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L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/12

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XII.

L’EXCOMMUNICATION ET LE SECOND MARIAGE DE L’EMPEREUR.
PREMIÈRE PARTIE


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.


I

Il nous semble que toute histoire risque d’être incomplète quand elle n’indique pas l’effet produit par les événemens qu’elle raconte sur la génération qui les a vus s’accomplir. Le brusque enlèvement du pape à Rome, son séjour momentané à Grenoble, sa transportation définitive à Savone, n’ont pas été à coup sûr des faits sans importance pour les contemporains d’un règne qui a donné à la France et à l’Europe tant de spectacles extraordinaires. Si l’on cherche cependant à se rendre compte de l’impression alors ressentie par le public, l’embarras est assez grand, et quelques distinctions deviennent nécessaires. Ainsi que nous l’avons constaté dans notre précédente étude[1], l’émotion-avait été extrême sur tout le parcours des lieux qu’avait traversés ce cortège singulier d’un pape emmené prisonnier par des gendarmes. Cette émotion, déjà considérable en Italie, avait redoublé quand l’illustre captif avait mis le pied sur le territoire de l’empire français. Les Alpes une fois franchies, le commandant de l’escorte, le capitaine Boissard, avait reconnu l’impossibilité de contenir, la foule toujours croissante des gens de la campagne qui se pressaient à chaque village pour saluer Pie VII et recevoir à genoux sa bénédiction. Les mêmes scènes s’étaient continuées à Grenoble. Durant les dix jours que le pape avait passés dans ses murs, du 21 juillet au 1er août 1809, le chef-lieu de l’Isère avait été envahi par des bandes de paysans et de paysannes, accourues non-seulement des communes environnantes, mais de plusieurs des départemens voisins. L’empressement n’avait pas été moins sympathique de la part de toutes les classes de la population urbaine ; le maire de la cité dauphinoise avait été le premier à donner l’exemple d’une respectueuse déférence envers le chef de la catholicité. Cette attitude manifestement bienveillante de tous ses administrés avait même forcé la main au conseiller de préfecture chargé en l’absence du préfet de faire face aux difficultés d’une situation pour laquelle il n’avait à l’avance reçu aucune espèce d’instructions. Ce fonctionnaire, assez médiocre d’esprit, plus grossier d’ailleurs que malintentionné, avait été visiblement embarrassé de ses fonctions, et plus d’une fois les murmures de la multitude l’avertirent du mauvais effet que produisait sur elle la familiarité peu séante de ses manières à l’égard d’un hôte aussi vénérable. Quand l’ordre était arrivé de Paris de faire repartir le saint-père pour une résidence qui devait rester encore inconnue, le commandant de la gendarmerie et le conseiller de préfecture, prévoyant le vif désappointement des habitans de Grenoble et résolus de couper court à des manifestations incommodes, avaient dû se concerter pour mettre le pape en voiture pendant la nuit et le diriger sur Valence avant que personne ne pût dans la ville se douter de leur dessein[2].

Ces précautions n’avaient pas été suffisantes. A Valence et sur tous les chemins, le pape avait été aussitôt reconnu, et l’affluence des populations rurales n’avait pas diminué. Partout, malgré le secret gardé sur l’itinéraire qu’il devait suivre, le bruit de l’arrivée du saint-père avait devancé sa présence. Aux approches d’Avignon, le concours était devenu si prodigieux et les manifestations avaient pris un tel caractère, que le commandant Boissard avait non sans raison jugé prudent de ne point s’arrêter dans une ville qui avait pendant si longtemps servi jadis de résidence aux souverains pontifes et leur appartenait encore avant la révolution de 89. Pour plus de sûreté, il avait fait amener les chevaux de poste en dehors des remparts d’Avignon, qui sont encore au nombre des plus curieuses constructions dont cette cité est redevable à la magnificence des papes ; mais, l’éveil donné, l’intérieur de la ville était tout à coup resté désert. En un clin d’œil, tous les habitans, sans distinction de rang, d’âge et de sexe, s’étaient précipités au-devant de Pie VII. Ce n’était plus, comme aux relais de village, de simples bandes de paysans ; c’étaient les personnages les plus considérables de la noblesse et de la bourgeoisie, tout le petit commerce, tout le monde des artisans, qui se confondaient ensemble dans un même mouvement de patriotisme local pour faire honneur au successeur de leurs anciens souverains. Les femmes se faisaient principalement remarquer dans la foule, moins encore par leur nombre que par la vivacité de leurs démonstrations, qui bientôt ne connurent plus de bornes quand apparut le cortège de sa sainteté. Pendant vingt minutes, un assaut incessant, un tumulte indicible, écartèrent les gendarmes ; ils durent céder devant la fougue méridionale des mères qui se faisaient un bouclier de leurs enfans qu’elles présentaient à bénir à Pie VII, des jeunes filles qui se glissaient sous le ventre des chevaux, qui montaient sur les roues de la voiture pour y jeter des fleurs et faire toucher leurs chapelets au saint-père. Séparé de l’escorte qui le gardait et salué des acclamations enthousiastes, de son entourage féminin, Pie VII avait pu se croire un instant rendu à l’ardente affection de ses sujets, qui naguère, dans ses promenades autour de Rome, lui avaient maintes fois improvisé de pareilles ovations. Si le cœur du saint-père en fut pour un moment consolé, l’inquiétude du commandant Boissard s’en était démesurément accrue. Désormais il prit soin d’éviter autant que possible les grandes villes et de conduire son prisonnier par les routes de traverse les moins fréquentées. On avait ainsi évité Marseille et Toulon ; mais, pour se rendre à Savone, il fallait bien suivre l’unique chemin qui longe les bords de la Méditerranée. Quand le saint-père était arrivé au pont du Var, il avait trouvé tous les habitans de la ville de Nice, tous les paysans et les marins du littoral groupés de l’autre côté du fleuve sur la rive italienne. Parmi cette population récemment enlevée à la domination de la maison de Savoie, ce n’était plus le même pêle-mêle de conditions et d’états qui avait partout régné sur le sol de la France. Un certain ordre avait présidé à l’arrangement de la réception qui attendait le souverain pontife. Les ecclésiastiques, revêtus de leurs habits sacerdotaux, s’étaient formés en un groupe séparé. Le corps de la noblesse avait arboré ses antiques devises. Les négocians étaient rangés sous les diverses bannières particulières à leur négoce, les simples artisans portaient les insignes de leur profession. Innombrable était la foule des spectateurs qui, échelonnés sur les collines environnantes, se tenaient respectueusement à distance, et, la tête découverte, souhaitaient la bienvenue au saint-père par leurs acclamations. Un beau soleil couchant éclairait cette scène ; le pape en parut saisi de surprise autant que d’attendrissement, car cet accueil des Niçois lui rappelait d’une façon inattendue celui qu’il avait jadis rencontré à son entrée en France, lorsque, traversant le Rhône à Lyon, il se rendait à Paris afin de couronner l’empereur. Traversant à pied le pont de bateaux, dont la longueur était considérable, Pie VII rencontra à l’extrémité l’ancienne reine d’Etrurie, qui avait voulu être la première à se précipiter à ses genoux. La ferveur tout espagnole avec laquelle cette princesse dépossédée de ses états se mit à solliciter pour elle et pour ses deux enfans la bénédiction du malheureux pontife errant et prisonnier frappa vivement la multitude, et ce fut au milieu de l’émotion générale que, suivi de tous ceux qui s’étaient portés au-devant de lui, Pie VII fit à la nuit tombante son entrée à Nice, dont les rues étaient toutes parsemées de fleurs. Quelques instans après son arrivée, les maisons s’étaient illuminées comme par enchantement. Il en fut ainsi tous les soirs pendant les trois jours que le saint-père passa dans cette ville. Ce furent trois jours de véritable fête. Après avoir erré sur les places publiques à la façon italienne, des bandes de villageois venaient le soir, grâce à la douceur du climat, bivouaquer à la belle étoile autour de la maison du pape, et de temps à autre d’une voix pieuse et triste entonnaient des hymnes sacrées sous ses fenêtres. Lorsque Pie VII quitta Nice pour suivre la route à peine ébauchée de la Corniche, il trouva partout sur son passage les jolies villes du littoral, Monaco, Oneglia et Finale, coquettement pavoisées de drapeaux. Les habitans de la côte avaient construit à la hâte des ponts provisoires en bois et en feuillage sur les torrens les plus difficiles à franchir. Dans les endroits véritablement dangereux, où la litière du saint-père aurait eu peine à passer, les marins en dételaient les chevaux de force et revendiquaient pour eux-mêmes l’honneur de la porter. Si la nuit surprenait le cortège pontifical, des feux s’allumaient à l’instant sur les points de la route qui restaient à parcourir, et des porteurs de torches couraient en avant pour éclairer les pas des chevaux. Loin de se ralentir, ce concours des populations avait toujours été en grandissant jusqu’à l’arrivée du pape à sa destination. Soit donc que l’on consulte les rapports officiels des autorités impériales, soit que l’on s’en rapporte aux relations manuscrites laissées par les Italiens de la suite de Pie VII ; soit enfin qu’on prête plus volontiers créance aux souvenirs traditionnellement conservés dans les pays traversés par le cortège pontifical, il faut reconnaître que de Grenoble à Savone le voyage du saint-père ne fut qu’une longue suite d’ovations. De tous les divers témoignages que nous avons soigneusement consultés, il résulte que, sauf dans de rares localités où grâce à de minutieuses précautions son passage fut habilement dissimulé, la vue du pontife prisonnier ébranla, toutes les âmes, et que l’imagination populaire se montra particulièrement frappée par le spectacle d’une si touchante infortune.

Mais hâtons-nous aussi de reconnaître et notons comme un signe caractéristique des temps dont nous nous occupons que cette émotion, très vive et très sincère dans les contrées traversées par le saint-père, ne s’étendit guère au-delà. Dans le reste de la France, à Paris même, on ne sut rien ou l’on sut peu de chose des scènes que nous venons de reproduire. A peine les gens d’église avaient-ils osé s’interroger les uns les autres et se demander entre eux dans leurs sacristies ce qu’on avait fait du chef de la catholicité. Le gros du public ne s’en inquiétait qu’assez médiocrement ; son attention était pour le moment tournée d’un autre côté. Depuis l’ouverture de la dernière campagne contre l’Autriche, les esprits avaient suivi avec anxiété les combats qui avaient précédé la grande bataille de Wagram ; on commençait maintenant à s’étonner, quoiqu’à tort, du peu de parti que l’empereur avait tiré de sa victoire. A demi rassuré par l’armistice signé à Znaïm, le public attendait avec une impatience fiévreuse l’annonce très désirée d’une paix qu’il savait bien devoir être glorieuse, et qu’il aurait tant souhaité de pouvoir considérer comme définitive. Cette forte diversion imprimée aux préoccupations de la France par les événemens d’Allemagne n’était pas la seule cause de l’indifférence où notre pays était tombé au sujet du pape et des affaires de Rome. Il faut ajouter que depuis assez longtemps il n’en entendait plus du tout parler. Habitué à supprimer les nouvelles qu’il jugeait défavorables à sa cause, ne s’étant d’ailleurs arrêté encore à aucun parti définitif sur ce qu’il ferait du pape, fidèle à son constant système de ne point laisser les journaux toucher de près ou de loin aux questions religieuses, l’empereur avait, de Schœnbrunn, expressément recommandé à tous ses agens de garder et d’imposer le silence le plus absolu sur l’enlèvement de Pie VII à Rome, sur sa venue en France et sur sa translation à Savone. De tous les ordres qu’il pouvait recevoir de ce maître exigeant, si difficile à contenter, qui dans ce moment même se plaignait qu’on se fût en cette délicate occurrence mépris sur ses véritables intentions, la prescription du secret était celle que son ministre de la police, déjà un peu ébranlé dans son crédit personnel, était le plus porté à faire exécuter en toute rigueur. Fouché s’y employa de son mieux. Il avait bien souhaité de faire le vide absolu autour du saint-père, mais cela n’avait pas été possible. A moins de l’entourer d’une force armée considérable, comment avec quelques gendarmes tenir à distance des masses entières ? Ce qui rentrait dans les fonctions du duc d’Otrante, ce à quoi il s’était appliqué avec un zèle extraordinaire et un succès complet, c’était d’empêcher Pie VII de recevoir la visite d’aucune personne considérable, particulièrement celle des ecclésiastiques, qui auraient pu écouter, ses doléances avec sympathie et entrer avec lui dans des communications contraires aux desseins de l’empereur. La première mesure prise par Fouché avait été de retenir près de lui à Paris M. Fourier, préfet de l’Isère, sous prétexte, disait-il, de lui épargner une situation désagréable. M. Fourier était un savant distingué qui avait accompagné Napoléon dans la campagne d’Égypte ; novice pendant deux ans à l’abbaye de Saint-Benoît, il s’était d’abord destiné à l’état ecclésiastique et passait pour homme de bonne compagnie. Fouché préférait confier l’exécution de ses ordres rigoureux au fonctionnaire subalterne qui le remplaçait provisoirement à Grenoble. Il avait donc chargé le conseiller de préfecture Girard de surveiller attentivement les démarches du saint-père ; il lui avait recommandé de ne laisser arriver près de lui ni l’évêque de Grenoble, ni aucun membre important du clergé. Il lui avait surtout prescrit d’intercepter et de garder toutes les lettres qui seraient adressées à sa sainteté. Obéissant scrupuleusement à ses instructions M. Girard ne permit même pas aux grands-vicaires envoyés de Lyon par le cardinal Fesch de saluer en son nom Pie VII et de lui remettre de la part de son éminence quelque argent qu’ils avaient apporté sur eux, procédé dont l’oncle de l’empereur s’était montré très offensé, et dont il se plaignit assez vivement au ministre des cultes[3].

Cependant l’attention du ministre de la police était surtout portée du côté des journaux. A aucun prix, il ne fallait que les papiers publics, qui relevaient de son département, prononçassent seulement le nom de Pie VII. Il leur était interdit de savoir, s’il était en Italie ou en France ou ailleurs ; cela ne les regardait à aucun degré. Depuis que le pape avait quitté Rome, il n’était plus arrivé à Paris aucune nouvelle quelconque de cette capitale du monde catholique. Dans le Moniteur, qui naguère parlait continuellement des états romains et vantait le bonheur que les gens du pays avaient éprouvé à se voir réunis à l’empire français, il n’était plus question que des provinces du nord et du midi de l’Italie. Ce qui s’était passé aux bords du Tibre, l’assaut donné au Quirinal, la main mise sur la personne du pape, c’étaient là autant d’événemens que les lecteurs de la feuille officielle devaient ignorer complètement. Quand le Moniteur se taisait, quel journal aurait osé parler ? Le mot d’ordre avait été donné partout. Afin d’obéir à la consigne générale, la feuille préfectorale de Grenoble, où la présence du saint-père avait jeté tant d’émoi, avait dû rester également muette, comme si rien ne s’était passé dans ses murs. Cependant le silence lui-même ne parut pas encore suffisant à Fouché.

En dépit de tant d’efforts, la nouvelle avait transpiré ; au conseil d’état, composé des plus dévoués serviteurs de l’empire, elle avait été accueillie avec une sorte de stupeur. M. Regnault de Saint-Jean d’Angely lui-même, malgré son hostilité connue contre la puissance ecclésiastique, se tut quand on la lui annonça et baissa tristement la tête. La société parisienne, déjà façonnée à l’habitude d’assister avec une impassibilité au moins apparente à tant d’actes d’oppression et de violence, s’était étonnée tout bas d’une mesure qui portait à un si haut degré le caractère de la force opprimant la faiblesse, et qui était entachée à ses yeux d’une si monstrueuse ingratitude. Contre cette opinion, d’ailleurs soigneusement cachée, des fonctionnaires publics et des cercles bien informés, il n’y avait rien à tenter. De ce côté, la police impériale était sans prise. D’après les instructions si précises de Napoléon, l’important était d’empêcher la masse de la nation et surtout le bas clergé de s’occuper d’un sujet qui commençait à émouvoir les classes élevées de la société. Comment y parvenir ? Assurer officiellement que le pape n’avait pas quitté Rome, c’était impossible. Il était également malaisé de nier absolument qu’il eût mis le pied en France. Quel moyen d’accréditer la version que l’empereur désirait répandre, à savoir que Pie VII s’était de son propre mouvement transporté à Savone ? Il y fallait renoncer. Pour dérouter au moins les masses populaires, et pour mieux leur persuader qu’il n’y avait pas le moindre fondement aux bruits malveillans que les vieux partis faisaient courir sur sa prétendue arrestation et sur le séjour momentané qu’il aurait fait à Grenoble, l’esprit inventif de Fouché s’était avisé d’un expédient des plus étranges. Au moment où la curiosité des nouvellistes de la capitale était le plus excitée, alors que chacun était avide de savoir comment le Moniteur prendrait sur lui de s’expliquer sur les pérégrinations du saint-père, le ministre inspirateur du bureau de l’esprit public jugea opportun de faire insérer dans la feuille officielle une lettre datée de Grenoble le 1er août 1809. Le 1er août était précisément le jour où, sur les ordres venus du ministère de la police, Pie VII avait été, au grand désappointement des habitans de la cité dauphinoise, brusquement transporté hors de leurs murs. En voyant la date de cette lettre et le nom de la ville d’où elle était écrite, les lecteurs assidus de la feuille officielle s’imaginèrent sans doute qu’ils allaient enfin apprendre quelque chose sur le grand événement auquel chacun s’intéressait autour d’eux. Quelle ne dut pas être la surprise de tous et l’indignation de quelques-uns quand tombèrent sous leurs yeux les lignes que voici : « Les esprits sont ici très préoccupés du passage, dans la commune de Bornin, commune traversée par le pape lors de son arrivée à Grenoble, d’un animal inconnu, que les traces qu’il a laissées font présumer être un reptile d’une grosseur extraordinaire ! » Suivaient pendant une demi-page les détails les plus circonstanciés sur le chemin parcouru par le reptile, qui, après avoir occupé à un si haut degré l’attention publique, avait fini, au dire de la feuille officielle, par s’aller perdre dans un torrent[4]. On ne sait en vérité que penser et que dire quand on voit des ministres honorés de la confiance de Napoléon, de cet homme de génie qui avait fait tant et de si grandes choses, qui à l’heure même en accomplissait de si extraordinaires en Allemagne, quoique désormais sans profit et déjà dangereuses pour la patrie, s’abaisser, afin de lui complaire, jusqu’à des ruses aussi grossières. Telle est pourtant la misère fondamentale des pouvoirs absolus, qu’ils ne peuvent, au faîte même de la fortune, se décider à laisser libre cours à la vérité. C’est leur honte d’être obligés d’employer parfois pour la dissimuler les plus misérables subterfuges, et c’est aussi leur châtiment que, surpris tôt ou tard dans ces bas manèges, ils en sont considérablement diminués, et deviennent aux yeux de la postérité non plus seulement odieux, mais ridicules.


II

Il y avait cependant une cause sérieuse, d’autant plus inavouée qu’elle était plus personnelle, à la mauvaise humeur qu’avait inspirée à l’empereur l’apparition momentanée du saint-père sur le sol de l’empire français. Lorsque, dans sa correspondance datée de Schœnbrunn, il dénonçait à ses ministres ce qu’il appelait couramment la démence de Pie VII, lorsque, dans les lettres mêmes où il rendait justice à l’honnêteté de ses sentimens, il n’hésitait pas à le traiter de prêtre ignorant et fanatique, Napoléon ne cédait pas exclusivement à l’impatience qu’excitait en lui la prolongation de ses différends avec la cour de Rome[5]. Ce n’était pas non plus seulement pour se venger de sa résistance, pour rendre plus cruelle la situation de son malheureux prisonnier, qu’il avait ordonné à Fouché de faire le silence et le vide autour du pape, et de veiller surtout à ce qu’il ne pût, durant son séjour en France, communiquer avec aucun personnage un peu considérable. La politique lui avait, comme à l’ordinaire, dicté ces rigoureuses prescriptions. Ce qui préoccupait alors l’empereur, c’était de dérober autant que possible à la connaissance de ses sujets le seul acte d’agression, la seule mesure de représaille irritée et violente que, pendant le cours de leur longue querelle, son inoffensif adversaire ait jamais osé hasarder contre lui : nous voulons parler de la bulle d’excommunication.

Il en avait été de la bulle d’excommunication, un moment affichée dans Rome par ordre de Pie VII, comme de sa venue à Grenoble. Tout le monde en avait vaguement entendu parler en France. Excepté parmi les partisans obscurs et d’ailleurs mal renseignés du régime impérial, personne n’en mettait l’existence en doute ; mais quelle en était au juste la teneur, dans quelles circonstances et de quelle manière avait-elle été publiée ? Nul ne le savait. Chose singulière, c’était précisément dans les régions du pouvoir que circulaient à ce sujet les rumeurs les plus erronées, et, circonstance non moins étrange, c’étaient les propres dépêches des agens de l’empereur à Rome qui avaient accrédité certains récits où figuraient des scènes dramatiques purement imaginaires et de l’effet le plus fâcheux pour le gouvernement. Commentant la lettre de Radet au ministre de la guerre, que nous avons précédemment produite, ou citant les relations officielles du général Miollis à l’empereur, les uns prétendaient qu’après avoir fulminé l’excommunication du haut du balcon du Quirinal le saint-père avait parcouru les rues de Rome, le crucifix à la main, pour ameuter le peuple contre les Français. D’autres racontaient qu’il avait fallu lui livrer un assaut en règle dans son palais, et que Pie VII ne s’était rendu que forcé dans ses derniers retranchemens. La vérité est que, pour justifier auprès du maître la grave résolution qu’il avait été hypothétiquement autorisé à prendre, et qui avait été surtout motivée de sa part par la publication de la bulle d’excommunication, le gouverneur-général de Rome, moins scrupuleux dans sa correspondance qu’il n’était sage dans sa conduite, avait lui-même singulièrement amplifié et presque, travesti la nature des événemens qui s’étaient passés à Rome[6]. Il en était résulté que ! ne sachant trop d’abord à quoi s’en tenir sur l’effet que pourrait produire en France un acte que Miollis lui dépeignait comme ayant si fort agité les esprits à Rome, l’empereur commença par se résoudre à faire les plus grands efforts pour l’ensevelir, autant qu’il dépendrait de lui, dans un oubli profond, affectant de n’y attacher pour son compte aucune espèce d’importance. En réalité, rien de plus faux. Ce grief, quoique habilement dissimulé, a toujours été profondément ressenti par l’empereur. Il lui a, d’après les circonstances, inspiré successivement des conduites très diverses, et arraché, suivant l’humeur du jour, des paroles empreintes tour à tour de la colère la plus insultante ou du plus hautain mépris. Jamais, au fond, la blessure n’a été complètement cicatrisée. Ce fut, sans qu’il en voulût jamais rien laisser paraître, le sentiment de l’injure reçue qui convertit en un duel à mort la lutte maintenant engagée par le souverain français contre le chef de la catholicité, et nous méconnaîtrions étrangement les nécessités de notre sujet. si nous évitions de donner à cet épisode de l’excommunication la place qu’elle mérite d’occuper dans l’étude que nous avons entreprise.


« Parmi les singularités qui forment une partie si considérable de l’histoire de ces dernières années, écrivait l’abbé de Pradt en 1818[7], aucune peut-être n’a présenté des caractères aussi frappans que cette bulle d’excommunication lancée contre le prince le plus puissant de son temps… Il y avait mille ans d’intervalle entre la dernière et celle-ci. Après une si longue interruption, la nouvelle apparition de ce fantôme dut paraître bien étrange, et Rome put à raison passer pour n’avoir guère consulté l’art de vérifier les dates. Lorsque les anciens papes recouraient à l’usage de cette arme, continue l’ancien archevêque de Malines, ils faisaient ce qui était dans l’esprit de leur temps. L’excommunication était alors tout ce qu’il y avait de plus redoutable dans la main qui en était armée et le pire des maux pour ceux qui en étaient atteints. Il y avait par conséquent de l’harmonie entre le principe de l’action et son résultat ; mais quand une autre disposition des esprits a créé un autre ordre de choses, lorsque le glaive qui perçait les plus fortes cuirasses se trouve émoussé, et lorsque ce qui était le plus redoutable a cessé d’être redouté, par suite du même principe qui a fait agir dans un temps, il aurait maintenant fallu s’abstenir. Quand des armes de cette espèce ne tuent pas sur la place, il faut les laisser dans le fourreau. Quelque considération peut s’attacher à leur repos et quelque vertu à l’incertitude de leur effet, car on ne peut juger d’une machine dont on n’a point fait l’essai, tandis que la déconsidération la plus complète est le résultat le plus inévitable d’une tentative avortée. Alors on risque de se tuer soi-même par l’usage de l’arme que l’on destinait à tuer son adversaire. C’est ce qu’a éprouvé le pape… Beaucoup de personnes ne pouvaient consentir à croire à l’existence de la bulle d’excommunication et la regardaient comme une supposition inventée dans une vue hostile au pape, tant ses résultats étaient clairs. En effet, cette démarche partageait les torts entre Pie VII et Napoléon. Elle enlevait au premier ce qui lui avait exclusivement appartenu jusqu’alors, l’intérêt combiné de ses fonctions et de sa faiblesse, de son caractère et de ses malheurs… On commença à croire que Napoléon pouvait avoir moins de torts qu’on ne l’avait supposé jusque-là. On se rapprocha de lui comme de l’objet d’une attaque offensante pour l’esprit humain ;… peu s’en fallut que de persécuteur qu’on l’accusait d’être il ne parut à son tour persécuté, et la cour de Rome avait trouvé là le moyen de gâter une belle cause… »


Nous avons reproduit ce passage de l’auteur des Quatre Concordats parce qu’il représente assez bien, quoique avec un peu d’exagération, l’impression alors ressentie non-seulement par le public en général, mais aussi, il ne faut pas le dissimuler, par une partie notable des membres de ce clergé impérialiste parmi lesquels l’archevêque nommé de Malines allait jouer un rôle désormais très actif et parfois assez prépondérant. Où l’abbé de Pradt se trompe complètement, c’est quand il suppose que, d’accord avec les ennemis de l’empereur, et fondant quelques espérances sur les embarras militaires qui suivirent la bataille d’Essling, Pie VII avait intentionnellement lancé la bulle d’excommunication au moment où la fortune de Napoléon lui avait paru chanceler en Allemagne. Nos lecteurs savent qu’il n’en est rien, et que le pape ne choisit pas son jour. Ce fut à l’heure même de la prise de possession de ses états, pendant que retentissait à ses oreilles le bruit des salves d’artillerie qui saluaient le drapeau français arboré au château Saint-Ange, que Pie VII, violemment indigné de cet acte de spoliation et cédant aux vives instances de son secrétaire d’état, le cardinal Pacca, avait ordonné la publication immédiate de la bulle d’excommunication, qui avait été pendant la nuit affichée sur les murailles des principales églises de Rome. Peut-être se souvient-on aussi que, relisant une dernière fois l’œuvre depuis longtemps élaborée par le cardinal di Pietro, le saint-père avait un instant témoigné quelque inquiétude sur la teneur de la bulle et trouvé bien fortes les expressions qu’on y employait contre le gouvernement français. Cependant, les circonstances pressant, il avait signé, non sans trouble, cette pièce, dont le moindre tort était d’être fort longue et passablement diffuse. Le docte et pieux cardinal di Pietro, très aimé du souverain pontife, n’en avait pas été le seul rédacteur. Il s’était aidé du concours de deux théologiens renommés pour leur science canonique, les abbés Fontana et Gregori.

Le mérite et les vertus de ces trois auteurs de la bulle étaient au-dessus de toute contestation, mais c’était un mérite et des vertus purement ecclésiastiques. Il n’y avait pas un seul d’entre eux qui fût le moins du monde versé dans les affaires de son temps ou seulement capable de discerner instinctivement quels écueils il importait d’éviter, et quel langage il convenait en si grave occurrence de faire tenir au chef de la catholicité. Non-seulement celui qu’ils avaient mis dans la bouche de Pie VII était intempestivement emprunté aux plus vieilles formules de la chancellerie pontificale, mais il contrastait étrangement par un accent dur et presque altier avec le style ordinaire du modeste pontife. Rien ne rappelait moins sa douceur inaltérable que le ton général de cette pièce et certaines maximes imprudemment hasardées par ses malencontreux interprètes. Que dans cette bulle, destinée à un si grand retentissement, d’une autorité si considérable sous le rapport de la religion et de si grande conséquence en politique, on eût confondu ensemble d’un bout à l’autre, à chaque page, presque dans chaque phrase, les reproches de l’ordre purement temporel et ceux d’un caractère exclusivement spirituel, que dans l’énumération infiniment détaillée des griefs du pape on les eût tous mis pêle-mêle sur le même plan, les plus sérieux venant à la suite des plus futiles, cela était évidemment une maladresse bien dommageable pour la cour de Rome ; mais cette première maladresse devenait presque insignifiante en comparaison de celle qui consistait, lorsqu’on avait à se plaindre d’un souverain — objet de la jalousie et des rancunes de tant d’autres princes qu’il avait vaincus et humiliés, à proclamer en même temps certaines doctrines qui semblaient tout justement calculées pour ranger contre soi et du côté de l’empereur tant d’alliés naturels. A coup sûr, en Europe comme en France, les partisans éclairés de la cause du saint-siège durent se demander ce qu’était devenue la sagesse traditionnelle du Vatican, lorsqu’ils découvrirent au beau milieu de la sentence pontificale ce paragraphe : « si nous ne voulons pas être accusé d’indifférence et de lâcheté, ou même d’avoir honteusement abandonné la cause du Seigneur, il ne nous reste plus qu’à faire taire toute considération humaine et toute prudence charnelle pour mettre en pratique ce précepte de l’Évangile : s’il refuse d’écouter l’église, qu’il soit à vos yeux comme un païen et un publicain. Que nos persécuteurs apprennent donc une fois que la loi de Jésus-Christ les a soumis à notre autorité et à notre trône, car nous aussi, nous portons le sceptre, et nous pouvons même dire que notre puissance est bien supérieure à la leur, à moins qu’on ne prétende qu’il est juste que l’esprit le cède à la chair, et que les intérêts du ciel passent après ceux de la terre[8]. »

Telle était la teneur des passages qui avaient le don fatal d’exciter à la fois la colère sourde et les sarcasmes affichés et bruyans de l’empereur des Français. On devine avec quelle habileté il savait s’en servir pour plaisanter sur son excommunication, pour se moquer rudement, quelquefois devant eux, des cardinaux et des évêques, qui n’en communiquaient pas moins avec lui in divinis, et, malgré les prescriptions de leur chef, ne se faisaient pas faute d’assister tous les dimanches à la messe de celui qu’ils avaient reçu ordre de fuir comme un païen et comme un publicain. L’abbé de Pradt ne rapporte donc que la vérité quand il met ainsi l’empereur en action dans des scènes qui se sont le plus souvent passées sous ses yeux. Peut-être a-t-il cependant le tort de n’avoir pas suffisamment indiqué que c’était particulièrement devant les ecclésiastiques comme lui que Napoléon se livrait à ces sortes de plaisanteries. Ce dédain dont il faisait parade devant eux, cessait assez vite hors de leur présence, et ce mépris affecté faisait place à un tout autre sentiment quand il en parlait soit aux ministres exécuteurs de ses volontés, soit même aux membres du conseil d’état qui possédaient sa confiance. Il n’avait pas en effet échappé à la perspicacité de l’empereur que la mesure prise par le souverain pontife pouvait produire des effets très fâcheux dans les pays catholiques nouvellement annexés, restés en communication intime avec le saint-siège et de vieille date habitués à lui obéir ponctuellement, comme en Belgique par exemple et dans les Flandres, où les prières pro imperatore furent en réalité presque complètement supprimées à cette époque, au moins pour quelque temps. Il en craignait également les conséquences possibles en Bretagne, en Normandie, dans la Vendée, au sein de toutes ces populations qui écoutaient encore volontiers la voix de leurs prêtres, parmi lesquelles la conscription n’avait jamais été populaire, et dont la soumission commençait à être mise à si rude épreuve par les fréquentes levées d’hommes. D’inquiétudes tout à fait sérieuses, il n’en éprouvait pas encore ; mais ce serait méconnaître la prévoyance naturelle de l’empereur et ses dispositions facilement ombrageuses que de s’imaginer qu’il n’ait pas d’abord été frappé des dangers qui pouvaient résulter pour lui de la publicité donnée à la bulle d’excommunication. À peine avait-il reçu à Schœnbrunn l’exemplaire latin qui lui avait été directement adressé par le général Miollis, qu’il avait immédiatement ordonné à son nouveau ministre des cultes, M. le comte Bigot de Préameneu, de le faire traduire en grand secret, de lui mander ce qu’il pensait de la bulle d’excommunication, et quel parti il valait mieux prendre à ce sujet.

Les matières sur lesquelles il était consulté n’étaient à aucun degré nouvelles pour ce correspondant de l’empereur. Elevé au séminaire de Rennes, qu’il avait ensuite quitté pour étudier exclusivement le droit, avocat au barreau de Bretagne en 1778 et reçu en la même qualité l’année suivante au parlement de Paris, M. Bigot de Préameneu avait été lié dès sa jeunesse avec M. Portalis, non-seulement par les affinités de leur commune profession, mais par le goût élevé des mêmes études et par une certaine analogie d’opinions. Membre de l’ancienne assemblée législative, M. Bigot y avait fait preuve de modération autant que de courage à propos des affaires du clergé et des mesures sévères-prises contre les prêtres insermentés. Retenu à Paris pendant la terreur, il n’avait dû la liberté et la vie qu’au 9 thermidor. Les dangers qu’il venait de courir l’ayant à cette époque profondément dégoûté de la vie publique, l’ancien avocat était tout naturellement retourné à ses études favorites du droit. Sa réputation comme jurisconsulte n’avait pas tardé à le faire admettre en 1799 à l’Institut dans la section des sciences morales et politiques. Ce fut dans le sein de ce corps illustre que le premier consul vint le prendre après le 18 brumaire pour le nommer commissaire du gouvernement près du tribunal de cassation. Quelques mois après, il le désignait, avec Tronchet et Portalis, pour rédiger le projet préliminaire de code civil destiné à être érigé en loi générale. L’exposé des motifs du titre des absens, celui de la paternité et de la filiation, celui des donations entre vifs et des testamens, qui étaient l’œuvre personnelle de M. Bigot, furent alors particulièrement remarqués, et lui valurent l’entrée au conseil d’état (21 décembre 1801). Peu de temps après, 20 août 1802, il devenait président de la section de législation en remplacement de M. Boulay de la Meurthe. On le voit, tous les précédens de sa carrière, sa liaison restée intime avec M. Portalis, désignaient particulièrement M. Bigot de Préameneu au choix de l’empereur quand, au mois d’août 1807, il eut le malheur de perdre son habile ministre des cultes, au moment où les différends avec la cour de Rome, jusque-là plutôt politiques, prenaient tout à coup une tournure presque exclusivement religieuse et de la plus extrême gravité. Les nuances mêmes, soit d’opinion, soit de caractère, qui sur ces questions délicates avaient toujours séparé légèrement les deux amis étaient de nature à déterminer en cette occasion les préférences du chef de l’état. M. Bigot de Préameneu, de mœurs graves et gallican de principes comme M. Portalis, avait plus que lui gardé contre les doctrines et les pratiques traditionnelles du saint-siège quelque chose des profondes méfiances et de la sourde hostilité qui, sous l’ancien régime, constituaient le véritable esprit de corps des parlemens français, particulièrement ceux des barreaux de Paris et de la Bretagne. Dans sa présente tendance à s’armer de toutes pièces contre les agressions spirituelles du pape et les théories ultramontaines, dans sa disposition actuelle à punir suivant toute la rigueur des lois civiles les moindres velléités de résistance du clergé, Napoléon était assuré de trouver chez son nouveau ministre des cultes, outre la déférence qui n’a jamais fait défaut à aucun des fonctionnaires de l’empire, cette ardeur empressée qui résulte de la ferme persuasion qu’on s’acquitte d’une tâche pénible peut-être, mais juste et nécessaire. Hâtons-nous d’ajouter que la douceur de M. Bigot de Préameneu et l’aménité de ses formes ne laissaient rien à désirer. Personne n’avait moins que lui de goût pour les mesures de persécution ou seulement de contrainte. S’il détestait les maximes de ses adversaires ultramontains, il était sans animosité contre leurs personnes, autant qu’il dépendait de lui, il les protégea toujours, sans en rien dire, contre les violentes colères du chef de l’état. Obligé par sa position d’exécuter ponctuellement les sévérités parfois impitoyables de Napoléon, il s’appliqua le plus souvent à les tempérer, au moins en secret ; plus d’une fois il y réussit, et les pièces nombreuses qui nous ont passé sous les yeux témoignent de la façon la plus honorable pour sa mémoire à quel point, lorsqu’éclatèrent les orages de 1809 et de 1811, les cardinaux italiens et les évêques français, objet du courroux de l’empereur, durent s’estimer heureux de rencontrer pour intermédiaire auprès d’un maître si redoutable un ministre à coup sûr très soumis à ses volontés, mais qui, sans lui désobéir et sans trop se compromettre, fort de la confiance qu’il était sûr d’inspirer, savait au besoin prendre sur lui d’adoucir quelque peu les mesures auxquelles il n’était pas toujours en son pouvoir de s’opposer.

Les convictions foncièrement gallicanes qui étaient de vieille date celles de M. Bigot de Préameneu, sa tendance naturelle à entrer dans les vues de l’empereur avec le secret désir de les mitiger un peu, nous semblent se révéler, telles que nous avons essayé de les indiquer, dans le mémoire substantiel qu’en réponse aux lettres venues d’Allemagne le nouveau ministre des cultes s’empressa d’adresser à l’empereur le 3 juillet 1809, c’est-à-dire juste trois jours avant que ne fût livrée la décisive bataille de Wagram. Après avoir assuré à Napoléon qu’il avait, suivant ses ordres et pour plus de secret, dicté lui-même la traduction de la bulle d’excommunication au secrétaire-général du ministère, M. Bigot exprimait en ces termes l’impression qu’il en avait reçue.


« Il paraît, disait-il en commençant, que le pape a senti lui-même que les excès dans lesquels les anciens pontifes avaient donné en attribuant à leurs excommunications des effets relatifs aux droits des souverains et à l’obéissance des peuples seraient aujourd’hui ridicules, s’ils n’étaient considérés comme des crimes d’état. Il s’est expliqué à cet égard par la phrase suivante : « mais tandis que nous sommes forcé de faire sortir du fourreau le glaive de la vérité, nous ne pouvons oublier que nous tenons aussi sur la terre, malgré notre indignité, la place de celui qui, en exerçant sa justice, ne cesse pas d’être le Dieu de la miséricorde ; c’est pourquoi nous défendons expressément, en vertu de la sainte obéissance, à tous les peuples chrétiens et surtout à nos sujets de causer, à l’occasion des présentes lettres ou sous quelque prétexte que ce soit, le moindre tort, le moindre préjudice, le moindre dommage à ceux que ces censures regardent, soit dans leurs biens, soit dans leurs droits ou prérogatives… » On ne remarque pas moins ici, poursuivait le comte Bigot de Préameneu, la subtilité et les prétentions de la cour de Rome, en ce que le pape ne semble faire que par rémission et par indulgence ce qui eût été de sa part, s’il l’eût osé, l’excès le plus coupable.

« Il est encore vrai qu’en même temps qu’il parle du maintien de la soumission aux autorités, le saint-père cherche à peindre avec les couleurs les plus noires les mauvais traitemens et les vexations qu’il assure avoir essuyés depuis le 2 février dernier. Il répète ce qu’il a déjà avancé dans les protestations et les allocutions que votre majesté connaît. On ne peut se dissimuler que la publicité qu’il cherche à donner à ces actes n’ait été dans l’intention de former un parti ; mais votre majesté sait aussi combien cette tentative a été et restera nulle et sans effet, et je ne vois aucune portion de l’empire où la nouvelle forme donnée au gouvernement de Rome fasse une impression qui puisse causer quelque trouble ou donner seulement la moindre inquiétude. S’il y a dans le nord de la Belgique quelque fermentation, elle est demeurée jusqu’à présent sans conséquences. J’ai d’ailleurs écrit aux évêques de se tenir sur leurs gardes et de m’avertir exactement. De leur côté, les ministres de la police et de la guerre exercent la plus sévère surveillance. Ainsi la bulle peut être considérée comme une vaine et inutile protestation, du genre de celles que votre majesté a toujours laissées tomber d’elles-mêmes[9]. »


Après avoir ainsi rassuré l’empereur sur ce qui pouvait exciter le plus vivement son inquiétude, c’est-à-dire sur les atteintes que la mesure du saint-père pouvait porter à l’exercice de son pouvoir, M. Bigot examinait s’il était à craindre que la bulle d’excommunication eût, comme censure et peine ecclésiastique ! des effets extérieurs.


« Je ne le pense pas, disait-il ; votre majesté n’est nulle part nommée. Or il est de règle, remarquent les canonistes, que l’église ne veut pas comprendre les souverains dans les peines prononcées pour entreprise des seigneurs temporels. Ainsi elle ne croirait pas s’expliquer assez en disant : quoiqu’ils brillent de l’honneur de quelque grande dignité que ce soit, quoique ce soient des personnes dignes d’être notées spécialement[10]. Or ce sont les expressions de la bulle du 10 juin. Ainsi, dans le système même des canonistes, on doit décider que l’intention du saint-père n’a pas été que votre majesté fût atteinte par sa bulle, puisqu’il savait que ces désignations étaient insuffisantes. Il y a plus, la bulle ne frappe qui que ce soit… Nul n’étant spécialement frappé de l’anathème, il faut dire ou qu’elle n’atteint personne, ou qu’elle s’étend aux administrateurs et agens de tous les degrés, à tous les militaires et généralement à tous les citoyens qui reconnaîtront le nouveau gouvernement, et comprendre ainsi tout le monde dans une même mesure, c’est en réalité la rendre tout à fait illusoire.

« Quelles sont d’ailleurs les peines de l’excommunication prononcées par les canons, et notamment par le concile de Trente, cité dans la bulle ? C’est de n’être pas admis à la communion avec les fidèles, et, si on ne vient pas à résipiscence dans l’année après les mentions légitimes, d’être poursuivi canoniquement comme suspect d’hérésie ; mais comment éloigner de cette communion celui contre lequel il n’y a pas de condamnation ? Il ne peut donc y avoir, sous les rapports ecclésiastiques comme sous les rapports civils, aucun effet extérieur à cette bulle, que le pape ne charge personne d’exécuter. Elle doit être uniquement considérée comme une dernière protestation, ce qui en pareille circonstance est insignifiant. Sans doute, ajoutait l’ancien président de la section de législation, si cette bulle était portée à votre conseil d’état, toutes les voix se réuniraient pour la rejeter avec les plus fortes qualifications, parce que, sur les points les plus importans, elle est absolument contraire aux libertés de l’église gallicane, et encore parce que le pape, sans dire un mot des causes qui lui ont fait retirer le pouvoir temporel, se livre à toutes les injures qu’il a pu imaginer. »


Cependant le comte Bigot de Préameneu ne pensait pas qu’il fallût avoir en cette circonstance recours au conseil d’état. Si sa majesté lui permettait d’énoncer son opinion, il persistait au contraire à croire qu’il valait mieux ne pas produire du tout cette pièce, d’abord parce qu’elle n’était qu’une protestation sans force, ajoutée à tant d’autres qui avaient été sans conséquences, mais surtout parce que l’intervention du conseil ne pouvait avoir pour but que d’empêcher la bulle d’être publiée et exécutée dans l’empire. Or, disait le nouveau ministre des cultes avec une assurance parfaitement fondée, nulle autorité ne la publiera, et ne cherche, même secrètement, à la répandre, et quant à l’exécution, elle ne peut non plus en avoir aucune, par rapport aux droits temporels de ceux quelle concerne, puisque ces droits sont réservés, et par rapport au spirituel à cause de sa généralité. S’il y avait enfin des têtes exaltées en faveur du pape, c’était par voie de police qu’il faudrait les contenir. L’annulation de la bulle par le conseil d’état, loin de refroidir les esprits, fixerait encore plus l’attention, et la malveillance en profiterait. Il ne s’agissait nullement en effet d’une bulle par laquelle le pape cherchât à engager les sujets de l’empereur à agir contre sa personne ou contre son gouvernement. « Le pape est dépossédé, disait le ministre en terminant ; il se sert de ses armes spirituelles pour déterminer ceux qui le dépossèdent à le remettre en possession, et le conseil d’état n’a pas à connaître des intentions politiques de votre majesté. » Après avoir pris la liberté d’exprimer ainsi son opinion, M. Bigot n’attendait plus que les ordres de l’empereur pour les exécuter[11].

Soit que les raisons de son ministre aient eu le don de le persuader, soit plutôt que le gain récent de la bataille de Wagram l’eût disposé à reprendre sa confiance accoutumée dans son ascendant sur l’Europe et dans la soumission plus que jamais assurée de ses sujets, particulièrement des membres de son clergé, l’empereur se contenta de répondre à M. Bigot de Préameneu que la bulle d’excommunication était une pièce si ridicule qu’elle ne méritait pas qu’on y fît attention[12]. À cette époque, Napoléon ignorait encore l’arrestation du pape à Rome et sa courte apparition à Grenoble. Sitôt qu’il en fut informé, l’idée lui vint que les personnes faisant partie de la suite de sa sainteté pourraient divulguer en France la nouvelle d’une mesure à l’égard de laquelle il affectait, nous l’avons dit, de manifester une si complète insouciance, mais qui ne laissait pas de troubler quelque peu son apparente quiétude. Des ordres furent immédiatement donnés, et nous voyons par les récits du cardinal Pacca et par ceux des serviteurs du saint-père que recommandation expresse leur avait été faite, sous peine des plus terribles châtimens, de ne pas laisser échapper le formidable secret, encore si bien gardé, mais déjà vaguement soupçonné en France. Aux insistances d’un habitant d’Avignon qui s’était glissé près de lui pour s’informer bien bas de ce qui en était de l’excommunication lancée par le pape contre l’empereur, le valet de chambre de Pie VII avait répondu plus bas encore qu’il ne pouvait rien dire, et qu’il y allait de sa vie[13].

C’était surtout à cause de la part prise à la publication de la bulle, de l’honneur qu’il prétendait en tirer et du soin qu’il aurait probablement pris, s’il était resté libre, à la faire partout connaître, que l’ancien secrétaire d’état du pape, le cardinal Pacca, avait été tenu au secret à Grenoble, et, pendant les quatre années qu’il passa étroitement renfermé à Fenestrelle, privé de toute communication au dehors ; mais là ne se bornaient point les précautions de l’empereur. Elles s’étendirent sur une autre bulle fort ancienne interdite de tout temps en France, mais bien connue en Italie sous le nom de la bulle In cœna Domini. D’ordinaire ce sont les premiers mots d’une bulle qui servent à la désigner : celle-ci, dont on ignore l’origine, retouchée par plusieurs papes, notamment par Jules II (Della Rovère), par Paul V (Borghèse), et en dernier lieu par Alexandre VII (Chigi), s’intitulait ainsi parce qu’on la lisait publiquement le jeudi saint en présence du pape, entouré des membres du sacré-collège et des évêques romains. D’après un vieil usage conservé jusqu’en 1773, le pape, après la lecture, prenait un flambeau allumé et le jetait à terre sur la place publique en signe d’anathème contre ceux qui d’une façon quelconque porteraient atteinte aux biens temporels de l’église. C’était à cette bulle que Pie VII avait emprunté plusieurs des dispositions contenues dans celle du 10 juin 1809. Comme toutes les bulles des papes, elle se trouvait en vente chez les libraires d’Italie, et peut-être quelques-uns d’entre eux l’avaient-ils en cette occasion exposée à dessein devant les regards des curieux. Toujours est-il qu’un décret pris en Italie la déclara incontinent attentatoire à l’autorité impériale et subversive de tout gouvernement. Défense fut faite à toutes personnes, de quelque état et dignité qu’elles fussent, laïques ou ecclésiastiques, de lui donner une publicité quelconque, sous peine de voir procéder extraordinairement contre elles pour avoir troublé le repos public[14].

En ce qui concernait la France, l’empereur se croyait fondé à penser que personne ne s’aviserait de donner la moindre publicité à la bulle du 10 juin. Il se tenait assuré de tous les évêques, et par eux de tous les curés. Il n’était pas aussi tranquille à l’endroit des prêtres réguliers, et non pas seulement des jésuites, qu’il ne pouvait souffrir, mais des missionnaires, qui, n’appartenant à aucun diocèse en particulier, pouvaient plus aisément échapper à la surveillance de son ministre de la police et devenir les dangereux colporteurs de la bulle d’excommunication. Il se hâta donc de pourvoir à ce péril. « Je ne veux point de missions en France, écrit-il le 12 septembre 1809 à M. Bigot de Préameneu. Vous voudrez bien écrire une circulaire aux archevêques et évêques pour leur dire que je ne connais qu’eux, les curés et les succursaux, et que je n’entends pas que des missionnaires faisant profession de prédicateurs errans parcourent l’empire. Je donne des ordres dans ce sens au ministre de la police… Je ne veux plus de missions quelconques. J’avais permis un établissement de missionnaires à Paris, et je leur avais accordé une maison ; je rapporte tout. Je me contente d’exercer la religion chez moi ; je ne me soucie point de la propager à l’étranger. Ces missionnaires d’ailleurs sont pour qui les paie, pour les Anglais, s’ils veulent s’en servir. Présentez-moi un projet de décret là-dessus ; je veux en finir. Je vous rends responsable si au 1er octobre il y a encore en France des missions et. les congrégations[15]. » Trois jours après, ses soupçons se portaient sur les conférences que faisait à Saint-Sulpice M. de Frayssinous, l’un des protégés de son oncle, le cardinal Fesch, maintenant trop porté à ses yeux pour le saint-père. N’était-il pas à craindre qu’on ne s’y occupât, sous prétexte d’exercices religieux, de la bulle d’excommunication ? C’était un risque qu’il ne voulait point courir pendant son absence. «… Il paraîtrait, écrit l’empereur de Schœnbrunn à son ministre de la police, que dans les conférences qui se tiennent à Saint-Sulpice les prêtres se conduisent mal et excitent le cagotisme. Il est convenable que vous insinuiez sans bruit aux vicaires de Paris, si les conférences ont lieu, de les ajourner jusqu’à l’avent, et dans cet intervalle de leur faire bien comprendre que je ne peux plus tolérer ces conférences. Si elles ne se tiennent plus, conseillez-leur sur-le-champ de ne pas les laisser renouveler, car je n’entends pas qu’elles aient lieu davantage[16]. » La semaine suivante, il demandait à Fouché de lui envoyer promptement un rapport sur un complot « que des cagots tramaient à Bordeaux[17] ; » mais il ne suffisait pas de surveiller des prêtres obscurs, il était bon d’avoir aussi sous sa puissance immédiate les personnages considérables qui avaient eu le tort de mettre eux-mêmes la main à la bulle d’excommunication, et particulièrement le principal auteur de celle-ci, le cardinal di Pietro. « Réitérez, écrivait l’empereur à M. Bigot, l’ordre au général Mollis de faire partir sur-le-champ tous les cardinaux qui sont encore à Rome, entre autres le cardinal di Pietro. Cet ordre sera exécuté dans les vingt-quatre heures après la réception de notre lettre sous peine de désobéissance[18]. » Les théologiens qui avaient travaillé en sous-ordre à la bulle n’étaient pas non plus oubliés. — « Donnez ordre au général Miollis d’envoyer à Paris Mgr Gregori et généralement tous ceux qui montreront des pouvoirs pour les affaires spirituelles, qui ne doivent plus être gérées à Rome[19]. »

C’était quelque chose à coup sûr d’avoir arrêté en cette circonstance la circulation des nouvelles fâcheuses, et d’avoir supprimé les documens qui pouvaient ébranler son crédit ; mais l’empereur croyait encore n’avoir rien fait quand, après avoir coupé court aux discussions incommodes et interdit la propagation des idées qui lui déplaisaient, il n’avait pas à l’avance dirigé sourdement l’opinion dans le sens conforme, à ses desseins. Si occupé qu’il fût de mettre la dernière main aux arrangemens léonins qu’il était en train de dicter à l’Autriche, il avait, conformément à ses habitudes, trouvé le temps d’écrire de Schœnbrunn à M. Bigot de Préameneu pour lui recommander de faire préparer « deux ouvrages soignés qui passeraient sous ses yeux, l’un ayant pour titre : le Concordat de Léon X, l’autre : Histoire des guerres que les papes ont faites à la puissance qui avait de la prépondérance en Italie et spécialement à la France. » L’idée primordiale de ce dernier ouvrage devait être « que les papes ont fait constamment la guerre à toute puissance qui acquérait de la prépondérance en Italie, qu’alors ils employaient les armes spirituelles pour soutenir le temporel : de là des désordres incalculables dans l’église ; que les papes n’ont jamais été engagés dans des guerres que dans des vues mondaines et pour donner des souverainetés à leurs neveux. » Cet ouvrage devait être fait « par un homme qui resterait constamment dans les principes de la religion, en se tenant rigoureusement sur la limite qui distingue le temporel du spirituel[20]. » Plusieurs ouvrages commandés dans cet esprit furent en effet présentés à Napoléon, mais il ne semble pas qu’il en ait été très content. « Le travail du sieur André, écrit-il le 15 décembre à son ministre des relations extérieures, ne me paraît pas remplir mon but[21]. » Dans cette même lettre à M. de Champagny, après avoir énuméré toutes les thèses que l’auteur devrait traiter, l’empereur exprime le désir de voir terminer ce travail par une sorte de consultation établissant « qu’il y avait deux partis à prendre à l’égard du saint-siège : le premier, d’établir un patriarche et de se séparer de la cour de Rome, comme avait fait l’Angleterre (discuter les avantages et les inconvéniens de ce parti) ; le deuxième, de détruire le pouvoir temporel en réunissant les états romains à l’empire français (établir l’obligation, dans les circonstances actuelles, de cette mesure, légitimée par la conduite de Rome). » En attendant qu’il rencontrât le livre qui devait enfin le satisfaire complètement, Napoléon était si possédé de son idée de dénoncer le saint-siège à l’indignation de ses sujets soit de France, soit d’Italie, qu’il n’avait pas hésité à s’adresser en même temps à ses ministres des cultes dans les deux pays. « Je vous prie de me faire un mémoire historique, mandait-il à M. Aldini, tendant à prouver la question suivante : les papes ont toujours été les ennemis de la puissance qui prédominait en Italie ; quand les Allemands triomphaient, ils appelaient les Français ; quand la victoire avait rendu les Français les maîtres, ils se liguaient avec les Allemands et les chassaient[22]. » — « Dans votre rapport, écrit-il peu de temps après à M. Bigot de Préameneu, parlez du pape et de ses criailleries contre les articles organiques[23]. »

il est inutile, croyons-nous, de poursuivre ces citations, et nous avons assez montré à quel point, quoiqu’il n’en ait jamais voulu convenir, l’empereur avait ressenti l’excommunication lancée contre lui par Pie VII. Nous n’en avons pas toutefois fini encore avec elle. Le souvenir irritant n’en sera que trop souvent ramené dans notre récit ; nous la verrons à plusieurs reprises et de la façon la plus fâcheuse s’introduire à nouveau dans les discussions du concile national, et toujours citée par des partisans dévoués de l’empire, qui la jetaient comme un reproche sanglant à la tête de leurs adversaires. Quant au pape, depuis qu’il avait mis les pieds en France, jamais il ne lui arriva d’en ouvrir la bouche. Il n’en parla pas une seule fois aux évêques qui lui furent députés à Savone. La regardait-il comme non avenue ou comme n’ayant jamais été destinée à atteindre personnellement Napoléon ? jugeait-il seulement qu’il était plus prudent de n’en faire aucune mention ? Cela serait difficile à deviner aujourd’hui. Toujours est-il qu’il ne songea pas un instant à objecter cette bulle comme un obstacle aux arrangemens nouveaux qu’on le pressa longtemps de conclure avec celui qu’elle semblait excommunier. Dans les pourparlers qui précédèrent les arrangemens souscrits à Fontainebleau, non plus que dans la lettre pleine de douleur et de remords écrite peu de jours après pour les rétracter, il ne voulut rompre ce silence. Un grand doute plane donc, suivant nous, sur la portée canonique intentionnellement donnée par Pie VII à la bulle du 10 juin, quant à l’excommunication directe et personnelle du chef de l’empire français. Ce qui nous parait ressortir clairement des faits que nous avons racontés et des paroles que nous avons citées, c’est que cette mesure, ressentie à tort ou à raison par l’empereur comme une mortelle injure, influa de la façon la plus désastreuse sur ses rapports ultérieurs avec le saint-père. Avant de remettre de nouveau en présence, cette fois sur le terrain purement religieux, ces deux antagonistes qui se sont fait réciproquement tant de mal, il nous reste à parler des circonstances relatives à l’annulation du lien religieux qui avait uni l’empereur Napoléon à l’impératrice Joséphine, et de la consécration donnée par le cardinal Fesch à son mariage avec Marie-Louise.


III

Nous avons déjà eu l’occasion de raconter les efforts tentés depuis longtemps par l’entourage de Napoléon, et surtout par les membres de sa famille, afin de le décider à rompre son union avec une compagne qui ne pouvait plus donner d’héritier à sa couronne. Au moment du sacre, les mêmes personnes s’étaient toutes entendues entre elles pour lui représenter comme une faute politique des plus graves l’intention qu’il laissait voir de faire couronner Joséphine à ses côtés, et s’étaient récriées sur l’inconvénient qu’il y avait pour lui à resserrer ainsi les liens qui l’unissaient à elle ; mais les manœuvres de ses ennemis avaient alors tourné contre eux, et l’impératrice, un instant menacée, était sortie victorieuse et même fortifiée de cette lutte. Non-seulement elle avait été sacrée en même temps que son glorieux époux et couronnée de ses mains avec une tendresse remarquée de tous les assistans, mais, ce que peu de gens savaient, par l’adroite confidence faite à propos au saint-père, elle avait obtenu de faire bénir religieusement en grand secret, dans la nuit qui précéda le sacre, leur ancienne union, qui n’avait encore été contractée que devant l’autorité civile. L’empereur en avait d’abord fortement voulu à Joséphine de sa demande, soit qu’il la regardât comme portant atteinte à la considération de sa vie passée, soit plutôt que, sans vouloir prendre actuellement de parti contre elle, il lui répugnât de rendre plus indissoluble un engagement que la politique pouvait plus tard lui conseiller de rompre ; mais sa mauvaise humeur n’avait pas été de longue durée. Somme toute, il restait profondément et sincèrement attaché à cette femme pleine, de charmes et de grâce, qui s’était donnée à lui quand rien ne faisait encore présager sa prodigieuse fortune. Il se rappelait combien les nombreuses relations sociales de la veuve du comte de Beauharnais, son esprit charmant et sa douceur conciliante avaient servi à aplanir au début les difficultés semées sur sa route. N’était-ce pas elle qui, sous le directoire et pendant les premières années du consulat, avait su grouper avec tant d’art autour de lui nombre de gens autrefois attachés à l’ancienne cour, maintenant heureux de se servir d’elle comme du plus gracieux intermédiaire pour ménager leur paix avec le régime nouveau ? elle encore qui plus tard avait retenu autour de lui, quand il était monté sur le trône, tant de révolutionnaires mécontens et difficiles à courber sous le joug ? Plus d’une fois, repoussant les insinuations répétées de ses frères, Napoléon, avec une sorte d’instinct superstitieux qui lui fut toujours assez naturel, et que les événemens n’ont que trop justifié, s’était plu à leur représenter Joséphine comme un bon génie chargé de veiller sur sa destinée et d’en détourner les orages. Rien de plus sincère que ces témoignages rendus par l’empereur à la séduisante compagne qui, malgré des torts réciproques, restait encore la première de ses affections, mais rien de plus extraordinaire aussi que la nature des relations établies entre les deux époux, et qui semblaient emprunter quelque chose à la bizarrerie de leur destinée. Éminemment nécessaires l’un à l’autre, ils n’avaient pas craint en plus d’une occasion de prendre leur entourage pour confident et pour témoin de leurs brouilles domestiques. Restée en France pendant la campagne d’Égypte, Joséphine avait si peu dissimulé les distractions qu’elle s’était permises, que Napoléon fut sur le point de rompre complètement avec elle. Depuis ce moment, où la leçon avait failli être si sévère, elle avait encore commis plus d’une imprudence, ce qui ne l’empêchait nullement de se montrer à son égard pleine de jalousie. Napoléon supportait sans trop d’impatience ses scènes de dépit ; il avait pris son parti de les provoquer sans cesse et de ne s’en fâcher jamais. Ce furent des préoccupations d’un autre genre qui peu à peu modifièrent le cours de ses idées et le déterminèrent à se choisir une nouvelle compagne parmi les familles souveraines qui régnaient alors en Europe. A quel instant précis cette résolution fut-elle arrêtée dans son esprit ? Aucun membre de sa famille, aucune des personnes admises dans son intimité ne l’a jamais pu dire, car il avait depuis quatre ou cinq ans pris le parti de ne plus agiter cette hypothèse avec ses familiers, encore moins avec ses frères, maintenant éloignés de lui et placés sur des trônes qui leur avaient créé des intérêts trop différens des siens. Sa pensée ne s’en était pas toutefois distraite, et des observateurs attentifs auraient pu découvrir de temps à autre, par la nature des sujets de conversation qu’il se plaisait à mettre sur le tapis, combien ce projet de divorce, dont il ne s’ouvrait pas encore directement, prenait pourtant chaque jour plus de consistance. Nous en citerons un exemple.

Au mois d’avril 1808, l’empereur, se rendant à Bayonne, s’était arrêté quelques jours à Bordeaux. Il n’était pas d’attentions aimables qu’il n’eût alors montrées pour le respectable évêque de cette ville, Mgr d’Aviau, dont nous aurons souvent l’occasion de parler plus tard à propos du concile de 1811, et qui a laissé dans son diocèse une grande réputation de sainteté et de charité. Napoléon n’avait rien négligé pour se rendre favorable le clergé de Bordeaux ; il avait poussé la recherche jusqu’à s’enquérir de ses moindres besoins. Reprochant doucement à l’évêque d’être mal logé et de ne pas prendre dans son abnégation assez soin de lui-même, ce qui était parfaitement vrai, il lui avait donné sur sa cassette une somme de 80,000 francs pour s’acheter une maison de campagne. Napoléon avait donc à ce premier passage laissé tous les ecclésiastiques de la Gironde charmés de son affabilité. A son retour de Bayonne, recevant de nouveau l’évêque et le clergé de ce diocèse, qu’il avait tant de raisons de croire si bien disposés pour lui, l’empereur, devenu tout à coup casuiste et évidemment afin de sonder l’opinion des ecclésiastiques qui l’entouraient, se mit à disserter à fond sur la convenance du divorce. Aussitôt un abbé Thierry, vieux docteur de Sorbonne, qui était bien loin de soupçonner ses intentions, essaya de lui objecter le passage connu de l’Évangile : « il n’appartient pas à l’homme de séparer ce que Dieu à uni. — Oui, cela est bon, reprit l’empereur, dans les cas ordinaires de la vie, sans quoi il n’y aurait plus rien de stable dans l’institution du mariage ; mais lorsque des causes majeures interviennent, lorsque le bien de l’état l’exige, cela ne peut être. » Son interlocuteur obstiné soutint intrépidement que le précepte de l’Évangile n’admettait pas d’exceptions. — « Eh quoi ! monsieur l’abbé, s’écria l’empereur, êtes-vous donc protestant ? — Comment ! reprit le grand-vicaire, très étonné de cette accusation. — Vous ne reconnaissez pas la tradition. — La tradition est unanime comme l’Écriture sur l’indissolubilité du lien conjugal. — Non ; affirma de nouveau l’empereur, la tradition est pour moi. Ne l’ai-je pas vu dans la Pologne, dans le grand-duché de Posen, dans les états de Hongrie et autres pays du nord où j’étais il y a si peu de temps ? » L’empereur interpella alors directement, pour avoir son avis, le supérieur-général du grand séminaire de Bordeaux. Au lieu d’abonder dans le sens du théologien couronné, celui-ci vint en aide à son collègue et se mit à expliquer assez longuement que les cas de dissolution dont l’empereur voulait parler n’étaient communément que des cas antérieurs de nullité. Étonné de la contradiction inattendue que lui opposaient successivement des ecclésiastiques plus versés à coup sûr dans la science du droit canon que dans les affaires de ce monde, et qui probablement ignoraient sur quel terrain brûlant ils avaient été appelés, Napoléon congédia brusquement Mgr d’Aviau et ses grands-vicaires. Il était rouge de colère, raconte l’abbé Lyonnet, à qui nous empruntons ces détails, et pendant quelque temps on le vit, à l’issue de ce colloque, se promener en long et en large dans son appartement sans faire aucune attention aux personnes qu’on lui annonçait. Quelques brèves paroles échappées par intervalles de sa bouche témoignaient de son vif mécontentement. « De quels hommes s’entoure donc cet archevêque de Bordeaux ? Il n’y a pas un seul théologien parmi eux ; mais du moins les ai-je bien mis au sac[24]. » Il eût été heureux pour les ecclésiastiques que nous venons de nommer que, satisfait de les avoir, à son sens, si péremptoirement réfutés, leur impérial contradicteur n’eût pas encore voulu en avoir raison d’une tout autre façon. Peu de jours après son retour dans sa capitale, Napoléon donnait ordre à M. Bigot de Préameneu de faire savoir à Mgr d’Aviau qu’il ne reconnaissait plus M. Thierry pour grand-vicaire, M. Delort pour secrétaire-général, ni M. Lacroix pour supérieur du grand séminaire de Bordeaux. C’était dire en style officiel qu’il fallait les destituer, et l’archevêque, consterné, dut, avec un regret infini, pour des motifs purement politiques, se séparer à tout jamais des auxiliaires qu’il avait jugés les plus capables de l’aider dans sa mission religieuse.

Lorsque l’empereur ne reculait pas devant des violences aussi singulières, on peut à bon droit supposer que sa résolution de se séparer de Joséphine était déjà tacitement arrêtée. Il est également permis de supposer, sans risquer de se tromper beaucoup, que le désir de s’allier à la famille de quelques-uns des puissans souverains de l’Europe fut encore fortifié par les dernières agressions de l’Autriche, qui étaient venues le surprendre si incommodément pendant que ses meilleures troupes étaient engagées au fond de l’Espagne. Déjà en 1806, avant Austerlitz, et plus tard, pendant la campagne d’Iéna, il avait été frappé de l’effrayante facilité avec laquelle toutes les alliances politiques qu’il avait jusque-là contractées sur le continent s’étaient toujours brusquement rompues. Peu à peu la conviction s’était formée chez lui qu’il n’en serait peut-être pas de même de celles qui seraient resserrées par un lien domestique. La Russie, par exemple, qui ne l’avait que si faiblement assisté pendant sa dernière lutte, n’aurait-elle pas montré un peu plus d’ardeur, s’il avait été l’époux d’une grande-duchesse, sœur de l’empereur Alexandre ? Au moment où il poursuivait partout, pour les chasser de leurs trônes, les princes de la maison de Bourbon, ne serait-il pas d’une bonne politique de donner aux autres grandes familles souveraines, par quelque alliance matrimoniale contractée avec elles, l’assurance qu’il n’était pas un césar démagogue se proposant de faire table rase des dynasties européennes ? Placé à la tête des monarques du continent, que pouvait-il faire de mieux que de mêler son sang avec le leur ? N’était-ce pas le seul moyen de calmer leurs ombrages naturels, de désarmer les mouvemens de susceptibilité et d’orgueil, auxquels il attribuait, bien à tort suivant nous, les froideurs secrètes et les sourdes trahisons qu’il se plaignait d’avoir toujours rencontrées dans ses relations antérieures avec les cabinets étrangers ?

Ces idées avaient surtout germé dans la tête de Napoléon durant les quelques semaines d’anxiété militaire qui avaient suivi les combats incertains livrés, dans le courant de mai et de juin 1810, autour de Vienne. Arrivé après Wagram au faîte de sa puissance, l’empereur, comblé de gloire, mais gardant l’impression des dangers qu’il venait de courir, arrêta définitivement le projet de dissoudre, à son retour en France, une union qui ne pouvait plus lui donner d’héritier, et d’assurer par un mariage à l’étranger l’avenir du grand établissement que tant de belles victoires avaient sans doute contribué à fonder, qu’elles n’avaient pas cependant, à ses propres yeux, suffisamment consolidé. Ainsi qu’il arrive d’ordinaire, cette secrète résolution, dont il n’avait parlé à personne, avait été pressentie à l’avance par la plupart de ceux qui avaient intérêt à la connaître. Seul, le sage et discret Cambacérès fut, le jour même de son arrivée aux Tuileries (là novembre 1810), admis à recevoir les confidences du maître ; mais, suivant son usage, l’archi-chancelier s’était d’autant plus gardé d’en laisser rien transpirer qu’il n’approuvait pas entièrement les ambitieux desseins qui lui furent alors développés avec une hauteur de langage dont cet ancien conseiller du premier consul se sentit lui-même effrayé, non pas qu’il craignît de voir diminuer son propre crédit, qu’il savait inébranlable, mais parce qu’il jugeait qu’il est « des ménagemens délicats, toujours nécessaires à garder pour conduire un peuple libre, ou qui veut du moins paraître tel[25]. » Ceux-là mêmes qui n’étaient pas admis à l’honneur de pareilles confidences ne doutèrent plus des projets de l’empereur quand ils virent arriver successivement à Paris presque tous les membres de la famille impériale. Ce concours officiel leur parut évidemment ménagé en vue de la scène, qui allait s’accomplir. D’autres détails plus intimes encore avaient attiré l’attention des familiers. Ils avaient remarqué qu’à son retour d’Allemagne Napoléon, arrivant au palais des Tuileries quelques instans avant l’heure qu’il avait lui-même fixée, avait affecté de témoigner quelque mécontentement de n’y point rencontrer Joséphine, toujours si exacte, et cette fois si particulièrement intéressée à devancer tout le monde auprès de son glorieux époux. Ils avaient commenté entre eux les reproches immérités que l’empereur lui avait assez rudement adressés et dont elle avait paru transpercée comme s’ils avaient eu pour but de lui signifier sa sentence de mort. Il ne leur avait pas échappé non plus que l’empereur, peut-être afin de se donner des forces contre lui-même, et pour amener par quelque scène d’éclat une rupture qui ne laissait pas de lui coûter beaucoup, s’était mis à afficher d’une façon presque blessante ses attentions pour quelques-unes des femmes jeunes et belles qui ornaient sa cour, alors plus resplendissante que jamais. Ils avaient remarqué que Joséphine, aussi peu maîtresse d’elle-même que d’habitude, n’avait pas su de son côté s’interdire quelques scènes de jalousie des moins opportunes au sujet d’une Mme Matheo, Piémontaise d’origine, attachée à la maison impériale, et qui passait pour être en ce moment l’objet des soins particuliers de l’empereur. Ainsi la brouille régnait à la veille même de leur séparation, et pour les motifs les plus vulgaires, entre ce couple dont l’union allait être dissoute en vue des plus graves intérêts de l’état. Ce fut inopinément, à la suite d’un repas fait en tête-à-tête dans un morne silence que Napoléon, fatigué de se contenir depuis trop longtemps, provoqua l’explication fatale, devançant, quoi qu’il en eût d’abord résolu, l’arrivée de son fils adoptif, le prince Eugène, qu’il aurait souhaité de voir auprès de sa mère dans ce cruel moment. Aux premiers mots sortis de la bouche de son époux, l’impératrice, suffoquée par ses larmes, était tombée évanouie sur le parquet. Aussi effrayé qu’ému de l’effet qu’il venait de produire, Napoléon entr’ouvrit la porte de son cabinet, et appela à son aide le chambellan de service, M. de Bausset ; l’évanouissement durant toujours, il lui demanda si, pour éviter toute esclandre dans le palais, il se sentait la force de porter l’impératrice jusque dans ses appartemens, qui communiquaient avec les siens par un petit escalier dérobé. M. de Bausset prit l’impératrice dans ses bras, et l’empereur, marchant le premier à reculons, lui soutenait soigneusement les pieds ; ils descendirent ainsi l’escalier. Rien n’avait paru feint ni arrangé à M. de Bausset dans la triste scène dont il était l’involontaire témoin ; cependant, ses jambes s’étant un moment embarrassées dans son épée tandis qu’il descendait cet escalier étroit, comme il se raidissait afin de ne pas laisser tomber son précieux fardeau, la surprise de M. de Bausset fut assez grande d’entendre Joséphine lui dire tout bas : « Prenez garde, monsieur, vous me serrez trop fort[26]. » Quelques momens après, l’impératrice était remise aux soins de sa fille, la reine de Hollande, et Napoléon resta encore auprès d’elle le temps nécessaire pour s’assurer que cette crise nerveuse se passerait sans danger. Après le retentissement qu’avait eu dans l’intérieur des Tuileries la nouvelle de l’indisposition subite de l’impératrice, tout marcha assez rapidement. Plutôt résignée que consentante, cédant aux conseils de ses deux enfans, le prince Eugène et la reine Hortense, en partie soulagée par l’intérêt sérieux et tendre que lui témoignait l’empereur, Joséphine ne se refusa plus à se prêter aux démarches que les circonstances exigeaient d’elle. Son consentement était en effet indispensable aussi bien pour la rupture du contrat civil que pour l’annulation du lien religieux qui avaient uni son sort à celui du chef de l’empire.

La cassation du mariage civil ne pouvait rencontrer de grandes difficultés, quoiqu’elle fût positivement contraire aux dispositions les plus formelles du décret du 30 mars 1806, qui avait réglé les conditions d’existence des princes de la dynastie napoléonienne. « Le divorce est interdit, disait l’article 7, aux membres de la maison impériale de tout sexe et de tout âge[27] ; » mais cette interdiction imposée aux personnes de sa famille, l’empereur n’entendait pas apparemment se l’appliquer à lui-même. La raison d’état, hautement invoquée, devait suffire à tout justifier. Elle résultait, suivant lui, de la nécessité où il se trouvait de se procurer des héritiers directs, qu’il n’espérait plus de l’impératrice Joséphine, et qui pouvaient seuls assurer la sécurité et le bonheur de l’empire. Il est curieux de lire dans le Moniteur toutes les tournures de phrases dont était enveloppée l’annonce d’une détermination qu’on assurait être parfaitement volontaire de la part de la malheureuse femme qui avait été si évidemment forcée de la subir. Sa douleur éclata surtout à l’assemblée de famille qui se tint aux Tuileries dans la soirée du 15 décembre, et devant laquelle les deux époux annoncèrent leur mutuelle résolution. Suivant un programme ; convenu d’avance, Napoléon lui-même, visiblement ému, avait lu un discours dans lequel il avait affectueusement parlé de la compagne qu’il avait, disait-il, couronnée de sa main, et dont le souvenir toujours cher resterait à jamais gravé dans son cœur. Quand vint pour Joséphine le moment de lire à son tour le papier qu’elle tenait à la main, les sanglots lui coopèrent la voix. Elle ne trouva pas la force de prononcer elle-même les paroles de consentement qu’on avait mises dans sa bouche, et ce fut M. Regnault de Saint-Jean d’Angely qui en donna lecture. La séance d’apparat qui eut lieu le lendemain au sénat, pour recevoir la déclaration des deux époux, et statuer sur leur résolution, sans paraître aussi dramatique, ne laissa pas d’être assez émouvantes. Jusque-là le fils adoptif de l’empereur, le prince Eugène, n’avait pas encore été siéger comme prince de la famille impériale sur les bancs de ce grand corps de l’état. L’empereur exigea qu’il y parût pour la première fois le jour où devait avoir lieu la délibération qui allait changer si douloureusement la situation de sa mère. Il dut même prendre le premier la parole pour provoquer la résolution du sénat, en ajoutant au consentement déjà donné par Joséphine le poids de son adhésion personnelle et de celle de sa sœur la reine de Hollande, dont il se portait garant. Apres cette manifestation peut-être surabondante, et qui surprit un peu le public, on pense bien qu’il ne fut pas malaisé d’obtenir l’adhésion complète du sénat. L’orateur du gouvernement lui avait donné le signal dans ce langage empreint d’ardent enthousiasme et de sensiblerie déclamatoire qui était alors à la mode.. — « Comme souverain et comme époux, l’empereur et l’impératrice ont tout fait, ont tout dit, s’écria M. Regnault de Saint-Jean d’Angely ; il ne nous reste qu’à les aimer, à les bénir et à les admirer. Acceptez, messieurs, au nom de la France attendrie, aux yeux de l’Europe étonnée, ce sacrifice, le plus grand qui ait été fait sur la terre, et, pleins de la plus profonde émotion, hâtez-vous de porter aux pieds du trône, dans le tribut de nos sentimens, des sentimens de tous les Français, le seul prix qui soit digne du courage de nos souverains, la seule consolation qui soit digne de leurs cœurs[28]. »

Tout était donc à peu près consommé ; il ne restait plus à l’infortunée Joséphine, laissée en possession, par décret du sénat, du titre d’impératrice et de reine couronnée, qu’à céder la place à la future épouse destinée à venir bientôt lui succéder, et qui, d’après les bruits alors généralement répandus, n’était autre que la grande-duchesse Olga, sœur de l’empereur de Russie. Rien de plus curieux que le spectacle offert en ce moment par la cour impériale aux yeux d’un observateur attentif, car jamais peut-être familiers d’un prince n’avaient été mis à plus rude épreuve, et c’était plaisir d’assister aux visibles efforts que chacun s’imposait afin de bien régler sa contenance. Il fallait d’abord et avant tout approuver hautement la résolution du maître et songer à tirer parti des changemens qu’allait amener la formation d’une nouvelle maison pour la future impératrice. Cependant Joséphine gardait aussi la sienne ; s’éloigner d’elle quand on lui avait été attaché pendant de longues années, c’était en soi-même un procédé peu honorable, et qui risquerait en outre de déplaire beaucoup à l’empereur, car il voulait que l’impératrice dépossédée demeurât non-seulement fort considérée, mais entourée des mêmes respects et des mêmes hommages que par le passé. Peut-être après tout serait-ce elle qui garderait la plus grande part dans ses affections et qui jouirait encore de la principale influence, et puis de quel côté se tourner à l’avance pour être sûr d’avoir été des premiers à saluer le soleil levant ? A bien peu d’exceptions près, raconte le scrupuleux témoin à qui nous empruntons ces détails, on pouvait lire ce comique embarras sur les visages de tant de gens qui avaient un parti à prendre. Il devint surtout remarquable à la soirée que présida l’impératrice Joséphine avant de quitter les Tuileries. Il y avait grand cercle à la cour. Tous les appartemens impériaux étaient remplis ; suivant l’usage, un souper avait été servi pour les femmes dans la galerie de Diane, sur un grand nombre de petites tables. Joséphine était assise à celle du milieu, et les courtisans circulaient autour, la regardant, l’étudiant, pour ainsi dire, avec une curiosité assez mal dissimulée et se tenant prêts à recevoir cette gracieuse inclination de tête par laquelle elle avait l’habitude de saluer ceux qu’elle connaissait particulièrement. Il était impossible de n’être pas frappé de la convenance de son maintien en présence de tout un monde qui l’entourait encore de ses hommages, mais qui n’ignorait pas que c’était pour la dernière fois, et que dans une heure peut-être elle allait descendre de ce haut rang qu’elle avait si longtemps occupé pour se rendre seule et désolée à la modeste résidence de la Malmaison. Peut-être n’appartient-il qu’aux femmes de se tirer avec une mesure si parfaite et tant de charmante dignité d’une épreuve si difficile. On peut dire qu’elle assistait avec une grâce sans pareille aux funérailles de sa propre grandeur, tandis que Napoléon, visiblement contraint, se montra tout à fait à son désavantage, et sa contenance aux yeux même de ses plus constans admirateurs fut sensiblement moins bonne que celle de sa victime.

Parmi les personnes qui venaient de prendre ainsi congé de l’impératrice dépossédée, il y en avait plus d’une qui avait toute raison de se croire en possession du secret de l’avenir, et qui, d’un air de complaisance, s’était empressée de révéler à ses interlocuteurs moins favorisés à quelle puissance étrangère était réservé l’honneur de donner prochainement une nouvelle souveraine à la France. De proche en proche, l’indiscrétion avait si bien fait son chemin qu’avant la fin de la soirée toute la cour ou à peu près avait été mise dans la confidence, et n’ignorait plus que les négociations entamées à Saint-Pétersbourg par M. de Caulaincourt étaient présentement assez avancées pour que déjà le tsar eût à peu près promis de donner à l’empereur Napoléon sa propre sœur, la grande-duchesse Olga. Ce fut précisément pendant que la foule des invités s’écoulait doucement des salons impériaux pour regagner ses voitures et tandis que Joséphine, retirée dans ses appartemens, faisait ses derniers préparatifs pour se rendre la nuit même à la Malmaison, que s’engagea sur les marches de l’escalier des Tuileries la conversation qui allait ouvrir de nouvelles perspectives à l’ambition de l’empereur et changer complètement en bien peu de temps la face des choses. Au nombre des courtisans bien instruits qui venaient de colporter le bruit du mariage russe, se trouvait un personnage de beaucoup d’esprit et du plus délié, déjà fort connu et non dépourvu d’importance, qui jouissait à ce point de la confiance du duc de Bassano, que celui-ci avait plus d’une fois pressé l’empereur d’en faire son préfet de police ; nous voulons parler de M. de Sémonville. Causer tout haut et sans aucune espèce de gêne des choses qui faisaient tout bas le sujet des réflexions réservées de chacun était l’un des goûts et l’une des aptitudes de M. de Sémonville. Le hasard fit qu’il se rencontra côte à côte avec M. Floret, premier secrétaire de l’ambassade d’Autriche, au moment où tous deux descendaient de l’étage supérieur du palais pour aller attendre leurs voitures dans le vestibule. « Eh bien ! voilà qui est fini, dit M. de Sémonville au diplomate autrichien, et c’est maintenant une affaire faite ! Pourquoi n’avez-vous pas voulu la faire ? — Qui vous dit que nous ne l’ayons pas voulu ? — On le croit… Serait-ce une erreur ? — Peut-être. — Quoi ! on serait disposé ?… Vous peut-être ; mais l’ambassadeur ? — Je réponds du prince de Schwarzenberg. — Mais le prince de Metternich ? — Point de difficultés. — Mais l’empereur ? — Pas davantage. — Et l’impératrice, qui nous déteste ? — Vous ne la connaissez pas ; elle est ambitieuse, on l’y aurait amenée. » Sur ces paroles, prononcées dans le va-et-vient d’une conversation souvent interrompue par le passage des souverains étrangers et des grands personnages de l’état dont on annonçait à haute voix les équipages, les deux interlocuteurs s’étaient séparés ; mais M. de Sémonville n’était pas homme à laisser tomber à terre de semblables paroles. Quelques minutes après les avoir recueillies, il était dans le cabinet de son ami le duc de Bassano, qu’il trouva, suivant ses laborieuses habitudes, occupé au milieu de ses secrétaires à expédier quelques dépêches pressées qui avaient justement trait, à l’alliance projetée avec la Russie. « Quoi de nouveau au cercle de l’impératrice, où je n’ai pu aller ce soir ? — Je vous le dirai quand nous serons seuls. » Les secrétaires renvoyés, M. de Sémonville se mit à conter son affaire. « Voilà qui est très grave, reprit M. de Bassano. Asseyez-vous ; là et mettez-moi tout cela par écrit. » Le lendemain matin, c’était le tour du ministre des relations extérieures de surprendre l’empereur par le récit de la conversation de M. Floret. Aux premiers mots prononcés par le duc de Bassano, la figure de l’empereur s’était illuminée de joie. L’idée de faire entrer dans son lit impérial. la fille des césars, la nièce de l’altière reine de Naples et de l’ancienne reine de France, la conscience de l’étonnement qu’éprouverait l’Europe en voyant un simple soldat élevé par son peuple sur le pavois s’allier à la plus ancienne et à la plus illustre des maisons régnantes, les conséquences politiques d’une pareille union, le profit qu’il y aurait pour lui, dans l’état de ses relations avec le saint-siège, à mettre sur le trône de France une princesse élevée dans la religion catholique de préférence à l’héritière schismatique des tsars, tous les autres avantages d’un mariage qu’il aurait considéré tout à l’heure comme parfaitement chimérique et qui lui était ainsi offert à l’improviste se présentèrent en foule à sa vive imagination ; il était radieux. Prenant alors la parole, Napoléon expliqua à son tour à M. Maret comment des dépêches qu’il venait de recevoir à l’instant de M. de Narbonne se trouvaient confirmer pleinement les ouvertures faites par M. Floret. Le général comte de Narbonne, revenant des provinces illyriennes, s’était par son ordre arrêté à Vienne. Il y avait vu M. de Metternich et l’empereur François. Là, comme dans toutes les cours de l’Europe, on ne parlait plus d’autre chose que du prochain mariage du puissant chef de l’empire français. M. de Narbonne n’avait pas manqué de le représenter dans toutes ses conversations comme hésitant entre les offres des souverains de l’Europe, qui tous briguaient à l’envi l’honneur de lui donner leur fille. Il avait cru voir, à la façon dont il avait été écouté par l’empereur, par M. de Metternich, par tous les personnages considérables de Vienne, que l’idée d’un mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise, si l’empereur venait à y songer, ne serait pas mal reçue à Vienne. N’ayant d’ailleurs ni qualité ni mission pour rien dire à ce sujet, il s’était tenu sur la réserve.

Du moment où pareille union devenait possible, il n’y avait plus de raisons, aux yeux de l’empereur, d’en rechercher aucune autre, et le plus pressé était de dénouer doucement les négociations entamées à Saint-Pétersbourg. Là encore le hasard le servit à souhait. Peu de jours après, il recevait en effet une lettre du duc de licence, disant « qu’il s’était trompé lorsque quatre mois auparavant il avait annoncé que l’état de santé de la jeune grande-duchesse ne laissait rien à désirer. Mieux informé, il était obligé d’avertir aujourd’hui que les espérances un moment entrevues ne s’étaient pas réalisées, il venait d’en acquérir la certitude. » Sur cette nouvelle, toute hésitation cessa de la part de l’empereur : son parti était pris, il ne songea plus qu’à son nouveau projet ; mais, tandis qu’au fond il était si parfaitement décidé, il ne déplaisait pas à Napoléon de paraître encore flottant, de prolonger encore un peu en face de l’Europe, vis-à-vis de ses plus intimes conseillers comme aux yeux de la foule entière de ses sujets, cette flatteuse situation d’un monarque dont l’alliance était avidement recherchée par toutes les cours et qui prenait le temps de calculer froidement de quel côté il lui conviendrait le mieux de laisser tomber l’honneur de ses préférences. L’orgueil avait la plus grande part dans ces apparentes hésitations. L’empereur, suivant une heureuse expression de M. de Cambacérès, avait à cette époque de sa vie « l’air de se promener dans sa gloire, » et c’était moins pour les consulter sérieusement que pour avoir le plaisir de les entretenir du sujet dont il était plein qu’avec les hommes qui possédaient sa confiance il mettait continuellement sur le tapis cette grande affaire de son mariage. Les avis donnés étaient fort divers, car, nul ne sachant au juste où se fixerait le choix de ce maître d’ailleurs si peu habitué à se laisser guider par les avis de qui que ce fût, la plupart cherchaient surtout à deviner sa pensée, afin de le pousser du côté où son goût l’entraînait. Cependant il lui arriva de rencontrer aussi des conseils tout à fait désintéressés auxquels il ne s’attendait guère. Un jour qu’il travaillait avec M. Daru, Napoléon interrompit tout à coup une dictée commencée pour lui demander brusquement ce qu’il pensait des alliances matrimoniales qui lui étaient offertes. Il ne s’agissait pas d’une marque de confiance à donner à ce consciencieux et zélé serviteur qui pourtant en était si digne. M. Daru n’était pas encore ministre à cette époque ; il ne savait du mariage projeté que ce qu’en connaissait le public. Il était en même temps trop sagace pour ne pas sentir que Napoléon, tout en ayant l’air de solliciter un conseil, avait déjà arrêté son parti ; il prit le sien, qui fut de rendre compte de son opinion sans détour. A la première question : convenait-il mieux d’épouser la Russe ou l’Autrichienne ? il répondit : « Ni l’une ni l’autre, — Diable ! vous êtes bien difficile ! » et le front de l’empereur se rembrunit, car il pensait que M. Daru allait désapprouver le projet d’un second mariage. M. Daru reprit : « La France regrettera l’impératrice Joséphine et s’intéressera à la douleur inséparable d’un si grand sacrifice ; mais tout le monde comprendra les raisons qui déterminent votre majesté à choisir, dans l’intérêt de l’état, une princesse qui lui puisse donner des héritiers. — Eh bien ! dit l’empereur, dont le front se rasséréna aussitôt, puisque cela est raisonnable, laquelle choisir ? — Ni l’une ni l’autre, mais une Française, et pourvu que la nouvelle impératrice n’ait pas trop de parens qu’il faille élever à la dignité de princes et combler de richesses, la France applaudira à votre choix. Le trône que vous occupez ne ressemble à aucun autre : vous l’avez élevé de vos mains. Vous êtes à la tête d’une nation généreuse ; votre gloire et la sienne doivent être mises en commun. Ce n’est pas en imitant les autres monarques, c’est en vous en distinguant que vous rencontrerez votre véritable grandeur. Vous ne régnez pas au même titre qu’eux, vous ne devez pas vous marier comme eux. La nation sera flattée que vous cherchiez une impératrice dans ses rangs, et c’est ainsi qu’elle continuera de voir dans votre race une race toute française. » Ces paroles ne firent pas la moindre impression sur Napoléon. « Allons donc ! ce sont là des enfantillages. Bah ! si M. de Talleyrand vous entendait, il aurait maigre idée de votre perspicacité politique. Vous ne traitez pas cette question en homme d’état. Il faut que je rallie à ma couronne au dedans et au dehors ceux qui n’y sont pas encore ralliés. Mon mariage m’en offre les moyens. Est-ce que vous vous imaginez que les mariages des souverains soient affaire de sentiment ? Non, mais de politique ; le mien ne doit même pas être décidé par des motifs de politique intérieure. Il s’agit de bien autre chose, il s’agit d’assurer mon influence extérieure et de l’agrandir par une alliance étroite avec un puissant voisin. » Après ces mots, ouvrant avec impatience la porte de son cabinet, Napoléon sortit et laissa M. Daru à son bureau, plus content d’avoir dit franchement sa pensée qu’étonné de l’accueil qu’elle avait rencontré.

Parmi les hommes d’état que l’empereur se donna plus tard la satisfaction de consulter dans un conseil d’apparat et avec grande solennité, aucun ne songea, il faut l’avouer, à développer, si peu que ce fût, la thèse mise en avant par M. Daru. M. Thiers, qui a raconté avec des détails curieux et précis toute cette affaire du second mariage de Napoléon, nous a rapporté avec son exactitude accoutumée l’opinion émise dans la réunion officielle du 21 janvier 1809 par l’archi-chancelier Cambacérès. Cette opinion avait été favorable à l’alliance russe. Tout le monde en fut dans le moment passablement étonné, car si quelqu’un était par sa situation dans l’état, par sa merveilleuse perspicacité, par la confiance qu’il inspirait à l’empereur, en mesure de pressentir plus que personne ses secrètes dispositions, c’était à coup sûr Cambacérès. Un personnage déjà considérable à cette époque et qui était assez avant dans l’intimité de l’archi-chancelier, M. Pasquier, alors conseiller d’état, n’hésita point à lui dire combien dans le monde on s’était peu attendu à cette préférence que seul il avait à peu près ouvertement donnée au mariage avec la princesse Olga. Par politesse, il ajouta que cet avis ayant été le sien, il était plus surpris encore qu’il n’eût pas prévalu. À cette observation, Cambacérès fit une réponse qui frappa beaucoup son clairvoyant interlocuteur, et que de longues années après nous avons plus d’une fois entendu raconter à M. le duc Pasquier. « Cette dernière circonstance n’a rien d’étonnant, reprit l’archi-chancelier. Quand on n’a qu’une bonne raison à donner, et quand il est impossible de la donner, il est naturel qu’on soit battu. » Pressé de faire connaître cette raison si décisive et d’ailleurs parfaitement confiant dans l’assurance que le secret lui serait gardé : « Vous allez voir, poursuivit Cambacérès, que ma raison est si bonne qu’il suffit d’une phrase pour en faire saisir toute la force ; je suis moralement sûr qu’avant deux ans nous aurons la guerre avec celui des deux souverains dont l’empereur n’aura pas épousé ou la fille ou la sœur. Or la guerre avec l’Autriche ne me cause aucune inquiétude, et je tremble d’une guerre avec la Russie ; les conséquences en sont incalculables ! Je sais que l’empereur connaît bien le chemin de Vienne ; je ne suis pas aussi assuré qu’il trouve jamais celui de Saint-Pétersbourg. » S’il est curieux de constater ce coup d’œil si profond et si vrai jeté en quelques paroles claires et précises par un homme d’une perspicacité extraordinaire sur un avenir encore parfaitement fermé à tous les regards, il n’est pas moins singulier de penser que la perspective du mariage autrichien, destiné à devenir si funeste à l’empire, se soit tout à coup ouverte à la suite d’une conversation engagée pendant cinq minutes entre deux personnes que le hasard faisait se rencontrer sur les marches de l’escalier des Tuileries, à l’instant même où ce palais qu’elle avait si longtemps habité allait être abandonné par l’infortunée Joséphine. En réfléchissant au concours de tous les événemens qui ont suivi, peut-être peut-on dire que les destinées de l’empire se sont accomplies en ce quart d’heure fatal, car, si au lieu de Marie-Louise l’empereur eût épousé la grande-duchesse Olga, il est assez à croire, suivant les prévisions de l’archi-chancelier Cambacérès, que la campagne de 1812 n’aurait pas eu lieu, et Dieu sait quelle fut la part de cette expédition malheureuse dans la chute du premier empire.

Quoi qu’il en soit, la résolution de Napoléon une fois arrêtée, les choses ne devaient plus traîner beaucoup en longueur. Afin de s’assurer de l’adhésion du prince de Schwarzenberg aux ouvertures faites par M. Floret, sans éveiller toutefois l’attention du monde diplomatique, ni surtout les ombrages de la Russie, M. le duc de Bassano avait fait choix d’un intermédiaire aussi ingénieux qu’actif, M. le comte Alexandre de Laborde. M. de Laborde, alors maître des requêtes au conseil d’état, avait durant l’émigration servi avec distinction dans l’armée autrichienne. Il s’était fait aimer dans les salons aristocratiques de Vienne ; il fréquentait habituellement non-seulement l’ambassadeur lui-même, mais tous les jeunes gens de la légation d’Autriche, avec lesquels il était en rapport plutôt de plaisirs que d’affaires. Ce fut par son canal que passèrent les premières communications échangées entre le prince de Schwarzenberg et le ministre des affaires étrangères, et plus tard directement entre la cour de Vienne et les Tuileries. Bizarre enchaînement des circonstances ! c’étaient les généreux services rendus à la famille royale de France, et particulièrement à la reine Marie-Antoinette, par son père, M. de Laborde, banquier de la cour avant 1789, qui avaient valu à son fils le gracieux accueil que pendant la tourmente révolutionnaire il avait rencontré à la cour impériale de Vienne. En échange de cette hospitalité, c’était son tour de faciliter à l’orgueilleuse maison de Lorraine-Habsbourg, qui en mourait d’envie, les moyens de placer sans trop d’avances, sur le trône de France, naguère occupé par la fille de Marie-Thérèse, une archiduchesse nièce de Louis XVI et petite-fille elle-même de la grande impératrice autrichienne. Lorsqu’entre grandes puissances l’envie réciproque de s’entendre est de nature à faire passer par-dessus de pareils rapprochemens, les choses s’arrangent vite et aisément. Dans la première semaine de février 1810, le mariage avec Marie-Louise était en effet une affaire conclue et déjà universellement ébruitée ; mais, ainsi qu’il est facile de le deviner, le choix fait par le chef de l’état d’une épouse prise au sein de la famille souveraine la plus connue en Europe par ses sentimens catholiques ajoutait un nouveau degré d’importance à la cassation régulière du lien religieux qui l’avait précédemment uni à l’impératrice Joséphine. Il tombait sous le sens que la cour de Vienne, si grande que fût sa bonne volonté, serait obligée de regarder d’un peu plus près que le cabinet schismatique de Saint-Pétersbourg à la stricte exécution des formalités canoniques qui devaient accompagner un acte aussi considérable. Quels furent les moyens employés par l’empereur pour faire dissoudre le mariage religieux contracté avec Joséphine la veille même de son sacre ? Ils sont peu connus, et nous les raconterons dans notre prochaine étude.


D’HAUSSONVIILE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1868.
  2. Relation manuscrite en italien du premier valet de chambre de Pie VII. — British Museum, n° 8,389.
  3. « Le conseiller de préfecture, M. Girard, s’est obstiné de défendre à mon grand-vicaire tout accès auprès du pape. En vain cet ecclésiastique a présenté la lettre originale par laquelle votre excellence m’assurait que sa sainteté était libre de recevoir qui il lui plaisait. Mgr de Grenoble lui-même n’a pas été plus heureux ; il n’a pas pu voir le pape, ni obtenir qu’on lui remit les lettres de leurs éminences les cardinaux Caprara et Maury… Il est désolant que les agens du gouvernement tel que ce conseiller de préfecture en agissent avec le pape d’une manière aussi dure… » (Lettre du cardinal Fesch à M. le comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, 7 août 1809.)
  4. Moniteur du 9 août 1809, p. 221.
  5. Voir les lettres du 18 juillet, du 6 août et du 15 septembre 1809 ; la lettre du 15 septembre, quoique citée dans le second volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  6. « Le pape s’est opposé à l’arrestation du cardinal Pacca par des barricades et une défense qui l’ont entraîné lui-même avec le cardinal. » Le général Miollis à l’empereur, 6 juillet 1809. — « Lorsque le général Radet fut parvenu à son dernier retranchement… » — «… Il se fit en même temps un rassemblement tumultueux où l’on criait : « Mort aux excommuniés ! .. » Le général Miollis à l’empereur, 7 juillet 1809.
  7. Les Quatre Concordats, t. II, p. 394.
  8. Bulle d’excommunication publiée et affichée dans Rome le 10 juin 1809. Cette bulle, comme toutes les pièces officielles émanées de la chancellerie pontificale, est écrite en latin. Elle porte en tête : Pius. P. P. VII, ad perpetuam memoriam. Elle commence par ces mots. Quum memoranda… Nous avons suivi la traduction donnée dans les Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 129.
  9. Lettre de M. le comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, à l’empereur Napoléon Ier, 3 juillet 1809.
  10. Mémoires du clergé, t. VI, p. 978.
  11. Lettre de M. le comte Bigot de Préameneu à l’empereur Napoléon Ier, 3 juillet 1809.
  12. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XIX, p. 216.
  13. Relation manuscrite italienne de la transportation du saint-père à Savone, par son premier valet de chambre. — British Museum, n° 8,389.
  14. Rapport sur un mémoire du vice-roi d’Italie concernant la bulle In cœna Domini, 5 août 1809.
  15. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu. — Correspondance de Napoléon Ier, XIX, p. 459.
  16. Lettre de l’empereur au comte Fouché. Schœnbrunn, 15 septembre 1809. — Correspondance de Napoléon Ier,t. XIX, p. 477.
  17. Lettre de l’empereur au comte Fouché. Schœnbrunn, 23 septembre.
  18. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu. Trianon, 18 septembre 1809. Cette lettre n’a pas été insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  19. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, 13 janvier 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 128.
  20. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, Schœnbrunn, 3 octobre 1809. — Correspondance de l’empereur Napoléon Ier, t. XIX, p. 546.
  21. Lettre de l’empereur à M. de Champagny, duc de Cadore, ministre des relations extérieures, 15 décembre 1809. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 65.
  22. Lettre au comte Aldini, ministre secrétaire d’état du royaume d’Italie, en résidence à Paris, 28 octobre 1869. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 10.
  23. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, 24 janvier 1810, — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIV, p, 139.
  24. Histoire de Mgr d’Aviau du Bois de Sansay, archevêque de Vienne et de Bordeaux, par l’abbé Lyonnet, aujourd’hui évêque d’Albi, t. II, p. 561.
  25. Passage des mémoires du prince Cambacérès, cité par M. Thiers. — Histoire du Consulat et de l’Empire, t. II, p. 322.
  26. Mémoires du chevalier de Bausset.
  27. Voyez le décret du 30 mars 1806.
  28. Moniteur du 16 décembre 1810.