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L’Émigré/Lettre 059

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 197-203).
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LETTRE LIX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


Vous êtes, dites-vous Madame, occupée d’arranger votre tête, et madame votre mère croit que mes avis pourront vous être utiles pour y parvenir ; mais je me souviens qu’un grand philosophe devint fou à force de méditer sur les causes de la folie ; n’est-il pas à craindre pour moi, qu’en méditant profondément sur ce qui concerne une personne aussi intéressante, ce ne soit ma tête qui se dérange. L’envie d’obéir à madame votre mère, et de contribuer à son amusement, le plaisir que je trouve à m’occuper de vous, me font braver ce danger : et qui sait s’il me reste quelque chose à craindre encore ! Je suis jeune, mais j’ai beaucoup vu, beaucoup observé ; j’ai réfléchi particulièrement sur les femmes, et je crois qu’il me serait possible de donner à beaucoup d’entr’elles, des conseils salutaires ; mais madame la Comtesse, avant d’indiquer des remèdes, il faut connaître la source du mal, et me voilà autorisé à vous faire des questions, comme un médecin qui voit pour la première fois un malade. Je vais commencer par établir les principes généraux du désordre de la tête des femmes, et ils pourront vous servir à démêler la cause de ce qui se passe en vous, et d’après vos aveux je verrai la marche que je dois suivre. Dans l’ordre général on peut rapporter le désordre d’une tête, à la vivacité de l’imagination, qui entraîne successivement d’une idée à une autre, et produit le changement et l’inconséquence ; à la force de l’imagination, qui fait vivre quelques personnes dans un monde idéal, et remplit la tête d’idées romanesques, qu’elles cherchent envain à réaliser ; enfin une tête peut être dérangée par la profondeur et la vivacité des affections, et la première des affections est celle de l’amour. Il faut pour qu’il porte le désordre dans la tête d’une femme, qu’il soit combattu par de grands obstacles, ou par une opposition forte de sentimens profondément gravés dans l’ame, tels que ceux du devoir ou de la religion. C’est ainsi que la tête de cette malheureuse Clémentine[1] était devenue un champ de bataille, où combattaient les deux plus grands sentimens qui puissent affecter la nature, l’amour et la religion, le bonheur de la vie et l’éternité. Elle était tour à tour partagée entre un Dieu qui lui avait donné la vie, et un amant qui seul pouvait l’embellir. L’amour trouble encore la tête par la jalousie, et par mille rafinemens qui viennent ou de l’amour propre, ou d’une délicatesse outrée de l’ame ; enfin la tête est dérangée par la domination des sens ; mais rien n’est plus rare chez les femmes, et je n’en ai point encore vu qui soient convenues de leur empire, ce qui me fait admirer ou la force de leur raison, ou le bonheur attaché à leur constitution. L’incertitude des idées contribue encore au désordre, et quelquefois on est troublé parce que notre ame reste comme en suspens, faute d’avoir démêlé ses véritables penchans ; on éprouve dans cet état, de secrets besoins de l’ame, et une inquiétude vague, qui ne se dissipe que lorsque le hasard nous fait découvrir l’objet vers lequel la nature nous a dirigés. Voilà Madame, à peu près tous les principes de dérangement et de trouble, qui peuvent agir sur la tête d’une femme, et je crois pouvoir indiquer des moyens d’y remédier, quand on m’en fait l’aveu, ou quand j’ai le temps de les connaître par moi-même à l’aspect des symptômes, dont l’expérience et l’observation m’ont donné la sûre indication. Je puis d’avance être assuré que plusieurs de ces causes vous sont étrangères ; par exemple vous ne connaissez pas les tourmens de la jalousie, faite pour l’inspirer sans cesse à celui qui est assez heureux pour avoir le droit de l’être. Ceux de l’envie vous sont inconnus ; vous ne pouvez être un instant inquiète en vous regardant, en regardant les autres. Je ne parlerai pas de la domination des sens ; c’est une maladie trop rare, et les femmes en général prennent la curiosité pour l’ardeur. Si je parlais à une autre femme, je ferais entrer la vanité pour beaucoup dans mes questions ; mais vous êtes trop supérieure à ces frivoles prestiges, pour qu’elle puisse être comptée au nombre des objets qui influent sur vous, et si vous en étiez susceptible, en considérant tout ce que la nature a fait pour vous, en vous comparant aux autres, la vanité ne serait pour vous qu’une source de satisfaction. Vous voyez qu’il dépend de vous à présent, que je continue ma consultation, et si vous daignez me dire les symptômes que vous éprouvez, je m’empresserai d’apporter au mal les remèdes convenables. J’ai l’honneur d’être etc.

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  1. Dans le roman de Grandisson.