L’Éducation sentimentale (1845)/XXIII

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 190-212).

XXIII

Le père d’Henry était un homme qui écrivait bol par un w et disait du kirschwaser ; il portait d’ordinaire une cravate blanche très épaisse, où son menton se trouvait caché, des favoris taillés comme du buis, qui s’étendaient de l’oreille à la narine et avaient l’air de couper sa joue en deux, un chapeau plus large du haut que du bas, très enfoncé sur les yeux, un gilet de nankin à boutons de nacre, une canne de jonc ornée d’une haute virole, et des breloques à sa montre, laquelle montre était, d’ailleurs, retenue à son cou par une chaîne de sûreté en cheveux blonds.

Le soir, pour lire le journal, il mettait des lunettes, mais il ne comprenait pas qu’on pût se servir de lorgnon et il raillait là-dessus très finement les gens qui en portent.

Il détestait l’eau de Cologne et en général tous les parfums et les odeurs quelconques, il n’aimait pas non plus les hommes qui ont des gants blancs ; il pensait aussi que les moustaches ne conviennent qu’aux militaires et qu’à moins d’être marin on ne doit pas fumer.

Il avait ses idées faites sur tous les sujets possibles ; pour lui toute jeune fille était pure, tout jeune homme était un farceur, tout mari un cocu, tout pauvre un voleur, tout gendarme un brutal, et toute campagne délicieuse.

En fait d’art, il y avait dans son salon, les gravures des batailles de l’Empire et, dans son cabinet, au-dessus de son bureau, l’Amour demandant des armes à sa mère.

Il voulait la liberté des cultes, mais il disait que celle de la presse était poussée jusqu’à la licence, et qu’on ferait bien d’envoyer quelques journalistes aux galères de temps à autre, pour l’exemple. Il criait toujours contre le gouvernement, et à la moindre émeute il se déclarait pour les mesures les plus violentes. Il détestait les prêtres, qu’il appelait tous des hypocrites, des tartufes, mais il affirmait néanmoins qu’il fallait une religion pour le peuple. Étant propriétaire, il défendait la propriété, tremblait toujours pour la sienne, et avait peur du prolétaire.

Il admirait également Voltaire et Rousseau, qui étaient dans sa bibliothèque, qu’il n’avait pas lus, qu’il n’eût pas compris. Il parlait souvent d’Henri IV, qu’il appelait le Béarnais, et de la « poule au pot » que ce bon monarque voulait faire manger à ses enfants tous les dimanches ; il citait encore le « pends-toi, Crillon » et le « panache blanc », ainsi que « tout est perdu fors l’honneur » et « frappe, mais écoute ».

Après le dessert il chantait volontiers du Béranger, et il trouvait aussi qu’à ce moment-là un petit air de piano n’est pas désagréable à entendre ; tout ce qui n’était pas contredanse était pour lui de la musique d’enterrement.

Il buvait le champagne non frappé et répandait son café dans sa soucoupe.

Quand il passait dans les champs, devant une bicoque de paysans, il disait : « Ah ! j’aime ça, moi ! c’est bien, ça ! vive la campagne ! Toutes ces habitations respirent un air de propreté, d’aisance » et rentré dans la ville : « Voilà de belles maisons au moins ! c’est vraiment là qu’on trouve le bien-être, le confortable ! »

Dans l’hiver, en se chauffant à sa cheminée, il s’écriait : « Comme on y est bien ! on est là, réunis tous, en famille, tranquillement » ; au printemps il disait : « Ah ! voilà le printemps ! la belle saison ! on voit tout pousser, ça fait plaisir, ça promet » ; dans l’été : « J’aime l’été, moi, on peut s’asseoir sur l’herbe, faire des parties de campagne, on n’est pas renfermé entre quatre murailles », et à l’automne enfin : « Il faut avouer que c’est la plus belle saison de l’année que l’automne. Quoi de plus joli au monde que de voir tous ces paysans faire leurs récoltes ! »

Excellent homme, que la vue d’un enterrement attristait et que le clair de lune rendait pensif. Il s’amusait, au bal, à voir danser la jeunesse, disait « le tourbillon des plaisirs » et faisait son cent de piquet tous les soirs.

Avant de donner un sou à un pauvre, il voulait savoir si ce n’était pas un fainéant et pourquoi il ne travaillait pas dans les fabriques.

Dans sa maison, bien entendu, il était pour l’ordre et les bonnes mœurs, et se fût indigné s’il eût su que la bonne couchait avec le garçon, tandis qu’il se réjouissait beaucoup des histoires scandaleuses arrivées chez les autres, et qu’il excusait volontiers toutes les fredaines.

Il pleurait aux mélodrames et s’attendrissait aux vaudevilles du Gymnase ; il avait même envie de se lier avec les acteurs qui venaient jouer dans sa ville, et il tâchait de les voir en dehors de la scène ; il leur eût de grand cœur payé un petit verre au café, mais il se fût cru déshonoré s’il en eût reçu quelqu’un à dîner chez lui, à sa table.

Philosophe, philanthrope, ami du progrès et de la civilisation, enthousiaste de la culture de la pomme de terre et de l’émancipation des nègres, il déclarait sans cesse que tous les hommes sont égaux, mais il eût été bien étonné, pourtant, si son épicier ne l’eût pas salué le premier lorsqu’il passait devant sa boutique ; tenant sévèrement ses domestiques, disant « ces gens-là » en parlant d’eux, et trouvant toujours que les ouvriers perdaient leur temps.

C’était un de ces hommes du grand troupeau, ni bons ni méchants, ni grands ni trop petits, avec une figure comme tout le monde et un esprit comme les autres, se croyant raisonnables et cousus d’absurdités, se vantant d’être sans préjugés, et pétris de prétentions, parlant sans cesse de leurs jugements, et plus étroits qu’un sac de papier qui se crève dès qu’on veut y faire entrer quelque chose ; qui ne battent personne parce qu’ils ne sont pas nés violents, n’assassinent pas parce qu’ils ont horreur du sang, ne volent pas parce qu’ils n’ont besoin de rien, ne se grisent pas parce que le vin leur fait mal ; qui craignent un peu Dieu quand il tonne et plus encore le diable quand ils meurent ; qui veulent que vous ayez leur opinion, leur goût, que vous épousiez leurs intérêts, que vous parliez leur langue, portiez leur costume, soyez de leur pays, de leur ville, de leur rue, de leur maison, de leur famille, et qui sans doute, au fond d’eux-mêmes, se trouvent néanmoins doux, humains, sobres, tempérants, moraux, patriotes et vertueux, regardant certaines choses élevées comme des niaiseries, mais en prenant au sérieux bien plus de bouffonnes, à commencer par eux-mêmes.

En connaissez-vous ainsi ? en avez-vous vu quelquefois — ne fût-ce que vous-même, par hasard — avoir horreur des araignées et épouser de vieilles femmes, permettre qu’on fume dans leur pipe et non pas qu’on boive dans leur verre, crier au cynisme devant le mot propre et le mettre en pratique tous les jours, ne pouvoir dormir après une tragédie, mais bien dîner en sortant de la cour d’assises, trouver juste après tout que l’on bombarde Constantinople, car ce sont des Turcs, mais se fâcher tout rouge si on casse leurs vitres, car on attente à leurs droits ? Tout dépend du mot, de la circonlocution, de la lunette qu’on emploie, si c’est un télescope ou un microscope. La glace est excellente en été, mais qui en désire l’hiver ? et pourtant la glace est toujours la glace ; le feu dilate les métaux, il fait évaporer les liquides et durcit les œufs, on le maudit en hurlant quand il vous brûle, et ceux qui couchent sur la neige l’alimenteraient, j’en suis sûr, avec les planches du cercueil de leur mère.

Et la vie elle-même, la vie, n’est-elle pas le même plat rabâchage, le même air éternel, avec ses notes aiguës dans le haut, qui déchirent l’oreille, et ses basses sourdes continues, qui tiennent la mesure ? Je vous ai vu naguère l’appelant une mélodie divine où votre cœur se fondait, les mots alors vous manquaient pour exprimer l’extase où l’enchantement de cette composition magnifique vous tenait suspendu ; la joie débordait de vous comme d’une coupe trop remplie, et vous pleuriez d’être heureux ; mais aujourd’hui, parce que votre femme est morte, votre chien perdu, vos bottes trouées, ou qu’on vous poursuit pour dettes, vous la traitez de charivari odieux et de musique infernale, vous vous bouchez les oreilles aux mêmes refrains, vous fermez les yeux au même soleil.

Si l’on avait dit au père d’Henry : « Votre fils a séduit une grande dame honnête et riche, portant un beau nom et maîtresse d’un beau château, il s’est marié avec elle, c’est un fier parti », le bonhomme eût remercié sa destinée, et il eût incontinent invité tous ses amis, les fortes têtes de l’endroit, à un festin copieux, on eût bu le meilleur vin de sa cave et on l’eût félicité de son bonheur, et il aurait fait ensuite un voyage à Paris pour aller embrasser ce fils chéri et jouir du spectacle de le voir dans sa nouvelle position ; il eût trouvé à sa bru toutes les vertus possibles et toutes les qualités imaginables. Dans une autre conjecture, si Henry avait conquis le cœur de la fille d’un charbonnier ou d’un marchand de légumes, et qu’il l’eût ensuite plantée là avec un marmot sur les bras, ne voulant pas s’avilir à l’épouser, son père fort probablement l’eût regardé comme un gaillard très espiègle et fort habile ; dans le fond de sa vieille indulgence philosophique, il n’aurait pas même été fâché des succès de son fils, et peut-être eût-il voulu voir la pauvre fille qui l’avait trouvé si aimable.

Ces possibilités, rentrant dans le cercle de celles auxquelles il avait songé, ne lui auraient pas parues bien étranges si elles se fussent effectuées ; en effet, ce sont là de ces choses que l’on voit, qu’il avait vues, auxquelles il s’était vaguement attendu les jours où, pensant à Henry et s’imaginant tout ce qui pourrait lui advenir de bien et de mal, il avait bâti ces hypothèses et ces aventures que nous édifions dans l’absence des personnes qui nous sont chères. D’abord il avait prévu un duel, il s’était arrêté à une blessure, à une blessure assez grave même, mais pas dangereuse — mourir en duel est si rare ! — il avait de suite écarté l’idée de la mort — car nos pensées nous font peur — et il en était revenu à un simple accident, à une maladie ; il avait songé aussi qu’il pourrait bien être surpris dans une émeute et mis en prison pour quelques jours ; il avait pensé encore qu’il pourrait devenir amoureux de la dame de comptoir du café qu’il fréquentait, s’il en fréquentait un, et que peut-être il y ferait une énorme consommation pour lui être agréable, puis que ne pouvant payer, il emprunterait, il aurait recours aux usuriers, et qu’alors il y aurait des dettes, des dettes à n’en plus finir, la vie d’un jeune homme à Paris étant une médaille à double face, portant Cupidon sur l’une et le créancier sur l’autre ; il s’était donc résigné à les payer si elles venaient. Il avait encore entrevu dans l’incertain des malheurs possibles — mais ceci lui déplaisait davantage — la certaine femme dangereuse pour le bon sujet, la « mangearde » que redoute tant le bourgeois pour son enfant, celle qui lui fait perdre à la fois son temps et son argent, le dérange dans ses études, lui communique l’amour du luxe et du jeu, le dégoûte de la province et l’empêche plus tard de s’établir ; il s’était dit cependant qu’il ferait tous ses efforts pour le tirer du gouffre et le remettre à flot. Or il avait tout prévu, tout imaginé ; il s’était résigné à tout, il était prêt à tout, mais comme il n’avait pas prévu ni imaginé que son fils pouvait s’enfuir avec Mme Renaud, il entra, quand il le sut, dans une surprise, dans un ébahissement, dans une pétrification indescriptibles. La lettre lui en tomba des mains, et si les bras avaient pu lui tomber du corps ils auraient suivi la lettre.

C’était Morel qui lui annonçait cette nouvelle, on était à un mardi matin. Ils étaient partis de l’avant-veille, le samedi au soir, on ne savait où ils s’étaient enfuis. Morel racontait en outre la manière dont ils s’étaient esquivés et celle dont ils s’étaient pourvus d’argent pour leur voyage.

On se frotta les yeux, on n’y voulait pas croire ; il fallait bien y croire cependant et voir ce qu’il y avait à faire. On alla consulter le notaire, qui ne donna pas d’avis bien net et n’indiqua aucun moyen bien praticable.

Sans plus rien conter à personne, M. et Mme Gosselin se décidèrent donc à partir aussitôt pour Paris, afin d’aller chez M. Renaud lui-même savoir ce que tout cela voulait dire.

Ils descendirent d’abord chez Morel qui, s’attendant à leur arrivée, n’en fut pas surpris ; il supporta donc sans trop de fatigue l’expansion de leur douleur, leurs larmes, leurs gémissements, car il s’y était résigné d’avance, ce qui importe beaucoup dans ces cas-là. Pour bien jouer toutes les scènes de la vie, tout consiste dans la préparation préalable qui s’est dû faire dans la coulisse ; on n’attrape pas juste le ton du premier coup, il faut parcourir la gamme, quelquefois on va même au delà, et, pénétré de l’esprit du rôle, on s’efforce à rire ou à pleurer intérieurement quoique l’on n’en ait nulle envie. Mais Morel n’avait pas besoin de s’exciter à l’émotion, n’étant pas d’ailleurs susceptible d’une délicatesse si scrupuleuse ou d’une illusion si féconde ; il sympathisait vraiment à leur chagrin, autant que l’on sympathise toutefois aux douleurs d’autrui ; puis il aimait M. Gosselin, c’était une vieille connaissance, sa franchise et sa probité lui plaisaient fort ! sa vulgarité aussi y était peut-être pour quelque chose. Nous nous accrochons volontiers à toutes les analogies de notre nature quelles qu’elles soient, inférieures ou supérieures, on aime mieux les premières et l’on s’enthousiasme des secondes.

Il prit cette affaire à cœur et leur offrit ses services.

— Voyons d’abord le mari, leur dit-il ; parlons-lui, nous nous tournerons ensuite d’un autre côté si nous n’en obtenons rien.

Et, comme c’était un homme expéditif, il envoya de suite quérir un fiacre, poussa dedans nos deux bourgeois, et l’on se dirigea vers l’institution Renaud.

Mme Gosselin, fatiguée du voyage et les yeux rouges d’avoir pleuré, semblait toute malade et endolorie ; son chapeau de soie puce, dont le voile était noué sous le menton pour lui tenir les oreilles chaudes, avait reçu plus d’une cassure ou d’une bosselure ; ses gants de fil étaient éraflés, ses bas blancs salis et ses souliers à rubans noirs tournés autour de la jambe, tout couverts de poussière. M. Gosselin avait les traits fatigués, le teint échauffé, la barbe longue, sa cravate était un peu jaune sous la mâchoire, et les bagues de son habit surtout auraient eu besoin d’un coup de fer. Mais les pauvres gens ne songeaient guère à leur toilette.

— Ah ! qui l’eût cru, monsieur Morel ! disait la mère, qui me l’eût dit ? dans une maison comme celle-là !

— Que voulez-vous, ma pauvre dame.

— Une maison qui se recommandait si bien d’elle-même ! nous avions pourtant pris tous les renseignements possibles ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Voilà comme on est trompé, disait le père.

— Une femme mariée ! répétait Mme Gosselin.

— Ce n’est pas une raison, répondait M. Gosselin, ce sont les pires quand elles s’y mettent, les plus dévergondées.

— Vraiment ? mais où croyez-vous qu’ils soient partis, monsieur Morel.

— C’est ce qu’il nous faut savoir.

— Au reste ça ne m’étonne pas, reprit Mme Gosselin.

— Comment donc ?

— Oui, depuis quelque temps… dans ses lettres… il me semblait m’apercevoir… de quelque chose… comme ça… je ne peux pas dire… mais…

— Dans ses lettres, dis-tu ?

— Oui, est-ce que tu ne remarquais pas qu’il avait un drôle de style… des phrases singulières, exaltées… des expressions…

— Romantiques ! exclama M. Gosselin. Auriez-vous cru cela, vous, monsieur Morel ?

Morel. — Mais ce n’est pas une raison pour…

M. Gosselin. — Il aura perdu la tête sans doute, c’est un moment de folie, d’égarement.

Mme Gosselin. — C’est elle qui la lui a tournée, va !

M. Gosselin. — Ça se peut, ça ne m’étonnerait pas…

Morel, tranquillement. — On aura bien du mal à l’arracher de là !

M. Gosselin, soupirant. — Ça lui nuira bien pour son avenir, ce pauvre garçon. (S’animant.) Quelle idée ! quelle idée ! mais mon Dieu, quelle idée ! J’aurais bien mieux aimé, s’il voulait à toute force faire des farces, à la rigueur qu’il prît une maîtresse comme tous les jeunes gens. Que diable ! on sait bien qu’à vingt ans on ne peut pas vivre comme un ermite, j’ai été jeune aussi, moi, je sais bien ce que c’est.

Mme Gosselin. — Quelle coquette ! perdre ainsi mon pauvre Henry !

M. Gosselin. — Envoyez donc vos enfants à Paris !

Mme Gosselin. — Oui, fiez-vous-y !

M. Gosselin. — Vous les croyez en sûreté, travaillant, bien surveillés, s’occupant de leurs affaires…

Mme Gosselin. — Et pas du tout ! il suffit d’une misérable !…

Morel regarde par la portière et trouve que le véhicule va lentement.

Mme Gosselin, continuant. — d’une misérable pour empoisonner leur existence ! (Avec un geste énergique.) On devrait pendre ces femmes-là.

M. Gosselin. — Je ne l’ai jamais vue, moi, cette dame-là, comment est-elle ?

Morel, écarquillant les yeux et souriant. — Mais elle vaut bien…

Mme Gosselin. — Une horreur, mon ami, une horreur !

M. Gosselin. — Grande ? petite ? brune ? blonde ?

Morel. — Grande.

Mme Gosselin, l’interrompant chaque fois qu’il veut parler. — Une grande débauchée !

Morel, continuant. — Brune.

Mme Gosselin, l’interrompant. — Noire comme une taupe.

Morel, continuant. — D’une assez belle prestance, forte femme.

Mme Gosselin, colère. — Oui, une vache ! toujours sans corset !

Morel. — De beaux yeux noirs.

Mme Gosselin. — Un air impudique ! une coquette, mon ami !

Le fiacre s’arrête, le marchepied se déploie. On demande M. Renaud, il est occupé, il va descendre tout à l’heure. On introduit nos personnages dans une petite pièce au rez-de-chaussée, donnant sur le jardin, espèce de parloir et d’antichambre entre la cuisine et la salle à manger.

Enfin M. Renaud descend, il est en robe de chambre, dans sa robe de chambre que nous lui connaissons ; ses chaussons de Strasbourg remontent par-dessus son pantalon noir, ses lunettes sont relevées sur son front, il les ôte vivement en même temps qu’il porte la main à son bonnet grec, en s’excusant de s’être fait attendre. Après avoir donné une poignée de main à Morel, il s’informe gracieusement du service que l’on réclame de lui.

M. Gosselin, levé sur la pointe des pieds, d’un air digne et retenant sa colère. — Monsieur !

M. Renaud, d’un air poli. — Monsieur !

M. Gosselin, élevant la voix, d’un air encore plus digne. — Monsieur !

M. Renaud, étonné. — Monsieur !

M. Gosselin, éclatant. — Eh bien, monsieur !!

M. Renaud. — Eh bien, monsieur, que me voulez-vous ?

M. Gosselin. — Je viens voir mon fils, monsieur, je veux le voir, je voudrais savoir ou il est.

M. Renaud. — Il est parti de ma maison depuis samedi dernier, je vous jure que je ne sais pas du tout où il peut être.

Mme Gosselin. — Comment, monsieur, on vous l’a confié et vous ne savez pas…

M. Gosselin, à son épouse, la calmant. — Tais-toi, bonne amie, tais-toi, laisse-moi parler. (À M. Renaud.) Si vous ne savez pas où il est, vous savez toujours avec qui il est…

Mme Gosselin, vivement. — Oui, il n’est pas parti seul.

M. Renaud. — Que voulez-vous que je vous dise ? est-ce ma faute, à moi ? Je ne pense pas…

Morel. — Vous devez en répondre, cependant.

M. Renaud. — Mais, mon ami…

Morel. — Ah ! tant pis pour vous, on est en droit de vous poursuivre, c’est un mineur.

Le père Renaud. — Comment me poursuivre ! mais de quoi ? qu’ai-je fait ? que vouliez-vous que j’y fasse ? est-ce que je savais tout cela ? pouvais-je m’en douter ?

M. Gosselin, brutalement. — On doit toujours s’en douter !

Le père Renaud, inquiet sur les résultats de cette aventure et craignant qu’elle ne nuise à son établissement. — De grâce ! parlez plus bas, je vous en supplie ! on peut vous entendre, monsieur.

M. Gosselin. — Qu’on m’entende, si on veut… Oui, on m’entendra, je le dirai partout, je dirai que je vous avais confié mon fils, un jeune homme, un jeune homme de bonne famille…

Mme Gosselin. — Né de parents honorables.

M. Gosselin. — Qui ont du bien encore ! qui sont connus ! Ainsi ce ne sont pas des noms en l’air, des gens comme tout le monde, voyez-vous ! nous ne laisserons pas dormir ça, allez ! (Après avoir repris haleine, plus vivement.) — On vous l’avait confié, dis-je, on l’avait mis chez vous et vous l’avez corrompu.

Le père Renaud. — Ha !

M. Gosselin, précipitant son débit. — … ou qu’on l’a corrompu, comme vous voudrez ; qu’au lieu de veiller sur sa moralité, sur sa santé, son instruction, vous l’avez laissé se gâter, se perdre ; vous avez favorisé ses débauches, et qu’enfin une femme, votre femme, l’a enlevé, et cela chez vous, sans rien dire, sans le voir, sans vous en apercevoir, ou sans vouloir vous en apercevoir. Oui je dirai cela, je veux qu’on me fasse justice, qu’on me rende mon fils.

Mme Gosselin, pleurant. — Mon pauvre enfant, mon Henry, où est-il ? mort, peut-être ?

Morel, la consolant. — Non, non, nous le retrouverons.

M. Gosselin. — Où voulez-vous que nous l’allions chercher, nous autres, ses parents ?

Mme Gosselin, pleurant. — Ses pauvres parents !

M. Gosselin. — Regardez sa mère, voyez comme elle est ! elle en deviendra folle ; et moi, monsieur, moi son père, croyez-vous que ça m’amuse ? Que voulez-vous que nous pensions, que nous devenions ? Pouvons-nous vivre comme ça ? Où le chercher ? Voyons, dites, parlez !… Agissez ! morbleu ! retrouvez-le ! c’est votre affaire. S’il vous est égal de savoir où est votre femme, moi je veux savoir où est mon fils, et de suite encore !… ah ! vous vous en mêlerez ! vous nous le rendrez ! j’irai partout, entendez-vous bien ? je remuerai tout, j’ai des amis, des protections, Morel va nous guider, j’irai chez le ministre, chez le roi s’il le faut, je mettrai dans les journaux…

Le père Renaud. — Grâce ! monsieur, grâce, au nom du ciel ! Vous me ruinez, vous décriez ma maison, je suis un homme perdu. Pas de publicité, je vous en prie ; mais ayez pitié de moi aussi, regardez comme j’ai été triché, comme je suis malheureux ! Il vivait ici, mon Dieu, comme les autres ; elle n’avait pas l’air de l’aimer plus que les autres, plus que Mendès, plus qu’Alvarès, que Shahutsnischbach, j’étais à mes leçons, moi ; il venait les prendre dans mon cabinet, il s’en retournait ensuite dans sa chambre étudier toute la journée, jamais je ne me suis aperçu de rien. Il était doux, gentil, jamais un mot plus haut que l’autre, je n’aurais jamais cru… Et elle, monsieur, elle ! elle avait l’air de bien m’aimer aussi ; moi je l’aimais tant ! Croyez-vous qu’il n’y ait que vous à plaindre et que je ne souffre pas non plus ? Sans doute votre douleur est respectable, mais la mienne, monsieur, la mienne est terrible, car c’était ma femme, enfin, ma femme adorée !… Ma pauvre Émilie ! elle tenait ma maison, c’était elle qui réglait tout, les personnes qui venaient ici la respectaient, M. Dubois, M. Lenoir, Mlle Aglaé…

Morel, entre ses dents. — Grand’chose de propre !

Le père Renaud, continuant. — Il faut donc que je perde à la fois ma réputation, ma femme, ma maison, ma fortune, mon honneur, mon avenir, tout ! mon Dieu ! tout ! Qu’est-ce qui voudra me confier des élèves maintenant ? je suis déshonoré ! c’est fini ! Et mon athénée que je voulais établir l’année prochaine, mes cours du soir pour les jeunes personnes ! Les mères de famille ne voudront plus y venir… Ah ! Émilie, Émilie, qui me l’eût dit ? je ne lui refusais rien pourtant !… me voilà ruiné, ruiné, ruiné !!…

La pauvre mère pensait à son fils égaré je ne sais où, perdu dans le monde, errant avec un démon ; elle se le figurait malade, agonisant, les regrettant tous, ne devant jamais les revoir, car il flottait dans son esprit au milieu d’une infortune indéterminée, d’autant plus terrible à y songer qu’on ne pouvait pas la préciser, se la figurer sous une forme quelconque. Debout, immobile et les bras croisés, sentant qu’il n’avait plus rien à dire et s’en irritant davantage, subitement arrêté dans sa colère par cette faiblesse qu’il n’avait pas prévue, son mari fixait sur M. Renaud un œil furieux, sanguinolent et plein de larmes aussi ; il s’était attendu à quelque chose qui lui résisterait, à un obstacle à braver, et il ne trouvait plus rien à saisir, comme si tout à coup fuyait sous nous le sol que l’on allait frapper du pied.

M. Renaud, la tête sur sa poitrine et sanglotant sourdement, voyait déjà sa maison perdue, vide, affichée à vendre et les commissaires-priseurs à la porte, criant à l’enchère la literie, la batterie de cuisine et le beau service de porcelaine ; il pensait aux améliorations futures qu’il avait rêvées, à l’athénée littéraire manqué, à l’aile en retour dans le jardin, dont il voulait agrandir sa maison, à son nom traîné partout, imprimé dans les journaux, chuchoté sur les bancs des collèges, désormais matière à ridicule et à historiette réjouissante ; puis encore, dans le fond de son âme, humilié par ce maudit petit jeune homme qui était la cause de tout cela, et aussi par cette belle femme qu’il avait eue, qu’il aurait pu avoir encore, qui était bien la sienne cependant, et dont la large poitrine gonflée, qu’il avait vue toute nue autrefois, peut-être alors, en ce moment même, se dilatait sous celle d’un autre.

Morel les regardait tous les trois, il en avait compassion.

— Ils n’ont rien laissé ? dit-il à M. Renaud, pas une lettre, un simple billet ? pas un mot qui puisse faire savoir leur intention, par hasard ? Vous n’avez donc rien vu dans leurs chambres ?

— Je n’en sais rien, répondit M. Renaud.

— Vous n’y avez pas été ?

— Mon Dieu, non !

— Quelle incurie, s’écria M. Gosselin.

— Ça ne se comprend pas, dit Mme Gosselin.

— Mais vous pouvez y aller, leur répondit-il doucement ; cherchez, voyez, je vais vous y faire conduire.

Ils montèrent d’abord dans la chambre de Mme Émilie ; on eût dit qu’elle venait d’en sortir, les rideaux de soie bleue et de mousseline blanche étaient tirés et cachaient le jour, les draps du lit pendaient par terre sur le tapis ; au fond de la cheminée, sur des tisons blanchâtres, il y avait encore le reste des papiers qu’ils y avaient brûlés, ainsi que sur la table de toilette la cuvette encore pleine d’eau, le grand flacon rose débouché, les pâtes et les essences étendues, avec la brosse à ongles qui s’était usée sur sa main et les peignes qui s’étaient promenés dans sa chevelure. Dans la douce odeur fraîche de cet appartement fermé, sans doute qu’un poète eût senti des souvenirs de femme et de tendresse amoureuse, parfum composé, qui s’exhalait de tous ces vêtements étendus sur des meubles, de ces savons encore humides, de ces lambris silencieux, et qui vous arrivait comme une émanation d’adultère. Les murs n’ont-ils pas leur magnétisme secret, réfractant sur ce qu’ils contiennent présentement quelque chose de ce qu’ils ont contenu jadis ? c’est là le charme immense qui découle des ruines, s’abat sur notre âme, et la tient à penser dans une mélancolie si large et si profonde !

Mais ils profanèrent tout, les infâmes ! ils se mirent à visiter, à regarder et à fouiller dans tous les coins ; un d’eux s’assit dans un fauteuil, celui peut-être où Henry, d’ordinaire, la faisait mettre sur ses genoux et lui parlait des plus belles choses de la vie ; un autre, avec ses deux mains, toucha à la petite table ronde à fleur jaune où elle s’accoudait tout le jour, quand elle travaillait à sa fenêtre ; c’était sur cette fleur jaune, vous savez, que s’arrêtaient ses yeux durant ses meilleures songeries.

Ils ne purent rien trouver, quoiqu’ils ouvrissent les tiroirs et soulevassent tous les meubles. À quoi bon rapporter tout ce qu’ils dirent aussi de grossier et d’inepte ? M. Renaud, se désolant, répétait sans cesse : « Émilie ! ma pauvre Émilie ! » Mme Gosselin s’indignait du désordre de cet appartement, si peu en rapport avec ses idées de ménagère et de provinciale, et son mari trouvait qu’il y régnait généralement un air de mollesse et de vice qui n’était pas son genre de vice à lui, et qui le scandalisait fort.

— Ah ! voilà, voilà, disait-il, un tas de pommades, d’odeurs, d’eaux pour les gencives, de drogues et de recettes ! J’en étais sûr ! ça dit bien le reste, on n’a pas besoin d’en savoir davantage.

Puis avec un air de dégoût vertueux :

— Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Quant à Morel, il s’était assis sans façon sur le lit ; il aspirait la saveur du camphre et du patchouli, et regardait l’ameublement qui était sous ses yeux, en le comparant à d’autres ameublements à peu près pareils, auxquels il était très accoutumé ; il trouvait qu’il manquait à celui-ci un grand sofa et une armoire à glace.

La chambre d’Henry, comme on le pense bien, fut encore moins épargnée. D’abord Mme Gosselin visita sa commode et vit qu’il était parti avec presque tous ses effets. Dans l’ensemble, pourtant, il n’y avait rien de changé : le portrait de Louise, le fusil, les fleurets étaient à leurs places accoutumées, et, sur la cheminée, la boîte où il mettait ses lettres était restée entre les flambeaux. On l’ouvrit, elle était vide ; dans le double fond seulement Henry avait oublié une vieille lettre de Jules. M. Gosselin se mit à la lire, et comme il y était question d’amour et de poésie, d’art ou de femmes, de tout ce qu’il y a enfin dans les lettres de jeunes gens au bel âge où ils s’écrivent, il la froissa avec dépit comme s’il y eût découvert quelque chose de rare et de monstrueux.

— Lui aussi, dit-il, il s’en mêlait ! voilà bien leurs phrases et leur genre, leur galimatias dangereux ! il lui conseillait, tenez, d’abandonner le droit et d’écrivailler comme lui ; je m’étais toujours méfié, du reste, de ce petit polisson-là, il lui tournait la tête, il l’exaltait.

— C’est possible, c’est bien possible, dit M. Renaud, qui ne connaissait ni Jules ni la lettre en question, mais qui était bien aise de se montrer du même avis que M. Gosselin.

— Tout cela ne nous dit rien, reprit celui-ci, voyons sur son bureau.

Ils feuilletèrent donc ses cahiers et ses notes et lurent le titre des livres entassés en piles sur la table.

M. Gosselin, les prenant l’un après l’autre. — Qu’est-ce que c’est que ça ? voyons un peu. Ah ! des vers ! de la crème fouettée ! des méditations religieuses ! Qu’est-ce qu’il avait à faire avec ça ?… un Chateaubriand ! c’est un bon auteur celui-là, mais il a pourtant trop soutenu les prêtres, d’ailleurs c’est un Carliste… Dans tout ça je ne vois pas beaucoup de livres de droit, je ne vois pas seulement un Cujas, savez-vous où était son Cujas, monsieur Renaud ?

— Non.

— Vous ne savez rien ! vous deviez pourtant surveiller ses études et voir s’il avait un Cujas au moins, que diable !

Puis, continuant à manier les livres :

— En avait-il ? en avait-il ?… Si tout ça valait quelque chose au moins ! si c’étaient de « bons auteurs » !

M. Renaud. — C’est ce que je lui disais toujours, monsieur, lisez les classiques, lisez Racine, lisez Boileau.

M. Gosselin. — Oui, Voltaire, Rousseau, Laharpe, Delisle… mais non !…

Mme Gosselin. — Il aimait mieux des pièces de comédie.

M. Gosselin, continuant toujours son inspection sur la table d’Henry. — Allons, maintenant, Schiller ! de l’allemand ! des songe-creux, des rêveries allemandes ! (Marmottant entre ses dents et récitant les mots les uns après les autres, sans y attacher aucune idée différente.) Oui, Schiller, Hœrder, Heller, Haller, Schlegel, Wogel, Hegel, oui, oui, des subtilités, des bêtises, des choses à la mode… Tiens ? Qu’est-ce que je vois là ? ce livre recouvert de papier,… il y a écrit dessus : « Émilie ».

M. Renaud. — Émilie ? ma femme.

Mme Gosselin. — Elle lui prêtait donc des livres ?

M. Gosselin. — Je m’en doutais.

Mme Gosselin. — Est-ce un mauvais livre, mon ami ? voyons.

M. Gosselin, appuyant sur chaque syllabe. — No-tre-Da-me-de-Pa-ris. (Stupéfait.) « Notre-Dame de Paris ! »

Morel. — Parbleu ! Ça devait être, il m’en parlait toujours.

Mme Gosselin, avec une expression inexprimable. — Victor Hugo ! Victor Hugo !

M. Gosselin, dignement à M. Renaud. — Vous laissez lire Victor Hugo à vos élèves ? chez vous ?

M. Renaud. — Mais monsieur…

M. Gosselin, indigné. — Pas de monsieur, ça suffit. (Se parlant à lui-même.) Ça ne m’étonne plus… une immoralité !

Mme Gosselin. — N’est-ce pas dans ce livre-là, bon ami, qu’on représente un prêtre qui…

M. Gosselin. — Oui, c’est dans ce livre-là.

Mme Gosselin. — Et elle le lui faisait lire !

M. Gosselin, très lentement. — Vous le permettiez ?… C’est très bien, c’est fort bien, monsieur, je ne dis plus rien, je ne m’étonne plus…

— Quoi ? à mon adresse ? s’écria-t-il tout à coup.

Et il décacheta une feuille de papier placée sur la table, dans la position la plus apparente, mais qu’ils n’avaient pas encore vue, il y lut ces mots :

« Excusez-moi, pardonnez-moi, il l’a fallu, vous aurez de mes nouvelles. Je vous dirai où je suis et ce que je fais. Ne craignez rien pour moi, je vous écrirai. Adieu. Votre fils qui vous aime.

« Henry. »

Mme Gosselin sauta sur ce papier et le relut vingt fois, l’étrange concision l’en tourmentait, et, quoique son inquiétude en dût être calmée, l’ardente curiosité qu’elle venait de faire naître lui donnait d’autres angoisses non moins vives.

— Nous n’en saurons pas davantage, dit Morel ; il faut attendre, il ne veut pas que l’on sache où ils sont partis ; c’est à nous de le deviner, et c’est à vous, monsieur Renaud, de les faire revenir.

M. Gosselin et Mme Gosselin, parlant à la fois. — Oui, c’est à vous, monsieur Renaud, à les faire revemr.

M. Renaud. — Mais…

M. Gosselin. — À demain, monsieur, nous aurons l’honneur de nous présenter de nouveau.

M. Renaud a la politesse de les reconduire jusqu’en bas, il leur ouvre la grande porte, il la referme avec un gros soupir et rentre réfléchir dans le petit parloir où l’on était tout à l’heure.

Il est assis, il regarde les pavés, il médite ; tout est tranquille, on n’entend aucun bruit, les cartes géographiques et les tableaux synoptiques des peuples du globe se tiennent suspendus à leurs clous, les trois chaises sont encore aux places où on les a laissées ; là-haut, dans leurs chambres, les élèves travaillent. On prépare le dîner, la porte qui donne sur la cuisine n’est pas fermée, les casseroles gargouillent, le pot-au-feu bouillonne.

Cependant la porte s’entrebâille, une femme paraît, le père Renaud relève la tête.

Catherine est en corset, sans fichu, sans camisole, les pieds dans des savates, un foulard sur la tête, avec de grandes boucles d’oreilles d’or ; son jupon lui descend jusqu’au milieu du mollet serré dans un bas bleu, et la manche de sa chemise un peu au-dessous de l’aisselle ; elle a les bras nus, c’est une chair ferme et fraîche, rouge, presque sanglante, gonflée surtout aux poignets dont la peau, plissée par l’eau bouillante, a l’air de se déchirer comme tendue par la graisse. Son visage sourit, c’est un blanc visage, joues un peu bouffies et blafardes, nez retroussé, lèvre humide ; ses yeux sont d’un bleu clair, et les deux petites papillotes qui paraissent sous sa coiffure, d’un blond cendré. Elle est restée sur le seuil.

— Entre, lui dit M. Renaud, allons, approche, approche, viens !

Catherine s’avance, les yeux du père Renaud s’animent, ses pommettes se colorent, il la saisit par le bras :

— Oh ! quel beau bras !

Catherine. — Ne me serrez pas tant ! vous me faites mal.

Le père Renaud. — Eh bien, viens ici, j’ai à te parler. (Il la prend par la taille, l’attire vers lui.) Assieds-toi là ! (Catherine se met sur ses genoux et joue avec le gland d’or de son bonnet grec.)

Catherine. — Dites donc, qu’est-ce qu’ils vous voulaient, ces messieurs et cette dame ?

Le père Renaud. — C’est le père et la mère d’Henry.

Catherine, riant. — Eh bien ? et l’autre ? est-ce qu’il venait chercher madame ?

Le père Renaud ne répond pas.

Catherine. — Dites donc, ça vous fait-il bien de la peine que madame s’en aille ?

Le père Renaud, l’embrassant. — Tu sais bien que non, petite gueuse ! que je t’aime bien mieux qu’elle !

Catherine, lui prenant la tête par les deux oreilles et le regardant en face. — Bonnement ? Vous devriez bien alors me donner ce que vous m’avez promis, hein ?

Le père Renaud. — Quoi donc ?

Catherine. — Un châle, un grand châle comme madame en avait un quand elle sortait… et puis vous ne me menez jamais au spectacle non plus.

Le père Renaud. — Si j’étais sûr que tu m’aimes bien, que tu ne me trompes pas…

Catherine. — Ah ! fi donc ! v’là une idée ? si je savais que vous dites ça pour tout de bon…

Le père Renaud. — Non, non, va, je sais bien que tu es gentille, que tu m’aimes bien.

Catherine. — Quand me le donnerez-vous alors ? l’aurai-je dimanche prochain ?… Il faudra aussi me mener dîner au restaurant.

Le père Renaud. — Embrasse-moi bien alors, et n’aie pas l’air de toujours bouder. Voyons, un bon baiser, franchement.

Catherine l’embrasse sur les yeux, le père Renaud se pâme.

Cependant Mendès, qui, depuis une grande demi-heure, l’attend dans son cabinet pour lui montrer un discours français dans lequel Scipion exhorte l’armée romaine à vaincre Carthage, est descendu savoir s’il allait bientôt venir ; il l’a cherché partout et ne l’a trouvé nulle part ; il entre enfin dans le parloir au moment où le père Renaud, tenant Catherine dans ses bras, disait : « Ah ! gueuse ! que tu es gentille ! », et où Catherine lui répondait : « Gros vilain ! ça vous fait donc plaisir ? » ; il fait un pas de plus, Catherine pousse un cri et s’enfuit dans la cuisine, le père Renaud détourne la tête, voit Mendès, et se cache la figure avec les mains : « C’est fini ! me voilà perdu ! l’affaire de ce matin et celle-ci !… Que devenir ? mon Dieu ! je suis ruiné, ruiné, ruiné ! »