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L’Émigré/Lettre 092

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 55-58).


LETTRE XCII.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


La Vicomtesse est arrivée, ma chère amie, et a suivi de près, comme vous voyez, sa lettre. Je crois que le désir d’être plus à portée de savoir des nouvelles a hâté son voyage : hélas ! elle ne sait pas combien elle est heureuse de les ignorer !… Je m’attendais, d’après ses lettres et ce qu’on m’a dit, à la trouver bien plus changée ; mais les maladies de poitrine sont, dit-on, peu sensibles au dehors, et quelquefois je suis tentée de croire que son mal n’aura pas de suite ; elle en augure autrement : j’ai perdu, me disait-elle hier, deux amies de la maladie dont je suis atteinte, et la marche m’en est connue ; elle s’est arrêtée en disant : il ne faut pas chagriner mon Émilie et son aimable amie. Le médecin, sans s’expliquer positivement, m’a donné beaucoup d’inquiétude : c’est là, m’a-t-il dit en portant la main sur son cœur, qu’est le principe du mal. Quelle affreuse position aussi que la sienne ! elle était au comble de ses vœux, elle venait d’épouser un homme qui lui était cher depuis long-temps, et la fortune qu’elle avait, était immense pour une Émigrée. Elle m’a promis de me confier ce qu’elle appelle ses aventures : mariée très-jeune elle a été très-malheureuse, et ensuite a voyagé en Italie. Quels peuvent être les malheurs d’une femme jeune, riche, agréable et d’une naissance distinguée ? Elle n’a point été à la cour, son premier mari est mort depuis cinq ans, et ce n’est que depuis quelques mois qu’elle tremble pour les jours du Vicomte. Elle parle souvent de l’injustice des hommes, de la légéreté de leurs jugemens, et lorsqu’elle entend raconter des histoires scandaleuses de femmes, elle me dit quelquefois en soupirant : peut-être que tout ce que l’on dit n’a aucun fondement ; peut-être ne sont-elles que malheureuses. Vous conviendrez avec moi, ma chère amie, que ses manières si simples et si décentes, ses discours si mesurés, sans pédanterie, ses sentimens nobles et généreux doivent être de sûrs garans que son indulgence ne vient pas du besoin qu’elle en a pour elle-même ; qu’en dites-vous mon amie ? ne croyez-vous pas comme moi lire au fond de son cœur ? Elle n’a pas désaprouvé que je vous aye fait voir ce portrait qu’elle m’a tant recommandé de ne montrer à aucune personne de son pays ; c’est une figure absolument différente de la sienne ; mais on démêle bientôt la ressemblance ; ses yeux sont les mêmes, et les traits sont seulement grossis par la petite vérole, et la fraîcheur de son teint effacée, on peut sans s’intéresser à elle, être curieux de posséder un ouvrage qui donne une idée exacte de la beauté et de la grâce réunies ; mais quelle peut-être la raison qui l’engage à faire un mystère de ce portrait qui la présente sous un aspect enchanteur ? il faut attendre qu’elle l’explique et arrêter notre imagination. Adieu, ma chère amie, la Vicomtesse vous embrasse bien tendrement.

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