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L’Émigré/Lettre 101

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 171-178).
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LETTRE CI.

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La Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Il est temps, mon cher cousin, que je vous parle sérieusement sur votre position avec la comtesse de Loewenstein, son repos et le vôtre sont intéressés à ce que vous fassiez un généreux effort sur vous-même ; son amie est inquiète de son état et moi qui ai plus d’expérience, j’en suis effrayée. Ah ! croyez-moi, c’est un malheur pour vous de l’aimer ; c’en serait un plus grand pour tous deux si elle vous aimait. Elle était si calme, si heureuse avant de vous connaître ! ne lui rendez pas odieuse la vie qu’elle vous doit. J’oserai vous dire que les obligations qu’elle vous a, doivent vous rendre encore plus circonspect. Une ardeur indiscrette de votre part semblerait être l’effet de la présomption que vous donnent vos services ; tout vous engage donc à respecter le repos d’une femme sage par habitude, vertueuse par principe, dont l’ame est si pure, le cœur si sensible, d’une femme admirée et chérie de tous ceux qui la connaissent, menant, au sein d’une famille honorable, une vie paisible, livrée à des goûts innocens, cultivant sans prétention des talens distingués ; telle est la Comtesse ; tout conspire chez elle à interdire tout espoir à votre amour ; mais supposons un instant que vous espériez de lui faire partager vos sentimens ; pouvez-vous vous dissimuler que votre espoir ne se borne pas à vous présager la seule possession de son cœur. Eh bien ! mon cher cousin, je suis convaincue, que si la passion faisait un instant oublier à la Comtesse, des devoirs si fortement gravés dans son ame, rendue à la raison après un court délire, elle vous détesterait, se détesterait elle-même, irait s’enterrer dans une de ses terres et périrait victime d’un instant de faiblesse. Ah ! comment un homme peut-il se dire ; je vais porter le trouble dans une ame pure et innocente, je lui rendrai odieux ses devoirs qu’elle suit sans contrainte ; je l’entourerai du cortège effrayant d’une passion ; j’éveillerai la jalousie dans le cœur de son mari, et le livrerai à toutes ses fureurs ; je conduirai sa femme dans un sentier glissant à travers mille précipices, et au moindre faux pas, cette réputation qui fait sa gloire, sera ternie à jamais ; ces plaisirs innocens, qui font le charme de sa vie, je les lui rendrai insipides ; ces attentions de ses proches, celle de la mère la plus tendre, je les rendrai souvent incommodes ; elle voyait avec complaisance les regards se fixer sur elle, je les lui rendrai redoutables par la crainte d’être pénétrée ; ces domestiques qui volaient à ses ordres, que le respect et l’attachement rendaient si soumis, il faudra acheter leur silence et en faire des complices. Votre amour sera-t-il un dédommagement de tant de sacrifices, de tant de dangers ? Ah ! mon cousin, voyez ce qu’elle a à perdre, et demandez-vous s’il vous appartient de changer son sort. Mais, ce qui est plus vraisemblable, la Comtesse en garde contre les passions, occupée de ses goûts, distraite par l’exercice de ses talens ne répondra point à vos sentimens ; elle sera réservée avec vous, circonspecte, souvent embarrassée, et vous perdrez ainsi les agrémens d’une charmante société ; enfin, tourmenté par votre passion, à laquelle vous aurez laissé prendre trop d’empire, vous serez malheureux. Il est temps, mon cher cousin, de prendre un parti décisif, que doit vous dicter votre amour même ; car le repos de la Comtesse exige que vous la quittiez pour quelque temps ; si vous vous refusez à mon avis, vous pouvez être sûr que vous serez également privé de la voir ; elle partira pour ses terres de Westphalie. Soyez un instant de sang froid, et réfléchissez sur l’embarras de sa position ; son mari est-il présent, elle craint si elle est familière avec vous, qu’il n’en soit scandalisé, elle craint si elle est réservée, qu’il ne suppose qu’elle se fait violence pour ne pas faire connaître ses sentimens, ou bien qu’assurés l’un de l’autre vous êtes convenus de vous contraindre devant le monde. La Comtesse jouissait avant de vous connaître du sort le plus heureux ; sa vie s’écoulait dans un calme animé des plus doux sentimens, vous troublez son cœur pur et tranquille, et il ne tient pas à vous d’y faire naître tous les orages des passions ; son mari, encore une fois, est plus jaloux que vous ne pensez et la Comtesse lit souvent dans ses yeux, prêts à s’enflammer, une inquiétude qui la choque et l’alarme. Partez, mon cousin, c’est le seul moyen de rétablir la paix dans l’ame de la Comtesse, évitez de confirmer par votre conduite la justesse de cette maxime de la Rochefoucault : On veut faire tout le malheur de la personne qu’on aime si l’on ne peut faire tout son bonheur. C’est un étrange effet de l’amour propre, principal acteur des scènes amoureuses, et qui n’est que trop dans la nature : qu’importe aux hommes que l’on souffre si c’est pour eux, si c’est par eux ; si les maux qu’on éprouve sont la preuve de leur domination dans un cœur.

Le Président est instruit et pense que vous ferez bien d’aller passer quelque temps avec lui ; partez donc au plutôt, la générosité l’ordonne et l’amitié vous tend les bras ; le premier moment de la séparation sera cruel, mais vous vous applaudirez bientôt de votre courage ; vous éprouverez cette noble et douce satisfaction qui paye les sacrifices de l’homme qui s’élève en quelque sorte au-dessus de lui-même. Adieu, mon cousin, il ne fallait pas moins que ma tendre amitié, qu’un intérêt aussi puissant que celui du bonheur de la Comtesse, pour que je me sois abandonnée à ce torrent de morale.

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