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L’Émigré/Lettre 082

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 316-321).


LETTRE LXXXII.

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Le Marquis de St. Alban
au
Président de Longueil.


Vous ignorez, Monsieur, que vous êtes l’oracle d’une société que vous ne connaissez pas ; j’ai souvent cité vos jugemens sur les affaires de la France, j’ai rapporté de vous quelques-uns de ces mots qui décèlent la profondeur du génie, on en a été frappé, et dès qu’il s’agit de conjecturer sur les événemens, de résoudre quelque question importante, j’entends dire aussitôt : je voudrais bien savoir ce qu’en pense le Président. L’entretien a roulé hier toute la soirée sur la fin d’une Émigrée qui s’est tuée d’un coup de pistolet. Cette triste aventure a donné lieu de raisonner sur le suicide ; les uns ont prétendu que c’était un acte de courage, d’autres qu’il y avait plus de force d’ame dans celui qui savait supporter le malheur. Vous connaissez cette thèse qui a souvent été agitée, et toutes les raisons pour et contre ; mais le caractère de la personne qui a terminé si tranquillement ses jours semblerait décider la question, et rendre suspect au moins le courage de ceux qui se tuent. Vous la connaissez, c’est madame de ****. Jamais femme ne fut plus timide, plus pusillanime ; une porte brusquement ouverte la faisait évanouir d’effroi ; elle avait peur de tout, des vivans et des morts ; habituée au luxe, aux superfluités, aux recherches de tout genre, ses besoins étaient sans nombre, et une foule de petites commodités étaient pour elle d’une indispensable nécessité. Il lui fallait, même en voyage, des rideaux de taffetas verd à ses fenêtres pour ménager ses yeux, et des matelats bien rembourrés pour empêcher le bruit. Tout cela paraissait ridicule, mais l’habitude en avait fait des besoins réels, et deux pages ne suffiraient pas à détailler les incroyables délicatesses d’une femme faible et gâtée par une excessive opulence. Eh bien ! cette femme s’est tuée, elle s’était enfuie de France déguisée, et la peur lui avait donné assez de force pour voyager plusieurs jours seule, à travers champs. Retirée à Hanau, petite ville peu éloignée de Francfort, elle a consommé peu à peu quelques fonds qu’elle avait su se procurer, et réduite enfin à la dernière misère, elle a pris le parti désespéré d’une mort volontaire ; un pistolet a été l’instrument dont elle s’est servi, et la malheureuse n’avait jamais peut-être, osé toucher à un pistolet, et tremblait certainement de tout son corps, quand, dans le cours de sa vie, le hasard lui en faisait entendre le bruit. De cette mort nous avons passé à celle des nombreuses victimes de la Révolution. Elles montrent toutes un courage égal, entendent leur arrêt avec un air calme et marchent au supplice avec une fermeté qui semble ne leur coûter aucun effort[1]. Quel est le principe de ce courage universel ? Voilà, Monsieur, ce qui a tristement occupé hier notre esprit pendant toute la soirée, et les opinions ont été partagées à cet égard ; mais tout le monde s’est accordé pour vous demander votre sentiment, et madame de Loewenstein a particulièrement insisté. Comment madame de *** faible et craintive a-t-elle pu s’enhardir au point d’attenter sur ses jours ? comment des hommes de tout état, des bourgeois qui n’ont jamais exercé leur courage, des vieillards, des femmes, des jeunes gens à peine sortis de l’enfance marchent-ils tous à la mort de sang froid ? Voilà, mon cher Président, ce qu’on vous demande, et j’espère que vous voudrez bien répondre au désir d’une société qui est remplie de vénération pour vous. Vale et ama.

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  1. Une lettre de Collot d’Herbois sert de preuve à cette opinion. Il mande au Comité de salut public : « Les exécutions ne font pas tout l’effet qu’on devait en attendre. La prolongation du siége, (de Lyon) les périls journaliers que chacun a courus ont inspiré une sorte d’indifférence pour la vie, si ce n’est tout-à fait le mépris de la mort. Hier un spectateur revenant d’une exécution disait : cela n’est pas trop dur, que ferai-je pour être guillotinné ? — Insultez les Représentans.
    Correspondance de Robespierre.