conviendrait de supprimer l’école de Rome. Le premier point ne soulèvera sans doute aucune objection. Si les élèves qui doivent commencer l’étude de leur art, peinture, statuaire ou architecture, vers l’âge de quinze ans, n’ont pas donné la mesure de leurs facultés à vingt-cinq ans, il est probable qu’à trente ans ils ne seront pas devenus des artistes éminens. Dans l’espace de cinq ans, ils pourront se perfectionner dans la pratique matérielle du métier, mais il n’est guère permis d’espérer qu’ils révèlent une abondance d’imagination, une élévation de pensée qu’ils n’auraient pas montrée jusque-là. Le second point soulèvera, je le sais, des objections nombreuses, et pourtant, malgré ces objections, dont je reconnais toute la gravité, toute l’importance, je crois devoir demander formellement la suppression de l’école de Rome.

Personne moins que moi n’est disposé à nier l’utilité d’un voyage en Italie pour les peintres, les sculpteurs et les architectes. Je reconnais volontiers qu’une année passée à Rome peut exercer sur l’imagination des jeunes artistes la plus heureuse influence. Je choisis Rome à dessein, car aucune ville d’Italie n’est aussi féconde en enseignemens. Les deux galeries de Florence, la galerie des Offices et la galerie Pitti, malgré leur prodigieuse richesse, ne peuvent remplacer la Sixtine et les chambres du Vatican. Le musée de Naples offre un assemblage précieux de morceaux antiques. Les bronzes trouvés à Pompéi, à Herculanum, sont d’un immense intérêt. Les peintures murales enlevées aux ruines de ces deux villes seront toujours un sujet d’études très profitables ; cependant il ne faut pas oublier que ces peintures ne sont pour la plupart que des répétitions d’œuvres perdues aujourd’hui sans retour. Il est bon de les consulter ; mais ce serait se tromper grossièrement que d’y chercher un témoignage précis sur l’état de l’art au premier siècle de l’ère chrétienne. Quant à Venise, dont les églises et la galerie offrent des trésors nombreux, les leçons qu’elle peut donner se renferment dans un cercle trop étroit pour qu’elles puissent jamais dispenser d’un voyage à Rome. Je n’hésite donc pas à déclarer que Florence, Naples et Venise, malgré l’éclat et la valeur très réelle des œuvres qu’elles possèdent, sont pour l’artiste une étude moins féconde que Rome. Deux hommes, en effet, remplissent Rome de leur grandeur, et, fussent-ils seuls, n’y eût-il autour d’eux aucun monument de l’art antique, ils suffiraient encore à renouveler, à transformer l’imagination de tous les artistes appelés à marcher sur leurs traces. Ai-je besoin de nommer ces deux hommes ? Leurs noms ne sont-ils pas déjà sur toutes les lèvres ? Chacun n’a-t-il pas deviné que je veux parler de Raphaël et de Michel-Ange ?

Lors même que Rome n’offrirait à l’étude que la chapelle Sixtine et les chambres du Vatican peintes par Raphaël, Rome serait encore la première de toutes les écoles. Les œuvres de ces deux hommes éminens sont empreintes, en effet, d’un savoir si profond, que celui qui les connaît, qui a vécu dans leur intimité, peut, à bon droit, se vanter de connaître l’art tout entier. En quittant Raphaël et Michel-Ange, il emporte au fond de son ame une image que le temps ne saurait effacer ; chaque fois qu’il se trouve en présence d’une œuvre éclatante ou sévère, pour l’estimer à sa juste valeur, il n’a qu’à interroger cette image, et il est sûr de ne pas se tromper. Cependant Raphaël et Michel-Ange ne représentent pas même la moitié des richesses de Rome. Outre les musées du Vatican et du Capitole, que de palais, que d’églises, que de galeries où l’on peut étudier les principales écoles d’Italie ! La plupart des maîtres que nous connaissons à Paris, dont la galerie du Louvre possède plus d’une œuvre importante, se révèlent à Rome sous un aspect inattendu. Annibal Carrache, au palais Farnèse, est un peintre nouveau pour ceux qui ne l’ont étudié que dans ses tableaux. Il y a dans le Triomphe de Bacchus une franchise, une hardiesse, une verve à laquelle nous ne sommes pas habitués. La tribune de Saint-André della Valle nous montre Dominiquin avec des qualités qu’on ne trouve pas même dans le plus célèbre et le plus vanté de ses tableaux, dans la Communion de saint Jérôme. C’est dans la tribune de Saint-André qu’il faut étudier Dominiquin, si l’on veut savoir vraiment ce qu’il vaut. Le Martyre de saint André, qui se voit à San-Gregorio, en regard d’une fresque du Guide ; la chapelle même de Saint-Basile, à Grotta-Ferrata, dont les diverses compositions se recommandent par tant de vérité, ne peuvent donner une idée du mérite qui éclate dans la tribune de Saint-André. Jamais Dominiquin ne s’est montré aussi simple, aussi savant ; jamais il n’a tiré un plus riche parti de l’architecture. Le Guerchin et Guide, étudiés à la villa Ludovisi, au palais Rospigliosi, ne sont pas moins nouveaux pour ceux qui ne connaissent que leurs peintures à l’huile. Guide et le Guerchin, comme Dominiquin et Annibal Carrache, dans leurs fresques de Rome, se montrent à nous avec une puissance qu’on chercherait vainement dans leurs autres compositions.

La sculpture n’est pas représentée à Rome moins richement que la peinture. Le Vatican et le Capitole renferment une foule de figures qui, sans pouvoir se comparer à la Vénus de Milo, aux marbres d’Athènes, se recommandent pourtant par de rares mérites. Le torse du Vatican, qui passe parmi les antiquaires pour un fragment d’Hercule au repos, pourrait seul se placer à côté de l’Ilissus et du Thésée. Le Laocoon, l’Apollon du Belvédère, le Méléagre, sans appartenir à un art aussi élevé, et qu’on ne pourrait mettre sur la même ligne sans avouer hautement son ignorance, offrent pourtant d’utiles enseignemens. Le torse et le masque du Laocoon expriment la douleur avec une admirable énergie. Quant au Capitole, quoiqu’il soit moins riche que le Vatican, il renferme cependant plus d’une œuvre précieuse. L’Hercule en bronze doré, l’Antinoüs, la Diane, la Junon, seront toujours étudiés avec fruit. Le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens, le Christ de la Minerve, la Pieta de Saint-Pierre, sont encore des leçons excellentes, même après les chefs-d’œuvre de l’art antique. Si le goût n’est pas pleinement satisfait par le style de ces trois compositions, en revanche le savoir qui se révèle dans chaque morceau excite une légitime admiration.

Rome n’est pas, pour l’architecte, une école moins généreuse que pour le peintre et le statuaire. Ruines antiques, palais modernes, tout ce qui peut servir à développer l’imagination se trouve réuni dans l’enceinte de Rome. Le Colisée, le théâtre de Marcellus, les arcs de Constantin, de Titus et de Septime Sévère, le Panthéon et le temple de la Paix, le portique d’Octavie et les colonnes du temple de Jupiter Stator nous montrent l’art antique sous des aspects variés. Le palais Farnèse, le palais Giraud, le palais de la Chancellerie, nous montrent l’art moderne dans toute son élégance, toute sa pureté. Il est impossible de ne pas admirer, d’étudier sans profit la sobriété, la simplicité sévère, qui font du palais Giraud une œuvre exquise. Le palais Farnèse, quoique moins pur, offre pourtant plusieurs parties d’une grande élégance. Quant au palais de la Chancellerie, il est depuis long-temps apprécié par tous les hommes compétens.

Rome n’enseigne pas seulement à l’architecte ce qu’il doit faire, mais bien aussi ce qu’il doit éviter. Si le palais Giraud est un modèle de grace, de simplicité, le palais Doria est une des œuvres les plus ridicules que puisse enfanter l’imagination humaine. Il est difficile, peut-être impossible, de produire un monument d’un style plus tourmenté, plus maniéré ; je ne crois pas qu’il soit permis d’aller plus loin dans le mauvais goût. Et que d’églises je pourrais nommer dont le style ne vaut guère mieux que celui du palais Doria ! Certes, l’architecte qui veut étudier son art trouve de quoi nourrir sa pensée sans sortir de Rome. Il y a dans les monumens que je viens de nommer une variété de formes qui se prête aux comparaisons les plus instructives. Si Rome ne peut tenir lieu d’Athènes, si le goût qui a présidé aux œuvres de l’architecture romaine n’est pas aussi pur que le goût des artistes grecs, il y a cependant une riche moisson à recueillir dans l’étude des monumens romains. Personne, je crois, ne voudra contester l’importance de ces monumens, je parle de ceux qui appartiennent à l’antiquité, non-seulement sous le rapport de l’art proprement dit, mais aussi sous le rapport de la science. Si le goût, en effet, trouve parfois à blâmer, l’esprit demeure confondu en voyant avec quelle sagacité consommée tous les moyens sont réunis et combinés pour assurer la durée de l’œuvre. Le Colisée, debout depuis dix-huit siècles, est là pour attester jusqu’à quel point les architectes romains avaient porté la science de la construction. Il y a dans ces ruines une majesté, une force qui semble défier le temps. Et l’histoire nous apprend, en effet, que la main des hommes, bien plus que la main du temps, a ébréché les murailles du Colisée.

Ainsi donc, les trois arts du dessin, peinture, statuaire, architecture, trouvent à Rome des leçons sans nombre, des conseils variés à l’infini, des inspirations généreuses, des remontrances austères, et pourtant je n’hésite pas à demander qu’on supprime l’académie de France à Rome. Si je crois, en effet, à l’utilité d’un voyage en Italie, je ne crois pas que l’académie réponde à sa destination.

Les pensionnaires de l’académie forment à Rome une petite église et se mêlent rarement à la société des étrangers ; ils vivent entre eux et s’encouragent mutuellement, à leur insu, à persévérer dans la voie qu’ils ont choisie. Préjugés, idées étroites, principes exclusifs puisés à l’école de Paris, ils n’oublient rien. Ils respirent l’air de Rome, et c’est à peine si, au bout de deux ans, ils jugent avec clairvoyance, avec impartialité les œuvres les plus admirables, les créations les plus complètes de l’art moderne. Un mot suffit pour caractériser les idées singulières que les pensionnaires apportent en Italie et qu’ils n’ont pas toujours abandonnées quand ils reviennent en France. Il y a quelques années, je me trouvais à Rome au Vatican : je vis arriver un jeune lauréat qui, pour la première fois, contemplait l’École d’Athènes. J’étais curieux, je l’avoue, d’étudier l’impression que produirait sur lui cette composition. Ma curiosité fut bientôt satisfaite, car le jeune lauréat n’essaya pas de cacher son étonnement en présence d’une peinture si nouvelle pour lui, si peu d’accord avec tout ce qu’il avait vu jusque-là : il était dépaysé. « Si c’est là Raphaël, dit-il naïvement, il faut le temps de s’y faire. » Je ne sais pas si, avec l’aide du temps, le pensionnaire dont j’ai recueilli l’aveu est arrivé à comprendre pleinement le génie de Raphaël, je ne sais pas si, à l’heure où je parle, il pense comme tous les hommes éclairés que l’École d’Athènes n’a jamais été surpassée ; mais il y a dans cette parole un accent de franchise et de vérité que je ne puis oublier. Qu’est-ce donc que l’enseignement de Paris, si les élèves couronnés, en présence de Raphaël, éprouvent plus d’étonnement que d’admiration ? La plupart des pensionnaires quittent Rome sans avoir modifié profondément les opinions qu’ils avaient puisées dans l’atelier de leur maître. L’isolement où ils vivent ne leur permet guère de se renouveler. Le bagage de préjugés qu’ils ont apporté, ils le remportent comme un trésor précieux dont ils ne doivent jamais se séparer. Comme les œuvres qu’ils envoient chaque année sont soumises au contrôle de leurs maîtres et louées ou blâmées publiquement, ils continuent à régler leurs études en Italie d’après les principes qui les guidaient en France. Ils demeurent ce qu’ils étaient et tirent de leur voyage un assez maigre profit. Sans doute ce que je dis des pensionnaires ne se réalise pas constamment, sans doute il se trouve parfois à l’académie un peintre, un statuaire, un architecte qui ne débute pas à Rome par l’étonnement et se fait Italien au bout de quelques mois ; mais cette exception n’entame pas la vérité générale de mes paroles. Pour un pensionnaire qui aborde sans surprise l’École d’Athènes et le Jugement dernier, il y en a vingt qui diraient, s’ils n’étaient retenus par la crainte du ridicule : « Si c’est là Michel-Ange et Raphaël, il faut le temps de s’y faire. »

Pourquoi les pensionnaires forment-ils à Rome une petite église ? pourquoi vivent-ils entre eux ? pourquoi semblent-ils dédaigner les idées nouvelles ? Je me suis plus d’une fois posé cette question, et je crois l’avoir résolue. Les pensionnaires de l’académie s’isolent, parce qu’ils pensent sincèrement n’avoir plus rien à apprendre. Comme ils sont presque tous parvenus à la moitié de la vie ; comme, pour obtenir le grand prix de Rome, ils ont étudié pendant dix ans, quelquefois même pendant quinze ans, ils arrivent sans peine à se persuader que le grand prix de Rome est la limite extrême du savoir et du talent. Ils vivent seuls et ne se mêlent pas volontiers à la société des artistes étrangers, et, par le nom d’étrangers, je désigne tous les artistes qui ne font pas partie de l’académie ; ils gardent fidèlement les principes qui leur ont été enseignés à Paris, parce qu’ils sont pleinement convaincus de l’excellence de ces principes. Dans la langue, j’allais dire dans le jargon de l’académie, les peintres, les statuaires, les architectes, qui ne sont pas au nombre des lauréats, à quelque nation qu’ils appartiennent d’ailleurs, s’appellent vulgairement les hommes d’en bas. Quant à ceux qui habitent la villa Medici, ils se nomment modestement les hommes d’en haut. Sous cette double désignation, si puérile en apparence et qui semble d’abord empruntée à la configuration des lieux, puisque la villa Medici, placée à côté de la Trinité-du-Mont, sur le Pincio, domine la place d’Espagne, il faut reconnaître un sentiment de supériorité qui, par malheur, est bien rarement justifié.

À cet orgueil que la durée de leurs études explique sans l’excuser, vient s’ajouter le bien-être que l’état leur assure. La pension des lauréats est certainement très modique, et, si l’école de Rome était vraiment utile, la France pourrait l’augmenter sans se rendre coupable de prodigalité ; mais cette pension suffit pour éloigner tout souci de l’esprit des lauréats. Logés, nourris à la villa Medici, ils reçoivent chaque mois 18 piastres romaines ; quand ils voyagent en Italie, ils reçoivent 32 piastres. À coup sûr, ce n’est pas la richesse, mais c’est au moins l’indépendance ; et comme cette condition privilégiée dure cinq ans, comme pendant cinq ans les pensionnaires de l’académie n’ont pas à se préoccuper de la vie matérielle, il ne faut pas s’étonner si ce bien-être, venant en aide à l’orgueil, les conduit à l’indolence. Il y a tel pensionnaire qui, dans l’espace de cinq ans, n’a pas visité cent fois le Vatican, et qui ne connaît pas même toutes les richesses de ce prodigieux musée. Ils font à Rome un si long séjour, qu’ils ne se pressent pas d’étudier tous les trésors mis à leur disposition, et souvent la cinquième année s’achève sans qu’ils aient passé en revue toutes les merveilles qui devraient renouveler, qui devraient féconder leur pensée.

À leur retour en France, les pensionnaires de l’académie s’étonnent de l’oubli profond où leur nom est tombé. En partant pour Rome, ils croyaient naïvement que le public se souviendrait d’eux ; ils espéraient le retrouver fidèle, empressé. En voyant sur tous les visages la plus parfaite indifférence, ils accusent le public d’injustice et d’ingratitude. Personne ne songe à les interroger sur leurs projets. Les travaux envoyés de Rome chaque année produisent une impression si passagère, que le retour d’un lauréat passe nécessairement inaperçu. Il est bien rare qu’un artiste absent depuis cinq ans, qui, pendant toute la durée de son séjour en Italie, n’a produit le plus souvent aucune œuvre d’un caractère vraiment nouveau, réussisse à exciter la curiosité. Après quelques jours d’étonnement et de colère, forcé de se rendre à l’évidence, le lauréat qui n’est plus jeune, qui vient d’achever son septième lustre, se résigne enfin à recommencer la lutte qu’il croyait terminée. Chacun devine ce qu’il doit souffrir en acceptant pour rivaux ceux qu’il avait dédaignés jusque-là comme des athlètes trop faibles pour entrer en lice avec lui. Bon gré, mal gré, quelle que soit sa pensée sur lui-même et sur le public, il faut bien qu’il se décide à faire ses preuves pour attirer l’attention. Puisque le public ne le connaît pas, il faut qu’il lui apprenne son nom. Après cinq ans passés dans la sécurité la plus complète, dans le contentement de soi-même, c’est une rude épreuve, et, parmi les pensionnaires, il en est bien peu qui l’abordent sans frayeur. Pour sortir victorieux de cette lutte avec l’indifférence, un courage de quelques mois ne suffit pas ; il faut, pendant plusieurs années, une persévérance qui ne se démente pas un seul instant. Dans l’isolement volontaire où il vivait, le pensionnaire de l’académie s’était habitué à se considérer comme un maître consommé. Sans avoir produit aucune œuvre éclatante, il se respectait, il se savait bon gré d’avoir étudié pendant dix ans pour obtenir les suffrages de l’Institut. Il avait été couronné, donc il avait du talent. Le fameux enthymème de Descartes sur l’existence prouvée par la pensée n’avait pas à ses yeux une évidence plus lumineuse. Les professeurs réunis à l’Institut n’avaient pu se tromper ; puisqu’ils l’avaient jugé digne de vivre pendant cinq ans en Italie aux frais de l’état, il était sûr de trouver à son retour des travaux selon son goût. Le jugement prononcé par les professeurs en séance publique n’était-il pas un argument sans réplique, une recommandation victorieuse ?

Hélas ! qu’il y a loin de ces rêves à la réalité ! Le public, pour admirer, pour blâmer un tableau, une statue, une église ou un palais, ne tient pas à savoir si l’auteur a été couronné par l’Institut. Il juge l’œuvre en elle-même sans demander si le peintre, le statuaire ou l’architecte a vécu cinq ans en Italie. Si le pensionnaire a de lui-même une trop haute idée, s’il a pour son talent et son savoir une estime que ses œuvres ne justifient pas, le public se charge de lui enseigner la modestie. Certes, il arrive parfois au public de se tromper ; parmi ceux qui donnent leur avis, qui se prononcent sans hésiter, il en est plus d’un qui tranche les questions dont il ne sait pas le premier mot. Pour avoir eu le talent de s’enrichir, ou le bonheur de naître dans la richesse, on n’est pas nécessairement capable d’apprécier un tableau, une statue ; mais, à tout prendre, malgré bon nombre de bévues, le public est rarement injuste. Si parfois il s’engoue d’une œuvre sans importance, il reconnaît volontiers sa méprise, et ne se fait pas prier pour bafouer ce qu’il admirait huit jours auparavant, dès qu’une voix sincère a parlé au nom de la vérité. Sans connaître, sans chercher la raison de ses sympathies, il préfère généralement ce qui doit être préféré. Sans être souverainement juste, il possède une justice relative qui ne s’éloigne pas trop de la vérité. Si le tableau placé devant lui n’a d’autre mérite que de rappeler une composition de l’école romaine, ou de l’école florentine, faute de pouvoir saluer dans ce pastiche une vieille connaissance, il passe, et ne daigne pas même demander le nom des personnages. Si le pensionnaire n’a pas appris à penser par lui-même, s’il n’a appris en Italie que l’art trop facile de substituer en toute occasion la mémoire à l’imagination, s’il n’est pas assez fort pour reconnaître combien il est peu de chose, pour sentir qu’il n’a aucun droit aux applaudissemens, il est perdu sans retour. Confondu dans la foule, il aura beau transcrire ses souvenirs, la renommée ne viendra pas le trouver. Après d’inutiles efforts pour appeler, pour enchaîner l’attention, aigri, découragé, il maudira ses illusions, ses espérances, et ne pensera jamais sans colère au grand prix de Rome, qui devait lui donner la gloire, et qui souvent ne lui donne pas même le pain de chaque jour.

Si telle est la destinée commune des pensionnaires de l’académie, si la plupart d’entre eux trouvent à peine dans la pratique de leur art de quoi subvenir aux besoins de la vie matérielle, est-il sage de maintenir l’académie ? Ne conviendrait-il pas de récompenser l’étude et le talent d’une autre manière ? Qu’on ne se méprenne pas sur la nature de ma pensée ; ce n’est pas une économie que je propose. L’académie de France à Rome est pour l’état une dépense insignifiante. Loin de regretter les 112,000 francs affectés à l’encouragement des jeunes artistes, je voudrais voir doubler, tripler cette somme ; mais je voudrais qu’elle fût employée autrement. L’Italie est pleine d’enseignemens ; que les jeunes artistes qui ont donné des preuves de talent aillent donc en Italie aux frais de l’état, mais qu’ils n’y demeurent pas cinq ans, qu’ils ne restent pas si long-temps éloignés de la patrie qui doit un jour les juger. Pour renouveler, pour agrandir leur pensée, deux années suffiraient amplement, et, pour qu’ils reçoivent de l’Italie une éducation vraiment féconde, qu’ils soient affranchis de tout contrôle pendant toute la durée de leur séjour ; qu’ils étudient librement, selon l’instinct de leur imagination ; qu’ils interrogent les monumens de l’art antique ; qu’ils vivent dans le commerce familier des maîtres de toutes les écoles ; qu’ils s’arrêtent à Florence ou à Venise, à Pise, à Padoue, à Rome, sans se demander ce que pensera de leur prédilection pour tel ou tel maître la quatrième classe de l’Institut. S’ils veulent aller chercher à Orvieto, dans les fresques de Signorelli, l’origine du Jugement dernier, ou consulter Giotto à Saint-François-d’Assise, que rien ne les retienne. Si leur goût les appelle ailleurs qu’en Italie, s’ils se sentent attirés vers les maîtres de l’école espagnole ou de l’école flamande, qu’ils visitent les musées d’Anvers et de Madrid, les églises de Gand, de Bruges, de Tolède, de Séville ; qu’ils aillent à leur guise de Van-Eyck à Murillo, de Jean Hemling à Velasquez, de Rubens à Ribeira. Que la France, en mère généreuse, leur ouvre l’Europe entière, rien de mieux : ce n’est pas là de l’argent perdu.

Mais, s’il est juste d’encourager ceux qui entrent dans la carrière, il n’est pas moins juste assurément d’encourager, de récompenser ceux qui ont déjà donné quelque chose de plus que des espérances, qui ont produit un bel ouvrage. Au lieu d’entretenir pendant cinq ans en Italie les élèves qui trop souvent ont montré plus de persévérance que de vrai talent, ne serait-il pas plus sage d’appliquer une partie de cette somme à des œuvres de peinture ou de statuaire dignes d’admiration et d’étude ? Pourquoi n’accorderait-on pas chaque année au plus beau tableau, à la plus belle statue du Salon, un prix de 10,000 francs, par exemple ?

Quant aux architectes, il est clair qu’ils ne peuvent se dispenser de voyager. Les élèves qui auraient fait preuve de savoir et de goût à l’école de Paris devraient donc voyager pendant deux ans au moins aux frais de l’état, et visiter tour à tour l’Égypte, la Grèce, l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, et enfin la France. Ils devraient rapporter de leurs voyages des dessins précis, accompagnés de tous les documens nécessaires pour établir la sévérité de leurs études. De cette façon, en laissant de côté l’Inde, qui n’est pas sans intérêt, mais qui tient dans l’histoire de l’art une place à part, ils auraient parcouru le cercle entier de l’architecture, depuis Thèbes jusqu’à Reims, depuis le Parthénon jusqu’à l’abbaye de Westminster, depuis Grenade jusqu’à Cologne. Quand ils seraient appelés à restaurer une église gothique, ils n’auraient qu’à ouvrir leurs cartons pour accomplir la tâche qui leur serait confiée.

Reste la distribution des travaux, qui n’est, ou du moins qui ne devrait être qu’une forme particulière d’encouragement, une récompense accordée aux plus dignes, aux plus capables. Si l’école de Rome était supprimée, on aurait fait un grand pas vers le bon sens. Les pensionnaires de l’Académie ne réclameraient pas, au nom du privilége dont ils jouissent pendant cinq ans, l’exécution des tableaux et des statues destinés à nos églises, à nos musées. Aujourd’hui, quoique la plupart d’entre eux trouvent à peine de quoi vivre dans la pratique de leur art, il en est qui obtiennent des travaux sans avoir d’autres titres à faire valoir que leur titre de pensionnaire. Puisque l’état les a nourris pendant cinq ans, il ne peut pas, il ne doit pas, disent-ils, les laisser sans travaux. C’est une prétention qu’il ne faut pas accueillir, une erreur qu’il ne faut pas encourager. Le privilége n’a rien de commun avec le droit. Les pensionnaires de la villa Medici s’habituent volontiers à croire que les travaux de peinture, de statuaire, d’architecture, leur appartiennent légitimement. À les entendre, l’état n’a pas le droit de décorer une chapelle, d’élever un palais, sans réclamer leur concours ; ils ne peuvent demeurer oisifs, et, pour eux, un travail qui n’est pas commandé ne vaut pas mieux que l’oisiveté. Aussi qu’arrive-t-il ? Les travaux s’émiettent, se divisent en parcelles, et, quand il s’agit de décorer un monument, l’unité manque presque toujours. Pour contenter les pensionnaires qui parlent de leurs droits, on arrive à mécontenter un juge qu’il serait sage peut-être de consulter, le public qui paie, et qui a bien aussi quelques droits à faire valoir.

C’est pourquoi, dans l’intérêt de l’enseignement, au nom de la justice, au nom de l’art, je pense qu’il serait sage de supprimer l’école de Rome.

Gustave Planche.