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L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/02

La bibliothèque libre.
L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 27-44).



LES GONCOURT




La collaboration des frères de Goncourt pour une seule œuvre apparaîtra dans l’histoire littéraire un fait unique et, en même temps, extraordinaire, puisqu’ici le fait humain s’égala au fait divin : un écrivain en deux Personnes, le mystère de la Sainte Dualité. Leur renommée ne s’établit qu’avec peine. C’est le cas de tous les novateurs, en art comme en religion. Ils n’ont autour d’eux, à l’origine, que les douze disciples, qui conquerront le monde ! Jules de Goncourt connut seulement, lui, le Jardin des Oliviers, la sueur de sang, la mort crucifiée… La difficulté du triomphe s’en augmenta. Pourtant on reconnut que le mort était un dieu. Quant au survivant, qu’allait-il advenir ? Certes, sa vie était dépareillée ; mais il avait gardé leur âme une. L’œuvre continua.

Edmond de Goncourt se remit au travail, seul, menant plus haut une des tours jumelles de cette cathédrale, tandis que l’autre demeurait inachevée dans l’air. Il produisit alors une série d’ouvrages personnels. Ce fut le récit même de la mort de Jules, dans le Journal d’un pathétique qui tire les larmes, d’une évocation qui va jusqu’aux nuances de l’agonie sur le visage, jusqu’aux reflets des cierges et des roses mortuaires dans les miroirs. Ce fut encore ce livre exquis : la Maison d’un Artiste, écrit en un style qui se pique au jeu, s’exaspère, lutte contre les modèles, se colore en estampes japonaises, s’affine ou se trame en bijoux et en tapisseries du XVIIIe siècle. Enfin ce furent quatre admirables romans nouveaux : La Faustin, Chérie, la Fille Élisa, et surtout les Frères Zemganno, où se raconte allégoriquement la vie des deux écrivains. On peut démêler ainsi le mystère de leur collaboration. Ces deux clowns, dont l’un rêve « un nouveau tour », que le plus jeune exécute jusqu’à ce qu’il s’en tue, c’est eux-mêmes. Pour Nello il n’y avait rien de bien que ce que faisait Gianni. Car Nello, l’aîné, avait la plus grande part dans la réflexion et l’action intellectuelle. Le second se distinguait par un « balancement plus grand de la pensée dans le bleu, plus bohémien de la lande et de la clairière et, par cela, plus poète, mais plus paresseux d’esprit ».

Précieux renseignement. Nous avions le secret désormais de cette association de deux hommes, l’un plus réfléchi, plus cérébral ; l’autre plus primesautier, dont la mère, à son lit de mort, avait joint les mains pour la vie sans se douter qu’elle les joignait pour l’œuvre et en faisait des jumeaux de la gloire.

Tout s’élucide maintenant : ils assemblaient de concert les matériaux, les documents : puis écrivaient tour à tour ou ensemble, gardant le meilleur de la version de chacun, fondant les deux textes souvent qui étaient déjà presque pareils. Cette similitude est toute naturelle quand on s’aime, — et qui s’aima mieux que ces deux frères ? La ressemblance est le signe même et le miracle quotidien de l’amour. On en vient à penser ensemble, à penser la même chose. Est-ce que, au surplus, il n’arrive pas que, même physiquement, les amants finissent par se ressembler ? C’est tout le secret de cette intime collaboration des Goncourt. Eux-mêmes le constataient dans leur Journal : « Jamais âme pareille n’a été mise en deux corps. » Ce n’étaient même plus deux âmes ressemblantes, mais une seule âme en un double être. Et les objets entraient et vivaient dans chacun et dans tous les deux à la fois, comme les objets qui sont entre deux miroirs face à face.


Néanmoins dans la vie des Frères Zemganno il apparaissait que Gianni, l’aîné, avait surtout des « dispositions réflectives ». C’est lui qui sans cesse se trouva hanté par l’invention d’un « nouveau tour ». Et il n’est pas hardi d’affirmer que, dans la collaboration des Goncourt, Edmond aussi fut principalement le novateur, celui qui toujours se préoccupa de trouver, de créer. N’en avons-nous pas une preuve catégorique dans la préface qu’il signe seul en 1879, où il annonce le projet d’un roman qui se passerait dans le grand monde et qui aborderait enfin « la réalité élégante » ? Là est le succès pour les jeunes, déclare-t-il, et non plus dans le canaille littéraire. N’est-ce pas une nouvelle voie ouverte, celle du roman mondain, qu’il inaugure lui-même ensuite, avec Chérie, et où devaient entrer, à son signe, M. Paul Bourget et ses continuateurs.

Cette préoccupation d’un « nouveau tour », d’un genre inédit, que Edmond de Goncourt réalisait ainsi par son dernier livre, les deux frères l’avaient eue dès le début et dès les premières œuvres qu’ils signèrent ensemble.

Ils furent des inventeurs, et dans des domaines multiples. Nous ne parlons même pas de leur résurrection du XVIIIe siècle ; ni de leur goût d’art, subtil et sûr, qui introduisit le japonisme en France. Nous parlons surtout du roman dont ils apportèrent une formule neuve et où ils infusèrent un élément nouveau : le Moderne. Déjà dans Manette Salomon, qui paraît en 1867, Chassagnol s’écrie : « Oui ! oui ! le moderne, tout est là !… Tous les grands artistes, est-ce que ce n’est pas de leur temps qu’ils ont dégagé le Beau ? »

Or les Goncourt avaient commencé par aimer le XVIIIe siècle.

Est-ce par aristocratie, amour d’une civilisation joliette, enrubannée et poudrée, pitié pour celles dont le sang tacha les falbalas ?

Est-ce par atavisme, affinité avec ce grand-père de l’Assemblée nationale et les autres ascendants qui furent des gentilshommes de l’ancien régime ?


Oui ; mais ce fut aussi pour une autre raison, plus péremptoire et qui décida de tout. Par elle s’explique leur œuvre et la capitale innovation qu’ils apportèrent dans le roman : les Goncourt étaient nés collectionneurs. Or on n’est pas collectionneur par un penchant de l’esprit, une aptitude mentale. Cette disposition est un phénomène nerveux. Tous les collectionneurs sont ce que les physiologistes appellent des « tactiles », ayant l’esthétique du toucher, et réceptifs d’impressions d’art par le bout des doigts. Les Goncourt, de plus, avaient la vue aussi sensibilisée que le toucher. Même ils commencèrent par dessiner, faire de l’aquarelle, s’orienter vers une carrière de peintres. Aujourd’hui encore ne comprend-on pas, à voir l’œil extraordinaire du survivant, cet œil rond, vaste, comme taillé à facettes par la lumière changeante, qu’il est un œil merveilleusement impressionnable, un œil qui subit comme un attouchement le reflet des objets, un œil contre lequel est blotti un écheveau de nerfs transmettant vite, en une télégraphie magique, l’impression de couleur au cerveau, en même temps que les nerfs du tactile transmettent l’impression de la forme ?


Donc ils étaient nés collectionneurs. Et ils recherchèrent avec volupté les bibelots, les dessins, les chiffons, les tapisseries, toute la babiole, toute la gloriole du siècle défunt que leur aristocratie aimait.

Après le décor, ce fut le tour d’autres objets plus décisifs : livres, manuscrits, papiers. Ainsi toute la vie du XVIIIe siècle renaissait entre leurs doigts fureteurs… On se penche sur l’eau pour ne cueillir que des fleurs, puis on s’intéresse aux crues, à la navigation, aux herbes sous-marines. On entrevoit au fond, des barques sombrées, des Ophélies dont on reconstituera la vie sentimentale avec leurs cheveux et ce que disent leurs bijoux.

Ainsi les collectionneurs furent amenés à écrire leurs Portraits intimes du XVIIIe siècle, à en faire revivre toute l’histoire : l’amour, la femme, l’art ; non seulement Watteau, Latour, Chardin et les autres, mais aussi les grandes dames, les actrices. Et tout cela, non pas imaginé, deviné ou évoqué par soubresauts lyriques, à la façon des autres historiens souvent visionnaires, comme Michelet ou Lamartine ; tout cela prouvé, documenté, établi, au moyen de mille petits papiers, notes, correspondances, actes, pièces officielles, c’est-à-dire un travail minutieux et colossal de deux peintres prodiges qui auraient classé et tué des millions de papillons pour faire avec la poussière des ailes leurs vastes pastels.


Par un procédé de collectionneurs, ils avaient été les historiens du XVIIIe siècle.

Par le même procédé de collectionneurs, ils furent les grands romanciers de la seconde moitié du XIXe siècle.

Et c’est en cela que consiste leur innovation décisive, leur originalité foncière. Ils sont les historiens de nos mœurs. Le roman, grâce à eux, n’est plus une fable, un agencement ingénieux d’aventures ; c’est le tableau même du temps. C’est ce que les historiens du siècle prochain auraient fait, si eux-mêmes ne l’avaient pas tout de suite accompli.

Les collectionneurs qu’étaient les Goncourt collectionnèrent des documents sur leur propre temps. Et il ne s’agit pas seulement du décor de ce qui n’est qu’un cadre : Paris, les boulevards, les ateliers, les théâtres, etc. ; il s’agit surtout de la façon de sentir, d’aimer, de penser, de mourir, en un siècle de chemin de fer, de Bourse, d’inventions, d’art quintessencié, de détraquements, d’électricité nerveuse. Voilà le moment important de l’Éternité qu’il fallait fixer et qu’ils fixèrent. Ils firent, dans la forme du roman, l’histoire contemporaine des mœurs, des êtres, des choses. C’est ce qu’ils appelèrent peindre le Moderne. Pour y réussir, ils eurent la chance de posséder une éducation classique assez incolore. Homère et Virgile ne les obsèdent pas. Leur antiquité, c’est le XVIIIe siècle tout au plus. Ils ne vivent pas avec les morts. Ils sont attentifs seulement à ce qui les entoure.

Ils collectionnent des frissons, des gestes, des bruits, des nuances de l’eau, des plis de vêtements, des cris de passion, des expressions de douleur, des maladies, tout ce qui est la vie et la mort de leur temps. Est-il étonnant, dès lors, qu’une seule page d’eux, au hasard, donne la sensation et pour ainsi dire l’odeur de l’air du siècle ?


Un jour, ce curieux artiste qu’est M. Félicien Rops nous disait que sa grande ambition avait été d’exprimer le « nu moderne », le nu travaillé d’hérédité anémiée, si différent des calmes torses d’un Corrège ou des grasses chairs fleuries d’un Rubens, ce nu décadent qui doit se percevoir, pour ainsi dire, sur un centimètre carré, comme un bout de l’étoffe humaine érailléé par les siècles, non plus sensuel, ni sexuel, mais plutôt raviné de vices héréditaires, marbré de péchés anciens, un nu douloureux et mystique, où se devinent l’éternel regret de l’Éden et surtout les détraquements de la névrose, l’épuisement du sang en de trop chères délices…

De même, sur un centimètre carré de la littérature des Goncourt, on pourrait reconnaître le nu du siècle. Or, cela était inconnu dans le roman, qu’on n’imaginait pas capable de ces résultats où s’accroît son propre domaine. C’est-à-dire qu’il est devenu, grâce à eux, une sorte d’œuvre scientifique. L’affabulation consiste à arranger la réalité. L’artiste dispose les acquêts du collectionneur. Le roman est aussi de l’histoire. C’est une clinique tenue par un poète. Est-ce que Charles Demailly, Germinie Lacerteux, Mme Gervaisais, Chérie, Renée Mauperin, ne sont pas des passants et des passantes de notre époque, malades de la maladie qui nous tourmente tous plus ou moins ? Êtres impressionnables, sensitifs, que la musique fait pleurer, qui aiment les fleurs et les baisers tristes ! Tous ces personnages sont des nerveux ; ils sentent s’étirer en eux le terrible écheveau, et sont frères en Notre Mère la Névrose qui est la Madone de ce siècle. Des malades, dira-t-on ! Mais ils sont les malades d’un trop subtil idéal, d’une délicatesse trop docile aux raffinements de l’art, de la musique, de l’amour, du clair de lune, des fards et des piments. Les nerveux ? Ils sont malades d’être trop exquis. Ils expient pour avoir voulu se hausser aussi loin de l’homme primaire que celui-ci est loin des animaux.

Ce sont ces créatures rares qui vivent et souffrent dans les romans des Goncourt. En elles se résume — puisqu’elles sont l’élite — l’histoire du temps, ce temps fiévreux, orageux, nostalgique, que les Goncourt ont enclos dans leurs livres. Ceux-ci sont des monographies sur les milieux parisiens (puisque c’est là que le moderne atteint sa plus significative intensité), comme il y a les monographies de Le Play sur les ouvriers européens. Ce sont des travaux documentés qui évoquent le monde des peintres, celui des hommes de lettres, le peuple, les hôpitaux, les lupanars, les cirques, les salons. Sur chacun de ces milieux, les écrivains ont « collectionné » un à un des documents, comme s’ils n’étaient que les historiens des mœurs ; voilà pourquoi l’anecdote a toujours été réduite au plus strict, puisqu’il s’agissait moins de raconter des aventures que de peindre des créatures contemporaines et de fixer la Vie Moderne.

Mais les Goncourt n’avaient pas seulement un tempérament de collectionneurs et d’historiens. Ils avaient avant tout une nature de poètes. Et c’est ainsi qu’ils n’ont jamais choisi que le document artiste. Ceci est très important et ne s’applique pas seulement aux détails mais à la conception même de leurs romans. C’étaient des Imaginatifs aussi, féconds et puissants, qui prirent soin d’agrandir le sujet de chaque livre par des inventions personnelles. Le point de départ en est toujours minime : une simple anecdote d’hôpital racontée par Bouilhet est le germe d’où sortira l’admirable Sœur Philomène ; la vie d’une domestique, libertine et hystérique, leur fera imaginer le type compliqué, la figure inoubliable de Germinie Lacerteux. Et ils ne s’en tiennent pas au simple sujet ; ils prirent soin également de l’ennoblir par quelque idée générale qui le grandît au-delà de lui-même ; non pas une idée sociale, ou religieuse, ou morale, laquelle n’est d’ordinaire qu’un lieu commun et ne convient qu’aux romanciers vulgaires, mais une idée artiste couronnant l’œuvre d’un nimbe de pensée souveraine, la surmontant d’une tour qui, au-dessus des documents, des matériaux, des pierres touchant le sol, règne dans l’au delà du ciel et y sonne des heures d’éternité à un cadran comme un clair de lune qui chante !

En veut-on des exemples ? Dans Manette Salomon, il ne s’agit pas seulement d’une étude du monde des peintres, ni même de la thèse que la femme nuit à l’art, détourne à son profit les sources vives de l’inspiration, les tarit contre son sein incertain comme le sable. Les Goncourt dressent bien au-dessus du sujet le thème du Nu, extasiement des yeux de peintres, caresse et lumières, brûlure aussi, idole de chair qui demande des cœurs saignants en ex-votos et des colliers de larmes.

Dans Madame Gervaisais, il y a aussi agrandissement au delà de l’histoire d’une vie. D’abord, l’influence d’une ville sur une âme. Les pierres parlent, les pierres de Rome où il y a de la poussière des siècles, de l’encens invétéré. Et puis, une autre idée dominante, qui est admirable et d’un symbolisme latent : l’héroïne meurt de trop de beautés, de trop d’émotions délicieuses, du rêve touché, d’avoir presque levé le voile d’Isis.

Enfin, dans les Frères Zemganno, ne s’agit-il pas moins de la destinée de deux clowns, du curieux milieu des forains et gens de cirque, que de deux écrivains unis pour l’œuvre de gloire et que la mort sépare derrière ce texte emblématique ?

Mais ce n’est pas uniquement leur conception neuve du roman qui assure l’a grandeur des Goncourt. C’est en même temps leur style, neuf aussi. L’un et l’autre importent pour réaliser un « nouveau tour », à l’instar du Gianni des Fréres Zemganno. Il faut encore « l’effort d’écrire personnellement », comme a très bien dit Edmond de Goncourt lui-même. Oui ! une « écriture artiste », et de plus une écriture qu’on fasse sienne, tout de suite reconnaissable et qui donne à notre art comme une identité. C’est ce que Joubert, dans une lettre à Chateaubriand, appelait « avoir son propre ramage ».

Or qui s’est créé un style plus personnel, unique, que les Goncourt ? C’est là-dessus qu’on les chicane. Déjà Gautier disait en parlant de maints critiques et de la foule : « Le style les gêne ». Et il ne faut pas chercher d’autres raisons à certaines résistances vis-à-vis des Goncourt et à l’expansion lente de leur œuvre, trop écrite pour être jamais tout à fait populaire.

Dans leur style encore, se reconnaît bien la marque du moderne. Est-ce qu’il ne fallait pas, pour une humanité nouvelle, une nouvelle langue ? La leur est adéquate ; elle est bariolée, capiteuse, aiguë, retorse, une langue avec des chiffons, du nu, des bijoux ; une langue comme une foule ; une langue truffée d’argot, de termes d’ateliers et de coulisses, de termes techniques (leur nature de collectionneurs devait les mener à collectionner aussi des mots). Littérature de luxe, fardée et maquillée, pourrait-on dire, dont le style est bien le visage de la vie moderne, ajoutant du rouge, du noir, du bleu, des poudres et toute une chimie de couleurs pour exaspérer son charme de décadence, sa pâleur de nerveuse qui exigea trop de la vie et d’elle-même.

Ah ! qu’il y a loin de la santé rose et calme des littératures classiques ! Mais est-ce que la littérature d’une civilisation avancée ne doit pas avoir, comme celle-ci, sa beauté de nuances et d’artifices, ce qu’on pourrait appeler son charme de maladie, avec un rose fiévreux aux pommettes, qui a le ton du rose des couchants ?

Qui prétendra la forêt plus belle au printemps, quand toutes les feuilles sont d’un vert unifié jet, partant, monotone ? Or, la langue est une forêt, disait déjà Horace. Notre littérature, aujourd’hui, touche à son automne ; et n’en est-elle pas autrement somptueuse, avec ses millions de feuilles multicolores, qui sont du bronze, du sang, de la chair d’enfant, de la lie, de l’or, du fard, — palette prodigieuse avec laquelle il nous faut exprimer la fin de siècle où nous vivons.

C’est ce qu’on fait les Goncourt. Ils ont écrit — comme on peint : — à petites touches menues, accumulées ; les mots se superposent, les épithètes se surajoutent, pour produire le ton. évoquer l’objet, camper le personnage, créer l’atmosphère.

Combien différente, l’ancienne manière d’écrire ! « Ils ont rompu, déclarait Banville, avec les pompeuses fadeurs de ce style soutenu qui, ainsi que le disait Michelet, étouffe, écrase lourdement, depuis deux siècles, la France de Rabelais, d’Agrippa d’Aubigné, de Régnier, de La Fontaine. » Et il ajoutait pittoresquement qu’ils pourraient s’installer avec cette enseigne : Au Magasin des Images neuves.

Car ce sont surtout des écrivains d’images, comme tous les grands écrivains, principalement dans notre siècle qui aura produit avant tout une littérature de sensations. Or, une littérature de sensations est naturellement une littérature d’images. Celle du XVIIIe siècle, et même de la première moitié du nôtre, avec Stendhal, Mérimée, Benjamin Constant, n’est qu’une littérature d’idées, une prose abstraite appliquant ses plis raides et incolores sur des pensées, des arguments de raison ou de sentiment.

Tout à coup, Chateaubriand inaugure la littérature de sensation. Et tous les grands écrivains vont le suivre. Chateaubriand ici est précurseur, avec quelques phrases topiques, comme lorsqu’il dit, à propos de bestioles vues en Amérique, dépérissant parmi le soir tombant, dans une mare tarie, « qu’elles dégageaient une fine odeur d’ambre gris ». Curieuse sensation d’un odorat enfin aiguisé et qui établit des analogies imprévues. Les sens désormais sont ouverts. Précieux élément de nouveauté. Chaque sens sera une fenêtre qui laisse apercevoir un nouvel Univers. Non seulement les sens sont ouverts, mais on découvre qu’ils communiquent ; et c’est Baudelaire, qui, par ses « correspondances », dont l’ivresse du haschisch lui fut la révélation, nous initie à toute une série nouvelle de sensations, et par conséquent d’images :

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies…

Les Goncourt apportent leur contribution dans ce grand renouveau. Ils ont écrit : Idées et Sensations. Ce pourrait être le titre de toute leur œuvre. Eux aussi possèdent enfin l’éducation esthétique des sens. Mais, chez eux, c’est l’œil qui prédomine ; littérairement, ils apparaissent surtout un œil, une rétine merveilleusement sensitive, un perspicace œil de peintre, qu’ils furent à l’origine, et ils vont rendre avec des mots tout le plus ténu et le plus fugitif des nuances d’êtres, de ciels, de décors, de passions. N’est-ce point comme un tableau de Claude Monet, cette « grande église ténébreusement violacée sur l’argent blafard du couchant » ? Ils furent des écrivains impressionnistes, avant même qu’il y eût des peintres impressionnistes.

Et cette sensibilité de la vue ne leur atténuait point celle de l’ouïe. La peinture de la phrase, chez eux, n’empêchait point le sens de sa musique. « La soirée frissonnante du friselis des feuilles », n’est-ce point une subtile allitération, comme celles où se complurent de récents poètes, préoccupés d’instrumentation, et que les Goncourt réalisaient bien auparavant avec le goût infaillible et l’instinct des grands écrivains ?

Que de combats avec la phrase et le mot pour ces accomplissements magnifiques ! Ah ! ils les ont connues, ces affres dont gémissait le grand Flaubert ! Et, de cette lutte, Jules de Goncourt tomba énervé, brisé à trente-neuf ans, tué, mort à la peine du style, comme l’a écrit le survivant.

Mais que de joies aussi ! Ils les ont racontées, ces solitaires ivresses, « ce double et trouble transport cérébral », cette joie nerveuse de l’œuvre en train qui leur coupait l’appétit comme un chagrin et leur donnait, sur les pavés, l’impression de marcher sur un tapis. Admirables et émouvants aveux ! Qui aima plus la littérature ? Ce fut vraiment pour eux un amour. L’enivrement d’écrire, pour les artistes de race, est comme l’enivrement d’aimer.

Ô bonheur d’une telle passion pour les Lettres sur qui les années ne peuvent rien ! Et c’est ainsi qu’Edmond de Goncourt apparut jusqu’au bout, militant, inspiré, fécond, faisant jouer des pièces, poursuivant son Journal, entreprenant une vaste histoire de l’Art japonais commencée par Outamaro, Hokousaï et qui devait se poursuivre par l’étude d’autres peintres, de laqueurs, de sculpteurs, de brodeurs, de potiers. On aurait dit qu’il était dans le cas de cet Hokousaï lui-même, dont il avait publié la vie et qui, à un âge pareil, faisait encore de nouvelles conquêtes d’art, pénétrait dans le monde magique des oiseaux, des planètes, signant ses dessins : « Hokousaï, vieillard fou de dessin. » Edmond de Goncourt fut, lui, le vieillard fou de littérature jusqu’à cette heure suprême où la mort le réunit enfin à son frère Jules dans le même tombeau et aussi dans la même immortalité, cette vie sans date où ils se survivront — jumeaux de la gloire !