L’Éducation sentimentale (1845)/XI

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 54-65).

XI

Un jour qu’il réfléchissait amèrement sur le malheur de sa destinée, la tête dans ses mains et les deux coudes sur sa table, Mme Émilie entra. Il releva sa figure triste et la regarda d’un air étonné, avec des pleurs dans les yeux.

— Ah ! c’est vous ? lui dit-il.

Elle répondit, avec une douceur étrange :

— Je vous importune, dites ?

Le rayon de la lune brillant au fond d’une mer d’azur n’a jamais été plus doux que son regard, et sa voix était suave comme le soupir du vent sur les jasmins.

— Je m’en irais, ajouta-t-elle.

— Vous ! répondit-il, vous ?

Puis, comme elle ne disait rien :

— Vous savez bien que non.

Elle se rapprocha de lui. Il était assis, il détournait la tête et la regardait de bas en haut comme une madone ; elle, debout, baissait ses yeux vers lui, et le regardait avec son sourire.

— Vous savez bien que non, répéta-t-il encore une fois, à de longs intervalles, vous savez bien que non !

Elle avait fait un pas, son souffle descendait sur le front d’Henry, il voyait sa poitrine respirer, il entendait presque battre son cœur. Lentement — cela se fit sans qu’il y pensât et avec la facilité surnaturelle que nous éprouvons dans les rêves — il leva le bras, l’étendit, et le lui passa autour de la taille.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ?

Et il l’entraînait doucement vers lui.

— Parce que je vous aime.

Elle se laissait faire ; la tête renversée, il la contemplait en tremblant, pâle et balbutiant comme dans la fièvre.

— Vous m’aimez… vous m’aimez, dit-elle à voix basse, les yeux mourants et comme enivrée de ses propres paroles.

Et elle se pencha sur lui, passa lentement ses deux mains moelleuses dans ses cheveux et le baisa au front, sans bruit, les lèvres collées, le serrant sur sa bouche. Henry, la tenant embrassée, dans ses bras, la tête sur ses seins, humait le parfum de sa peau et sentait son cœur se fondre.

Se redressant tout à coup, elle s’écarta de lui.

— Grand Dieu ! qu’ai-je fait ? qu’ai-je fait ? dit-elle d’une façon plaintive et désespérée.

Henry bondit et lui rendit son baiser.

— M’aimes-tu ? disait-elle, m’aimes-tu bien, Henry ? dis-le moi… dis-le moi encore… jure-le moi…

— Et toi, répondait-il, m’aimes-tu aussi ? Oh ! dis-moi que tu m’aimes !

Et sans pouvoir parler, avec ses faibles mains, elle lui pressait les siennes, les doigts entrelacés dans ses doigts.

— Non… laisse-moi… je t’en conjure… laisse-moi… ne me touche pas… ne m’approche pas… je m’en vais…

Elle se dégagea de lui.

— Je t’en supplie, ne me regarde plus ! tes yeux me font souffrir… Oh ! mon Dieu ! on nous a vus peut-être !… si quelqu’un entrait !… tes rideaux n’étaient pas fermés ! Que vais-je devenir !… Adieu, adieu, laisse-moi partir, ne me retiens pas… oui je reviendrai ce soir, tantôt, bientôt… Adieu, adieu… Oui, oui, je t’aime, mon Henry !

Et de la porte elle lui envoyait mille baisers.

Resté tout stupide dans sa joie, et savourant dans son âme le goût nouveau de ces caresses, Henry ne savait que devenir ; il avait peur de remuer, peur de lever la tête, il frissonnait comme épouvanté.

Peu à peu le calme lui revint, et la conscience de son bonheur s’éveilla. Son image par hasard s’offrit à lui dans la glace, et il se trouva beau, plus beau qu’un homme. Il se leva et il se sentit fort, assez pour renverser le monde à lui seul. Elle l’aimait ! il s’aimait lui-même, il était grand, il était magnifique, il dominait tout, il pouvait tout, il aurait volé avec les aigles, il se fût jeté à la gueule des canons. L’univers lui apparut alors dans une perspective lumineuse, tout plein de gloire et d’amour ; et sa vie à lui entourée d’une auréole comme le visage d’un Dieu ; le bonheur planait sur lui-même et le recouvrait en entier, il sortait de tout, il filtrait des murs, il brillait comme le jour, Henry le respirait comme on respire l’air.

On l’appela pour dîner, il sortit à regret de sa chambre et, se séparant d’elle, la bénit comme le berceau du nouveau-né. À table il ne mangea pas ; oui, manger, il n’y pensait guère, il la regardait d’un air calme, composant son visage et souriant dans ses entrailles.

M. Renaud lui parla, il ne lui répondit point ; Alvarès le pria de lui passer les légumes, il les laissa tomber sur la nappe ; il bouscula Mendès, il fut brutal et taciturne. C’est qu’il craignait que sa joie n’éclatât tout d’un coup, et qu’il lui prenait des envies de chanter et de pleurer. À peine au dessert, il s’esquiva ; ne lui avait-elle pas dit qu’elle reviendrait le soir ? M. Renaud en fut tout étonné.

— Il n’attend plus même que nous ayons fini ; il devient plus drôle de jour en jour. Sais-tu qu’est-ce qu’il a, ma femme ?

— Ce jeune homme a peut-être des chagrins, répondit Mme Renaud avec le plus grand sang-froid du monde.

— Des chagrins ! quels chagrins ? il n’y a pas longtemps qu’il a reçu des nouvelles de sa famille. Ah çà, composerait-il un mélodrame, qu’il a ce soir l’air si farouche ?

Et il se mit à rire, Alvarès et Mendès rirent, Shahutsnischbach ne comprit pas.

Quand chacun se fut retiré chez soi, et que les lumières de toutes les fenêtres de la maison se furent éteintes, Henry entendit dans l’escalier le froufrou d’un jupon et des pas légers qui montaient, la porte tourna légèrement.

— Ah ! merci ! je croyais déjà que vous ne viendriez pas.

— Enfant que vous êtes !

— Vous m’avez déjà fait tant souffrir !

— Moi ?

— L’autre jour aux Tuileries…

— Vous y avez été ?

— J’ai cru en mourir de chagrin, je vous ai attendue trois heures, je me damnais.

— Voyons, soyez sage, lui dit-elle en souriant, asseyez-vous là, près de moi. Écoutez, Henry, m’aimez-vous ? si vous me trompiez, ce serait odieux ; dites-moi si vous m’aimez.

— Mais je vous l’ai dit cent fois ; depuis deux mois, ne l’avez-vous pas deviné ? Si vous saviez toutes les nuits qui se sont écoulées à rêver de vous, tous les jours que j’ai employés à songer à vous ! Le soir, quand vous ouvriez la fenêtre pour fermer vos volets, j’étais là, moi, à la mienne, je vous voyais, puis je vous entendais marcher ; la nuit, quand je m’éveillais, je me figurais vous voir endormie et que peut-être aussi, comme vous alliez passer dans mon sommeil, je passais dans le vôtre.

— Vous ne vous trompiez pas, ami.

— Le premier jour que je vous ai vue, il me semble que c’était hier, je vous vois encore, vous étiez là, sous le vestibule, c’était le matin, nous entrâmes, vous vous mîtes à nous saluer. Tenez ! vous aviez cette robe-là, vous étiez nu-tête ; vos yeux m’ont troublé, ils me lançaient des rayons qui m’entraient au cœur.

— Oh ! vous êtes bon ! dit-elle. Vous me regardiez, en effet, d’une façon qui me ravissait, Henry ; il y avait quelque chose qui me disait que je vous aimerais, que nos deux âmes se comprendraient, et je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas ? je puis compter sur vous ?… je suis seule, moi… personne ne m’aime… vous, vous me soutiendrez, vous m’aimerez… vous serez mon ange.

Henry tomba la tête sur ses genoux, et y pleurant de joie :

— Ô mon Dieu ! je ne peux pas dire ce que j’éprouve, mais regarde-moi… aime-moi.

Il prenait ses mains et les couvrait de baisers. Plus calme que lui, et triomphant de sa faiblesse :

— Modère-toi, ami. Oui, nous serons heureux, nous nous aimerons… Oh ! ne pleure pas, tu rougis tes beaux yeux.

Et elle le caressait comme un enfant qu’on console. Après un long silence :

— Il y a longtemps aussi moi que je t’aime. D’abord j’éprouvais du plaisir à regarder ta figure ; quand tu n’étais pas là, j’y repensais, peu à peu toute autre idée me devint insupportable, la moindre chose me faisait songer à toi, je te retrouvais partout. Te souviens-tu de ce soir où nous avons causé si longtemps ensemble dans le salon ? je regardais les mots qui sortaient de ta bouche, je te considérais avec étonnement, tu étais beau et tout harmonieux comme un chant.

— Si je m’en souviens ! si je m’en souviens !

Elle continua :

— Mais tu ne t’apercevais de rien, toi ; je voyais bien que tu m’aimais, mais tu ne devinais pas que je t’aimais ; mon mari…

— Ah ! votre mari ! pouvez-vous appeler de ce nom cet homme vulgaire, qui…

— Tais-toi, dit-elle d’un air grave, tu le connais mal, il est bon, généreux, il m’aime.

— Vous aimer ? lui !

— N’en parlez pas, ne suis-je pas sa femme ? ne dois-je pas lui être fidèle ? Oui, son cœur répugne au mien, il ne m’a jamais comprise, il ne connaît l’amour que dans ce qu’il a de brutal et d’odieux, je l’ai en horreur. Si tu savais !…

Elle cacha sa tête dans ses mains, puis avec son sourire et passant ses bras autour du cou d’Henry :

— Il n’est pas comme toi, va ! il n’est pas jeune, ni beau, ni grand ; il n’a ni ta belle âme, ni tes traits si fins.

C’était un charmant spectacle, en effet, que cet ardent jeune homme, avec sa figure douce égarée et tout son corps en désordre.

— Non, c’est toi qui es belle, disait-il, je mourrai en contemplant tes sourcils, et tout supplice me serait doux tant que tes yeux seraient fixés sur les miens.

Et il en restait là, béant et affamé devant ce mets qui fumait pour lui seul ; elle lui parlait de ses devoirs d’épouse et de la chasteté de son amour, tout en repoussant faiblement ses étreintes timides ; il était pusillanime comme une vierge et enflammé comme un homme ivre, l’amour quelquefois est si fort qu’il touche à l’innocence et en a toutes les allures.

— Sois prudent, enfant, observe-toi, il faudra nous cacher au monde — le monde est jaloux et méchant — te méfier de tous. Si notre bonheur était connu, il n’existerait plus pour nous… Prends garde de rien laisser paraître, nous vivrons ainsi heureux, réunis par le cœur au milieu de tous ces gens égoïstes ou stupides ; la vie nous sera plus douce, supportée à deux… Adieu, pense à moi, il faut te quitter, il y a longtemps que je suis là.

Et elle sortit.

Henry comprit bien qu’il venait de faire une faute, il s’en voulut et s’en gronda vertement, puis il s’en loua et s’en estima davantage, tournant sa timidité en vertu et sa sottise en délicatesse, comme cela arrive toujours.

Qu’importe ? la nuit qu’il passa ensuite, pour être veuve de voluptés charnelles, n’en fut pas moins belle et enviable. Adorable bêtise de l’amour ! il ne se coucha que vers deux heures du matin, après avoir écrit cinq pages enflammées à la dame de son cœur.

Les amants ont la rage d’écrire ; pour peu qu’ils soient gens de lettres, c’est un déluge de style. Peut-être se dupent-ils eux-mêmes et leur passion n’est-elle qu’un sujet de rhétorique qu’ils prennent au sérieux, un homme de goût ne peut faire grand cas de toutes ces balivernes sentimentales, si sottement écrites d’ordinaire, et qui plaisent tant aux dames. Je ne m’adresse pas ici aux écoliers de quatrième ni aux couturières qui lisent George Sand et ont pour amants des clercs d’avoué, mais aux gens d’esprit qui en ont écrit eux-mêmes, qui en ont reçu et qui ont beaucoup vu ; la passion ne se peint pas plus elle-même qu’un visage ne fait son portrait, ni qu’un cheval n’apprend l’équitation. Quand Saint-Preux et Don Juan venaient au monde et qu’ils naissaient lentement à cette vie idéale que nous admirons, les pères qui les façonnaient ne songeaient pas aux yeux de leur voisine, ni au soin facétieux d’en obtenir quelque chose, et vous croyez, mon beau monsieur, parce que vous avez les joues en feu et le cerveau échauffé, parce que vos prunelles brillent comme des charbons et que vous écrasez des becs de plumes sur du papier blanc, vous vous croyez émouvant comme Jean-Jacques et lyrique comme Byron ? Allons donc, bourgeois ! allons donc, bourgeoise ! c’est insulter l’art, c’est gâter le plaisir. Que votre bouche ne se pique pas de dire de belles paroles, mais de donner de bons baisers ! que vos mains quittent la plume, leur place est ailleurs. Arrière, canaille ! hors d’ici, gouspins ! qu’on me chasse ces drôles ! qu’on les jette par la fenêtre ! qu’ils se fassent philanthropes, et qu’ils écrivent sur les prisons en bon vieux style épais ! Or, supposant le lecteur aussi gourmet que nous, on lui fait grâce de toute correspondance amoureuse, malheur inévitable dans un livre, chose plus assommante pour nous qu’un gâteau de Savoie ou qu’une dinde aux marrons.

Ils ont bien leur charme pourtant, ces petits morceaux de papier chiffonnés, qu’on se glisse dans la main et qu’on lit le soir, sous les réverbères, à la lueur des boutiques, qu’on relit rentré chez soi, qu’on relit six ans après avec une tendre larme. Voici quelques échantillons de ceux qu’Henry et Mme Renaud s’échangeaient :

« Je t’ai rêvé cette nuit, j’ai été heureuse, et toi ? Il sortira tantôt, à trois heures. »

Ce mot il signifie toujours le mari, le tyran, la maladie à éviter. Exemple : prenez garde à vous, il nous surveille ; venez demain, il monte sa garde ; je crains quelque malheur, il est triste et paraît préoccupé, etc.

Le soir, en passant derrière elle, il lui remettait un autre morceau de papier :

« Heureux ? non, je ne suis pas heureux, je vous aime trop. Il faisait du soleil tantôt, pourquoi n’êtes-vous pas descendue au jardin ? Oui, je vous aime, écrivons-nous ainsi toute la journée, quand nous ne pouvons nous voir. Oh ! que ta lettre, hier soir, m’a fait bondir le cœur ! je la porte toujours sur moi, je la sens sur ma poitrine comme une caresse continue. »

Autre billet écrit sur du papier très fin, roulé en petite boule :

« Ne lisez cela que chez vous et seul. Avant de vous connaître, j’étais comme un corps sans âme, comme une lyre sans corde. Vous êtes comme le soleil, qui inonde tout de lumières et fait éclore les parfums. Je suis heureuse maintenant, la vie m’est belle, tes yeux sont si doux, si beaux ! tu me plais tant ! tes lèvres sont si charmantes et si gracieuses ! »

Réponse :

« Depuis que vous m’avez enivré de vos regards, ô mon ange, je suis un autre homme ; c’est bien vous qui êtes le souffle de vie qui m’avez animé ; avant de vous connaître j’étais une chose, une statue, c’est vous qui, depuis deux jours, m’avez fait plus vivre que je n’ai vécu depuis dix ans. Est-il vrai que vous m’aimez ? puis-je me repaître à mon gré de cette certitude ? suis-je donc nécessaire à ton existence ? Mais dis-moi, fée d’amour, qui donc t’a appris ces mots qui ravissent ? Où as-tu puisé cette poésie du cœur que j’écoute comme un chant du ciel ? Ne te semble-t-il pas que, comme deux anges qui montent vers Dieu, quelque chose nous pousse incessamment et nous élève, radieux, dans un infini de bonheur ? »

Ils auraient continué ainsi jusqu’à la consommation des siècles, et ils usèrent bien une rame de papier Weynen à s’écrire des choses de ce style. Mme Renaud paraissait ne pas vouloir aller au delà, et Henry n’osait ; peut-être n’y pensaient-ils ni l’un ni l’autre. Ils étaient heureux de se dire qu’ils l’étaient, heureux de se regarder longuement, de vivre côte à côte, de s’aimer en secret, de s’écrire, de se rêver.

Henry avait quitté toute étude, celle du Code civil et des Institutes comme celle de l’histoire et de la littérature, il ne songeait plus à rien, il n’enviait plus rien.

Quelquefois, cependant, il aurait voulu être riche, pour passer sous ses fenêtres, monté sur un andalou noir, qui sautille sur le pavé comme une levrette. Elle aimait les fleurs ; les fleurs, hélas ! ne sont faites que pour les riches, eux seuls sentent les roses et portent des camélias ; ils en achètent qui sentent l’ambre et la vanille et les effeuillent sur le sein de leurs maîtresses, et le lendemain ils leur en donnent de nouvelles, mais les petites gens ne connaissent de tout cela que ce qu’ils voient de loin, à travers les grilles de fer d’un jardin public ou le vitrage d’une serre du Jardin des Plantes. Henry donc achetait des bouquets, des bouquets de dix francs, cadeaux qui le ruinaient ; il s’habillait avec recherche, il se peignait vingt fois par jour, il se faisait friser et puis se défrisait avec soin, pour donner à sa chevelure un air élégant et négligé ; il se lavait les dents avec une eau parfumée, il s’en lavait le cou et les mains, il faisait des toilettes pour l’attendre, quand il supposait qu’elle devait venir.

Elle venait. Quelquefois c’était le matin, encore en bonnet de nuit, dans sa robe flottante et sans corsage, avec la fraîche odeur du linge fin, le visage clair, lavé d’eau froide, les mains roses et les pieds dans de petites pantoufles de peau brune recouverte de fourrures. Cette femme-là, vraiment, était d’un ragoût étrange, sa peau exhalait d’elle-même un parfum doux, vapeur de beauté qui monte à la tête comme le bouquet de vins fameux ; son pied avait cent mignardises que trahissait sa chaussure, et l’on pressentait sous son vêtement des délicatesses sans nombre : taille vigoureuse propre aux bonds soudains et aux élasticités déchirantes, bassin large, hanches saillantes et rondes, seins durs, ventre souple, et toute la force de la santé, et toutes les grâces de la langueur, et toutes les voluptés de la femme mûre.

Souvent Henry, sortant du dialogue et emporté par l’âge, l’étreignait avec fureur et la couvrait de ces regards de flamme, où tout le cœur flamboie, plus suppliant qu’un condamné, plus doux qu’une colombe. Il adorait surtout ses cheveux, elle lui laissait passer sa main dessus, il caressait cette ébène unie et la lissait sous ses lèvres. Elle lui disait :

— Enfant ! — elle l’appelait toujours enfant — ta folie t’emporte. Pourquoi te faut-il plus que mon cœur ? Je n’ai rien à te donner au delà. Aimons-nous d’un chaste et pur amour, à quoi bon ces liens de la chair ou se prennent les natures viles ? Est-ce là ce que tu m’avais promis ?

Et elle s’en allait ensuite, ayant longtemps attendu une réponse qui n’était pas venue, et qui sait ? peut-être même une réfutation triomphante.

Henry se disait alors : « Pourquoi irai-je troubler cette eau pure ? faner cette fleur ? pourquoi, afin de satisfaire l’appétit d’un moment, la plonger dans la honte et les regrets ? ce serait pour moi-même la descendre de ce piédestal où mon amour l’a posée ; elle m’aime de l’amour des anges, le ciel n’est-il pas assez vaste ? cet amour n’est-il pas assez doux ? »

Et puis, par une réaction ordinaire, il en venait à jurer horriblement et à frapper du pied de façon à défoncer le parquet. Ce juron voulait dire que l’eau pure est faite pour désaltérer, et les fleurs pour être senties ; que l’amour des anges n’est pas celui des hommes, et qu’il était homme, et qu’en conséquence, etc.

Après quoi il allait voir Morel et lui parlait de sa bonne fortune, de l’adorable maîtresse qu’il avait et du bonheur de ses nuits ; et puis ils riaient beaucoup ensemble sur le compte de Mendès et d’Alvarès, qui, amoureux tous deux, ne trouvaient rien de mieux à faire, pour satisfaire leur passion, que de copier des vers et de jouer de la flûte.