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L’Émigré/Lettre 090

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 48-52).


LETTRE XC.

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Monsieur de Versac
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Mademoiselle,


Je ne sais si vous vous rappellerez le nom d’un homme qui a eu deux ou trois fois l’honneur de vous voir chez Monsieur le prévôt du chapitre de Mayence, et qui vous accompagna un jour à une fête qu’il vous donnait, et à madame la comtesse de Loewenstein, dans une petite île du Rhin. Vous avez tant vu de Français, d’Émigrés, et malheureusement de Patriotes depuis ce temps, qu’il serait fort simple que mon nom et ma personne n’eussent laissé aucune trace dans votre esprit. Un intérêt pressant, Mademoiselle, me fait prendre la liberté de vous écrire, c’est celui d’une de vos amies, de madame la Vicomtesse de Vassy ; elle m’a parlé bien souvent de vous avec tendresse et reconnaissance, et il m’a suffi de ne vous être pas tout-à-fait inconnu pour en être distingué. Sa santé est dans un état fâcheux et presque désespéré ; les eaux de Carlsbath, loin de lui être salutaires, sont absolument contraires à son mal qui est une espèce de consomption et le médecin lui a conseillé de les quitter. Elle part dans peu de jours pour retourner dans les environs de Mayence, d’où la crainte des Français l’avait chassée ; mais, Madame, l’état de sa santé n’est pas le plus grand des maux qui accablent cette femme intéressante ; le Vicomte de Vassy a été condamné à être déporté en Amérique ; elle n’en est pas instruite, et dans la faiblesse où elle se trouve, elle succomberait sous le poids de son infortune. Il est donc, Mademoiselle, du plus grand intérêt de lui cacher cette triste nouvelle. Le Vicomte n’avait point marqué dans la Révolution, et son nom ne se trouve que sur une seule liste, enveloppé dans un nombre de plus de cent condamnés à la même peine ; cette circonstance favorise le mystère qu’il est si important de faire à sa malheureuse femme. C’est par un de ses amis que j’ai su cette nouvelle, qui, confondue avec tant d’autres atrocités, n’a pas fait de sensation. Il serait cependant possible que la liste, sur laquelle se trouve le Vicomte, parvînt à sa femme ; j’invoque les soins de votre amitié pour écarter d’elle, d’ici à quelque temps, tous les papiers publics ; il serait aussi à désirer que vous pussiez lui faire donner des nouvelles propres à soutenir ses espérances. Sa vie, hélas ! touche à son terme, et cette salutaire tromperie la lui ferait peut-être finir en paix. Elle est dans la confiance que son mari n’a rien à craindre en France, parce qu’il n’était pas Émigré, et qu’il y a fait deux voyages avec un passeport en bonne forme. Il vous sera donc facile, Mademoiselle, de l’entretenir dans une flatteuse erreur. Si elle connaissait la jurisprudence révolutionnaire, sa sécurité l’abandonnerait bientôt. Indépendamment de tout l’intérêt qu’inspire madame la vicomtesse de Vassy par son esprit, ses agrémens et sa douceur, ses nobles procédés envers mes malheureux compatriotes suffiraient pour inspirer pour sa personne le respect et l’attachement. Privée, par la scélératesse d’un domestique, de la plus grande partie des ressources qu’elle s’était ménagées dans le malheur général, elle se réduit au plus étroit nécessaire pour fournir des secours à ses compagnons d’infortune. Je me flatte qu’en faveur du motif, vous excuserez la liberté que je prends de vous écrire sans avoir l’honneur d’être particulièrement connu de vous. Ce n’était pas rendre justice à la bonté de votre cœur, que de garder le silence dans une occasion qui peut l’intéresser sensiblement. Je suis avec un profond respect,


Mademoiselle,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur
le cher de Versac.
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