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L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/07

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vii. — Commencement des travaux. — Le canal d’eau douce.

Une société financière s’était formée ; tout était prêt, on n’attendait plus que le signal qui devait mettre en mouvement l’armée pacifique prête à envahir l’isthme de Suez, non pour y porter le fer de la conquête, mais pour lui ouvrir des destinées merveilleuses et toutes pacifiques.

Ce signal, nous l’avons dit, c’est le Sultan qui devait le donner. À titre de suzerain de l’Égypte il lui appartenait en effet de confirmer ou d’infirmer les concessions faites à M. de Lesseps par le khédive.

Or, ici devait se faire sentir la malveillance jalouse d’une puissance rivale de la France ; l’Angleterre effrayée de l’ascendant que devait nous assurer en Orient le succès d’une œuvre aussi prodigieuse et, menacée, pensait-elle, dans son omnipotence dans l’Inde par la facilité de eoinmunications ouvertes au reste de l’Europe par la voie nouvelle, fit tous ses efforts pour faire échouer le percement de l’isthme.

Il ne fallut rien moins que la rare persévérance de M. de Lesseps pour déjouer ce mauvais vouloir.

La Sublime-Porte, influencée par l’Angleterre, semblait craindre d’autre part de fortifier un vassal déjà trop puissant à son gré, en faisant de l’Égypte la route de l’Inde, c’est-à-dire le lieu de passage et l’entrepôt d’un commerce immense[1].

Ici nous devons revenir de quelques pas en arrière :

M. de Lesseps qui s’était rendu à Constantinople où il pensait n’avoir à remplir qu’une simple formalité, se trouva donc en présence de difficultés sérieuses ; le gouvernement et le sultan lui-même témoignaient d’une apparente bonne volonté, mais sir Stratford de Retcliffe, ambassadeur d’Angleterre opposait son veto et il était aisé de juger qu’on n’aurait pas facilement raison de cet obstacle.

Pensant avec justesse, qu’ainsi posée, la question

était devenue européenne, M. de Lesseps au lieu d’insister auprès de la Sublime-Porte, prit le parti de porter sa cause devant le tribunal des grandes puissances.

« La période de discussion commença. Elle fut menée avec beaucoup d’ardeur etune grande abondance de bonnes raisons. Les adversaires du projet qui se rencontraient surtout en Angleterre, ne trouvaient à opposer à l’exécution du canal que quatre objections, variées à l’infini dans la forme et dans les détails, mais toujours les mêmes. Ils disaient :

« 1° Que le projet était inexécutable et chimérique ;

« 2° Que fût-il mis à exécution, les produits du canal seraient insuffisants à compenser les frais que son percement aurait coûtés ;

« 3° Que cette entreprise, si elle aboutissait, tendrait à séparer l’Égypte de la Turquie et mettrait le premier de ces deux pays en état de se rendre indépendant de l’autre ;

« 4° Que l’ouverture de l’isthme était une menace pour l’empire Anglo-Indien et, qu’au point, de vue politique, il causerait un grand préjudice aux intérêts de la Grande-Bretagne.

« Pas une de ces assertions ne soutenait l’examen ; »[2] et cependant il se trouva, même en France, une foule d’esprits éclairés qui s’engagèrent dans la discussion et firent tous leurs efforts pour combattre une entreprise si glorieuse pour notre siècle.

Mais grâce à Dieu, M. de Lesseps est une de ces natures dont on peut dire qu’elles sont « inébranlables comme le roc » ; il accepta la lutte et ne se retira de l’arène qu’après avoir réduit ses adversaires à l’impuissance.

Une commission internationale de savants et d’ingénieurs formée par ses soins, se rendit sur les lieux afin d’explorer le désert de Suez et de déterminer les difficultés réelles que pourraient rencontrer les travailleurs.

Pendant ce temps, il faisait appel aux principaux représentants du commerce maritime anglais, qui se déclaraient en faveur du projet.

Lord Palmerston intervint alors ; la presse anglaise, influencée par sa décision, apporta dans la question une violence qui eut à coup sûr fait hésiter un jouteur moins sur de luimême que M. de Lesseps. Pour toute réponse aux diatribes, aux menaces dont il était l’objet, il se borna à presser de tout son pouvoir les travaux de la Commission[3].

Après une longue étude, et à la suite d’observations faites sur tous les points où pouvaient surgir quelques difficultés, la Commission « déclara solennellement que l’exécution du canal entre les deux mers était non-seulement possible, mais facile. »

Cette décision fut, — après examen approfondi des travaux qui l’avaient dictée, — approuvée par l’Académie des sciences de Paris, et les principaux corps savants de l’Europe lui donnèrent leur adhésion[4].

La Turquie se décida alors à autoriser les travaux de la Compagnie universelle.

Lord Palmerston ne se tint pas pour battu ; après s’être oublié jusqu’à formuler, à la tribune du parlement anglais, des paroles outrageantes pour M. de Lesseps, insultes qui provoquèrent l’indignation de l’Europe entière — le grand ministre anglais se rejeta sur la raillerie : «Lesseps, répétait-il à tout propos, se précipite avec la furia française ; mais il manquera de souffle chemin faisant. »

Bien qu’il n’ait point vu le succès complet de l’œuvre, lord Palmerston a assez vécu cependant pour ne pouvoir douter du résultat.

Ce n’est pas que l’Angleterre se soit tenue dès l’abord pour vaincue. Loin de là : lorsqu’en 1863, la mort vint ravir à l’entreprise celui qui, après M. de Lesseps, en avait été le plus ardent propagateur, Mohamed-Saïd, elle reprit ses intrigues et obtint du gouvernement de la Sublime-Porte, deux décisions qui devaient porter un coup mortel au percement de l’isthme : « Le sultan exigea que le nouveau vice-roi Ismaïl-Pacha retirât de l’isthme son contingent de Fellahs ; il l’obligea en outre de résilier la concession du canal d’eau douce et des terrains environnants. »

C’était la ruine de la Compagnie et l’anéantissement de l’entreprise.

En face d’un péril si grand et si inattendu, M. de Lesseps ne perdit rien de sa fermeté et de sa confiance. Il en appela aux tribunaux ; Nubar-Pacha vint à Paris soutenir les prétentions du gouvernement égyptien qui, au foud avait le plus vif désir d’être forcé de remplir ses engagements, et qui en conséquence accepta avec empressement l’arbitrage de l’Empereur des Français.

« Dès lors l’Angleterre était vaincue : elle n’avait plus qu’à s’incliner devant le fait accompli, en attendant l’heure d’en profiter. »



  1. Le journal des Débats — 26 novembre 1857 — appréciait ainsi le mouvement commercial qui déjà se manifestait à Suez sous l’influence de la puissante administration de Mohammed-Saïd : « Chameaux et barques arabes, tout cet attirail décrépit de la tradition musulmane menace ou plutôt promet de disparaître avant qu’il soit longtemps devant trois puissants agents du progrès : l’établissement de la navigation à la vapeur sur la mer Rouge qui, vivement encouragée par le pacha commencera, dit-on, dans peu de mois son œuvre ; l’achèvement du chemin de fer du Caire, et s’il plaît à Dieu — malgré l’Angleterre. — l’ouverture du canal de Suez. On conçoit que pour les barques chétives non pontées et misérablement armées des marchands d’Arabie, la mer Rouge n’ait guère été jusqu’ici qu’une mer hérissée de difficultés et de dangers : de bons bateaux à vapeur, commandés par d’habiles capitaines, franchiront aisément en quelques jours l’espace qu’on a toujours mis plusieurs semaines et sou- vent plusieurs mois à parcourir. Si le gouvernement égyptien qui se montre animé des intentions les plus éclairées, veille soigneusement à ce que les tarifs de la navigation comme ceux du chemin de fer soient modérés, il assurera à l’Égypte, indépendamment du commerce de l’Yémen, de l’Hedjaz, de l’Arabie, de l’Adramaüt, tout le trafic, depuis quelques temps en rapides progrès, de la côte des Saumalis, de Zanzibar, de Sofala, de Mozambique, de l’Abyssinie, du Soudan, du Darfour, en un mot de toute l’Afrique orientale, dont les relations s’effectuent en grande partie par le Cap : et Suez, aujourd’hui pauvre et triste bourgade située au fond d’une sorte d’impasse, deviendra certainement l’un des centres importants du monde commercial (*).

    (*) On sait comment l’expérience a justifié ce jugement.

  2. M. Paul Merruau, l’Égypte contemporaine.
  3. Cette commission se composait d’ingénieurs hollandais, anglais, espagnols, autrichiens, prussiens, sardes et français. Elle comprenait en outre des marins français et anglais et un ingénieur hydrographe de la marine française.
  4. Parmi les sociétés savantes qui accueillirent avec la faveur la plus empressée le projet de percement de l’isthme de Suez, nous citerons, outre l’Académie des sciences que nous venons de nommer et qui, à deux reprises différentes et à l’unanimité donna son approbation aux communications qui lui furent faites par M. le baron Charles Dupin, des études préparatoires faites à ce sujet. Nous citerons, disons-nous, en France, l’Académie française qui, après avoir félicité M. de Lesseps de sa courageuse initiative, choisit pour concours de poésie le percement de l’isthme de Suez (*), la Société impériale de géographie, la Société d’acclimatation et le Congrès scientifique. À l’étranger : Les Sociétés économiques de Barcelone et de Madrid ; l’Académie royale de Turin ; l’Académie des sciences de Naples ; l’Institut de Venise ; l’Académie des sciences d’Amsterdam ; la Société scientifique de Harlem ; l’Académie im-

    (*) Le prix de ce concours fut remporté en 1861, par M. le vicomte Henri de Bornier. C’est à ce remarquable poème que nous avons emprunté les beaux vers cités au commencement de cette seconde partie de notre travail. périale et royale des sciences (Autriche) ; l’Académie impériale et royale de géographie (Autriche), et entin la Société impériale de géographie de Saint-Pétersbourg. L’intérêt témoigné par le commerce en faveur de la grande entreprise de M. de Lesseps fut plus vif encore, dit l’auteur auquel nous empruntons ces détails, que celui que manifestaient si unanimement les représentants de la science, « De toutes parts, les chambres de commerce, les conseils provinciaux, les grandes compagnies maritimes l’appuyèrent de leurs encouragements. Pour ne parler que de la France, les conseils généraux consultés répondirent par soixante-et-six votes favorables et cinquante-deux chambres de commerce sur cinquante-quatre, donnèrent un avis conforme. »