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L’Église chrétienne (Renan)/I. Adrien

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 1-20).


CHAPITRE PREMIER.


ADRIEN.


L’état de santé de Trajan s’aggravait chaque jour[1]. Il partit pour Rome, laissant le commandement de l’armée d’Antioche à Adrien, son petit-cousin et son petit-neveu par alliance. Une inflammation d’entrailles le força de s’arrêter à Sélinonte[2] sur la côte de Cilicie. Il y mourut le 11 août de l’an 117, à l’âge de soixante-quatre ans. La situation était triste : l’Orient était en feu ; les Maures, les Bretons, les Sarmates devenaient menaçants[3]. La Judée, réduite mais frémissante[4], semblait annoncer de nouvelles fureurs. Une intrigue assez obscure, qui paraît avoir été dirigée par Plotine et Matidie, donna, dans ces circonstances critiques, l’empire à Adrien.

Ce fut un très-bon choix. Adrien était un homme d’une moralité équivoque ; mais ce fut un grand souverain. Spirituel, intelligent, curieux, il eut plus de largeur d’esprit qu’aucun autre César. D’Auguste à Dioclétien, il fut l’empereur qui constitua le plus. Sa capacité administrative était extraordinaire. Selon nos idées, il administra trop sans doute ; mais il administra bien. Il fut l’organisateur définitif du gouvernement impérial[5] ; il marqua une époque capitale dans l’histoire du droit romain. Jusqu’à lui, la maison du prince avait été la maison du premier personnage de l’État, une maison comme une autre, composée de domestiques, d’affranchis, de secrétaires privés. Adrien organisa le palais : pour arriver aux offices palatins, il fallut désormais être chevalier ; les domestiques de la maison de César devinrent des fonctionnaires. Un conseil permanent du prince, composé surtout de jurisconsultes[6] prend des attributions définies ; les sénateurs spécialement attachés au gouvernement sont déjà des comites (comtes) ; tout se fait par des bureaux, à la formation desquels le sénat prend sa part, et non par la volonté directe du prince. C’est toujours le despotisme, mais un despotisme analogue à celui de l’ancienne royauté française, tempéré par des conseils, des cours et des magistrats indépendants. — Les améliorations sociales sont plus importantes encore. Un bon et grand esprit de vrai libéralisme et d’humanité se manifeste en tout ; la position de l’esclave reçoit des garanties ; la condition de la femme s’élève ; les excès de l’autorité paternelle sont limités ; ce qui restait de sacrifices humains est supprimé[7]. Le caractère personnel de l’empereur répondait à ce qu’il y avait d’excellent dans ces réformes. Adrien se montrait avec les humbles d’une affabilité charmante, et ne pouvait souffrir que, sous prétexte de majesté, on lui enlevât son plaisir suprême, le droit d’être aimable[8].

C’était, malgré tous ses défauts, un esprit vif, ouvert, original. Il aima Epictète[9] et le comprit, certes sans s’obliger à suivre ses maximes. Rien ne lui échappait ; il voulait tout savoir. Dégagé de cette morgue et de ce parti pris qui rendaient le vrai Romain si fermé à la connaissance du reste du monde, Adrien avait du goût pour les choses exotiques[10] ; il s’y plaisait, s’en moquait avec esprit. L’Orient surtout l’attirait. Il en voyait les impostures, le charlatanisme, et s’en amusait. Il se faisait initier à toutes les bizarreries, fabriquait lui-même des oracles, composait des antidotes et se raillait de la médecine. Comme Néron, ce fut un lettré, un artiste, sur le trône[11]. Sa facilité pour la peinture, la sculpture, l’architecture était étonnante, et il faisait de jolis vers ; mais son goût n’était pas pur ; il avait ses auteurs favoris, des préférences singulières. En somme, petit littérateur, architecte théâtral. Il n’adopta aucune religion ni aucune philosophie ; mais il n’en niait aucune. Son esprit distingué se balança toujours comme une girouette amusée à tous les vents ; l’élégant adieu à la vie qu’il murmura quelques moments avant sa mort,

Animula vagula, blandula,…


donne sa mesure. Toute recherche aboutissait pour lui à une plaisanterie, toute curiosité à un sourire. Même la souveraineté ne le rendit qu’à demi sérieux ; sa tenue avait l’aisance et l’abandon de l’homme le plus « ondoyant et divers » qui fut jamais[12].

Cela le fit tolérant. Il ne retira pas les lois restrictives qui frappaient indirectement le christianisme et le mettaient en perpétuelle contravention ; il les laissa plus d’une fois appliquer : mais personnellement il en atténua l’effet[13]. Sous ce rapport, il fut supérieur à Trajan, qui, sans être philosophe, avait une doctrine d’État tout à fait arrêtée, et à Antonin et Marc-Aurèle, hommes à principes, qui crurent bien faire en persécutant. Les mauvaises mœurs d’Adrien eurent sous ce rapport un bon effet. C’est le propre de la monarchie que les défauts des souverains servent au bien public encore plus que leurs qualités. La légèreté d’un rieur spirituel, d’un Lucien couronné, prenant le monde comme un jeu frivole, fut plus favorable à la liberté que la gravité sérieuse et la haute moralité d’empereurs accomplis.

Le premier soin d’Adrien fut de liquider la succession difficile que lui laissait Trajan. Adrien était un écrivain militaire distingué, non un capitaine. L’impossibilité de garder les provinces nouvellement conquises, l’Arménie, la Mésopotamie, l’Assyrie, s’était clairement révélée à lui. Il y renonça. C’était sûrement une heure solennelle que celle où, pour la première fois, les aigles reculaient et où l’empire reconnaissait avoir dépassé son programme ; mais c’était de la sagesse. La Perse, comme la Germanie, était pour Rome l’inaccessible. Les grandes expéditions dirigées de ce côté, celles de Crassus, de Trajan, de Julien, échouèrent, tandis que les expéditions d’un dessein plus limité, celles de Lucius Verus, de Septime Sévère, dont le but était non d’attaquer à fond l’empire parthe, mais d’en détacher les provinces feudataires rapprochées de l’empire romain, atteignirent leur but. La difficulté d’un abandon aussi humiliant pour la fierté romaine était doublée par l’incertitude qui pesait sur l’adoption d’Adrien par Trajan. Lusius Quietus et Marcius Turbo tiraient de l’importance des dernières commissions qu’ils avaient remplies un titre presque égal au sien. Quietus fut tué[14] et on peut supposer que, toujours attentifs à épier la mort de leurs ennemis, pour y trouver une marque de la vengeance céleste, les Juifs virent dans cette fin tragique un châtiment du mal que le farouche berbère leur avait fait[15].

Adrien mit un an à revenir à Rome, inaugurant tout d’abord ces habitudes voyageuses qui devaient faire de son règne une perpétuelle course d’amateur à travers les provinces de l’empire[16]. Après une autre année consacrée aux soucis les plus graves de l’administration, et fertile en réformes constitutionnelles, il partit pour une tournée qui lui fit visiter successivement la Gaule, les bords du Rhin, la Bretagne, l’Espagne, la Mauritanie, Carthage. Sa vanité et ses goûts d’antiquaire lui faisaient rêver le rôle de fondateur de ville et de restaurateur des souvenirs antiques. Il n’aimait pas, d’ailleurs, pour les soldats, l’oisiveté des garnisons, et il voyait dans les grands travaux publics une manière de les occuper. De là ces innombrables constructions qui datent du règne d’Adrien, routes, ports, théâtres, temples. Il était entouré d’une nuée d’architectes, d’ingénieurs, d’artistes, enrégimentés comme une légion[17]. Tout semblait renaître dans les provinces où il portait ses pas ; tout était remis à neuf[18]. À l’instigation de l’empereur, de vastes sociétés par souscription se formaient pour les grands travaux ; l’État, d’ordinaire, s’inscrivait parmi les actionnaires. Pour peu qu’une ville eût eu de la célébrité, et qu’il en fût parlé dans les auteurs classiques, elle était sûre de se voir relevée par le César archéologue. C’est ainsi qu’il embellit Carthage et y ajouta un quartier nouveau ; de toutes parts, les villes tombées en décadence sortaient de leurs ruines et prenaient le nom de Colonia Ælia Hadriana[19].

Après un court séjour à Rome, où il rétablit l’enceinte du pomœrium[20] dans le courant de l’an 121, il partit pour un autre voyage, qui dura environ quatre ans et demi, et lui fit voir tout l’Orient. Ce voyage fut plus brillant encore que le premier[21]. On eût dit que le vieux monde ressuscitait sous les pas d’un dieu bienfaisant. Merveilleusement au courant de l’histoire ancienne, Adrien voulait tout voir, il s’intéressait à tout, voulait qu’on restaurât tout ce qui avait existé. On cherchait, pour lui plaire, à faire revivre les arts perdus ; un style néo-égyptien devint à la mode[22] ; on fit aussi du néo-phénicien[23]. Autour de lui pullulaient les philosophes, les rhéteurs, les critiques. C’était Néron moins la folie. Une foule de vieilles civilisations disparues aspiraient à renaître, non effectivement, mais dans les écrits des archéologues et des historiens. C’est ainsi qu’on vit Herennius Philon, de Byblos, peut-être sous l’inspiration directe de l’empereur, tenter de retrouver la vieille Phénicie. Des fêtes nouvelles, des jeux hadrianiens, renouvelés des Grecs, rappelaient une dernière fois l’éclat de la vie hellénique ; c’était comme une renaissance universelle du monde antique, renaissance brillante, mais peu sincère, un peu théâtrale ; chaque pays, au sein de la grande patrie romaine, retrouvait ses titres de noblesse et s’y attachait. On songe, en étudiant ce singulier spectacle, à l’espèce de résurrection des morts dont notre siècle a été témoin, quand, dans un moment d’universelle bienveillance, il se mit à tout restaurer, à rebâtir les églises gothiques, à rétablir les pèlerinages tombés en désuétude, à remettre en vogue les fêtes, les usages anciens.

Adrien, plus grec que romain par la culture de l’esprit, favorisait ce mouvement éclectique et y contribuait puissamment. Ce qu’il fit en Asie Mineure fut vraiment prodigieux. Cyzique, Nicée, Nicomédie se relevèrent par ses soins ; des temples de la plus riche architecture éternisèrent partout la mémoire du souverain lettré qui semblait vouloir qu’un monde rajeuni datât de lui. La Syrie ne fut pas moins favorisée. Antioche et Daphné devinrent le séjour le plus délicieux du monde ; les combinaisons de l’architecture pittoresque, les fantaisies du paysagiste, les tours de force de l’hydraulique y furent épuisés[24]. Palmyre même fut en partie renouvelée par le grand architecte impérial, et prit de lui, comme une foule d’autres villes, le nom d’Hadrianopolis[25].

Le monde n’avait jamais tant joui, tant espéré. Les barbares, au delà du Rhin et du Danube, étaient à peine pressentis. L’esprit libéral de l’empereur répandait partout une sorte de contentement. Les Juifs mêmes se montraient partagés. Ceux qui étaient massés à Béther et dans les villages au sud de Jérusalem semblaient possédés d’une rage sombre. Ils n’avaient qu’une idée, relever de force la ville dont l’accès leur était interdit et rendre à la colline choisie de Dieu ses antiques honneurs. Quant aux partis plus modérés, en particulier aux survivants, à demi chrétiens et esséniens, des catastrophes égyptiennes sous Trajan, Adrien ne leur fut pas d’abord désagréable. Ils purent s’imaginer qu’il avait ordonné la mort de Quietus pour le punir de ses cruautés envers les Juifs. Ils conçurent peut-être un moment l’espérance de voir l’éclectique empereur s’attacher à la résurrection d’Israël comme à un caprice entre tant d’autres. Un pieux alexandrin reprit, pour inculquer ces idées, la forme déjà consacrée par le succès. Il supposa qu’une sibylle, sœur d’Isis, avait eu la vision désordonnée des épreuves réservées aux derniers siècles[26].

La haine contre Rome éclate tout d’abord : « O vierge, molle et opulente fille de Rome latine, passée au rang d’esclave ivre de vin, à quels hymens tu es réservée ! Combien de fois une dure maîtresse tirera ces cheveux délicats[27] ! » L’auteur, à la fois juif et chrétien[28], regarde Rome comme l’ennemie naturelle des saints. Adrien seul obtient de lui l’hommage d’une véritable admiration[29]. Après avoir énuméré les empereurs romains de Jules César à Trajan, au moyen des procédés amphigouriques de la ghematria, la sibylle voit arriver au trône « un homme au crâne d’argent, dont le nom sera celui d’une mer.

Nul ne l’égalera en perfection ; il saura tout[30]. C’est sous ton règne, ô excellent, ô éminent, ô brillant souverain, et sous tes rejetons[31] que se passeront les choses que je vais dire. »

La sibylle, selon l’usage, déroule ensuite les tableaux les plus sombres ; tous les fléaux se déchaînent à la fois, les hommes deviennent absolument pervers. Ce sont les douleurs de l’enfantement messianique[32]. Néron, mort depuis plus de cinquante ans, est encore le cauchemar de l’auteur[33]. Ce dragon funeste, cet histrion, ce meurtrier de ses proches, cet assassin du peuple élu, cet allumeur de guerres sans fin, reviendra pour s’égaler à Dieu. Chez les Mèdes et les Perses, qui l’ont accueilli, il trame les plus noirs complots. Porté par les Parques à travers les airs, il arrivera bientôt pour être de nouveau le fléau de l’Occident. L’auteur vomit contre Rome une invective plus ardente encore[34] que celle par laquelle il a débuté :

Instable, perverse, réservée aux pires destins, principe et fin de toute souffrance, puisque c’est dans ton sein que la création périt et renaît sans cesse, source du mal, fléau, point où tout aboutit pour les mortels, quel homme t’a jamais aimée ? Qui ne te déteste intérieurement ? Quel roi détrôné a fini en paix chez toi sa vie respectable ? Par toi le monde a été changé dans ses plus intimes replis… Autrefois existait au sein de l’humanité l’éclat d’un brillant soleil, c’était le rayon de l’unanime esprit des prophètes, qui portait à tous la nourriture et la vie. Ces biens, tu les as détruits. Voilà pourquoi, maîtresse impérieuse, origine et cause des plus grands maux, l’épée et le désastre tomberont sur toi…… Écoute, ô fléau des hommes, l’aigre voix qui t’annonce le malheur.


Une race divine de bienheureux juifs, venus du ciel, habitera Jérusalem, qui, du point où elle est, s’étendra jusqu’à Jaffa et montera jusqu’aux nues. Plus de trompettes, plus de guerre ; de toutes parts s’élèveront des trophées éternels, des trophées consacrant les victoires remportées sur le mal.


Alors redescendra du ciel un homme extraordinaire, qui a étendu ses mains sur un bois fructueux, le meilleur des Hébreux, qui autrefois arrêta le soleil par ses belles paroles et ses saintes lèvres.


Voilà Jésus sans nul doute, Jésus jouant d’une façon allégorique, par son crucifiement, le rôle de Moïse, tenant les bras étendus[35], et de Josué[36], sauveur du peuple.


Cesse enfin de te déchirer le cœur, ô fille de race divine, ô trésor, ô seule fleur aimable, lumière charmante, plante exquise, germe chéri[37], gracieuse et belle ville de Judée, toujours remplie du son des hymnes inspirés. Le pied impur des Grecs[38], au cœur plein de complots, ne foulera plus ton sol ; mais tu seras entourée des respects de tes illustres enfants, qui dresseront la table[39] aux accords des muses saintes, avec des sacrifices de tout genre et des prières pieuses. Alors les justes qui ont supporté les peines de l’angoisse trouveront plus de bonheur qu’ils n’ont souffert de maux. Ceux, au contraire, qui ont lancé leurs blasphèmes sacrilèges contre le ciel seront réduits à se taire et à se cacher, jusqu’à ce que la face du monde change. Une pluie de feu brûlant tombera des nuées ; les hommes ne cueilleront plus le doux épi de la terre ; plus de semailles, plus de labours, jusqu’à ce que les mortels reconnaissent le Dieu suprême, immortel, éternel, et qu’ils cessent d’honorer des choses mortelles, des chiens, des vautours, à qui l’Égypte a voulu qu’on offre l’hommage de bouches profanes et de lèvres insensées. La terre sacrée des seuls Hébreux[40] portera d’elle-même toutes les choses refusées aux autres hommes ; des ruisseaux de miel s’échapperont des rochers et des fontaines, un lait d’ambroisie coulera pour les justes, parce qu’ils ont espéré, avec une piété ardente et une foi vive, en un seul Dieu, père de toute chose, unique, suprême[41].


Enfin le fuyard parricide, trois fois annoncé, rentre en scène[42]. Le monstre inonde la terre de sang. Il prend la ville de Rome, y allume un incendie comme on n’en vit jamais. Une mêlée générale du monde s’ensuit ; tous les rois, tous les aristocrates périssent, afin de préparer la paix aux hommes justes, c’est-à-dire aux juifs et aux chrétiens. La joie de l’auteur sur la ruine de Rome éclate une troisième fois.


Parricides, laissez là votre fierté et votre orgueil coupable, vous qui réserviez pour les enfants vos embrassements infâmes, qui placiez dans des maisons de débauche des jeunes filles jusque-là pures, exposées maintenant aux violences et aux derniers opprobres[43]…… Tais-toi, malheureuse ville méchante, autrefois pleine de rire. Dans ton sein les vierges sacrées ne retrouveront plus le feu divin qu’elles alimentent ; car il s’est éteint, ce feu conservé si précieusement, quand je vis pour la seconde fois un autre temple tomber à terre[44], livré aux flammes par des mains impures, temple toujours florissant, sanctuaire permanent de Dieu, bâti par les saints et incorruptible pour l’éternité…… Ce n’est pas, en effet, un dieu fait de commune argile que cette race adore ; chez elle, l’habile ouvrier ne façonne pas le marbre ; l’or, employé à séduire les âmes, n’est pas l’objet d’un culte. Mais ils honorent par des sacrifices et de saintes hécatombes le grand Dieu dont le souffle anime tout ce qui vit.


Un homme élu[45], le Messie, descend du ciel, remporte la victoire sur les païens, bâtit la ville aimée de Dieu[46], qui renaît plus brillante que le soleil, y fonde un temple incarné[47], une tour de plusieurs stades de front, atteignant les nuées, pour que tous les fidèles voient la gloire de Dieu. Les sièges de la civilisation antique, Babylone, l’Égypte, la Grèce, Rome disparaissent les uns après les autres ; les colosses d’Égypte, en particulier, se renversent et jonchent le sol ; mais un des prêtres vêtus de lin convertit ses compatriotes, leur fait abandonner leurs vieux rites et bâtir un temple au vrai Dieu[48]. Cela n’arrête pas la fin du monde antique. Les constellations se heurtent ; les corps célestes tombent sur la terre, et le ciel reste sans astres[49].

Il y avait donc sous Adrien, en Égypte, un groupe de pieux monothéistes pour qui les Hébreux étaient encore le peuple juste et saint par excellence[50], aux yeux desquels la destruction du temple de Jérusalem était le crime irrémissible, vraie cause de la ruine de l’empire romain, qui entretenaient un nid de haine et de calomnies contre les Flavius[51], qui espéraient la résurrection du temple et de Jérusalem, concevaient le Messie comme un homme élu de Dieu, voyaient ce Messie dans Jésus et lisaient l’Apocalypse de Jean[52]. L’Égypte nous a depuis longtemps habitués aux singularités en ce qui concerne l’histoire juive et chrétienne ; son développement religieux n’était pas synchronique à celui du reste du monde. Des accents comme ceux que nous venons d’entendre ne durent guère trouver d’écho ni dans le judaïsme pur, ni dans les Églises de saint Paul. La Judée surtout n’eût pas consenti, ne fût-ce qu’une heure, à considérer Adrien comme le meilleur des hommes ni à fonder sur lui de telles espérances.

  1. Voir Les Évangiles, p. 508; C. de La Berge, Essai sur le règne de Trajan, p. 189.
  2. Aujourd’hui Sélindi.
  3. Spartien, Adriani vita, 5.
  4. Spartien, Adr., 5 : rebelles animas efferebat. Si l’on s’en tenait à la Chronique d’Eusèbe, la campagne contre les Juifs (les Évangiles, ch. xxiii) n’aurait pas été finie à la mort de Trajan et se serait continuée durant les premiers mois d’Adrien (Eusèbe et saint Jérôme, Chron., 1re année d’Adrien) ; mais ce texte a quelque chose de trouble (comp. la traduction arménienne, Schœne, p. 164-165). Eusèbe peut avoir été égaré par certaines confusions avec la grande guerre d’Adrien (cf. la Chron. d’Alex., à l’an 119). Spartien (loc. cit.) représente la Palestine, au moment de l’avènement d’Adrien, comme animée d’un esprit de rébellion, mais non comme révoltée. L’Égypte, il est vrai, seditionibus urgebatur (ibid.) ; mais, d’un autre côté, Lusius Quietus et Turbo sont représentés comme ayant terminé leurs campagnes contre les Juifs dès le début du règne d’Adrien (ibid.). Comp. Eutrope, VIII, 7.
  5. Aurélius Victor, Epit., 14.
  6. Spartien, Adr., 18, 22.
  7. Paul, Sentent., III, 5 ; Dig., I, v, 18 ; vi, 2 ; Gaïus, Instit., comm. I, 115 ; Ulpien, Fragm. xxvi, 8 ; Spartien, Adr., 18.
  8. In conloquiis humillimorum civilissimus fuit, detestans eos qui sibi hanc voluptatem humanitatis inviderent. Spartien, Adr., 20.
  9. Spartien, Adr., 16.
  10. Curiositatum omnium explorator. Tertullien, Apol., 5. Cf. Spartien, Adr., 1, 14, 15, 16, 19, 20 ; Dion Cassius, LXIX, 3 ; Eusèbe, Chron., années 1 et suiv. d’Adrien.
  11. Dion Cassius, LXIX, 3, 4 ; Aurelius Victor, Epit., xiv, 2 ; Julien, Cæs., p. 24, Spanh.
  12. Semper in omnibus varius. Spartien, Adr., 14. Cf. Fronton, Epist. ad M. Aur. de feriis Als., 3 (Naber, p. 216).
  13. Méliton, dans Eus., H. E., IV, xxvi, 7, 10 ; Tertullien, Apol., 5 ; S. Jér., De viris ill., 19.
  14. Spartien, Adr., 5, 6, 7, 9, 15 ; Dion Cassius, LXIX, 2 ; Thémistius, orat. xvi, p. 205 (Grat. act. ad Theod. Aug.) ; Ammien Marcellin, XXIX, 5. C’est à tort que Cavedoni a supposé le nom de Quietus effacé dans l’inscription 4616 du Corpus grec. Voir Waddington, Inscr. de Syrie, no 2305.
  15. V. les Évangiles, p. 510, 513, 514. Selon certains critiques, Lusius Quietus serait l’Holopherne du livre de Judith. — Pour la légende de Julianus et Pappus, voir la glose sur Megillath Taanith, § 29 (avec les explications de MM. Grætz et Derenbourg).
  16. Nous adoptons, pour la chronologie de ces voyages, le système de M. Noël Desvergers (Biogr. génér., art. Adrien), conforme à peu près à celui de l’abbé Greppo (Mém. sur les voy. de l’emp. Adrien. Paris, 1842). Cf. Eckhel, VI, p. 480 et suiv.
  17. Aurélius Victor, Epit., c. 14 ; Chron. d’Alex., à l’an 123. Cf. Letronne, Inscr. d’Égypte, no 16.
  18. Monnaies avec la légende restitvtori, ou restitvtori orbis terrarvm, ou locvpletori orbis terrarvm. Eckhel, VI, p. 486-501 ; Cohen, t. II, Adrien, de 445 à 1088. — Mém. de l’Acad. des Insc., ancienne série, t. XLVII, p. 331. Épithète Σωτὴρ τοῦ κόσμου : Corp. inscr. gr., nos  4336, 4337. Voir Journ. des sav., déc. 1873, p. 750-751.
  19. Par exemple, Thenæ, dans la Byzacène, et Zama, dans la Numidie (Corpus inscr. lat., VI, nos  1685, 1686 ; cf. 1684). Comparez Petra (monnaies). Les prodigieux monuments de Petra sont du temps d’Adrien.
  20. Orelli, no 811.
  21. Spartien, Adr., 19.
  22. Voir la salle no 8 du musée grégorien, au Vatican. Sur la Villa Adriana, voir ci-après, p. 291-292.
  23. Mission de Phénicie, p. 158, etc.
  24. Malala, p. 278, Bonn.
  25. Etienne de Byz., au mot Πάλμυρα ; Corp. inscr. gr., nos  4482, 6015 ; Waddington, Inscr. gr. de Syr., nos  2440, 2585 ; de Vogüé, Inscr. sémit. de Syr., no 16 et p. 50, note 1. Cf. Spartien, 20.
  26. C’est le Ve livre des Vers sibyllins, en tête duquel on peut ajouter une partie au moins du § 3 du livre III, inséré à tort à cet endroit entre des pièces plus anciennes. V. Alexandre, Orac. sib., I, p. 117 et suiv. ; II, p. 355 et suiv. ; edit. alt., p. vi et suiv., xxviii-xxix, 96 et suiv. Notez, dans le § 3, le passage, vers 388-400, relatif, selon nous, à Vespasien, que l’auteur du livre V (vers 39) croit avoir été tué par Titus (comp. III, 398-400, à V, 39, et à IV Esdr., xi, 30 et suiv. ; xii, 23 et suiv.), les allusions aux guerres civiles (vers 410-413, 464-469), à Néron l’Antechrist (vers 470), à Babylone conquise par Rome [sous Trajan] (vers 384). Le style des deux morceaux est le même, et le livre V fait, après ledit § 3, une suite excellente et comme une seconde partie. Notez, de part et d’autre, la rage contre les destructeurs du temple (III, 302, 328-329 ; V, 36, 149-150, 159-160, 225-226, 397 et suiv., 407 et suiv.).
  27. Carm. Sib., III, 356-362.
  28. Le christianisme de l’auteur se conclut du vers 256. Le judaïsme rabbinique, à l’époque où notre poëme fut écrit, avait à peu près disparu d’Alexandrie. Voir les Évangiles, p. 512.
  29. Livre V, vers 49-50. Ces vers prouvent que le poëme a été écrit sous le règne d’Adrien. Après la mort de ce prince, une telle adulation ne se comprendrait plus. L’auteur sibyllin est si profondément juif, il maudit si énergiquement les destructeurs de la nation juive, qu’on ne peut supposer qu’il eût parlé d’Adrien en termes si flatteurs après la guerre de Bar-Coziba. Voir ci-après, p. 532. La manière brève dont il est question des successeurs d’Adrien (v. 50-51), loin de placer le poëme sous le règne d’Antonin ou de Marc-Aurèle, prouve au contraire qu’Adrien vivait encore ; autrement l’auteur, au lieu d’apostropher ce dernier d’une manière aussi exceptionnelle, eût continué son énumération d’empereurs sur le même plan (comp. VIII, 65 et suiv. ; III, 52). Enfin ce qui est dit de Jérusalem (vers 249 et suiv., 259 et suiv.) me semble antérieur à la construction d’Ælia.
  30. Καὶ πάντα νοήσει. Au l. VIII, v. 56, ceci est entendu de la magie. Cuncta de se scisse. Spartien, Ælius, 3.
  31. Vers 50. Ce vers et le suivant sont vagues à dessein. L’intervalle entre les adoptions d’Antonin, de Verus, de Marc-Aurèle, et la mort d’Adrien est beaucoup trop court pour qu’on y puisse placer la composition du poëme. Comp. Carm. sib., VIII, 50 et suiv.
  32. Vers 74. Ὑστατίῳ καιρῷ, ὅτε πάγκακοι ἄνδρες ἔσονται.
  33. Vers 28 et suiv., 137 et suiv., 215 et suiv., 410 et suiv.
  34. Livre V, vers 227 et suiv.
  35. Exode, xvii, 12.
  36. Dans la traduction des Septante, Josué est appelé Ἰησοῦς. Comp. Justin, Dial., 111, 113.
  37. Comparez l’Apocalypse d’Esdras. Les Évangiles, p. 353.
  38. C’est-à-dire des païens.
  39. La table eucharistique, remplaçant les sacrifices anciens.
  40. Comparez vers 327 et suiv. Cf. les Évangiles, p. 521.
  41. Vers 259 et suiv.
  42. Vers 360 et suiv. Cf. Lactance, De mort. persec., 2.
  43. Allusion aux filles juives qui furent mises à Rome dans des maisons de prostitution, après la victoire de Titus. Jos., B. J., VI, ix, 2-4. Cf. Derenbourg, Pal. d’après les Thalm., p. 293-294.
  44. La sibylle est censée vivre toujours et assister sans perdre son identité aux événements de l’histoire. C’était une opinion répandue que, au moment où le temple de Jérusalem tomba sous Vespasien, le feu du temple de Vesta s’éteignit à Rome.
  45. Ἀνὴρ μακαρίτης (vers 413).
  46. Cf. Apoc., xx, 9.
  47. Ἔνσαρκον (v. 422).
  48. Vers 491 et suiv. (cf. vers 504). Idée inspirée par Isaïe, xix, 18-25, et par le temple d’Onias (Jos., Ant., XIII, iii, 1).
  49. Vers 511-530.
  50. Ἑϐραίων ἅγιοι πιστοὶ καὶ ναὸς ἀληθής. Vers 160.
  51. Vers 39. L’auteur sibyllin admet l’idée populaire que Titus détrôna son père Vespasien. V. ci-dessus, p. 12, note.
  52. Comparez par exemple, Carm. sib., V, 154-160, à Apoc., xi, 1 ; xvii, 5.