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L’Émigré/Lettre 009

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P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 52-64).
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LETTRE IX.

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Le Mis de St. Alban
au
Pdt de Longueil.


J’ai reçu au camp Prussien, devant Mayence, votre lettre datée de ***, et elle a mis fin aux inquiétudes extrêmes que j’éprouvais. Vous existez, vous avez sauvé quelques débris de votre fortune, c’est le comble du bonheur dans ces temps de calamités. La plupart de ceux qui ont été assez heureux pour dérober leur vie à la fureur des monstres qui gouvernent la France ne trouvent que la misère dans les pays étrangers. J’ai parcouru plusieurs pays et rencontré des Émigrés dans plusieurs endroits. Là, je les ai vu accueillir d’abord avec mépris et défiance, ensuite j’ai vu la plus barbare cupidité mettre à profit leur ignorance de la langue et l’urgence de leurs besoins ; souvent on les forçait en entrant dans une ville de faire connaître leurs ressources, et quelques uns après avoir ainsi exposé leur misère à tous les yeux, étaient reconduits aux portes de la ville, comme de malheureux mendians, pour n’y plus rentrer. Il me semble depuis quelques mois être sur un champ de bataille, où l’on ne porte que des regards inquiets dans la crainte de trouver parmi les morts quelques uns de ses amis. La lecture de chaque gazette offre une affreuse liste que je n’ose parcourir qu’en tremblant. La vie la plus retirée, la conduite la plus circonspecte ne peuvent faire échapper à la barbarie de la jurisprudence révolutionnaire. Hélas ! ces biens qui faisaient naguères l’orgueil et les délices des riches sont aujourd’hui, en quelque sorte, autant d’accusateurs qui s’élèvent contre eux ; il en est de même du mérite, des dignités et de l’esprit ; jugez d’après cela, Monsieur, si j’ai dû trembler pour vous ! Quelle affreuse époque pour l’humanité que celle où les avantages qui distinguent les hommes, sont devenus des principes de ruine, et marquent du sceau de la réprobation ceux qui les possèdent. Je me plaisais autrefois à croire des vertus et de la sensibilité au général des hommes, et à regarder le crime et la cruauté comme d’affreuses exceptions ; mais une révolution est une fatale lumière qui découvre l’hideuse nudité de la majeure partie des hommes. J’attends avec impatience le récit que vous m’avez promis des événemens de votre émigration, et je vais vous obéir en vous faisant part de mes dernières aventures. J’ai fait la campagne de 1792, et lorsque l’armée française a été dispersée, je me suis rendu dans le camp Prussien pour y servir en qualité d’aide de camp de mon parent le comte de Fours, lieutenant général au service de Prusse. Je n’entrerai pas dans le détail des opérations militaires, et je me bornerai à vous dire que trois jours avant la reddition de Mayence, ayant été blessé assez considérablement, je fus obligé de passer le Rhin pour ne pas être fait prisonnier. On essaya de me transporter à un gros bourg à peu de distance pour m’y faire panser ; la douleur que me causait ma plaie me fit évanouir au pied d’un arbre ; et là, en reprenant connaissance, je me suis trouvé au milieu d’une famille Allemande composée d’un commandeur de l’ordre Teutonique, de sa belle-sœur et d’une nièce, et de plusieurs valets. Les uns et les autres étaient également empressés de me secourir, et je n’ai pu me défendre des instances qui m’ont été faites pour accepter un asile dans le château de la belle-sœur du Commandeur. Tout ce que l’humanité peut prodiguer de secours, je l’éprouve, et la sensibilité la plus touchante vient encore y donner un nouveau prix. Je regrette quelquefois de me trouver si bien soigné, si heureux lorsque je songe à mes infortunés compatriotes, à de vieux et braves militaires expirans de misère ; ils méritent mieux que moi les faveurs du sort, et ils ont moins de force pour supporter ce que l’adversité a de plus cruel. Vous aimez des détails quand il s’agit de choses qui vous intéressent, ainsi je ne vous laisserai ignorer aucune des circonstances qui peuvent vous donner une juste idée des personnes qui m’ont si généreusement accueilli. Leur maison, qui est dans une situation charmante, est en ce moment habitée par un vieux commandeur de l’ordre Teutonique qui est venu passer quelques jours chez sa belle-sœur. C’est un homme qui retrace les seigneurs châtelains du quinzième siècle : la noblesse est à ses yeux le premier des mérites ; la chasse, le premier des plaisirs, et le respect pour les dames, le premier des devoirs. Des manières franches jusqu’à la brusquerie, une certaine écorce de rudesse sous laquelle on découvre promptement un excellent cœur, un bon sens naturel sans culture, une gaieté qu’il entretient et réveille deux fois par jour par deux longs repas, où le vin du Rhin n’est pas épargné, voilà jusqu’à ce moment le principal personnage de la maison. Diverses circonstances lui ont procuré une fortune bien plus considérable que celle de son frère ; il en use noblement ; mais abuse peut-être un peu de l’ascendant de la richesse envers la famille de ce frère, que ses bienfaits, et la perspective de son héritage tiennent dans une grande dépendance. La belle-sœur, qui est la maîtresse de la maison, est une femme de quarante ans ; elle a été belle, et avec un peu d’art et de soin pourrait encore prétendre aux hommages ; mais elle a une fille qui concentre toutes ses affections, et c’est pour elle seule qu’elle a des prétentions. L’esprit de la mère est plus juste que brillant, son caractère paraît froid ; toutes ses manières ont une certaine réserve qui présente l’image de l’indifférence ; mais dès qu’il est question de quelque chose qui tient à la générosité du cœur, à la sensibilité de l’ame, on la voit s’animer, et s’il s’agit de sa fille, le son de sa voix change, ses regards, ses gestes, tout prend chez elle le caractère du sentiment. Il faut à présent vous parler de la fille. Figurez-vous une femme de vingt ans, dont les traits ne semblent manquer d’une extrême régularité que pour avoir quelque chose de plus frappant. De légères marques de petite vérole paraissent aussi jetées çà et là pour donner plus de piquant et de variété au plus beau teint qu’on puisse voir. Je sais combien les descriptions de la beauté d’une femme sont insipides ; j’abrège donc, et je finis en vous disant que sa physionomde rassemble tout ce qui peut plaire et toucher, et que son esprit sans jamais surprendre ne laisse rien à désirer ; ce qu’elle dit attache, et satisfait d’abord l’ame encore plus que l’esprit ; mais en réfléchissant un moment, on trouve que l’esprit ne peut aller plus loin. Son mari est en ce moment à Vienne pour un grand procès, dont la famille redoute l’issue ; elle est menacée de perdre la moitié de sa fortune. Voilà les personnes qui ont bien voulu me recevoir, et vous voyez que je dois me trouver fort heureux ; mais je me reproche d’abuser de leurs bontés par la longueur de mon séjour. Elles s’opposent à tout projet de départ, jusqu’à ce que je sois entièrement guéri, et il n’est pas vraisemblable que ce soit avant six semaines ou deux mois. L’oncle vient tous les matins passer une heure avec moi, il a la complaisance de m’apporter tous les papiers publics et de me communiquer les nouvelles qu’il apprend par les correspondances particulières. Vers les cinq heures il revient avec sa sœur et sa nièce, et toute la compagnie reste avec moi deux ou trois heures. La conversation ne languit point : le Commandeur raconte assez gaiement ; la mère de temps en temps dit quelques mots pleins de sens, et la fille plus animée parle d’une manière qui intéresse et séduit, et elle écoute avec la plus intelligente attention. Elle me parle beaucoup d’une amie qui habite Mayence et vient souvent la voir ; on ne peut avoir plus de tendresse pour un amant qu’elle n’en a pour cette jeune personne. L’amitié profite de toutes les facultés aimantes d’une femme bien propre à inspirer et à éprouver même un sentiment plus vif. Elle ont, toutes deux, fait un voyage en Italie, et elles y ont connu une Françoise fort intéressante, qui s’appelle, la Vicomtesse de Vassy. J’ignorois qu’il y eût en France une femme de ce nom ; il faut que le chevalier de Vassi se soit marié et ait pris le titre de Vicomte. Les deux amies ont beaucoup d’affection pour la Vicomtesse dont elles parlent avec un singulier intérêt ; elle a habité quelque temps Mayence, et l’amie de la Comtesse, Mademoiselle Émilie, l’y attend avec une vive impatience. Cette jeune personne paraît avoir beaucoup d’esprit, et il est particulièrement disposé à l’observation. C’est pour elle un besoin que de remonter aux causes, que d’analyser les sentimens, et il ne paraît pas que son ame en ait moins de chaleur. Voila le jugement que m’ont mis à même de porter plusieurs lettres que la Comtesse a bien voulu me communiquer ; cette correspondance est très-soutenue, très-animée, et forme la plus agréable occupation de la Comtesse. Elle sait fort bien l’Italien, est fort instruite dans la littérature Allemande dont elle fait beaucoup de cas, et sait le Français au point de ne jamais laisser entrevoir par l’accent ou le mauvais choix des mots, qu’elle soit étrangère. Rousseau est l’auteur qu’elle estime le plus ; elle prend aussi beaucoup de plaisir à lire les tragédies de Voltaire. Parmi nos moralistes, Montaigne est celui dont elle fait le plus de cas, et elle déteste la Rochefoucault. Elle m’a fait une réponse à son sujet qui m’a laissé sans réplique. Je pourrais, dit-elle, être de votre avis, s’il n’avait fait que décrire ce qu’il a découvert dans les replis du cœur humain ; mais lorsqu’il rapporte des turpitudes que nul n’a pu lui avouer, et d’un genre à ne pouvoir être distinctement apperçues, je suis fondée à dire que c’est dans son propre cœur seulement qu’il a pu les découvrir. Telle est cette maxime : il y a dans l’adversité de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas. Quelqu’un lui a-t-il fait cette affreuse confidence ? Non certainement. A-t-il pu démêler avec certitude un tel sentiment ? Cela n’est pas possible. Elle m’a encore cité quelques maximes de ce genre, et j’ai été obligé d’abandonner la Rochefoucault. Adieu, mon cher Président, mon père, mon tendre ami. Admiration, respect, reconnaissance, voilà les sentimens que je vous ai consacrés depuis long-temps. Donnez-moi de vos nouvelles, et conservez-moi des bontés dont je sens tout le prix.

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