L’Égoïsme (Cailhava de l’Estandoux)/Acte IV
ACTE IV.
Scène PREMIÈRE.
Marton, je suis chagrin.
Clermon, je suis chagrine.
Que font-ils en secret dans la chambre voisine ?
J’ai vu certain Notaire…
Y seroit-il encor ?
Oui : je crains pour Constance.
Quand il n’a demandé tantôt son porte-feuille,
Si j’avois cru… Marton, je tremble qu’il ne veuille
S’en dessaisir… Pour qui ?… Si je pouvois r’avoir,
Pendant une minute ou deux, en mon pouvoir
Ce porte-feuille…
Eh bien ?
Je saurois lui donner le tems de bien connoître
Cet homme dangereux, qui nous trouble si fort.
Ah ! quel bonheur !
Contre notre ennemi ne pourrois-tu rien faire ?
Pour redoubler l’ardeur de son jeune adversaire,
Je viens de lui prouver qu’on l’aime éperdument.
Bien. Moi, je vais guetter Philemon & Durand.
Songe à ce porte-feuille, objet de tes alarmes.
Va, va, que je le tienne, & je m’en fais des armes
Triomphantes. Marton, quel bonheur ! quel plaisir !
Si, servant Polidor au gré de mon desir,
Je démasquois… Suffit ; en serviteur fidele,
Je n’écouterai rien que mon cœur & mon zele.
Tu devrois bien, Clermon, me mettre du complot.
Volontiers… Chut, on vient.
Je te joindrai bientôt.
Scène II
Craignez le désespoir de l’amant le plus tendre.
Laissez-moi, je ne dois vous voir, ni vous entendre.
Au moment où Marton, en m’ouvrant votre cœur,
A fait luire à mes yeux un rayon de bonheur…
Ah ! ne redoublez pas mes regrets, mes alarmes !
Mes yeux, vous le voyez, se remplissent de larmes.
Évitez le malheur qui s’attache à mes pas ;
Plaignez-vous, plaignez-moi, mais ne m’accusez pas.
(hésitant.)
Pénétré du respect que Polidor inspire,
Mon cœur n’a pas ôsé tout haut le contredire.
Vous me faites frémir & pour vous & pour moi.
Tout est perdu[1].
Cherchons quelque moyen.
Eh quoi !
N’ai-je donc pas signé l’arrêt de mon supplice ?
Demain doit s’achever cet affreux sacrifice !
Comment concilier l’amour & le devoir ?
Que puis-je ?
Pour désarmer le sort dont je suis la victime,
La vertu servira l’intérêt qui m’anime.
Je le jure à vos pieds ; oui !…
Relevez-vous.
Vous êtes bien, restez, j’aperçois Philemon.
Scène III
Dieux !
Quoi !
Mais, restez donc.
Je suis anéantie.
Parlez, vous.
Décidez du bonheur de ma vie.
Oui dà,… mais ce n’est pas à son cœur que j’en veux.
Rentrons pour n’être pas ou dupe ou généreux.
Scène IV
Il se sauve.
Que dira-t-on de moi ? Je meurs désespérée.
Eh ! quoi ! vous me fuyez ?
Scène V
N’arrêtez point ses pas,
Elle va réfléchir, & vous n’y perdrez pas[2].
L’amour-propre saura décider votre amante ;
Et d’ailleurs, croyez-moi, toute femme prudente
D’un témoin indiscret ne fait point son époux :
Au moindre petit mot, il faudroit filer doux.
Prudence, amour, fierté, tout vous sert.
Mais je ressens encor les plus vives allarmes.
Tout va bien. — Du récit de vos tendres chagrins
Allez intéresser parens, amis, voisins.
Bon ! commencez.
Scène VI
Où fuir ? Vous me rompez la tête.
(Au Chevalier.)
Encore… Eh bien ! vas-tu me parler de la fête ?
Mon père, je me meurs ; daignez me secourir.
Mourir si jeune ! Attends, je m’en vais revenir.
Mon frère ne peut être heureux avec Constance :
Je l’adore, & mon cœur obtient la préférence ;
Sa bouche m’en a fait l’aveu le plus charmant.
Tu ne meurs que d’amour ! Ah ! tant mieux, mon enfant.
Nous brûlons d’une ardeur & si pure & si tendre !…
Mon café sera froid, je vais vite le prendre,
Et te donne en passant un conseil des meilleurs.
Puissé-je vous devoir la fin de mes malheurs !
Voyons.
Les malheureux vieillards ; un Septuagénaire
Peut-il s’intéresser aux chagrins des amans ?
Il feroit ses beaux jours de leurs cruels tourmens !
Ne les compare pas à la funeste image
Que présente le tems aux hommes de mon âge ;
Ne les mets qu’à côté de nos privations,
Belles conclusions !
Scène VII
Je suis anéanti.
Scène VIII
Que Philemon triomphe, & j’étouffe de rage !
Mais il faut l’observer… le voici qui revient.
Scène IX
Les Amans sont sortis.
Oh, oh, qu’est-ce qu’il tient ?
Quinze cents mille francs ! les voilà : quelle somme !
Il faut en convenir, le cher oncle est bonhomme.
Cherchons vîte Clermon. Le péril est pressant.
Scène X
Les miens de ces billets connoissent le montant
À me solliciter chacun déjà s’empresse…
J’ai des principes sûrs. Oui, leur sort m’intéresse :
Le sang… l’humanité… Je m’en occupe fort. —
Mais je veux librement disposer de leur sort.
(Avec réflexion.)
Si par quelque détour qu’on ne pourroit connoître…
(Riant en voyant encor Durand.)
Il seroit bien plaisant que Monsieur mon cher Maître
Voulût imaginer un projet aujourd’hui
Dont le mauvais succès ne tombât que sur lui.
Il me sert si bien…
Scène XI
J’ai des grâces à vous rendre,
L’ouvrage fait grand bruit.
Bon.
Cent exemplaires.
Où ?
Dans vingt cafés brillans.
Changeons de discours. J’ai quinze cents mille francs :
Vous savez à quel prix mon oncle me les laisse ?
Oui.
Je suis facile, moi, comme on dit, bon humain ;
Ils dépenseront tout ; puis j’aurai le chagrin
De les voir derechef manquer du nécessaire.
Je les connois.
Qu’on prévînt ce malheur ; & le tout pour leur bien.
(Rêvant.)
Attendez ; j’entrevois pour cela… tel moyen…
Scène XII
Les voilà réunis.
Des lettres, des billets… Oui, cela n’est pas rare.
Et j’ai vu mille gens dans un semblable cas.
Que diable trament-ils ? Suivons, je n’entends pas.
On peut rendre la chose & possible & croyable :
(En s’applaudissant.)
Comme je la conçois elle est très-vraisemblable.
Votre porte-feuille est sur cette table-là,
(Il remet le porte-feuille sur la table.)
Par exemple.
Celui de Polidor ?… Oui dà !
Nous allons, nous venons, nous raisonnons ensemble.
Oh, quel bonheur !
Que quelqu’un, en passant, dessus mette la main.
L’avis est bon.
Scène XIII
Nous dirons avoir vu quelqu’un en sentinelle.
De par Plaute, la scène est comique & nouvelle !
Répétons-la.
Je ne veux pas risquer qu’on soupçonne ma foi.
Eh bien ?
Il n’est plus là.
prend un ton de prétention comme s’il répétoit.
Vous l’a-t-on volé.
Qui ?
Qui passoit, repassoit.
Où donc ?
Là.
Quand ?
Tantôt.
Eh ! que ne parliez vous ? Courons tout au plutôt.
(Bas.)(Haut.)
Bien. — Le voleur s’enfuit : il faut le faire pendre.
Parlez-vous tout de bon ?
(Haut.)
Quelle horreur ! des filoux jusques dans les maisons !
Avez-vous mes billets ? Expliquons-nous, voyons.
(Haut.)
Fi ! le voleur avoit une mauvaise mine.
(Bas.)
Il faut crier plus fort.
Le traître m’assassine.
Pas mal : on vous croiroit tout de bon en courroux.
Mon trouble m’égaroit : je ne m’en prends qu’à vous :
Mes billets.
(Il le saisit.)
Oh, ceci passe la raillerie !
Vous me les rendrez.
Ah ! vous m’étranglez, je crie !
Ils étoient dans vos mains : je n’écoute plus rien.
Votre oncle…
Que lui dire ?
Ouf, il feignoit trop bien !
Scène XIV
Je fuis le Chevalier : l’on dit qu’il se chagrine.
Eh ! morbleu, je le plains plus qu’il ne l’imagine !
Tout est bien préparé.
Qu’est-ce ? Tu me parois avoir quelque souci ?
J’ai contre tes chagrins un remède peut-être.
Souffrez que je vous quitte. Un scélérat, un traître
M’a ravi vos billets.
Les voici.
Quel bonheur !
Nous verrons, nous verrons.
Et voilà le voleur.
J’en tire vanité.
A pris mon porte-feuille, en passant, sur la table,
Croyant que je l’avois par mégarde oublié ;
Je le rapporte vîte à mon Associé ;
Mais qu’il soit plus soigneux.
Les billets étoient-là, j’étais à cette place :
Pourquoi ?…
Ma cervelle se monte, & ne respecte rien.
(Avec malignité.)
D’ailleurs vous discutiez une importante affaire :
En vous interrompant, j’aurois cru vous déplaire.
Rapportez à Monsieur quelques mots seulement
De ce que vous disiez en secret à Durand ;
Il va, j’en suis certain, admirer ma prudence.
Ce drôle m’interdit, & son ton d’insolence…
Te voilà tout confus ; conviens-en bonnement.
Tu n’y seras plus pris, n’est-ce pas ?
Sûrement.
Va-t’en vîte traiter de la Charge importante
Dont nous parlions tantôt, cours remplir mon attente.
Je songe à ton bonheur, toi, fais celui des tiens.
Je vais m’en occuper. En dirigeant vos biens,
À nos conventions je songerai sans cesse.
Au lieu des goûts divers qu’inventa la mollesse,
Quand voudra-t-on se faire une félicité
De remplir les devoirs chers à l’humanité !
C’est parler en homme.
Scène XV
Ah ! Monsieur !…
Qu’as-tu ?
Que l’on ne vous prépare ici bien des chagrins.
Quoi ! toujours soupçonneux !
J’ai fait parler Durand, & j’ai trop su connoître
Que Monsieur Philemon & l’espoir du profit
L’ont fait se démentir de ce qu’il m’avoit dit.
Philemon est honnête, & Durand est un lâche ;
Quant à vous, respectez…
Je sors.
Ne l’impute, mon cher, qu’à ma vivacité.
Reviens ; tu peux parler en toute liberté.
Votre Neveu, dit-on, trop habile à séduire,
À dépendre de lui pourroit bien vous réduire ;
C’est la crainte, Monsieur, de toute la Maison,
Des amis, des voisins ; interrogez Marton.
Mon ami, tu me fais une peine mortelle.
Je ne le sens que trop, pardonnez à mon zèle.
Quoi ! Philemon seroit !… Comme il peint la candeur !
On dirait qu’elle-même habite dans son cœur.
Mais le vil imposteur qui, me parlant sans cesse
D’honneur & de franchise, eut la scélératesse
De me voler d’un trait seize cent mille francs,
Avoit tous les dehors encor plus séduisans.
Je n’osois pas citer cet exemple ; & peut-être…
Je les garde avec soin tous les billets du traître,
Pour mieux me défier de tout le genre humain ;
Tu les vois sous mes yeux le soir & le matin.
À l’instant même.
De ma facilité je ne puis me défaire :
Non ; d’être défiant je n’ai pas le pouvoir.
Il sera corrigé, j’espère, dès ce soir.
Quoi ! mon neveu sorait !… Je frémis quand je pense
Que lorsque j’ai parlé de marier Constance,
Et de la lui donner avec cent mille écus,
Tout-à-coup interdit, embarrassé, confus,
Tantôt voulant servir ou supplanter son frère…
Mon ami, quel soupçon ! comme il me désespère !
Ne croyez ni Durand, ni Philemon, ni moi ;
Vous pouvez éprouver…
Mais comptes-tu pour rien ce qu’il en coûte à feindre ?
Taisons-nous, de son cœur nous aurions trop à craindre ;
Mais j’aurai lieu, je crois, de me féliciter.
Scène XVI
Ah ! Ciel !
D’où naît ce trouble ?
On vient de l’arrêter.
Qui donc ?
À ce coup.
Quel sujet ?
Très peu goûté, dit-on, par le Gouvernement.
On l’a voulu conduire en prison. À l’instant,
Monsieur le Chevalier a tiré son épée ;
L’Exempt scandalisé d’une telle équipée
A trouvé le secret de le pétrifier,
En lui donnant à lire un morceau de papier.
De la prison enfin tous trois ont pris la route.
Volez à son secours.
L’orgueil est en déroute.
Constance… Malgré vous je lis dans votre cœur.
Imprudent que je suis, j’ai fait votre malheur !…
Pourquoi de vos secrets m’avoir fait un mystère ?
Eh quoi ! ne suis-je pas votre ami, votre père ? —
Notre sort peut changer avant la fin du jour. —
Viens ; Clermon.
Scène XVII
L’on diroit qu’il connoît mon amour.
Quel malheur, si j’allois perdre encor son estime !
Faites toujours l’enfant ! l’amour est-il un crime ?
Au contraire, Marton ; je le vois, je le sens ;
Oui, la vertu lui doit ses plus nobles élans :
Il élève mon cœur au-dessus du vulgaire.
Je n’étois jusqu’ici qu’une Amante ordinaire ;
J’aimois le Chevalier, sans rien faire pour lui :
Je veux que par moi seule il soit libre aujourd’hui.
Qu’on connoisse mes feux, ou bien qu’on les ignore,
Peu m’importe, Marton, je sers ce que j’adore.
Tous les instans sont chers : viens, suis moi.
Le cœur en vain résiste, il faut en venir là.
- ↑ J’ai rejetté dans les notes tous les Vers qui faisant longueur, ont occasionné des murmures, mais de très-grands murmures, à la première représentation.
LE CHEVALIER, à Marton.
Cherchons quelque moyen.
MARTON.
Pourquoi ?
Madame veut se perdre ; il faut la laisser faire.
(À Constance.)
Vous aurez un Époux qui ne pourra vous plaire ;
Vous passerez les jours & les nuits dans les pleurs ;
Le dépit, le regret aigriront vos malheurs :
Mais toutes ces horreurs ne sont que bagatelle :
La sotte vanité, fière & contente d’elle,
Vous dira que ce trait, grand, sublime, divin,
Vous élève au-dessus du sexe féminin :
N’est-ce rien ? Oh que si ! plus qu’on ne l’imagine.LE CHEVALIER.Ah, ne l’accable pas !
CONSTANCE.
Ce discours m’assassine.
Cruels, respectez donc mes maux & mon devoir.
Que puis-je ?LE CHEVALIER.D’un seul mot ranimer mon espoir, &c.
On m’a reproché que la tirade de Marton ressembloit à celle de Dorine dans le second Acte du Tartuffe : Vous irez par le Coche en sa petite ville, &c. Quelle critique, grands Dieux ! & comme elle m’humilie !
- ↑
Je connois notre cœur ; l’amour-propre est son guide ;
À nos tendres penchans sans réserve il préside :Il nous force à brûler d’abord d’un feu discret,
Ou nous laisse avouer — bien bas — notre secret ;
Mais, dès que les jaloux ont vu clair dans notre âme,
L’amour-propre lui même exalte notre flâme :
De Tyran qu’il étoit, c’est un Dieu bienfaisant,
Qui plaide mieux que nous la cause d’un Amant ;
Il nous prouve qu’un goût est à peine excusable,
Mais qu’un amour extrême est toujours respectable.
Dieu sait comme à vingt ans l’on goûte la leçon,
Comme on vise à l’estime !LE CHEVALIER.Ah, ma chère Marton !…
MARTON.C’est à ce point qu’en est justement votre Amante ;
Et d’ailleurs, croyez-moi, &c.