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L’Émigré/Lettre 042

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 65-69).


LETTRE XLII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Ce que c’est que les hommes, ma chère Victorine, il faut qu’ils influent, bon gré malgré, sur notre bonheur. Eh qui leur demande de la tendresse ! et s’ils en ont, si nos charmes les subjuguent, qu’ils se taisent quand nous ne faisons rien pour les exciter à nous aimer ! En vérité, je suis en colère contre le Marquis, du danger qu’il vous a fait courir, et je trouve qu’il aurait été impossible de persuader à votre mari que ce n’est pas vous qui avez donné le portrait, et que le vers qui l’accompagne n’est pas la suite d’une déclaration ; enfin, comment vous justifier des cheveux qui se trouvent derrière le portrait ? comment persuader à votre mari, à votre famille que ce n’est pas une faveur de l’amour ? Vous êtes bien bonne d’être fâchée de son inquiétude, et ne l’êtes-vous pas aussi de la privation que lui fait éprouver son étourderie ? Vous voilà donc avec un adorateur en titre. J’ai bien pensé qu’il serait difficile à un homme qui a du goût, de passer deux mois dans votre société, dans votre familiarité, et d’en sortir avec le cœur libre. Il vaudrait bien mieux pour son bonheur qu’il se bornât à la reconnaissance, et à des sentimens d’amitié qui feraient une source d’agréables jouissances, tandis que l’amour ne lui offre en perspective que des tourmens, du désespoir. Quel destin que de ne connaître que les peines de l’amour, et d’avoir à les joindre à toutes les privations que fait éprouver l’infortune ! Vous avez guéri le corps de ce pauvre Marquis, et vous avez blessé dangereusement son cœur. Je ne plaisante en vérité pas, ma chère Victorine, et ne pouvant douter qu’il vous aime, je le trouve fort à plaindre. Il est bien facile pour peu qu’on ait quelqu’intérêt à observer, d’appercevoir que ses manières avec vous, que ses regards, quelque soit sa circonspection, tiennent plus à la passion qu’à ce qu’on appelle la galanterie Française. Vous conviendrez, si vous voulez être sincère, que vous pensez comme moi, et que ce n’est pas d’aujourd’hui ; il est même vraisemblable que vous avez plus de raison que moi de le croire. L’essentiel, est qu’il sache se contenir devant vos parens, afin de ne pas troubler la paix de votre ménage. Je ne suis pas en peine de sa conduite avec vous ; il vous respecte trop pour vous rien dire qui vous embarrasse, et il a tant d’intérêt à se conserver dans une société qui est pour lui d’un grand prix. Il faut donc que le malheureux aime dans le silence, et souffre sans se plaindre : c’est un triste sort ; mais est-ce que dans certaines circonstances, on n’est pas assez fort pour combattre des impressions dont on sent le danger, et l’amour n’est-il pas comme la colère, dont on peut se rendre maître, si l’on appaise ses premiers mouvemens. Mais je n’ai pas le sens commun, le Marquis retenu chez vous par sa maladie, et soigné par vous, ne pouvait se dérober au danger ; et l’amour aura pris chez lui, dans les premiers temps, les traits de l’amitié et de la reconnaissance ; ces circonstances le rendent fort excusable, et adoucissent la rigueur dont je suis prête à m’armer pour l’intérêt de ma Victorine ; au reste la rigueur ne m’est point naturelle lorsqu’il s’agit de sentiment, et je ne suis pas si méchante que je voudrais le paraître. Lorsque je lis un roman, celui qui aime le plus vivement a toujours raison à mes yeux. Adieu.

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