L’Éducation sentimentale (1845)/XXVII

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 255-317).

XXVII

Ce fut son dernier jour de pathétique ; depuis, il se corrigea de ses peurs superstitieuses et ne s’effraya pas de rencontrer des chiens galeux dans la campagne.

Avec la volonté obstinée de s’instruire en toutes choses, il apprit la géographie et ne plaça plus le climat du Brésil sous la latitude de New-York, à grand renfort de palmiers et de citronniers comme nous l’avons vu faire dans sa lettre à Henry.

Il quitta l’amour des petites bottes évasées à la Louis XIII, et leur préféra une jambe étroite et des genoux non crochus ; et les manteaux de pourpre eux-mêmes, qu’il prodiguait si volontiers dans son style et dont il tirait de si abondantes métaphores, lui semblèrent à la fin moins beaux que les torses qu’ils pouvaient recouvrir.

La fureur de Venise se passa également, ainsi que la rage des lagunes et l’enthousiasme des toques de velours à plumes blanches ; il commença à comprendre que l’on pourrait tout aussi bien placer le sujet d’un drame à Astrakan ou à Pékin, pays dont on use peu en littérature.

La tempête aussi perdit considérablement dans son estime ; le lac, avec son éternelle barque et son perpétuel clair de lune, lui parurent tellement inhérents aux keepsakes qu’il s’interdit d’en parler, même dans la conversation familière.

Quant aux ruines, il finit presque par les prendre en haine depuis qu’un jour, dans une vieille forteresse, rêvant tout couché sur les ravenelles sauvages et regardant une magnifique clématite qui entourait un lit de colonne brisée, il avait été dérangé par un marchand de suif de sa connaissance, lequel déclara qu’on aimait à promener en ces lieux parce que ça rappelait des souvenirs, déclama aussitôt une douzaine de vers de Mme Desbordes-Valmore, écrivit ensuite son nom sur la muraille, et s’en alla enfin, l’âme pleine de poésie, disait-il.

Il dit un adieu sans retour à la jeune fille chargée de son innocence et au vieillard accablé de son air vénérable, l’expérience lui ayant vite appris qu’il ne faut pas toujours reconnaître quelque chose d’angélique dans les premières ou de patriarcal dans les seconds.

Naturellement peu bucolique, la bergère des Alpes, dans son chalet, lui sembla la chose du monde la plus commune ; n’y fait-elle pas ses fromages tout comme une Basse-Normande ? Il se réconcilia cependant avec les bergers, ayant vu, au fond de la Bretagne, un chevrier couvert d’une peau de loup et avec la belle mine du plus affreux gredin qui soit sur la terre.

Il relut ce qu’il pouvait comprendre des bardes et des trouvères, et il s’avoua franchement qu’il fallait être drôlement constitué pour trouver tout cela sublime, en même temps néanmoins que les beautés réelles qu’il y revit le frappèrent davantage.

En somme, il fit bon marché de tous les fragments de chants populaires, traduction de poèmes étrangers, hymnes de barbares, odes de cannibales, chansonnettes d’Esquimaux, et autres fatras inédits dont on nous assomme depuis vingt ans. Petit à petit même, il se défit de ces prédilections niaises que nous avons malgré nous pour des œuvres médiocres, goûts dépravés qui nous viennent de bonne heure et dont l’esthétique n’a pas encore découvert la cause.

Donc, pour se guérir de cette manie, il s’adonna à l’étude d’ouvrages offrant des caractères différents du sien, une manière de sentir écartée de la sienne, et des façons de style qui n’étaient pas du genre de son style. Ce qu’il aimait à trouver, c’était le développement d’une personnalité féconde, l’expansion d’un sentiment puissant, qui pénètre la nature extérieure, l’anime de sa même vie et la colore de sa teinte. Or il se dit que cette façon toute subjective, si grandiose parfois, pourrait bien être fausse parce qu’elle est monotone, étroite parce qu’elle est incomplète, et il rechercha aussitôt la variété des tons, la multiplicité des lignes et des formes, leur différence de détail, leur harmonie d’ensemble.

Auparavant sa phrase était longue, vague, enflée, surabondante, couverte d’ornements et de ciselures, un peu molle aux deux bouts, et il voulut lui donner une tournure plus libre et plus précise, la rendre plus souple et plus forte. Aussi passait-il alternativement d’une école à une autre, d’un sonnet à un dithyrambe, du dessin sec de Montesquieu, tranchant et luisant comme l’acier, au trait saillant et ferme de Voltaire, pur comme du cristal, taillé en pointe comme un poignard, de la plénitude de Jean-Jacques aux ondulations de Chateaubriand, des cris de l’école moderne aux dignes allures de Louis XIV, des naïvetés libertines de Brantôme aux âpretés théologiques de d’Aubigné, du demi-sourire de Montaigne au rire éclatant de Rabelais.

Il eût souhaité reproduire quelque chose de la sève de la Renaissance, avec le parfum antique que l’on trouve au fond de son goût nouveau dans la prose limpide et sonore du xviie siècle, y joindre la netteté analytique du xviiie, sa profondeur psychologique et sa méthode, sans se priver cependant des acquisitions de l’art moderne et tout en conservant, bien entendu, la poésie de son époque, qu’il sentait d’une autre manière et qu’il élargissait suivant ses besoins.

Il entra donc de tout cœur dans cette grande étude du style ; il observa la naissance de l’idée en même temps que cette forme où elle se fond, leurs développements mystérieux, parallèles et adéquats l’un à l’autre, fusion divine où l’esprit, s’assimilant la matière, la rend éternelle comme lui-même. Mais ces secrets ne se disent pas, et pour en apprendre quelques-uns, déjà il faut en savoir beaucoup.

À force de contempler les belles œuvres dans la bonne foi de son cœur, de se pénétrer du principe qui les avait produites, et de les regarder abstractivement en elles-mêmes quant à leur beauté, puis relativement à la vérité qu’elles manifestent et qu’elles exposent, quant à leur puissance, il comprit ce que c’est que l’originalité et le génie, et il eut un dédain complet de toutes les poétiques du monde. Si chaque artiste est appelé à reproduire ce qu’il y a de général dans le monde et dans la nature, suivant le caractère particulier de son talent et sous une forme concrète unique, sans laquelle la spécialité de l’œuvre n’existerait pas ; si chaque idée réclame un moule qui soit à sa taille ; si chaque passion, suivant l’homme où elle se produit, rend un son différent, et si le cœur humain est un immense clavier que d’octave en octave et d’accords en dissonances le penseur doive parcourir, depuis les intonations les plus sourdes jusqu’aux plus aiguës ; si chaque feu a sa flamme, chaque voix son écho, chaque angle entrant son angle sortant ; si le fourreau est bien fait pour le glaive et le langage pour la pensée, comment niveler toutes ces hauteurs différentes, rapprocher ce qui doit être écarté, appareiller ce qui n’a pas de rapport, et vouloir contenir dans les mêmes limites, habiller du même costume, enfermer sous la même forme toutes ces différences essentielles d’origine, de nationalité, de siècles, d’époques ?

L’étincelle qui sort de la pierre, la pâleur de la lune, la rougeur du soleil, les étoiles qui scintillent, les comètes qui flamboient, tout cela c’est la lumière, essence unique qui a des modalités différentes ; ainsi chaque œuvre d’art a sa poétique spéciale, en vertu de laquelle elle est faite et elle subsiste, et celles qui sont à venir naîtront à leur tour, après avoir été portées dans des germes qui ne sont pas éclos, étoiles différentes d’un autre monde, portions de la grande lumière dont le foyer est au sein de l’inconnu. Et vous, vous voulez régler ce qui est la règle suprême, régir ce qui est la loi même, répartir au gré d’une symétrie extérieure toutes ces lueurs diverses, arrêter la création, la saisir par tous ses côtés, mesurer son avenir, compter tous les astres, peser l’infini !

Arrivé à cette haute impartialité critique, qui lui semblait le vrai sens de la critique et qui doit au moins en être la base, il renonça aux parallèles où l’on fait de si douces antithèses, et où, dénaturant d’abord les deux termes de comparaison, on arrive invariablement à en obtenir un résultat faux comme elle.

Alors il découvrit des beautés ignorées chez ceux qu’il n’aimait pas, et des faiblesses singulières à des œuvres qu’il croyait sans reproche ; il se fortifia dans son aversion pour la littérature académique et universitaire, non plus à cause qu’il était d’une école opposée, mais au contraire par amour des grands maîtres que dégrade un enthousiasme inintelligent et qu’avilissent toutes ces admirations écourtées. Les théories, les dissertations, les réclamations au nom du goût, les déclamations contre la barbarie, les systèmes sur l’idée du Beau, les apologies des anciens, toutes les injures que l’on s’est dit pour défendre le pur langage, toutes les sottises qui se sont écrites en discutant sur le sublime, ne servirent plus qu’à lui faire connaître historiquement l’esprit différent des écoles et des époques dans toutes leurs vanités risibles, utiles encore pour nous par l’excès de leur ridicule même. Ils croyaient bâtir pour l’avenir, laisser quelque inaltérable monument, et voilà que ce qu’ils ont édifié à grands frais a plus vite disparu que leurs noms et n’est plus bon qu’à nous rappeler l’instant fugitif où ils ont vécu.

À mesure qu’il avança dans l’histoire, il y découvrit tout à la fois plus de variété et plus d’ensemble ; ce qu’elle a, au premier coup d’œil, de heurté, de confus, disparut graduellement, et il entrevit que le monstrueux et le bizarre avaient aussi leurs lois comme le gracieux et le sévère. La science ne reconnaît pas de monstre, elle ne maudit aucune créature, et elle étudie avec autant d’amour les vertèbres du serpent boa et les miasmes des volcans que le larynx des rossignols et que la corolle des roses ; la laideur n’existe que dans l’esprit de l’homme, c’est une manière de sentir qui révèle sa faiblesse, lui seul est capable de la concevoir et de la produire ; et sans cette infirmité ou cette faculté, pourquoi donc se pâmerait-il d’aise devant la Beauté quand il la rencontre ? Mais la nature en est incapable, tout en elle est ordre, harmonie, les rochers arides sont beaux, les champs couverts de blé sont beaux, belle est la tempête, belles sont les forêts, les araignées ont leur beauté, les crocodiles ont la leur, comme les hiboux, comme les singes, comme les hippopotames et les vautours. Couchés dans leur antre, enfouis dans leur fange, hurlant sur leur proie, sautant dans leurs forêts, nageant dans leurs océans, ne sont-ils pas, comme les cigognes qui volent dans les cieux et les cavales qui bondissent dans les prairies, tous sortis du même sein, chantant le même cantique, retournant au même néant, rayons du même cercle qui convergent vers le même centre ?

Il tâchait de saisir la même harmonie dans le monde moral, et sans s’effrayer de rien, il étudiait le criminel, l’ignoble, le grossier et l’obscène, toutes ces nuances de ce qui nous effraie ou nous dégoûte, et il les posait en face du grand, du digne, du vertueux et de l’agréable, pour voir comment ils en diffèrent et admirer leurs points de contact quand il y en a.

De même que le poète en même temps qu’il est poète doit être homme, c’est-à-dire résumer l’humanité dans son cœur et en être lui-même une portion quelconque, il demandait à l’œuvre d’art sa signification générale en même temps que sa valeur plastique et intrinsèque ; ce qui l’amena à étudier simultanément l’humanité dans l’art, et je dirais presque l’art dans l’humanité, car il y en a un dans ces retours périodiques des mêmes crises et des mêmes idées, dans cette combinaison de ce que l’on appelle effet et de ce que l’on appelle cause, si bien qu’on jurerait que tout cela a été coordonné d’avance, puisque c’est comme un organisme complet qui va se développant toujours et fonctionnant sans cesse, sous des apparences régulières.

Dès lors, à travers le costume, l’époque, le pays, il cherchait l’homme ; dans l’homme il cherchait le cœur. Il allait de la psychologie à l’histoire, de l’histoire il redescendait à l’analyse, et dans cet ensemble qui fait un siècle et qui a sa physionomie à lui, résultat de toutes les parties qui l’ont composé, il tâchait de retrouver les espoirs partiels qui avaient formé l’espoir d’une génération, les amertumes privées qui lui avaient donné l’air si sombre, toutes les joies qui l’avaient rendu si insouciant des graves questions, les énergies qui avaient fait sa force, les héroïsmes secrets qui l’avaient rendu héroïque.

Chaque époque perdit pour lui quelque chose de la couleur tranchée sous laquelle on a coutume de l’envisager ; ce que son unité offre de sec et d’artificiel fit place à un caractère plus ondoyant et plus divers qui, atténuant les différences que l’on trouve entre les époques, en expliquait davantage les transitions de l’une sur l’autre, leurs origines et leurs conséquences. Ainsi qu’il découvrait quelquefois une tendresse exquise dans des cœurs farouches et d’étranges cruautés dans les regards qui semblaient les plus tendres, extrayant le comique des choses sérieuses ou concevant de suite quelque drame à l’audition d’une phrase bien simple, il perdit, en fait d’histoire et de critique, beaucoup d’opinions toutes faites, d’adages commodes et de convictions communes.

Mais la postérité, qui contemple tout de profil et qui veut des opinions bien nettes pour les faire tenir dans un mot, n’a pas le temps de songer à tout ce qu’elle a repoussé, oublié, omis ; elle a saisi seulement les traits saillants des choses, puis, au risque d’incohérence ou d’absurdité, elle les a réunis sous un seul trait et fondus dans une seule expression. Jules faillit tomber dans l’excès contraire ; à force de voir chaque jour la fausseté des jugements de la foule, la niaiserie de ses admirations et la bêtise de ses haines, il aurait admiré ce qu’elle méprise et détesté ce qui la charme, s’il n’y avait pas vu, le plus souvent, un fond d’utilité pratique pour l’avenir à toutes les idées plus ou moins justes qu’elle se fait sur le passé. Ces idées ont bien leur importance en elles-mêmes puisqu’à leur tour elles produisent des faits. Qu’importe que 93 ait mal compris Sparte, pourvu qu’il ait cru l’imiter ?

Quand il eut un peu étudié le xve siècle, il y vit autre chose que des collerettes à fraises ; de même qu’il pensait au xviie sans songer aux grandes perruques, et au xviiie sans n’y regarder toujours que les talons rouges et les marquises. Il aimait, au milieu du grave siècle de Louis XIV, à entendre rire Saint-Amant et Chaulieu, à voir Gassendi se promener devant Port-Royal ; comme il songeait encore que le siècle de Louis XV, à qui l’on reproche sans cesse sa légèreté, son athéisme et ses amours folâtres, avait commencé par Labruyère et par Lesage, avait engendré Saint-Preux et Werther, et s’était clos par René. Époque de scepticisme, sans doute, que celle qui a enfanté des enthousiasmes nouveaux, donné la liberté à des mondes, et affranchi l’intelligence.

Quand, par exemple, Jules apprenait que l’efféminé Henri III envoyait de Pologne à Mlle de Valençay (?) des lettres écrites avec son sang, que Néron au moment de mourir pleurait la perte d’une amulette que lui avait donnée sa mère, ou bien que Turenne avait peur des ténèbres et le maréchal de Saxe horreur des chats, il s’arrêtait tout étonné, plein d’admiration ou de pitié, mais l’étonnement ne durait guère, l’admiration se faisait compréhension et la pitié indulgence. Aussi était-il en quête du courage qu’avaient montré les lâches, de la pusillanimité qu’avaient eue les braves ; il recherchait la vertu pratiquée par les vicieux, et il riait au crime commis par les bons. Cette égalité continuelle de l’homme, quoi qu’il en ait et partout où il se trouve, lui semblait une justice qui rabaissait son orgueil, le consolait de ses humiliations intérieures, lui rendait enfin son vrai caractère d’homme et le replaçait à sa place.

Le monde étant devenu pour lui si large à contempler, il vit qu’il n’y avait, quant à l’art, rien en dehors de ses limites, ni réalité ni possibilité d’être. C’est pourquoi le fantastique, qui lui semblait autrefois un si vaste royaume du continent poétique, ne lui en apparut plus que comme une province ; il comprit qu’on ne fera jamais rien de beau en inventant des animaux qui ne sont pas, des plantes qui n’existent point, en donnant des ailes à un cheval, des queues de poisson à des corps de femmes, existences impossibles, révélations d’un type insaisissables, rêves sans corps qui, n’offrant qu’une face selon le vague désir qui les a créés, demeurent isolés les uns des autres dans leur immobilité et leur impuissance. Il faut l’accepter cependant ce surnaturel, qui se pose au début de l’art d’un peuple et que l’on retrouve à sa fin, comme deux figures mystérieuses sculptées sur son berceau et sur son tombeau ; les premières productions de la main de l’homme en étaient marquées, il coexiste dans ses œuvres les plus maîtres, il se transforme, et s’infiltre encore dans ses dernières. D’abord il éclate dans l’Inde, qui ne s’en est pas dégagée ; il s’humanise dans la Grèce, passe dans l’art romain, le récrée de caprices folâtres ou enflamme sa sensibilité, devient terrible au moyen âge, grotesque à la Renaissance, et se mêle enfin au vertige de la pensée dans les âmes de Faust et de Manfred.

C’était sans doute pour exprimer quelque chose que se taillaient dans le granit ces sphinx monstrueux qui restent couchés sur le sable des déserts. Vers quel horizon regardent, du fond de leurs pagodes, les yeux béants des idoles ? que signifie leur sourire d’ivresse ? et pour quoi prendre, tous ces bras nombreux qui leur pendent le long du corps ? on les contemplera longtemps et pas un homme ne saura ce qu’elles veulent dire.

N’arrive-t-il pas, à certains moments de la vie de l’humanité et de l’individu, d’inexplicables élans qui se traduisent par des formes étranges ? alors le langage ordinaire ne suffit plus ; ni le marbre ni les mots ne peuvent contenir ces pensées qui ne se disent pas, assouvir ces étranges appétits qui ne se rassasient point ; on a besoin de tout ce qui n’est pas, tout ce qui est devient inutile : tantôt c’est par amour de la vie, pour la doubler dans le présent, l’éterniser au delà d’elle-même ; tantôt c’est par convoitise de l’infini, pour y retourner plus vite, fureur de la joie ou caprices du désespoir. Notre nature nous gêne, on y étouffe, on veut en sortir, et notre âme, qui l’a comblée, en fait craquer les parois comme une foule mal à l’aise dans une enceinte trop étroite ; on se rue à plaisir dans l’effréné, dans le monstrueux ; on met un masque sur son visage, on court, on crie, on hurle, on entre dans la folie et dans la sauvagerie ; on rit de sa laideur, on se vautre dans l’ignoble, de même qu’épuisé de jeûnes et saignant sous son cilice, le camaldule ressent des picotements de volupté à chacun des coups dont il se déchire le corps et s’évanouit presque d’amour quand il voit les cieux s’ouvrir sur sa tête, avec les anges aux ailes blanches et les séraphins aux harpes d’or. Redevenu calme, l’homme ne se comprend plus lui-même, son propre esprit lui fait peur et il s’épouvante de ses rêves, il se demande pourquoi il a créé les djinns et les vampires, où est-ce qu’il voulait aller sur le dos des griffons, dans quelle fièvre de la chair il a mis des ailes au phallus, et dans quelle heure d’angoisse il a rêvé l’enfer.

Compris comme développement de l’essence intime de notre âme, comme surabondance de l’élément moral, le fantastique a sa place dans l’art, les plus sceptiques et les plus railleurs s’en sont servis, et toute la faiblesse de quelques-uns n’a pas eu d’autre cause que de n’avoir pu le sentir et l’exprimer. Quant à celui qu’engendre de parti pris la fantaisie de l’artiste, par l’impossibilité où il se trouve à exprimer son idée sous une forme réelle, humaine, il dénote généralement peu d’étendue dans l’esprit et plus de pauvreté d’imagination qu’on ne le pense de coutume ; l’imagination en effet ne vit pas de chimères, elle a son positif comme vous avez le vôtre, elle se tourmente et se retourne pour l’enfanter, et n’est heureuse qu’après lui avoir donné une existence réelle, palpable, durable, pondérable, indestructible.

Alors il s’éprit d’un immense amour pour ces quelques hommes au-dessus des plus grands, plus forts que les plus forts, chez lesquels l’infini s’est miré comme se mire le ciel dans la mer ; mais à mesure qu’il contemplait leurs œuvres, elles s’agrandissaient à sa pensée, de même que s’élèvent les montagnes à mesure qu’on veut les gravir ; plus il croyait les comprendre et plus il en était écrasé, l’éblouissement le saisissait, il ne voulait pas croire que l’homme fût si grand.

Savaient-ils ce qu’ils étaient, sentaient-ils jusqu’au fond ce qu’ils faisaient eux-mêmes, ces immortels dont nous parlons ? D’abord les hasards de la vie n’arrivaient pas jusqu’à eux, ils écrivaient leurs chants d’amour du fond des cachots, ils faisaient leurs rimes en marchant à la mort, ils chantaient encore dans leur agonie, la misère ne les rendait pas misérables, la servitude ne les asservissait pas, ils auraient pu conter leurs douleurs au monde et l’amuser du spectacle de leur cœur. Mais non, ils accomplissaient leur tâche avec une obstination divine, et ils en étaient si peu fiers ensuite, ils en tiraient si peu d’orgueil pour eux-mêmes, qu’il ne semble pas parfois qu’ils en aient compris l’étendue, pareils à des flambeaux allumés qui ne savent pas qu’ils éclairent. Il admira tout ce que leur simplicité a de profondeur, et comment le caractère général du monde apparaît dans l’expansion de leur personnalité, de sorte que c’est à la fois la vérité de tons et la vérité relative de la création entière, marquée de la main d’un homme sans qu’elle y perde rien de sa réalité et de son ensemble.

Homère et Shakespeare ont compris dans leur cercle l’humanité et la nature ; tout l’homme ancien est dans le premier, l’homme moderne dans le second, tellement qu’on ne peut pas se figurer l’antiquité sans Homère, ni les temps modernes sans Shakespeare. Ils ont été si vrais qu’ils sont devenus nécessaires ; ce qu’ils ont fait est leur œuvre en même temps que celle de Dieu, ils sont comme la conscience du monde, puisque tous ses éléments s’y trouvent rassemblés et qu’on peut les y saisir.

Mais ce qui le charmait surtout chez ces pères de l’art, c’est la réunion de la passion et de la combinaison ; les poètes les plus exclusifs, les plus personnels, ont eu moins de chaleur, de vitalité et même de naïveté, dans l’exposition du seul sentiment qui faisait leur grandeur, que ceux-là n’en ont montré dans les sentiments variés qu’ils ont reproduits, tandis que les littératures tardives, avec toutes leurs ruses acquises et leurs artifices étudiés, n’ont rien fait qui approche de la savante harmonie qui se rencontre chez ces maîtres à son état le plus naturel et le plus complet, comme à sa source et à son principe. Il conclut de là que l’inspiration ne doit relever que d’elle seule, que les excitations extérieures trop souvent l’affaiblissent ou la dénaturent, qu’ainsi il faut être à jeun pour chanter la bouteille, et nullement en colère pour peindre les fureurs d’Ajax ; il se rappela le temps où il se battait les flancs pour se donner l’amour en vue de faire des sonnets.

Alors la suprême poésie, l’intelligence sans limites, la nature sur toutes ses faces, la passion dans tous ses cris, le cœur humain avec tous ses abîmes, s’allièrent en une synthèse immense dont il respectait chaque partie par amour de l’ensemble, sans vouloir ôter une seule larme des yeux humains ni une seule feuille aux forêts.

Il vit que tout ce qui élimine raccourcit, que tout ce qui choisit oublie, que tout ce qui taille détruit, que les poèmes épiques étaient moins poétiques que l’histoire, et que, pour les romans historiques par exemple, c’était un grand tort de vouloir l’être ; celui qui, selon une idée préconçue et pour la loger convenablement quelque part, médite le passé sous d’autres couleurs qu’il n’est venu, refait des faits et rajuste des hommes, arrive à une œuvre fausse et sans vie, l’histoire est toujours là, qui l’écrase de la hauteur de ses proportions, de toute la plénitude de son ensemble ; le seul moyen de l’égaler, ce serait d’atteindre à ses exigences et de compléter ce qu’elle n’a pas dit. Mais que de science ne faudrait-il pas pour être à même de comprendre l’époque ! que d’érudition première pour acquérir cette science ! que de sagacité pour l’appliquer ! quelle intelligence ensuite pour voir les choses telles qu’elles sont venues ! quelle force innée pour les reproduire et quel goût surtout pour nous les faire entendre !

Jules s’enrichissait ainsi de toutes les illusions qu’il perdait ; à mesure que tombaient les barrières qui l’avaient entouré, sa vue découvrait des horizons nouveaux. Également écarté du savant qui s’arrête à l’observation du fait et du rhéteur qui ne songe qu’à l’embellir, il y avait pour lui un sentiment dans les choses mêmes, et les passions humaines suivaient en se développant des paraboles mathématiques. Quant à ses passions à lui, il les réduisait à des formules afin d’y voir plus clair, tandis que ses idées semblaient venir de son cœur, tant elles avaient de chaleur et d’audace.

Il porta dans les arts l’habitude, qu’il avait contractée dans l’étude du monde et insensiblement dans l’analyse de lui-même, de parodier ce qui lui plaisait davantage, de ravaler ce qu’il aimait le mieux, abaissant toutes les grandeurs et dénigrant toutes les beautés, pour voir si elles se relèveront ensuite dans leur grandeur et leur beauté première ; quelquefois même il niait complètement une œuvre afin de la mieux regarder sous un autre aspect. Mais de même que le velours en lambeau est plus beau que de la toile neuve, et qu’un bonnet de papier sur la tête de l’Apollon ne la dégrade pas, la parodie ne peut rien détruire de ce qui est indestructible, son couteau se casse contre les marbres impérissables, elle embellit plutôt ce qui est beau en lui comparant ce qui est laid ; la gloire, pour être complète, a donc besoin d’être outragée ; médiocre, en effet, serait pour moi le triomphe où il n’y aurait pas d’insulteurs. N’est-ce pas dans ce même besoin que nous recherchons les diatribes de ceux qui nous sont chers et les caricatures de ceux que l’on admire, et que nous prenons plaisir à entendre médire de nous-mêmes afin de pouvoir de suite nous aduler davantage ?

Il plaignait l’admiration des gens faibles, qui s’effraient de l’ironie ; et combien elle a peu de forces en elle-même, celle qui s’en trouve diminuée !

Il avait entendu dire que l’époque moderne étant une époque prosaïque, les œuvres qui la pourraient peindre, devant se ressentir du sujet, n’y trouveraient aucune profondeur et n’en tireraient aucun éclat ; or, après en avoir adopté les idées courantes dans sa première jeunesse, et l’avoir ensuite détestée lors de son retour à l’antiquité, à la plastique, haïssant alors le frac noir par amour du pallium et la botte vernie à cause du cothurne ; il se demanda cependant un jour si un demi-siècle ou il y avait eu une révolution pour changer le monde et un héros pour le conquérir, où l’on avait vu des monarchies s’écrouler et des peuples naître, des religions finir et des dogmes commencer, des cadavres revenant de l’exil, des rois qui y retournaient, et partout comme un souffle de tempête qui précipitait les événements à leur conséquence, lui heurtait les idées contre les faits, les philosophies contre les religions, tout cela allant, tourbillonnant, si tassé, si mêlé, si confus que toutes les théories avaient eu leur jour, toutes les conceptions leur forme, la foi, le doute, l’enivrement et l’accablement, la corruption et la vertu, la trahison et l’héroïsme s’étant montrés tour à tour les uns en face des autres, souvent dans le même fait, chez le même peuple, quelquefois dans le même homme, de manière que rien n’offrait plus d’ensemble tout en gardant une variété infinie, il se demanda donc si une telle époque ne laissait pas plus de latitude et d’enseignement au penseur et plus de liberté à l’artiste que la contemplation d’une société à figure plus arrêtée où, tout étant limité, réglé et posé, l’homme se trouvait en même temps avoir moins agi par lui-même et la Providence l’avoir moins fait agir. Mais de cette surabondance de matériaux résulte l’embarras de l’art, il ne sait que faire du moment qui est, ni comment le percevoir ; pour qu’il puisse le saisir et le manier, il faut qu’il le trouve fixé quelque part ; l’histoire n’est belle que racontée, et les plus magnifiques palais ne valaient pas leurs ruines. Dans son amour de la beauté, l’artiste parfois peut regretter ces frontispices abattus et toutes ces statues mutilées ; mais s’il savait, dans l’intérêt de sa pensée, combien le passé est de la nature de l’infini, et que plus cette perspective est longue plus elle est belle, il serait tenté de bénir le vent qui déracine les pierres et le lierre qui se met à les recouvrir.

Jules acquit donc la conviction qu’il y aura de magnifiques travaux d’art à exécuter sur le xixe siècle, quand on en sera à distance, pas encore assez loin pour qu’on perde les détails, pas trop près non plus pour qu’ils prédominent sur l’ensemble.

On lui avait dit aussi — il l’avait lu dans les revues — que le caractère individuel s’étant considérablement mûri par suite des préoccupations politiques de la nation, les rangs s’étant nivelés et les conditions rapprochées, la comédie était devenue une chose impossible, une forme de l’art entièrement perdue ; eh bien, il se persuada du contraire à la longue. Il est vrai, le sens comique lui était moins naturel que celui du tragique, et, dans la littérature comme dans le monde, il confondait souvent les genres.

Il alla à Paris, il assista aux cours de la Sorbonne, et sa conviction récente n’en fut pas détruite ; en entendant encore des professeurs donner les règles du goût et des gens qui ne savent pas écrire quatre lignes enseigner comment il aurait fallu composer un livre, il s’amusa même davantage et rit de meilleur cœur qu’en voyant un singe raser un homme, ou un caniche habillé en soldat faire la charge en douze temps.

Les journaux lui semblaient aussi une source inépuisable de facéties, avec leur dévouement au pays et leur amour de la morale publique, la lourdeur de leur style par-dessus la futilité de leurs pensées, boîtes de plomb qui renferment du sable ; les plus grands, les plus sérieux, les plus majestueux, les plus rogues, étaient selon lui les meilleurs, de sorte qu’il n’y avait guère que le Charivari et le Tintamarre qui ne le fissent plus rire.

Il vit à la Bourse que la race des Turcarets n’est pas éteinte ; à l’École de médecine que pour être sans perruques les petits-fils de Diafoirus n’ont pas dégénéré ; au Palais, que les Brid’oison se rencontrent encore.

L’extérieur comique, en effet, a diminué, mais le fond semble avoir grandi en raison inverse ; cela est devenu plus difficile à saisir, plus complexe, plus délicat, plus intime. Soit, par exemple, l’idée d’un gouvernement constitutionnel : n’a-t-elle pas en elle-même quelque chose de tout à fait attique et d’essentiellement fait pour rire ? le système ou la pensée immuable, l’idée monarchique si vous aimez mieux, reparaissant continuellement sous les diverses figures de chaque ministère ne fait-elle pas involontairement penser à ces pièces à tiroir, où le même personnage vient tour à tour déguisé en paysan, en cocher de fiacre, en militaire, en cuisinier, faisant alternativement le doucereux, le terrible, l’ingénu, afin d’extorquer la dot de la pauvre fille ou de lui ravir son honneur ?

Il alla à l’Opéra ; il y vit des processions, des croix, des autels, y entendit jouer de l’orgue et chanter des psaumes. Il alla dans les églises ; on y exécutait des contredanses, et les mêmes gens qu’il avait vus la veille au soir sur la scène, habillés en prêtres ou en moines, chantant alors avec une expression appropriée à leur costume, étaient encore là qui continuaient leur métier, mais, maintenant, l’air sémillant et gaillard, frisés en papillotes, gantés de blanc, avec des manchettes et une chaîne d’or. En revanche il retrouvait le soir, à dîner en ville, ceux qu’il avait vus le matin desservant la messe en habits pontificaux, qui buvaient et mangeaient de bon appétit, causaient avec les dames et faisaient les agréables.

Ô Molière ! Molière ! s’écria-t-il dans son âme en admirant la moralité des procureurs du roi et le civisme des hommes d’État !

On l’invita à faire partie d’une assemblée philanthropique, il s’y rendit ; d’abord chacun se poussa tellement à la porte, afin d’avoir la meilleure place auprès du poêle, qu’il faillit être étouffé dès en entrant. Il s’agissait de trouver les moyens d’améliorer l’homme intérieur ; on commença par se disputer si bien pour savoir qui aurait le premier la parole, que chacun finit par hurler pour se faire entendre, et que Jules s’en alla de peur des coups.

Il assista un autre jour à la réunion solennelle d’une société de tempérance ; la réunion eut lieu à 9 heures du soir, après un grand dîner qu’avait donné le président ; presque tous les membres arrivèrent ivres, et déclarèrent qu’ils permettraient à leurs adeptes tout au plus le thé et la limonade ; les plus gris furent les plus éloquents, les douleurs de l’ivresse se peignaient sur leurs visages, quelques-uns même en vomirent.

Il fit la connaissance d’un jeune écrivain catholique, dont les livres de morale dogmatique étaient donnés en prix dans les couvents et dont les poésies religieuses étaient recommandées par les confesseurs à leurs belles pécheresses ; Jules le rencontra chez les filles.

— Ah ! ah ! je vous y prends l’homme de bien, lui dit-il.

— Comment ? répondit celui-ci, rien de plus simple, c’est avec l’argent que me rapportent mes amours éthérées que je paye les catins, et en prêchant le carême je dîne chez Véfour.

Quant aux jaloux, aux fripons, aux vaniteux, ils sont trop nombreux pour qu’on y prenne garde, et d’ailleurs tiennent trop à la nature humaine pour qu’on les puisse reporter plus spécialement sur une époque que sur une autre ; mais à ne faire attention qu’à l’élément grotesque d’une société et qu’aux ridicules dont elle est spécialement douée, il en découvrit tellement dans la nôtre qu’il en arriva, par rapport au genre comique, aux mêmes conclusions qu’il avait trouvées quant au tragique. Ainsi il avait eu d’abord envie de s’amuser avec les Saint-Simoniens, mais les Fouriéristes l’emportèrent, de même que M. Cousin lui semblait très drôle avant qu’il n’ait lu Pierre Leroux. Qu’est-ce qui fera rire, en effet, quand tout est risible ? il est vraiment pénible pour un auteur de penser que, quelque bêtise qu’il fasse débiter à ses bouffons, les gens graves en diront toujours de plus forte.

On ne peut pas faire la charge de la charge elle même. Où faudra-t-il puiser matière à satire ? qui nous l’offrira ? Sera-ce l’Université par hasard ? mais les jésuites réclameront ; les orateurs patriotes peut-être ? mais les journalistes vertueux ne leur en cèdent guère ; les savants ? et les artistes, bon Dieu ! l’orgueil des ténors sans doute ? mais celui des danseurs, miséricorde ! Il songea bien encore à l’Académie, composée des grands seigneurs de la bourgeoisie, de ministres destitués, de pairs podagres, de commissaires de police enrichis, d’écrivains qui ont l’esprit de ne rien écrire et de quelques critiques qui en ont eu le malheur, où l’on recevra bientôt des poêliers-fumistes, des notaires et des agents de change. Hélas ! ceux qui l’attaquent n’ont-ils pas bien plus d’outrecuidance, et ceux qui veulent y entrer bien plus de platitude ?

Il entendit, dans un salon, un homme réciter des vers ; les vers étaient médiocres et les mains du poète étaient fort sales.

— Quel est ce rustaud ? demanda-il à son voisin.

— N’en dites pas de mal, c’est un grand homme.

— En quoi ?

— C’est un cordonnier qui fait des vers.

— Eh bien ?

— Mais c’est là toute la merveille, parbleu ! voilà son éditeur qui est à côté de lui et qui vient de le présenter à la maîtresse de la maison, il le mène partout, c’est son bien, sa bête, sa chose ; il a grand soin de lui recommander de venir en casquette et de garder ses mains sales, afin qu’on voie bien qu’il est prolétaire et qu’il fait des chaussures ; il l’a même engagé à coudre son cahier de poésies avec du ligneul ; j’ai su aussi qu’il lui conseillait de mettre quelques fautes de français aux plus beaux endroits, afin qu’on les en admirât davantage ; il est à la mode, lui et son poète, on l’invite partout, voilà comme il se pousse. Quand il aura traîné ce pauvre homme de salons en salons, et qu’il ne saura plus qu’en faire, il le plantera là tout net, et il faudra que le cordonnier se remette à coudre des bottes, pourvu que la vanité, la misère et le désespoir en dernier lieu ne l’aient pas fait crever d’ici là, ce qui arrivera à coup sûr.

— Quel est donc ce monsieur qui parle si bien ? demanda Jules à son voisin de droite en lui désignant son voisin de gauche.

— Ce monsieur est un helléniste, lui répondit-on, qui ne conçoit pas que l’on puisse écrire un article de mode ou réciter une fable si l’on ne sait à fond au moins deux langues anciennes et une demi-douzaine de modernes ; il a fait un roman de mœurs bourré d’érudition, que personne n’a lu, mais il s’en console en relevant les anachronismes de ceux qu’on lit, et en riant sur le compte de leurs auteurs qui ont employé une foule de mots dont ils ne connaissaient pas l’étymologie ou la racine.

L’homme obligeant qui donnait ce renseignement à Jules était un jeune dandy, jaloux du bruit que faisait le prolétaire qui captait en ce moment l’admiration des dames, et non moins envieux de la science du savant, qui quelquefois l’humiliait devant les hommes.

« Et moi-même, se demanda Jules, après avoir cherché au fond de sa conscience la cause des répulsions différentes qu’il portait à chacun de tous ces personnages, est-ce que je ne serais pas bien aise d’être à la place du cordonnier et d’entendre en mon honneur ce doux murmure qui circule ? est-ce que je vise autre chose après tout ? Ses vers ne m’ont peut-être paru mauvais que parce que j’aurais préféré qu’on écoutât les miens ; ce brave homme qui les décriait avait beaucoup de sagacité, et je serais bien heureux si j’en savais autant que lui ; ce jeune fat même n’avait nullement tort, il faut convenir aussi qu’il met sa cravate mieux que moi et que sa toilette est irréprochable. »

Ainsi vivait Jules, fréquentant davantage les hommes et de moins en moins leur ouvrant son cœur ; son isolement intime était relatif à la foule qui l’assiégeait, résultat multiple de l’expérience, de l’orgueil blessé, du parti pris et des circonstances extérieures.

Deux choses arrivent : ou l’homme s’absorbe dans la société, en prend les idées et les passions, et disparaît alors dans la couleur commune ; ou bien il se replie sur lui-même, en lui-même, et rien n’en sort plus, des différences profondes s’établissent entre lui et ses semblables, il y a des abîmes rien que dans la manière de comprendre une même idée ; il vit seul, rêve seul, souffre seul, personne ne s’associe à sa joie, il n’y a pas de caresse pour son amour ni de consolation pour sa douleur, son âme est comme une constellation égarée que le hasard pousserait dans l’espace. C’est pour cela qu’on voit tant d’amitiés chez les enfants, que l’on en rencontre déjà moins dans la jeunesse, presque pas chez les hommes mûrs, point du tout entre les vieillards.

Combien de goûts, de pensées, de rêves et de plaisirs avons nous eus de communs avec une foule de gens qui sont perdus pour nous ? ils ont pensé comme nous cependant, senti comme nous, nous vivions de leur vie, ils vivaient de la nôtre ; mais les liens qui semblaient unir pour toujours se sont si bien dénoués d’eux-mêmes, que l’on s’est oublié complètement et que l’on ne se reverra jamais.

Il est un âge où l’on aime tous les vins, où l’on adore toutes les femmes ; alors, assis devant la vie comme autour d’un festin, on chante tous ensemble dans la joie de son cœur, les convives ont la même gaieté et la même ivresse ; mais une heure arrive où chacun prend sa bouteille, choisit sa femme et s’enfuit chez lui, puis d’autres viennent boire aux mêmes illusions et se griser des mêmes espérances.

Si les attachements du passé nous apparaissaient tout à coup en face de l’isolement de l’heure présente, nous aurions plus horreur des autres que de nous-mêmes, et qu’est-ce que nous déplorerions davantage ou de l’abandon de tout ce qui nous a quittés ou de la dureté que nous avons mise à n’en plus vouloir ?

Autrefois Jules avait beaucoup d’amis, avec lesquels il causait littérature ; à peine maintenant s’il pouvait trouver quelqu’un qui fût de son avis pendant cinq minutes ; il n avait pas le courage d’exposer ses idées devant des gens qui ne les partageaient pas, et, quant à ceux qui les entendaient, il aurait eu encore tant de choses à leur ajouter qu’il s’abstenait d’ouvrir la bouche. La discussion lui était devenue impossible, il n’y avait à son usage de mode de transmission psychologique que l’expansion, la communication directe, l’inspiration simultanée ; il voulait que ce qui sortait de lui-même et que ce qui tâchait d’y entrer arrivât à la manière du son, qui s’accepte sans qu’on le raisonne, que l’on perçoit dès qu’il se produit ; la justesse d’une note ne se critique pas, on ouvre l’oreille et l’on en a de suite conscience.

Plus il allait et moins il découvrait chez les autres de rapports avec lui-même. Lorsqu’il dînait au restaurant avec un ami, l’ami choisissait toujours des plats qui n’étaient point de son goût et voulait du bordeaux lorsqu’il aurait désiré du bourgogne. La coupe de sa robe de chambre et la couleur des étoffes dont il se couvrait étaient généralement blâmées de tout le monde. S’il voulait faire un cadeau à quelqu’un, il choisissait toujours des choses charmantes qui ne plaisaient jamais. Il n’allait plus dans aucun théâtre, parce que les sifflets l’empêchaient de goûter les plus beaux morceaux et qu’il souffrait trop en entendant certains applaudissements.

Il évitait plutôt la contradiction qu’il ne la cherchait, mais n’étant de l’opinion de personne, il ne disait pas la sienne ; or on l’accusait d’hypocrisie, parce qu’il voulait être poli sans consentir à être vil.

Admirait-il un tableau, il trouvait des gens qui se pâmaient devant la manière dont le peintre avait imité les boutons de l’habit. Si c’était un concert de Beethoven, il en voyait qui brillaient ou qui trépignaient à la première note. Quand il parlait de Shakespeare, les prétendus classiques lui répondaient par un rire de pitié, et les soi-disant romantiques par des cris inarticulés ; s’il avouait qu’il aimait à lire La Pucelle, on le regardait comme un libertin, ou bien les amateurs lui citaient à l’instant même le Tableau de l’amour conjugal ou le Portier des Chartreux.

Quelquefois cependant, alléché par des apparences de sympathie, il se laissait aller à développer son opinion ou à épandre son sentiment, mais soudain il rencontrait, chez ceux qu’il avait crus le comprendre, un entendement si borné que, quoique parti du même point, il s’en trouvait tout à coup à des distances infinies, et qu’il continuait à parler pour lui seul.

Il s’interdit donc de jamais parler d’art et de littérature. Un jour, il eut le malheur de tomber au milieu d’un cercle d’historiens qui dissertaient de la Révolution française et de ses grands hommes : l’un regardait Robespierre « comme un tigre altéré de sang », un autre comme le plus doux législateur qu’on ait vu ; la Montagne était traitée de phalange sacrée ou de repaire de brigands ; le troisième enfin bénit la Révolution dans son principe et dans ses résultats, tout en déplorant « les excès qui l’avaient souillée ». Jules, dès lors, se priva de parler d’histoire.

Restaient donc ces éternels lieux communs, qui sont l’aliment inépuisable de la conversation entre les hommes, points de contact par lesquels le dernier goujat et le plus grand génie du monde se ressemblent, je veux dire le vin, la bonne chère et les fillettes ; mais, outre la monotonie du sujet, Jules était toujours surpris du peu de débauche des débauchés, du petit estomac des gourmands, et de l’avarice des prodigues. Il fréquentait un homme à bonnes fortunes, une manière de séducteur de profession, qui avait régulièrement un amour sérieux par mois, sans compter le reste des anciens qui duraient plus ou moins longtemps ; chaque nouvelle maîtresse était toujours supérieure à la précédente, en âme, en cœur, en beauté, en poésie, etc., et, la suivante survenue, il riait de tout ce qu’il avait dit sur le compte de la première ; ainsi des autres. Comme il lisait un jour à Jules une lettre qu’un nouvel ange lui adressait par la poste, Jules fit la faute de rire tout haut à une phrase qu’il reconnut pour être de G. Sand :

— Vous n’êtes pas digne de comprendre cela, s’écria l’homme sentimental, qui en était à sa quarante-troisième bonne fortune ; sortez, vous me faites mal ! vous êtes un cœur sec, indigne de ces confidences.

Il rencontra dans la rue trois jeunes gens qui couraient à une orgie :

— Viens avec nous, lui dirent-ils, nous allons faire un crâne souper, tout est payé d’avance, y compris les dames qui viendront au dessert et les glaces que l’on pourra casser.

— Merci, leur répondit Jules, je n’en suis pas.

— Ah ! oui, dirent-ils, tu n’aimes des femmes que leur figure, et des bouteilles que le bouchon !

Et ils le quittèrent en ajoutant : « Il faut pour nous refuser qu’il soit un saint ou un impuissant », tandis que l’autre, l’homme aux nombreuses passions, disait : « C’est un être ignoble, qui ne sent pas le beau côté de l’amour, la matière est tout pour lui ; quels vices il doit avoir ! »

Huit jours après, il revît les trois soupeurs, qui en étaient encore malades ; on parla de l’art des festins, Jules émit à ce sujet des plans si colossaux, des idées si grandioses que la compagnie s’écria d’un commun accord :

— Quel luron vous faites ! quel gars ! Peste, comme vous y allez ! nous ne sommes pas comme vous. Voilà ce qui s’appelle vraiment un roué accompli.

Dans la même soirée, l’amoureux vint lui rendre visite ; Jules crut bien faire en commençant par lui parler du charme des liaisons commençantes, de la joie dont les premiers regards remplissent le cœur, des spasmes ineffables qui vous saisissent, de cette douce pente sur laquelle la vie coule quand…

— Bah ! interrompit l’ami, je ne suis pas si platonique que ça, moi. Vous savez bien Pauline, cette femme que j’ai entreprise il y a trois semaines ? Son mari est parti en voyage, elle vient tous les jours chez moi passer au moins quatre heures, sans compter la nuit ; je l’ai montée à un rude diapason, allez ! c’est une tigresse, maintenant. Il faut voir ça ! nous prenons du plaisir tant que nous pouvons, nous nous en donnons à nous faire crever si ça dure. Qu’est-ce que vous en dites ? n’ai-je pas raison ?

Jules songeait aux inconséquences perpétuelles et aux variations de tous ces gens, qui vivaient normalement chacun dans son milieu, tandis que lui, au contraire, si continu avec lui-même et suivant une ligne droite, était toujours en désaccord avec le monde et avec son cœur ; il en arrivait à cet axiome : l’inconséquence est la conséquence suprême, l’homme qui n’est pas absurde aujourd’hui est celui qui l’a été hier et qui le sera demain.

Ses sentiments, d’ailleurs, n’étaient pas plus compris que ses idées, ses goûts pas plus que ses opinions, car il est peut-être aussi difficile de trouver quelqu’un qui sente comme vous le monde et la nature qu’un autre qui soit de votre avis sur la façon dont il faudrait servir un dîner ou équiper un attelage.

Un soir, par exemple, un beau soir d’été, au bord de la mer, éclairé par la lune, caressé d’une chaude brise, une de ces nuits où le cœur déborde, il parla. Je ne sais ce qu’il dit, il soupira sans doute d’un étrange soupir, et ses yeux devaient avoir une flamme magique : une femme en effet était à ses côtés. Peut-être ne la voyait-il pas, ou, s’il la voyait, pensait-il encore moins à elle qu’aux autres. Eh bien, cette femme, qui était belle il est vrai, crut à l’intention de ses soupirs et de son regard, et dès le lendemain se mit à les lui rendre ; Jules s’attrista de cet amour, il en ressentit pour la vie humaine une pitié sans fond : « Quoi donc ? se disait-il, tout m’est refusé, et même les éclairs d’amour qui viennent dans mon cœur, encore plus courts que ceux du ciel, ont à peine besoin d’être vus pour aveugler qui les contemple ! Où irai-je donc pour respirer tranquille ? Y a-t-il une place pour moi, où mes soupirs et mes sourires ne puissent nuire à quelqu’un ou à moi-même ? »

Les flots, les nuages et les forêts lui parlaient bien dans leur langage, mais la voix de ces muets amis se tait quelquefois, et alors à qui faire entendre la nôtre ? c’est un pesant fardeau que de porter seul le poids de son cœur !

Par moments encore il avait des tentations de vivre et d’agir, mais l’ironie accourait si vite se placer sous l’action qu’il ne pouvait l’achever, l’analyse suivait de si près le sentiment qu’elle le détruisait aussitôt. Quelquefois encore, il prit les fantaisies de son imagination pour les mouvements de son cœur et les ébranlements de sa sensibilité pour des passions réelles, mais elles passaient si vite qu’il les reconnaissait pour des idées ou pour des sensations fugitives ; c’est ainsi qu’il laissa inachevées plusieurs intrigues, nouées pour passer le temps et dont il était ennuyé dès qu’il entrevoyait le dénouement. Il descendait si vite dans toutes les choses qu’il en voyait le néant du premier coup d’œil, comme ces sources à fleur de terre, dont on trouve le fond rien qu’en y plongeant les pieds.

Il retrouva Bernardi, qui jouait à l’Ambigu les rôles de vieux princes. Cet homme devait lui rappeler des souvenirs cruels, il eût pu ne pas le voir ; il le vit exprès, à cause de cela même, et il s’étonna de se plaire avec lui tout autant qu’autrefois, au temps du Chevalier de Calatrava. Jules se lia avec lui, ils renouèrent leur amitié et se lièrent plus intimement que jamais, ils parlaient de Mme Artémise et surtout de Mlle Lucinde, partie à Londres s’y établir marchande de modes ; elle avait été longtemps la maîtresse de Bernardi, après avoir été celle de bien d’autres et avant de l’être aussi d’un plus grand nombre. Jules aimait à causer d’elle, à entendre de la bouche même de Bernardi mille détails intimes qui la dégradaient, mille faits qui outrageaient le souvenir qu’il en avait gardé ; il se la figurait dans les bras de ce comédien vulgaire, il la voyait embrassée par cette bouche-là, déshabillée par ces mains-là, aimant d’un sale amour toute cette sale personne ; et le considérant avec une attention tendue, il tâchait de retrouver sur lui quelque chose d’elle, comme une exhalaison du passé et un reste d’odeur.

À force de satisfaire ce singulier besoin, il finit par ne plus l’éprouver ; quand il eut bien traîné dans la boue, retourné et rompu à toutes ses articulations le tendre et douloureux amour de sa jeunesse, et que la férocité de son esprit se fut repue de ce spectacle, il trouva moins de charme dans la société de Bernardi, et tout en continuant à le voir quelquefois, il lui paya moins souvent le café.

Henry n’eût pas compris cette façon de revenir sur son passé et de vénérer ses souvenirs ; à coup sûr il n’eût pas demandé à M. Renaud tous les renseignements que Jules réclamait de Bernardi, lui qui, après ses trois ans de séjour à Aix, hésita s’il n’irait pas revoir Mme Renaud, et qui, au bout de dix minutes de réflexion, se décida enfin pour la négative.

Mais c’était un autre homme que Jules vraiment ; il était revenu fort instruit et très expérimenté, les hommes mûrs admiraient la rectitude de son jugement, les jeunes gens la grâce de ses manières ; il était d’une élégance exquise, sa simplicité n’avait rien de commun et elle ne sentait pas la recherche ; on voyait qu’il avait vu le monde, car il se conformait à ses convenances ; on eût pu s’apercevoir qu’il voulait l’exploiter, car il n’en froissait pas les préjugés et se courbait sous ses tyrannies.

Il causait politique avec les députés, agriculture avec les propriétaires, finances avec les banquiers, jurisprudence avec les avocats, régime pénitentiaire avec les philanthropes, et littérature avec les dames. Il y avait en lui quelque chose de caressant et d’amical, mêlé à une sorte de franchise insolente sans impudence, qui agréait beaucoup à la première vue ; il déclamait bien quelquefois sur les généralités, mais rarement il en venait à préciser une particularité quelconque, de sorte qu’il faisait plaisir aux coquettes en se déclarant contre la coquetterie, aux petites bourgeoises en médisant des grandes dames, qu’il flattait les demi-vertus en faisant l’éloge de la vertu, et qu’il plaisait aux avares en louant les gens économes.

Il avait eu successivement, depuis sa première maîtresse, d’abord une dévote, qui se confessait chaque fois qu’elle lui avait cédé, une danseuse qui dansait devant lui toute nue pour le divertir, une bas-bleu qui lui récitait des élégies faites en son honneur ; il avait quitté la première parce qu’elle était trop difficile, la seconde parce qu’elle l’était trop peu, et il n’était parvenu à se débarrasser de la troisième, qui était fort laide, qu’en se donnant lui-même un successeur. Il avait fait du sentiment avec la dévote, pris du plaisir avec la danseuse, et sa vanité s’était complue dans la société du bel-esprit ; il avait eu la femme pieuse en assistant aux offices et en se tenant debout, tête nue, tout vêtu de noir, appuyé contre un pilier d’église ; il avait conquis le cœur de la comédienne en débitant des facéties au dessert, et la dernière s’était affolée de lui après l’avoir entendu lire deux pages de Jocelyn.

Rien ne serait plus faux que de soutenir qu’il joua la comédie vis-à-vis d’aucune d’elles, il les avait aimées réellement chacune l’une après l’autre, il avait été tour à tour presque mystique dans sa première passion, bambocheur et farceur dans la seconde, littéraire et élégiaque dans la troisième ; tout le monde n’a-t-il pas envie de danser à la noce en entendant les violons, et envie de pleurer à l’enterrement en suivant le corbillard, quoiqu’on se moque aussi bien de la mariée que du défunt ? c’est que notre gaieté naturelle est excitée par la gaieté qui vient à notre rencontre, et notre tristesse innée par la tristesse que nous trouvons sous nos pas.

Henry ne fit donc que suivre ses instincts d’amour sérieux, en aimant une femme frêle, aux yeux purs et aux poses chrétiennes, dont le chevet était ombragé de buis bénit, dont la phrase était onctueuse et douce comme la prière, passion toute parfumée d’encens et pénétrée de candeur ; il obéit ensuite au besoin d’une existence pleine de sensualités violentes et de plaisirs bruyants, en cherchant à partager celle qui s’offrait à lui, toute remplie de luxe et de vanités sonores, fertile en récréations charnelles et en hasards singuliers. Quand il faisait les yeux doux à cette dame maigre, qui parlait d’une façon si prétentieuse et portait une couronne de laurier dans ses cheveux, c’est qu’il voulait trouver quelqu’un à qui parler délicatement des choses délicates de la poésie, qui pût lui donner sans intermédiaire tout ce qu’il rencontrait de beau dans les endroits tendres des livres, qu’il croyait enfin découvrir le génie, et qu’il enviait d’en approcher et de le dominer.

Ce qui eut lieu avec ces trois femmes lui advint également dans ses autres rencontres, avec celles qu’il eut ensuite ou celles qu’il voulut avoir.

D’abord il étudiait leur caractère — en cela il mettait de l’habileté — mais, malgré lui, il prenait quelque chose de cette nature dont il suivait attentivement toutes les sinuosités et les penchants ; il exagérait ses enthousiasmes, outrait ses antipathies, entrait dans ses propensions, de sorte qu’en se traînant à sa remorque il l’attirait vers lui et menait l’aventure à son but.

À mesure que la femme qui l’aimait l’aimait davantage, il reprenait du terrain, redevenait lui-même, le courant de son cœur rentrait dans son lit normal ; peu à peu la passion arrivait à sa fin, en suivant une ligne pareille à celle qui l’avait amenée à son apogée, ainsi que l’amateur, aux montagnes russes, qui monte par un côté et descend par l’autre ; mais le voyage se fait plus vite en descendant qu’en montant, aussi y-a-t-il d’ordinaire, en bas, quelque choc violent qui amène des cris.

Quelle surprise, quelle douleur pour ceux qui tombent de si haut ! les cœurs faibles — ce sont quelquefois les plus forts — s’y brisent et en meurent du coup ; leur chute en effet est multipliée par le carré de la vitesse.

Eh ! pourquoi pas ? brave lecteur, pourquoi froncez-vous le sourcil et trouvez-vous la comparaison un peu drôle ? ne dois-je pas semer d’agréments mon discours et embellir mon sujet des fleurs de la rhétorique ? Il faut donner de la grâce aux objets les plus disgracieux et anoblir les moins nobles, c’est un précepte qu’on m’a inculqué en sixième ; et d’où vient qu’une métaphore tirée d’une formule physique me serait interdite, quand je vous dirais surtout que c’est la seule que j’aie apprise ? le bon Delisle a bien fait des vers sur la cafetière, et le code civil lui-même a été mis en vers français par un autre monsieur, lequel devait être un excellent homme que j’aurais bien voulu voir.

Elles pleuraient, elles le maudissaient, les femmes qu’Henry abandonnait ; il y mettait cependant d’ordinaire tous les ménagements d’un homme bien élevé, et il les envoyait promener de la façon la plus honnête qu’il pouvait aviser. Ce n’était pas par parti pris ou par insensibilité, mais il les quittait naturellement, quand il commençait à en être las, tout comme il les avait recherchées dès qu’elles lui avaient plu. Était-ce sa faute, vraiment, de ce qu’il n’était pas fait pour endurer au delà de six mois des sermons théologiques sur la grâce, sortis même d’une jolie bouche ? de ce qu’il se fatigua d’un carnaval qui avait duré jusqu’à Pâques ? de même qu’il reconnut, au bout de quinze jours, l’incommodité d’une poitrine dont la maigreur était trop fantastique et les tendresses trop alambiquées ?

Quoi qu’il en soit, la pauvre dévote pensa en mourir, quand elle se vit abandonnée de la croyance où son cœur avait vécu ; l’étonnement de la sauteuse ne fut pas moins grand, quand elle s’aperçut de l’exiguïté de ses moyens pécuniaires et de la faiblesse de son tempérament ; quant à la bas-bleu, elle ajouta cette méprise à la liste déjà nombreuse de ses désillusions, et s’en consola petit à petit en en causant souvent avec un autre.

Dans tout ce qui précède, dans les trois exemples cités, comme dans ceux qu’on ne cite pas, il va sans dire qu’il n’est question que de femmes mariées, la jeune fille ne figurant pas dans le corps d’armée qui est à attaquer. En effet, elle ne prend rang dans le monde qu’avec la dot qu’on lui donne et le mari à qui on l’a donnée ; pour que quelqu’un songe à s’en emparer, il faut au préalable qu’elle appartienne à un autre et qu’elle porte son nom, ainsi que l’argent, qui a besoin d’être marqué d’une effigie quelconque avant qu’on le livre à la circulation publique.

De toutes ces passions et de ces aventures, Henry avait gardé la faculté de sentir, à des degrés différents, les passions qui lui arrivaient et de se tirer des aventures qui se présentaient dans le monde. Il connaissait la marche des sentiments, pour en avoir eu beaucoup ; il entendait quelque chose aux déductions des faits, parce qu’il les avait expérimentés.

À Aix, il avait fréquenté quelques républicains, il avait été républicain comme eux ; il était devenu humanitaire et socialiste parmi les modérés, après avoir été d’abord sans-culotte et régicide avec les emportés, et il avait rêvé pour les peuples un avenir évangélique. Admis ensuite dans une meilleure société, il avait admiré les vieilles et austères convictions, les courages vendéens, et il avait regretté la dignité de la monarchie et la loyauté des gentilshommes, effacée comme leurs blasons. Maintenant enfin qu’il briguait une place d’auditeur au Conseil d’État, il était sincèrement attaché au régime actuel des choses, n’ayant qu’à y gagner, et il trouvait naturellement qu’il ne fallait y rien changer, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un fond d’idées très libérales, avec ces allures d’aristocrate, tout en étant conservateur.

Dans sa première année de liberté, il avait considérablement dansé, valsé, dîné et soupé, passé de nuits à faire l’amour et de journées à boire du punch ; mais s’étant rendu malade, il vécut l’année suivante dans une continence et une tempérance exemplaires, après quoi il se décida à mener un train de vie tout à la fois plus raisonnable et moins rigide.

Il avait également d’abord porté les cheveux longs, puis très ras ; ils avaient maintenant une longueur convenable.

Voilà comme il était, merveilleusement propre à accepter toutes sortes d’idées et à agir de toutes sortes de façons ; il passait sans difficulté d’une opinion à une autre, d’une raison à une raison contraire, de la brune à la blonde, de l’enjouement à la mélancolie, non par scepticisme et par dédain, mais par une sorte de conviction tiède et d’entraînement paisible, qui le rendait dupe de lui-même tout en dupant quelquefois les autres. Il ne croyait pas trop à la vérité de l’amour, à l’infaillibilité de la raison, à la vertu des femmes et à la probité des hommes, et cependant il pensait que son amour était profond, que ses opinions étaient à peu près irréfutables, que sa maîtresse l’aimait éperdument, et qu’il était lui-même plein de rares qualités morales.

Il n’avait pas de grands espoirs, de sorte qu’il n’éprouvait jamais de grandes déceptions ; il ne voyait rien qui ne fût à sa portée, tout était à lui et pour lui ; ce qui est incompréhensible il n’y pensait pas, ce qui est insurmontable il ne faisait pas d’effort pour l’atteindre, car il y avait beaucoup de bonne foi dans sa vanité et une sorte de naïveté dans ses finesses.

Il mettait dans ses tendresses un peu de poésie facile, qu’il avait soin de laisser voir et qu’il éprouvait juste assez pour qu’on s’en aperçoive ; il s’indignait de ce qui indigne et se réjouissait de ce qui réjouit ; il a dit : « c’est bien fâcheux » à la mort du duc d’Orléans, « c’est bien beau » aux funérailles de l’empereur, et il n’était pas de ceux qui pleuraient ni de ceux qui tressaillaient.

Il n’avait ni haines prononcées pour personne ni de fortes sympathies non plus pour qui que ce soit ; il regardait cependant comme ses amis beaucoup de gens sur lesquels il ne comptait pas, il avait même du plaisir à les voir et à leur parler, quoiqu’il eût été fâché de les voir trop souvent et qu’au bout d’une heure il cherchât quoi leur dire.

Si une voiture écrasait quelqu’un dans la rue, il en était vraiment attristé et plaignait la victime, mais il ne courait pas la relever ; cependant sa digestion en était troublée et il donnait bien cinq francs dans la souscription que l’on ouvrait pour la veuve et les orphelins, tandis que d’autres ne donnaient que quarante sous.

Il n’estimait pas ceux qui se grisent avec de l’eau-de-vie, parce qu’il préférait le vin ; il trouvait le goût de la pipe trop fort parce qu’il fumait des cigarettes ; c’était aussi quand il était triste qu’il lisait Lamartine, et quand il voulait rire qu’il prenait Molière.

Sérieux en toutes choses, il s’identifiait aux circonstances ; à demi conduit par elles, il savait en profiter. Quand il avait échoué dans une entreprise, il rejetait la faute sur le hasard et quand il y avait réussi, il s’en attribuait le mérite ; il avait vu en effet combien l’homme est peu libre de lui-même et quelle force cependant il tire de son énergie et de sa volonté.

Sans vénération pour le génie, il s’exemptait d’admirer les grands hommes, en attribuant leur grandeur à la nature ; sans amour pour les héros, il mettait leurs hauts faits sur le compte de leur orgueil. Chose étrange ! il se raillait de l’enthousiasme et s’effrayait du scepticisme ; il ne comprenait pas les gens qui meurent d’amour, lui qui avait tant aimé et qui n’en était pas mort ; il ne concevait pas ceux qui vivent en s’en passant, lui qui ne pouvait vivre sans en avoir.

Il se plaisait à aller dans le monde, parce qu’il y trouvait des femmes qui le regardaient et des hommes qui l’écoutaient ; il se comparait aux plus spirituel, se mettait au-dessus de ses égaux, et s’amusait en secret de la bêtise des bêtes et de la laideur des laids.

Il savait, dans les marchés les plus honteux, qu’il ne faut jamais nommer la chose que l’on achète, et que l’on doit respecter la pudeur des impudiques et la susceptibilité de la canaille, les voleurs n’aimant pas à entendre parler de vol, ni les assassins d’assassinats, car, à part leur habitude de voler et d’assassiner, ils sont peut-être au fond très honnêtes et très humains.

Il se croyait encore tendre, parce qu’il l’avait été jadis ; il se jugeait aussi très moral, parce qu’il aimait à voir la moralité chez les autres.

Voilà comme, prenant la vie humaine au sérieux, elle n’avait pour Henry rien de véritablement sérieux ; honnête dans ses mœurs, humain avec ses semblables, probe dans les relations sociales, il tâchait cependant de coucher avec toutes les femmes, d’exploiter tous les hommes et d’accaparer tous les louis ; mais il voulait arriver au premier de ces buts sans qu’on s’en scandalise, au second sans qu’on s’en aperçoive, au troisième sans qu’on l’en puisse blâmer ou punir, car il n’aimait pas le scandale en lui-même, n’avait pas plus d’égoïsme qu’un autre, et était vraiment un fort honnête garçon.

Jusqu’alors il n’avait pas eu d’ambition, mais il allait peut-être en avoir, à mesure qu’il découvrirait plus de choses à ambitionner et que chaque jour, en en acquérant quelques-unes, il lui en resterait davantage à acquérir : l’appétit vient en mangeant et la convoitise en regardant.

Pour compléter son éducation, il avait appris les notions de beaucoup de choses afin d’être universel, et il en avait étudié à fond une ou deux restreintes et particulières afin de s’y montrer profond ; il savait assez de mathématiques pour arpenter un jardin, et assez de chimie pour ne point paraître ignorant à un apothicaire.

En fait de tableaux, il en connaissait les gravures ; en fait d’histoire, il savait par cœur les résumés, mais il se sert des termes techniques d’atelier et il cite les sources. Il n’a pas lu tout Corneille, mais il peut réciter quelques tirades de ses pièces les moins connues ; il lit les ouvrages latins avec la traduction en regard, et les ouvrages grecs dans la version latine.

Il a été en Italie, de sorte qu’il donne parfois des démentis formels aux savants qui ont étudié ce pays. Comme il a aussi habité l’Amérique, il n’est pas non plus permis de parler du Nouveau Monde sans qu’il n’en dise son avis, et il faut qu’on le croie.

Il se tient au courant de la politique dans le Moniteur, et au courant des arts dans les petits journaux ; économie sociale, philosophie, industrie, commerce et travaux publics, c’est un homme qui peut causer de tout et qui ne dira jamais de sottises.

Il a suivi tout un hiver un cours d’anatomie, il va aux concerts du Conservatoire, il connaît même un peu la composition musicale, quoiqu’il ne sache pas tenir un archet ou chanter une chanson à boire.

On le voit très enthousiaste des pièces à la mode et poursuivant de ses sarcasmes celles qui tombent ; son grand mérite est de savoir discerner le moment précis où une réputation s’établit, où une renommée s’efface. Alors il s’efforce de donner de l’éclat aux noms qui commencent à en avoir et de hâter la chute de ceux qui commencent à en perdre ; l’événement arrivant après, on admire la justesse de ses appréciations et l’indépendance de son esprit, sans compter qu’il a droit à des amitiés nouvelles et qu’il peut être récompensé aussi par des haines victorieuses.

Il n’a pas précisément, comme son père, des idées faites sur tous les sujets possibles, mais jugeant les hommes d’après une expérience purement personnelle, et ne cherchant dans cette investigation qu’un résultat clair d’où il puisse tirer son profit, il ne tient pas compte de tout ce qu’il ne voit pas, et il suppose trop volontiers ce qu’il croit devoir être ; il ne croit pas assez aux idées qui ne s’expriment point, ni aux sentiments qui ne se manifestent pas par des actions ; aussi se trompe-t-il quelquefois, en voulant rattacher à des causes permanentes des inspirations spontanées ou en déduisant de choses insignifiantes d’importantes conséquences. Ainsi, pour avoir vu beaucoup d’adultères en action, il ne remarque pas ceux qui restent en pensée ; il a classé la passion et divisé le cœur en régions séparées, de là vient le calme de sa vie au milieu des agitations du monde, de là aussi le caractère superficiel de son intelligence, quoiqu’elle soit étendue.

Il s’était d’abord adonné à l’étude des arts, mais il les a quittés, parce qu’il n’y voyait plus rien à apprendre, signe évident qu’il n’avait rien appris, et il s’est lancé tout entier dans la vie pratique, où avec le temps il deviendra un maître. Il a abandonné la peinture, parce qu’il trouvait que les paysages étaient toujours faux et que les portraits n’étaient jamais ressemblants ; quant à la sculpture, il est toujours choqué de la froideur de ses groupes et de l’immobilité de ses figures.

L’ancienne prédilection qu’il a gardée pour la littérature est plutôt le souvenir du charme qu’il en ressentait jadis que l’effet d’un goût réel. S’il s’applique à creuser une œuvre, il en regarde si attentivement la forme extérieure qu’il en perd vite le sens et qu’il la trouve presque toujours défectueuse ; comme il ne saisit pas le besoin qui l’a créée, il blâme justement ce qu’il y a d’essentiel en elle, et passe ainsi sans s’en apercevoir par-dessus le sublime ; il ne remarquera pas la correction profonde d’une phrase incorrecte ni l’harmonie d’un rythme brisé, il ne sent pas bien l’antiquité dans ce qu’elle a de chaud, ni les temps modernes dans ce qu’ils ont de douloureux.

Il a dans l’esprit un type vague, auquel il rapporte ce qu’il voit dans l’art comme ce qu’il sent dans le monde ; pour lui la tragédie doit être faite d’une certaine façon, le drame d’une certaine manière, le roman écrit d’un style particulier, l’histoire posée dans de certaines mesures ; il y a des faits qui doivent engendrer des réflexions d’une nature prévue, telle passion qu’il faut peindre sous des couleurs indiquées. Il possède même des principes sur l’humour, sur la fantaisie ; il en veut bien quelquefois, dans quelques cas où il l’aurait senti lui-même ; il ne voit pas d’autre fantastique que celui d’Hoffmann ni un romantisme au delà de Byron.

Il croit bien connaître le théâtre, parce qu’il saisit à première vue toutes les ficelles d’un mélodrame et les intentions d’une exposition, mais il ne voit pas les effets intimes, étant trop frappé des effets extérieurs, ni la combinaison des caractères, parce qu’il s’attache à celle des scènes, ni l’opposition des situations, parce qu’il ne pense qu’à celle des aventures ; il passe pour avoir le tact fin, car il découvrira l’épithète heureuse, le trait saillant ou le mot hasardeux qui fait tache ; mais c’est précisément à cause du goût qu’il pèche, ou du moins par ce qu’on appelle ainsi et qui est le contraire du vrai goût, du grand goût, du goût divin.

Il a un avantage sur ceux qui voient plus loin et qui sentent d’une façon plus intense, c’est qu’il peut justifier ses sensations et donner la preuve de ses assertions ; il expose nettement ce qu’il éprouve, il écrit clairement ce qu’il pense, et, dans le développement d’une théorie comme dans la pratique d’un sentiment, il écrase les natures plus engagées dans l’infini chez lesquelles l’idée chante et la passion rêve.

Jules et Henry se revirent, enfin les deux amis se retrouvèrent ; mais alors éclata leur antagonisme profond, dont le principe sans doute était en eux à leur naissance, mais qui avait grandi comme ils grandissaient et s’était développé comme eux-mêmes.

Ils eurent une grande joie à se revoir, et, quoique Henry fût dans une position meilleure que Jules, il ne trancha pas envers lui ni de l’oublieux ni du protecteur. Ils s’aimaient encore, et, quand ils sortaient ensemble dans la rue, Jules vraiment n’était pas plus jaloux des bottes vernies d’Henry qu’Henry n’était humilié des gros souliers à cordons de Jules.

Les sociétés dans lesquelles ils vivaient cependant ne se ressemblaient guère. Henry s’était fait présenter dans quelques salons politiques, où il apprenait à caresser les grands et à cajoler les forts ; il s’exerçait déjà de son mieux à la tactique de la vie, il fréquentait des journalistes, les gens en place, les actrices en nom, louvoyant entre toutes les vanités pour en étudier l’endroit sensible et tâcher d’en harponner quelque chose ; il visait à la réputation d’homme spirituel parmi les écrivailleurs et les vaudevillistes, et il donnait à entendre aux diplomates toute la force de son esprit et la profondeur de ses études, ayant grand soin de s’humilier devant leur savoir pour flatter leur amour propre, tout en laissant échapper qu’il en savait davantage, afin de les convaincre de son mérite.

Il brillait aussi dans un autre monde, dans celui des dandys et des femmes à la mode, grâce à son aplomb, à ses manières légères, à son luxe d’emprunt. Ainsi il était l’ami du directeur d’un grand journal, chez lequel il faisait de bonnes connaissances pour l’avenir ; il était reçu chez un ministre, où il se faisait voir, et il était l’amant d’une actrice qui le rendait célèbre ; il travaillait à une revue politique, où l’avait fait entrer la protection de la danseuse, et c’était comme collaborateur de sa revue que le journaliste l’avait présenté à Son Excellence ; Son Excellence lui avait parlé deux ou trois fois, mais il avait payé au fils de Son Excellence plusieurs dîners splendides, qui lui avaient acquis sa faveur et conquis son amitié.

Ce fut alors qu’il quitta la danseuse, avec laquelle il avait dépensé 15,000 francs en trois semaines, c’est-à-dire trois fois le double de son revenu annuel ; les folies nécessaires qu’il avait commises pour se faire connaître lui étant alors devenues inutiles, il y renonça aussitôt, la moitié en fut avouée au père Gosselin, qui les paya ; l’acquittement du reste fut remis indéfiniment.

N’importe ! il était en beau chemin, il avait une réputation d’élégant dont l’écho pouvait encore durer quelque temps, une réputation d’homme d’esprit qu’il soutenait de tous ses efforts, et une réputation naissante de penseur, d’homme à études sérieuses et à ressources variées, qu’il établissait par l’intrigue.

Quand il était en tête à tête avec Jules, il se moquait bien de tous ces orateurs empâtés dont il louait l’éloquence, des talents inféconds, des habiletés obscures qu’il respectait, de toutes ces saines idées qu’il faisait profession de défendre ; mais cependant Jules trouvait qu’insensiblement il venait à respecter des choses peu respectables et à admirer des hommes médiocres.

Il logeait dans la rue de Rivoli, au quatrième il est vrai, mais il n’y en avait pas moins : rue de Rivoli sur l’adresse de ses cartes vernies ; il allait tous les soirs au bal, figurait une fois par semaine à l’orchestre des Italiens, et avait déjà des invitations pour passer ses vacances dans des châteaux. Jules logeait dans une chambre garnie de la rue Saint-Jacques, et vivait en donnant quelques leçons de latin, qu’on ne lui payait pas cher, ou en faisant quelques articles dans les petits journaux, qu’on ne lui payait pas du tout ; les deux bonnes maisons qu’il fréquentait c’était Henry qui l’y avait introduit ; sa société habituelle se composait de deux étudiants en médecine du quartier, de quelques jeunes peintres auxquels il faisait un cours d’histoire ; un drame, qu’il avait offert à un théâtre du boulevard et dont il n’avait jamais pu obtenir la lecture, l’avait mis également en relation avec trois ou quatre acteurs, encore plus pauvres et tout aussi inconnus que lui.

On se réunissait le samedi, chez lui, dans son triste logement — Henry n’y venait pas — on causait d’art et de voyages, on se communiquait ses projets, ses plans, ses espérances ; mais les peintres le quittèrent quand le cours fut terminé, et les acteurs finirent aussi par ne plus venir le voir, trouvant qu’il leur donnait trop d’avis et ne tenait nul compte de leurs progrès. Il lui resta seulement les deux chirurgiens en herbe, qui lui étaient vraiment très dévoués et qui lui pardonnant ses poésies incompréhensibles et sa prose prétentieuse, le tenaient pour un excellent garçon et un bon camarade.

On conçoit donc que Jules se rejeta avidement sur Henry, si habitué autrefois à le comprendre ; Henry, de son côté, était bien aise de rencontrer dans son vieil ami quelqu’un de sûr, de discret et d’intelligent, à qui confier ses projets d’avenir et ses succès de chaque jour.

Ils ne pensaient de même sur quoi que ce soit et n’envisageaient rien d’une manière semblable ; le scepticisme d’Henry était un scepticisme naïf et actif, celui de Jules était plus radical et plus raisonné. Jules avait pour les femmes trop de mépris dans la pratique et trop d’estime en théorie ; Henry, qui ne les plaçait pas si haut, les aimait davantage, aussi le premier usait-il de celles du dernier rang, rêvant parfois, auprès d’une pauvre prostituée, les plus belles amours ou les plus ardentes voluptés, tandis qu’Henry ne se donnait qu’à des maîtresses de choix, qui lui faisaient goûter toutes les délicatesses de la femme, dans les douceurs de l’opulence, avec tous les raffinements de la vie civilisée.

Malgré sa haine des hommes, Jules n’était pas parvenu à s’empêcher de s’y fier encore, ni de s’en laisser attraper et voler, mais non duper toutefois, puisqu’il n’entrait pas en lutte dans leurs ruses et ne posait nulle part comme leur rival. Henry, au contraire, qui aimait l’humanité, ne se fiait à aucun de ses membres ; il les divisait en deux grandes classes, celle des fripons, et celle des niais ; il ne voulait pas entrer dans la seconde, et il se flattait de n’être pas de la première.

Lorsqu’ils présageaient ensemble de la conséquence d’un fait ou de la conduite d’un individu, il se trouvait presque toujours que le hasard donnait gain de cause à Henry, tandis que la logique avait été du côté de Jules ; quelquefois cependant c’était Jules qui avait raison, alors Henry n’y comprenait plus rien et tombait dans d’inexprimables surprises.

Il ne comprenait pas l’insouciance de son ami relativement à la polémique et aux événements contemporains, lui qui épiait la naissance des plus petits faits et qui suivait à la piste les plus minces incidents ; Jules, de son côté, ne voyait pas le sens de cette attention continuelle du mesquin et de l’éphémère ; il confondait trop les nuances d’un même parti pour entendre quelque chose aux débats des Chambres, et il ne distinguait pas assez les ambitions individuelles pour s’attacher aux péripéties d’un ministère.

En histoire, ce qu’il recherchait c’étaient les masses principales pour juger de l’ensemble, et les passions des hommes pour comprendre leurs actions ; Henry, dans les mêmes études, n’était en quête que des causes et des effets, mais il ne remontait pas assez haut dans les causes, il ne voyait pas assez loin dans les effets.

Son pittoresque aussi était tout extérieur et ne s’étendait pas au delà des éléments qui lui en avaient fourni l’occasion ; il ne le sentait pas où il ne l’avait point rencontré, ne le devinant jamais où il ne l’avait pas lu ; en effet, se hâtant de fermer un livre dès qu’il en était arrivé à la dernière page, il ne pouvait s’opérer dans son esprit ce travail de reconstruction qui galvanise les morts, rétablit les ruines et donne au passé une vie réelle, élucubration solitaire, composée de science et d’inspiration, enfantement complexe des intelligences, œuvre muette et féconde par laquelle l’histoire s’élève au niveau de la philosophie et de l’art, puisqu’elle a besoin de l’expérimentation analytique pour être vraie et des combinaisons de la perspective pour le paraître.

Dans l’état encore incomplet de ses études, Jules se contentait d’exposer les opinions et les données différentes qu’il savait, laissant la conclusion à faire ; Henry n’avait de doutes qu’aux endroits où le doute est indiqué, il était convaincu de ce que l’on croit communément, il niait hardiment tout ce que l’on nie.

C’était bien pis encore en littérature ; Henry était tout à fait revenu des admirations exagérées de sa jeunesse, mais en quittant l’exagération il avait quitté l’enthousiasme, cette intelligence suprême des belles choses ; la médiocrité de la pensée ne l’irritait pas, et il n’avait point non plus en son âme l’adoration des chefs-d’œuvre. D’ailleurs ses prédilections et ses vénérations s’étaient toutes tournées d’un autre côté et n’offraient plus le même caractère. Quelle différence avec Jules, qui n’avait que des admirations d’artiste et que des antipathies nerveuses.

Les livres qu’Henry lisait le soir, dans son lit, avant de s’endormir, c’étaient les romans nouveaux, les pièces du jour, des feuilletons ou des vaudevilles. Quand il voulait prendre des œuvres sérieuses, c’étaient celles des époques les plus littéraires en elles-mêmes, des génies les plus corrects et les plus châtiés ; son poète favori était Horace, il lisait volontiers les plaidoiries de Cicéron, aimait à retrouver dans Racine quelque chose de sa propre tendresse, et se plaisait même aux plis nombreux et réguliers du style de Fénelon. Il n’avait gardé du romantisme — vieux mot qu’on emploie à défaut d’un meilleur — que le côté tout extérieur et le moins romantique pour ainsi dire, ce romantisme à ogives et à cottes de mailles, qui est à celui de Gœthe et de Byron ce qu’est le classique de l’empire au classique du xviie siècle, dont Walter Scott peut-être a été le père et le bibliophile Jacob à coup sûr l’ensevelisseur. Aussi, quand il sortait de son admiration égale pour les modèles respectés, c’était alors pour vanter quelque production inconnue d’un génie incompris, qu’il regardait toujours comme le premier du siècle, et il employait pour le vanter des formules d’une admiration hyperbolique, tout à fait indigne des honnêtes gens ; puis, dès que la mode s’en était passée ou que sa manie avait cessé, il en revenait avec d’autant plus d’acharnement et d’exclusion à ses maîtres favoris, et il n’en a pas d’autres.

Jules, au contraire, avait une irrésistible attraction pour les époques plantureuses telles que le bas-empire et le xvie siècle, où la végétation complète de l’esprit humain s’est montrée dans toute sa richesse et son abondance, où tous les éléments ont été mêlés, toutes les couleurs employées ; de même qu’il était épris avant tout de ces rares génies dont la variété et l’ampleur sont le trait dominant et dont la vérité constitue l’originalité : Homère et Shakespeare étaient les dieux de son ciel poétique. Sentait-il, d’ailleurs, le besoin de se retremper dans une forme plus concrète et plus simple, où le détail a plus de charmes, plus de physionomie en lui-même ? il remontait à la source même de la grâce et à la beauté incarnée, c’est-à-dire à la Grèce, à Sophocle ; il relisait aussi Corneille pour la simplicité et Voltaire pour la netteté.

Ne recherchant dans l’art que des sensations ou de simples amusements d’esprit, Henry ne s’entendait pas avec Jules, qui y puisait des émotions d’intelligence et y cherchait le rayonnement de cette Beauté rêvée qu’il sentait en lui-même.

Partant de deux principes opposés, de deux points différents, et se dirigeant chacun vers un autre but, vers une autre fin, ils ne devaient donc jamais se rencontrer, quoique s’appelant de temps à autre de la voix, quoique s’arrêtant quelquefois dans leur chemin, par complaisance ou par fatigue.

N’eurent-ils pas la sotte idée de faire ensemble un voyage et d’aller visiter l’Italie ? Hélas ! leur amitié en revint aussi triste et aussi malade que les phtisiques qui reviennent des eaux. Pendant quatre mois qu’ils furent l’un avec l’autre, il n’y eut pas un rayon de soleil qui les chauffât de la même chaleur, pas une pierre qu’ils regardèrent d’un regard pareil.

Henry se levait de grand matin, courait par les rues, dessinait les monuments, compulsait les bibliothèques, inspectait tous les musées, visitait tous les établissements, parlait à tout le monde. Jules, qui passait une partie des nuits à errer dans le Colisée, ne se levait qu’à midi, et sortait ensuite sans idée arrêtée, sans aucun projet de rien voir, s’arrêtant pour contempler les mendiants, dormir au soleil, pour regarder les femmes qui filaient sur le seuil de leurs portes, pour écouter les colombes roucoulant sur le toit des églises. Porté au hasard, où le poussait son caprice, perdu dans ses songeries, il retournait dix fois voir la même figure dans un tableau, et il s’en allait ensuite sans connaître la galerie. Il aurait passé sa vie entière à voir ce qu’Henry voyait en un seul jour, et ce qui fournissait dix lignes à celui-ci, il lui aurait fallu tout un volume pour le dire ; Henry rapporta un journal complet, Jules seulement de temps à autre écrivait quelques fragments de vers, avec lesquels il allumait son cigare.

Jules écoutait et Henry voyait, l’un s’inspirait et l’autre voulait s’instruire ; vivant en bonne intelligence et n’ayant de contestation sur aucun sujet particulier, ils étaient cependant l’un et l’autre dans une solitude complète, et ce qu’ils pouvaient échanger d’idées ne se faisait que par les mots les plus superficiels de leur sentiment intime, par ce qu’ils auraient pu dire à tout autre, au passant, au premier venu.

La vie se passe ainsi en sympathies trompeuses, en effusions incomprises ; ceux qui s’endorment dans la même couche y font des rêves différents, on rentre ses idées, on refoule son bonheur, on cache ses larmes ; le père ne connaît pas son fils ni l’époux son épouse, l’amant ne dit pas tout son amour à sa maîtresse, l’ami n’entend pas l’ami, aveugles qui au hasard tâtonnent dans les ténèbres pour se rejoindre, et qui se heurtent et se blessent quand ils se sont rencontrés.

Voilà comme leurs cœurs se séparèrent lentement, par la seule force des choses, sans cause immédiate, sans déchirement ni douleur, de même qu’un fruit mûr qui a subi des modifications insensibles depuis le jour qu’il fallait le manger jusqu’à celui où il disparaît en pourriture. À l’étroite union de leur jeunesse succéda une affection plus relâchée, plus facile, moins sujette à se dénouer que l’autre, moins apte aussi à grandir et à s’étendre. Nous ne pouvons pas rejeter complètement de nous-mêmes nos anciennes amitiés, ce serait s’ôter trop de choses et se démanteler à plaisir ; mais ce respect égoïste, plus impie que la haine, est encore une illusion qui nous empêche de voir celle que nous avons perdue.

Ils continuèrent donc à se communiquer leurs actions et leurs pensées, ne s’avouant plus la cause de ce qu’ils faisaient et ne s’exposant plus les entrailles de ce qu’ils pensaient. Si Henry disait qu’il aimait, il ne confessait pas la force ou la faiblesse de son amour ; si Jules parlait d’une œuvre, il ne révélait pas tout son mépris ou toute son admiration, sûr d’avance qu’Henry ne la méprisait pas comme lui pour ces motifs, ne l’admirait pas au même degré ou par les mêmes côtés.

Henry trouvait que Jules ne prenait pas assez de part à ses petits bonheurs, à tous ses projets d’ambition ; celui-ci était piqué qu’il ne s’associât pas davantage à ses plans et à ses travaux, si bien que l’un cacha sa vie et l’autre son esprit. Ils causaient toujours de femmes, d’art, d’avenir, mais Jules aimait trop la femme pour adorer les femmes, aimait trop le sublime pour se plaire au médiocre, aimait trop aussi la gloire pour vouloir de l’estime.

Henry ne s’était pas aperçu des dissidences profondes qui leur étaient survenues ; vous lui eussiez dit que son amitié d’autrefois était plus belle, qu’il ne vous eût pas compris. N’avait-il pas été habitué à toutes les phases de la passion dans son amour avec Mme Renaud, et la pratique du sentiment ne lui avait-elle pas durci quelque peu l’épiderme du cœur, comme la marche durcit celui des pieds ? Il avait senti jadis l’amertume de l’amour, comme Jules sentait alors celle de l’amitié, douleur plus forte, plus mordante, qui l’empêchait de souffrir d’une autre qui arrivait plus faible, résultat d’une passion moins violente.

Pour Jules, qui comprenait la misère de cette sympathie, si banale maintenant, si vivace autrefois, il en eût été plus affligé sans doute s’il avait pu se ressouvenir quel homme il était lui-même dans ce temps-là aussi bien qu’il se rappelait l’ami d’autrefois. Avait-il gardé quelque chose de cette époque regrettée ? Pourquoi accuser Henry de ses changements, lui qui était si changé ? N’étant plus les mêmes, quelle merveille donc qu’ils ne se reconnussent pas ? L’intelligence de cette situation fit que Jules n’en éprouva pas autant de peine que s’il ne l’avait point comprise.

Ce qu’ils sont maintenant, ce qu’ils font, ce qu’ils rêvent est le résultat de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils ont rêvé. Chaque jour de la vie d’un homme est comme l’anneau d’une chaîne, l’un se rattache à l’autre, le suivant à celui qui vient après, tous sont utiles et soudés ensemble ; mais que le chaînon qui se forme maintenant soit d’or ou de fer, les anciens n’en ont pas été plus beaux, ceux que l’on verra n’en seront pas pires, et l’ensemble n’en pèsera pas davantage.

Aux hommes destinés à l’action la Providence envoie de bonne heure ce qui peut les y rendre habiles plus tard, des passions où il faut agir, des intérêts qui demandent de la ruse, des aventures qui réclament leur énergie ; ils parcourent, dans leur jeunesse, un cycle pareil à celui qu’ils auront un jour à parcourir ; ils sentiront d’une manière plus générale ce qu’ils ont senti d’abord, appliqueront en grand ce qu’ils ont fait dans un cas particulier, dans une intrigue ordinaire, de même qu’on lit les grands traités de philologie après avoir lu les grammaires élémentaires, Girault-Duvivier après Noël et Chapsal, Mattiac après M. Burnouf.

Le premier amour d’Henry lui a fait goûter les délices des autres et tous leurs tourments ; il s’est fortifié d’orgueil, a souffert de vanité, enraciné qu’il était dans d’autres sentiments se ramifiant à mille autres choses ; Henry a appris la vie comme on devrait apprendre l’équitation, en commençant par monter des chevaux sauvages, qui peuvent vous tuer du premier bond, mais qui vous feront voir en peu de temps comment il faut s’y prendre.

Au début il a été aimé, il s’est laissé aller à cet amour, il a voulu le rendre plus fort, et c’est sa douleur qui s’est accrue ; il a été jaloux d’un homme, il l’a quitté, et il est tombé dans des maux plus grands ; il a éprouvé la misère, il l’a subie par deux fois, puis il a vu les outils dont il fallait se munir pour creuser sa mine et il a songé à les acquérir ; il a assisté à la décadence normale d’une passion qu’il avait crue éternelle, et il a vu par les résultats qu’elle avait dû avoir lieu, chez la femme qui l’avait aimé, comme il l’avait éprouvée en lui ; son chagrin s’est passé, d’autres attachements sont survenus, ils se sont rompus plus vite encore ; d’autres convictions sont arrivées, elles sont parties à leur tour, et il a retiré de tout cela une expérience multiple, sur les femmes pour en avoir aimé, sur les hommes pour en avoir vu, sur lui-même pour avoir souffert ; il a gardé juste assez d’élan pour arriver au fait, assez d’amour même pour sentir le plaisir ; cette gymnastique a été assez rude pour le fortifier, pas assez pour l’énerver.

Quant à Jules, il a été gêné d’abord dans son goût dominant, jeûne qui a irrité sa gourmandise ; il a aimé et il a été trompé dans cet amour, amour trompé et vocation contrariée se sont confondus dans une douleur commune, se sont pénétrés de tendresse et l’un l’autre décorés de poésie ; il s’y est enfoncé davantage, parce qu’il trouvait dans cette douleur place pour son cœur et pour sa tête, car elle alimentait son sentiment et son imagination.

Savez-vous ce qui la rend si délicate sous le palais, la chair de ces pâtés truffés de Strasbourg, dont vous vous gorgez en déjeunant ? c’est qu’on a fait sauter sur des plaques de métal rougies l’animal qu’on vous destinait, et qu’on ne l’a tué qu’après que son foie s’est assez tuméfié et gonflé pour qu’il soit devenu bon à manger. Qu’importe son supplice pourvu qu’il ait accru nos plaisirs ! C’est aussi dans une lente souffrance que le génie s’élève ; ces cris du cœur que vous admirez, ces hautes pensées qui vous font bondir, ont eu leur source dans des larmes que vous n’avez pas vues, dans des angoisses que vous ne connaissez pas. Qu’est-ce que cela fait ? Il fallait bien que l’animal fût mangé et que le poète parlât ; tant mieux donc qu’ils aient souffert dans leurs entrailles, si la chair du premier est exquise, si la phrase de l’autre est savoureuse.

En voulant écrire sa tristesse, elle s’en est allée ; de son cœur elle a débordé sur la nature, et elle est devenue plus générale, plus universelle et plus douce ; c’est là le secret de ce reflet sombre qui colore ses œuvres les plus splendides, et donne à son burlesque même tant d’âcreté et de violence qu’il a quelque chose de tragique.

De sa douleur particulière il a contemplé toutes les autres, et il a vu assez loin dans ce spectacle pour le pouvoir regarder toujours ; un moment l’art l’a ébloui, ainsi que la tête tourne à ceux qui se trouvent à des hauteurs extraordinaires, et il a fermé les yeux pour n’en être pas aveuglé ; puis toutes les lignes ont repris leur place, les plans se sont établis, les détails ont sailli, les ensembles sont venus, les horizons se sont élargis, l’ordre qu’il a découvert a passé à lui, ses forces se sont réparties, son intelligence s’est équilibrée.

Si les événements qui l’ont préparé à comprendre certaines idées, sans lesquelles il n’eût pas été ce qu’il est, eussent été suivis d’autres événements aussi sérieux, leur enseignement fût demeuré stérile ; il n’aurait pas pu déduire de son état antérieur son état présent, et l’observation merveilleuse du moi se serait perdue dans l’observation minutieuse de l’existence extérieure ; il lui a fallu que la vie entrât en lui, sans qu’il entrât en elle, et qu’il pût la ruminer à loisir, pour dire ensuite les saveurs qui la composent.

Il a subi toutes les perplexités de la pensée, depuis l’enivrement jusqu’à l’atonie, depuis le doute jusqu’à l’orgueil ; il a été méconnu, raillé, sifflé, abandonné de ses amis, outragé par lui-même. On a attribué ses dévouements à son égoïsme, et ses sacrifices à sa cruauté ; il a échoué dans tous ses projets, il a été repoussé dans toutes ses impulsions, il a assisté à l’agonie de ses affections ; il a vu ses meilleures sympathies mourir sous ses yeux, et il a gardé assez d’intelligence pour comprendre le cœur, assez de sentiment aussi pour aller jusqu’au fond des idées.

Henry maintenant est un homme de 27 ans, sachant porter le vin et l’amour sans se griser ni se rendre malade ; il est souple et il est fort, il est hardi et il est adroit, il se plie sous les circonstances quand il ne peut pas les plier à sa volonté ; son ardeur pour la richesse et pour le pouvoir n’ôtent rien à sa générosité ni à sa gaieté ; il travaille et il va dans le monde, il étudie et il chante, il rit et il pense, il écoute les sermons sans bâiller, il entend dire des sottises sans lever les épaules ; c’est l’homme dans toutes ses inconséquences et le Français dans toute sa grâce. Il n’a pas de dégoût après l’orgie ni d’amertume après le plaisir ; il ne redoute personne mais il respecte tout le monde, à couvert sous l’opinion il se moque de chacun. Il croit en lui plus qu’aux autres, mais au hasard plus qu’à lui-même ; les femmes l’aiment, car il les courtise ; les hommes lui sont dévoués, car il les sert ; on le craint, parce qu’il se venge ; on lui fait place, parce qu’il bouscule ; on va au devant de lui, parce qu’il attire.

Il promène ses yeux dans un salon, et du premier coup d’œil il voit la femme qui sera sa maîtresse ; il le veut, elle le devient ; il n’a pas désiré celle qui peut-être eût résisté, ou bien celle qui l’eût repoussé ne s’y est pas trouvée. Il convoite quelque chose, et presque à l’heure prévue il la saisit ; ce qu’il prévoit arrive, ce qu’il désire se réalise ; il a des amis de caractères et de professions différents qui lui parlent chacun de leur passion ou de leur manie diverses, et auxquels il communique en retour ce qu’il a en lui de passions analogues et de propensions semblables ; il possède une voiture pour sortir quand il pleut, et un cheval pour se promener quand il fait beau temps ; les mères de famille vantent sa moralité, les jeunes filles rêvent à sa belle figure, les hommes envient son esprit, le gouvernement sollicite son talent.

L’avenir est à lui ; ce sont ces gens-là qui deviennent puissants.

Jules a 26 ans, il a dans les manières l’air fatigué des gens qui ont éprouvé de grands chagrins, ou l’allure débraillée de ceux qui ont fait de grandes débauches ; il ennuie ou il irrite, il se tait ou il bavarde ; les libertins eux-mêmes se scandalisent de son cynisme, et les filles entretenues trouvent qu’il n’a pas d’âme.

Il vit dans la sobriété et dans la chasteté, rêvant l’amour, la volupté et l’orgie.

Il ne désire pas plus mourir que vivre ; aussi la mort surviendra-t-elle sans l’épouvanter, comme il continue l’existence sans la maudire.

Ses plus grandes joies sont un coucher de soleil, un bruit de vent dans les forêts, un chant d’alouette à la rosée ; une tournure de phrase, une rime sonore, un profil penché, une vieille statue, un pli de vêtement, lui donnent de longues extases.

Il se mêle à la foule, et il savoure la mélancolie qui s’élève des grandes cités ; il va dans les champs, sur les grèves, sur les monts, et il mêle son cœur aux brises, aux parfums, aux nuages qui courent, aux feuilles qui roulent.

Il participe à la prière du prêtre, à la défaite des vaincus, à la fureur des conquérants ; il a du dédain pour les bourreaux, et de l’amour pour les victimes ; il aime le bruit des encensoirs, l’éclat des sabres damasquinés, le sourire des femmes. Il ramasse les fleurs écrasées, il caresse les animaux, il joue avec les enfants ; il plaint la satiété du riche comme la convoitise du pauvre ; il a autant de pitié pour les espérances que pour les dégoûts, autant d’indulgence pour le bonheur que pour l’infortune. Sans enthousiasme est sans haine, il s’attendrit devant ce qui est faible, admire la force et se prosterne devant la beauté.

Est-il donc pauvre ? est-il sans puissance, celui qui concentre dans son âme toutes les richesses du monde, pour qui l’or est plus resplendissant et le marbre plus blanc, pour qui le luxe a plus d’illuminations que pour ceux qui y vivent ? La puissance a des forces inconnues aux puissants, le vin un goût ignoré de ceux qui en boivent, la femme des voluptés inaperçues de ceux qui en usent, l’amour un lyrisme étranger à ceux qui en sont pleins.

Sa vie est obscure. À la surface, triste pour les autres et pour lui-même, elle s’écoule dans la monotonie des mêmes travaux et des mêmes contemplations solitaires, rien ne la récrée ni la soutient, elle paraît rude et dure, elle est froide au regard ; mais elle resplendit, à l’intérieur, de clartés magiques et de flamboiements voluptueux ; c’est l’azur d’un ciel d’Orient tout pénétré de soleil.

Arrivé au haut de la pyramide, le voyageur a les mains déchirées, les genoux saignants, le désert l’entoure, la lumière le dévore, une âpre atmosphère brûle sa poitrine ; accablé de fatigue et ébloui de clartés, il se couche agonisant sur la pierre, au milieu des carcasses d’oiseaux qui sont venus y mourir. Mais relève la tête ! regarde, regarde ! et tu verras des cités avec des dômes d’or et des minarets de porcelaine, des palais de lave bâtis sur un socle d’albâtre, des bassins entourés de marbre où les sultanes viennent baigner leur corps, à l’heure que la lune rend plus bleue l’ombre des bosquets, plus limpide l’onde argentée des fontaines. Ouvre les yeux ! ouvre les yeux ! ces montagnes arides portent des vallons verts dans leurs flancs, il y a des chants d’amour sous ces huttes de bambous, et dans ces vieux tombeaux les rois d’autrefois dorment tout couronnés. On entend les aigles crier dans les nuages, la clochette des monastères retentit au loin ; voilà les caravanes qui se mettent en marche, les conques qui descendent le fleuve ; les forêts s’étendent, la mer s’agrandit, l’horizon s’allonge, touche au ciel et s’y confond. Regarde ! prête l’oreille, écoute et contemple, ô voyageur ! ô penseur ! et ta soif sera calmée, et toute ta vie aura passé comme un songe, car tu sentiras ton âme s’en aller vers la lumière et voler dans l’infini.

Abandonnée, stérile aussi sur ses premiers plans, veuve de frais ombrages et de sources murmurantes, l’existence de Jules est calme comme le désert, sereine comme lui, riche comme lui d’horizons dorés, de trésors inaperçus ; elle renferme l’écho de tous les zéphyrs, de toutes les tempêtes, de tous les soupirs, de tous les cris, de toutes les joies, de tous les désespoirs ; des vertiges tournent dans sa pensée, des sentiments se meuvent dans son cœur, des lascivetés coulent dans sa chair. Il boit à ces torrents sans nom qui emportent l’idée au delà d’elle-même, ou bien il se dilate à l’aise dans d’inépuisables océans dont il sonde les profondeurs, dont il explore les rivages. L’histoire s’étale dans son souvenir, l’humanité se déroule sous ses yeux, il s’enivre de la nature, l’art l’illumine de ses clartés. À lui toutes les poésies et toutes les harmonies, la seule poésie et la grande harmonie ! à lui le chant de toutes les voix, l’hymen de toutes les âmes, la forme de tous les corps ! Il se pénètre de la couleur, s’assimile à la substance, corporifie l’esprit, spiritualise la matière ; il perçoit ce qu’on ne sent pas, il éprouve ce qu’on ne peut point dire, il raconte ce qu’on n’exprime pas, il vous montre les idées qu’on ébauche et les éclairs qui surprennent ; il va de l’œuvre à l’inspiration qui l’a créée, et, rêvant à ces filiations diverses, comme un voile détaché qui court dans les cieux ou sur la surface bleue des mers, il flotte et remonte dans les espaces d’où elles sont parties, pour retrouver le sillon perdu de ces feux descendus sur la terre et la source cachée de ces effluves venus jusqu’à nous. Du cèdre aux primevères, du serpent à la femme, du pâtre qui fait boire ses troupeaux au monarque qui conduit ses armées, des peuples qui bégaient leur nom aux sociétés qui se résument dans des lois, du rire aux pleurs, de la haine à l’amour, il remonte les échelons, parcourt tous les chemins, se promène dans tous ces labyrinthes, s’inquiétant du moule premier de toutes ces formes, du type de tous ces visages, pourquoi ils naissent, comment ils vivent, dans quel but ils meurent, vers quelle fin ils se précipitent, s’ils renaissent ou s’ils s’éteignent.

Il demande aux palais détruits, dont le péristyle est vide, l’écho sonore des fêtes qui résonnaient sous ces voûtes, et l’éclat des candélabres qui éclairaient ces murailles ; il cherche sur les sables abandonnés la trace des vagues géantes qui y roulaient leurs monstres perdus et leurs grands coquillages de nacre et d’azur ; il pense aux amours oubliés de ceux qui sont étendus dans leur cercueil, à l’agonie future de ceux qui se penchent avec des rires sur le bord de leur berceau.

Sympathie qui entend les souffrances, miséricorde qui pèse les passions, scepticisme qui creuse les faits, il contemple la vie d’un regard tranquille, évoquant à lui, pour en comprendre le sens, le passé et tout son bruit, l’humanité et toutes ses tendances, Dieu dans tout son inconnu, l’âme dans tous ses rêves. L’univers est convoqué à cet appel ; assis à l’écart, sur un tronc solitaire, comme un roi qui reçoit des tributs, il se console de sa tristesse en regardant le dais d’argent qui est sur sa tête, ou se récrée des railleries qui surgissent du choc de toute cette foule, de l’ironie qui plane sur cet ensemble.

Arrêtant l’émotion qui le troublerait, il sait faire naître en lui la sensibilité qui doit créer quelque chose ; l’existence qui fournit l’accidentel, il rend l’immuable ; ce que la vie lui offre, il le donne à l’art ; tout vient vers lui et tout en ressort, flux du monde, reflux de lui-même. Sa vie se plie à son idée, comme un vêtement au corps qu’il recouvre ; il jouit de sa force par la conscience de sa force ; ramifié à tous les éléments, il rapporte tout à lui, et lui-même tout entier il se concrétise dans sa vocation, dans sa mission, dans la fatalité de son génie et de son labeur, panthéisme immense, qui passe par lui et réapparaît dans l’art.

Organe de cette nécessité, transition de ces deux termes, il se considère dès lors sans vanité ni complaisance. Quelle petite place il se sent tenir entre l’inspiration et la réalisation ! s’il fait cas de son talent, c’est en le comparant à celui des autres, mais non pas en l’admirant quant à la beauté qu’il doit dire ; il aime davantage ses conceptions, mais à peine s’il se souvient de ses propres œuvres, plus insouciant encore sur leur destinée, une fois qu’elles se sont produites, qu’il n’était auparavant inquiet de leur naissance. À peine s’il se soucie de la gloire, ce qui le délecte surtout étant la satisfaction de son esprit, contemplant son ouvrage et le trouvant à sa taille ; s’il en désire quelquefois, c’est parce qu’il lui semble alors que la gloire complète la grandeur et qu’elle y ajoute quelque chose, c’est qu’il sent le besoin de rendre aux hommes ce qu’ils lui ont donné, de pénétrer leurs esprits, de s’incarner dans leurs pensées, dans leur existence, pour les voir vénérer ce qu’il vénère et s’animer de ce qui l’embrase. Qu’importe le succès ! en est-elle moins belle, la chanson du rossignol, pour n’être point entendue ? En est-il moins suave, pour n’être pas aspiré par des narines, le parfum que les fleurs, habitantes des régions inaccessibles, laissent s’évaporer dans l’air et monter vers le ciel ?

Insoucieux de son nom, indifférent du blâme qu’il soulève ou de l’éloge qu’on lui adresse, pourvu qu’il ait rendu sa pensée telle qu’il l’a conçue, qu’il ait fait son devoir et ciselé son bloc, il ne tient pas à autre chose et s’inquiète médiocrement du reste. Il est devenu un grave et grand artiste, dont la patience ne se lasse pas et dont la conviction à l’idéal n’a plus d’intermittences ; en étudiant sa forme d’après celle des maîtres, et en tirant de lui-même le fond qu’elle doit contenir, il s’est trouvé qu’il a obtenu naturellement une manière neuve, une originalité réelle.

C’est la concision de son style qui le rend si mordant, c’est sa variété qui en fait la souplesse ; sans la correction du langage, sa passion n’aurait pas tant de véhémence ni sa grâce tant d’attrait.

Presque abandonné d’Henry, l’ayant abandonné lui-même, et réduit à son unique personnalité, sans conseils, sans épanchements, sans public ni confident, quand il veut entendre l’harmonie de ses vers, il se les lit à lui seul, en se balançant dans leur rythme, comme une princesse paresseuse dans son hamac de soie. Quand il veut voir jouer ses drames, il pose la main sur ses yeux et il se figure une salle immense, large et haute, remplie jusqu’au faîte ; il entoure son action de toutes les splendeurs de la mise en scène, de toutes les merveilles des décors, avec de la musique pour chanter les chœurs et des danses exquises qui se cadencent au son de ses phrases ; il rêve ses acteurs dans la pose de la statuaire et il les entend, d’une voix puissante, débiter ses grandes tirades ou soupirer ses récits d’amour ; puis il sort le cœur rempli, le front radieux, comme quelqu’un qui a fait une fête, qui a assisté à un grand spectacle.

À propos de spectacle, ne te lève pas encore de ton fauteuil, avant que je n’aie achevé jusqu’au bout celui que j’ai voulu te montrer ici, cher lecteur, regrettant que tu aies eu moins de plaisir à le regarder que j’en ai eu à le faire mouvoir, et te souhaitant seulement pour l’avenir, quand tu ne sauras que faire, des heures aussi sereines que celles qui ont passé pour moi pendant que je noircissais ce papier.

Allons, allons vite ! que ce soit promptement fini, rangeons en rond tous les personnages au fond de la scène. Les voici qui se tiennent par la main, prêts à dire leur dernier mot avant qu’ils ne rentrent dans la coulisse, dans l’oubli, avant que la toile ne tombe et que les quinquets ne soient éteints.

Et Mme Renaud d’abord ? qu’est-elle devenue ? qu’en a-t-on fait ?

Son mari est maintenant un véritable maître de pension, un simple marchand de soupe et de latin ; il a vendu son ancienne maison, renoncé à son système d’éducation particulière, et s’est acheté un grand établissement où il reçoit des élèves à des prix plus modérés ; aussi le noble genre de l’institution que nous lui avons connu a-t-il été remplacé, dans la nouvelle, par un autre plus ordinaire et plus commun : ce n’est plus la salle à manger, c’est le réfectoire, avec ses tables peintes en rouge et son carreau lavé tous les samedis ; il n’y a plus de jardin, on joue dans la cour, une cour carrée, sablée, plantée de six tilleuls chétifs sur lesquels les écoliers écrivent leur nom. À quoi servirait un salon ? Madame reste dans sa chambre et M. Renaud lui-même tient l’étude des grands. Émilie n’a plus de belles toilettes, ne va jamais au spectacle, ne reçoit personne. Enfermée toute la journée dans son appartement, à peine si on la voit à l’heure des repas, elle a même persuadé à son mari de prendre une demoiselle de confiance pour surveiller le linge et peigner les petits garçons, ouvrage qui lui répugnait fort. Tous les dimanches elle va à la messe.

La dépense de la maison a considérablement diminué, on ne donne plus de soirées, cela ferait mauvais effet. M. Renaud se livre tout entier à son affaire, il conduit lui-même ses élèves au collège, et ne sort jamais que le soir, après qu’on est couché, sans doute pour faire un tour, pour prendre l’air ; c’est une habitude, jamais il n’y manque.

Ils vivent dans les mêmes termes et en aussi bon accord qu’au commencement de cette histoire.

M. Renaud fera-t-il fortune ? je n’en sais rien ; Mme Renaud a-t-elle eu un autre amant ? c’est ce que j’ignore.

Son amie Aglaé s’est mariée, elle a épousé un médecin d’un village aux environs de Paris, qu’elle a séduit par ses cavatines italiennes et par ses grandes manières langoureuses, qui en est encore fort amoureux, et qu’elle fait enrager en diable. Elle lui mange impitoyablement tout ce qu’il gagne ; le pauvre homme se crotte, s’échine et se casse le cou par les chemins, tandis que madame, assise au coin d’un grand feu, dans une délicieuse bergère, lit le roman à la mode ou bien invite les dames de l’endroit à venir prendre le thé chez elle et à manger des gâteaux. Souvent aussi elle fait des voyages à Paris, rien que pour aller au concert et voir un peu ce qu’on dit de nouveau dans les arts ; elle y reste huit jours toute seule avec sa femme de chambre, car il lui a fallu une femme de chambre. Comme par le passé, elle rend de longues visites à Émilie, et lui fait peut-être des confidences pareilles à celles qu’elle en recevait jadis. Elle est bien oubliée de son ancien soupirant, de ce pauvre Alvarès, qui cependant avait failli en mourir.

Lui et son camarade Mendès sont retournés dans leur patrie, à Lisbonne. À peine débarqué, Alvarès est tombé amoureux de l’une de ses cousines, une orpheline sans fortune dont son père est le tuteur ; il l’aime comme un enragé quoiqu’elle soit fort laide, il veut à toute force l’épouser quoiqu’elle soit encore plus pauvre ; sa famille en est désolée, il n’y a ni exhortations, ni conseils, ni raisons, ni exemples qui tiennent ; c’est une idée fixe, il l’adore, il en est fou et abruti, rien ne l’en fera démordre, car c’est une âme très tendre et bien bête.

Ce bon Mendès, au contraire, a suivi une toute autre ligne. Paris, à ce qu’il paraît, l’a considérablement corrompu ; il y a, dans les derniers temps de son séjour, tellement fréquenté les lieux publics de toute espèce, si bien dansé, chahuté, cancané, mazurké et polké à la Chaumière, bu tant de petits verres, de demi-tasses, de bols de punch et de bouteilles de vin blanc, culotté tant de pipes et connu tant de femmes légères, qu’il en a rapporté dans son pays un genre tout à fait civilisé et parisien, des mœurs encore incomprises là-bas, un estomac prodigieux, des appétits effrayants. D’abord il a commencé par écrire des billets doux à toutes les modistes de Lisbonne et par faire des dettes dans tous les cafés, sans jamais vouloir ensuite reconnaître les marmots ni solder les mémoires ; il troublait la société, c’était un scandale public, il a fallu l’embarquer. Il fait dans ce moment un voyage autour du monde, et il promène sa flamme du Brésil au Japon et sa ribote d’un pôle sous l’autre ; il en reviendra encore en meilleure santé, en plus belle humeur et tout aussi stupide.

Shahutsnischbach, hélas ! est dans une bien triste position ! Cet honnête Allemand, voyant enfin que les mathématiques ne voulaient pas de lui, avait fini par y renoncer et s’était tout bonnement mis caissier chez un banquier. C’était un excellent caissier, il en avait toutes les qualités requises, y compris la probité ; mais, un beau jour, son maître a fait banqueroute et a pris la fuite, oubliant même de lui payer un mois d’arriéré sur ses appointements. Or le procureur du roi est arrivé dans les bureaux, n’a vu personne et a empoigné notre ami qui, ne se doutant de rien, était assis à sa place ordinaire ; on l’a arrêté comme complice, il va passer devant les tribunaux, il ira probablement aux galères.

Morel aussi a eu d’amères désillusions, lui cependant qui avait si peu d’illusions ! Après avoir été successivement commis d’agent de change, clerc d’avoué, avocat, homme d’affaires, entrepreneur, industriel, avoir essayé de tous les métiers, travaillé dans tous avec ardeur, sans jamais y devenir riche ou célèbre, il est revenu habiter le hameau d’où il était parti jadis et y labourer le champ que labourait son père. Il vit avec quinze cents livres de rentes, en sabots, en veste de gros drap l’hiver, en blouse bleue l’été ; le soir, après le dîner, il lit Béranger en fumant sa pipe, ou il cause avec le percepteur et l’huissier du canton, auxquels il redit ses vieux bons mots et raconte ses anecdotes plaisantes. Il leur parle de Paris, de toutes les belles connaissances qu’il avait, du monde qu’il voyait, des grands hommes qu’il a approchés de près, sans leur dire les humiliations qu’il a subies, ni tout le mal qu’il a enduré. Il est ennuyé, dégoûté, hargneux ; il souffre secrètement, mais il tâche de s’en consoler un peu en contredisant tout le monde et en faisant de l’opposition dans le conseil municipal.

Le brave capitaine Nicole non plus n’est pas heureux ; il a acheté la fameuse petite maison tant enviée et il y demeure, mais il s’ennuie, il regrette la mer, il regarde sans cesse d’où vient le vent et pense à son navire. Plus enviable, vraiment, fut le sort de son nègre, qui est mort avant qu’on le débarque, le jour même où il allait revoir sa cabane.

Un homme admirable, c’est Ternande, ce jeune artiste qui fait toujours des chevaux à trois pattes, des arbres couleur chocolat et des chairs de mastic. Il a remporté le grand prix de Rome, y est resté les trois ans obligés, et en est revenu plus insolent, plus tranchant et plus impertinent encore qu’autrefois. Il regarde les anciens maîtres comme de braves gens sans idées, et les modernes comme des barbouilleurs sans talents ; ensuite il avoue naïvement qu’il est le premier peintre de l’époque, et l’on est presque tenté de le croire tant il le dit avec assurance. Il a un bel atelier, tout orné de ses chefs-d’œuvre et rempli de pantoufles chinoises, de burnous arabes, d’arcs de sauvages, de casques rouillés, de pipes turques et de médailles romaines ; il s’adonne exclusivement au portrait, il gagne beaucoup d’argent, c’est une célébrité.

Le ciel aussi a comblé de ses dons M. et Mme Lenoir dans la personne de leur enfant. Il a gardé longtemps son costume d’artilleur, ça lui allait si bien quand son papa lui faisait réciter des fables de La Fontaine dans dans les grands dîners ! on a cependant été obligé d’y renoncer lorsqu’on l’a mis en pension. Ses maîtres, du reste, en sont satisfaits et envoient à tous les trimestres de bonnes notes à ses parents : conduite, bien ; travail, bien. À la dernière distribution, il a même remporté un second prix de thème et un accessit d’écriture.

Mais l’ambition la plus assouvie, la vanité la plus satisfaite, c’est l’ambition et la vanité de Catherine, l’ancienne cuisinière du père Renaud. Avec tout ce qu’elle a volé, tout ce qu’elle a pu attraper et ce qu’on lui a donné, elle s’est établie cabaretière sur le boulevard du Temple, elle trime au comptoir, porte un bonnet à rubans roses, et se laisse courtiser par les habitués. Son commerce prospère, il y a même plusieurs messieurs qui demandent sa main ; mais elle n’est pas pressée, elle attend, elle veut choisir à l’aise et ne se décider que pour un bon parti. Elle a eu soin toutefois de se fournir d’un très beau garçon de café, qui a une superbe paire de moustaches rouges et une fort jolie voix pour crier : « Voilà ! voilà ! servi ! demandé ! »

Quant au père d’Henry, il est toujours classique, libéral, ennemi des Jésuites et aussi du genre humain ; il déclame sans cesse contre les journaux, et il serait frappé, le soir, d’une attaque d’apoplexie s’il avait passé la journée sans lire son journal, le journal, mon journal ; il s’exaspère encore contre les romantiques, mais il admire les Mystères de Paris et le Juif-Errant, il trouve ça « fort » et « bien tapé ». Sa femme en tout et sur tout est invariablement de son avis.

Savez vous qu’Henry va faire un riche, un puissant, un superbe mariage ? il épouse la nièce d’un ministre, celui dont le fils est son ami ; on lui assure deux cent mille francs de dot, il en aura autant plus tard. Le voilà donc presque dans l’opulence et déjà dans l’illustration ; avant quatre ou cinq ans, il sera député, et une fois député où s’arrêtera-t-il ?

Jules est parti hier pour l’Orient, emportant avec lui deux paires de souliers qu’il veut user sur le Liban, et un Homère qu’il lira au bord de l’Hellespont.

S’il passe par Alger, il y rencontrera Bernardi, établi directeur d’une troupe de vaudeville et amusant les Arabes civilisés avec les couplets de M. Scribe et la prose de MM. Melesville et Bayard.

Ici l’auteur passe son habit noir et salue la compagnie.

Nuit du 7 janvier 1845, une heure du matin.

FIN.