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L’Émigré/Lettre 117

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 10-14).


LETTRE CXVII.

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Le Président de Longueil
à la
Duchesse de Montjustin.


Je n’ai pas besoin, madame la Duchesse, de beaucoup de réflexions pour former mon avis sur la proposition de votre amie. Le parti de passer en Amérique est bon pour un homme jeune, actif et qui possède un capital de cinquante ou soixante mille livres ; mais il ne convient point à une femme, et surtout lorsqu’elle n’a jamais eu, comme je suis porté à le supposer dans votre amie, aucune habitude de détails économiques, d’ordre et de soins. Abattre des bois, défricher, semer, planter, construire une maison, tout cela est au-dessus des facultés d’une femme habituée à l’opulence et à l’insouciance des détails que donnaient une grande fortune, et la dissipation de la vie de Paris. Voilà, Madame, ce que j’ai à répondre, non à votre amie, mais à celle qui se cache sous ce masque, à vous enfin madame la Duchesse ; car il m’a été facile de deviner que vous aviez pris ce détour pour ne pas alarmer ma tendre amitié. Vous n’ignorez pas que j’ai des fonds suffisans pour nous faire vivre tous deux dans l’aisance, et vous savez que mon projet est de vous rejoindre avant peu, d’habiter le séjour qui vous conviendra, et de confondre nos fortunes jusqu’à des temps plus heureux. Je serais donc fondé à vous reprocher de faire un outrage à l’amitié ou à votre ami ; mais je sens que vous vous êtes dit, qu’on peut recourir à un ami dans un besoin pressant, et lui demander un secours passager ; qu’il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de lui enlever chaque jour une partie de son bien-être, de restreindre ses jouissances. Une telle délicatesse semble pouvoir s’allier avec l’amitié qui souffre des privations d’une personne chère. Cependant, Madame, ces sacrifices ne doivent-ils pas être plutôt enviés que redoutés par celle qui en est l’objet. Vous pouvez aussi mettre dans la balance quelques jouissances du superflu avec la privation du nécessaire pour vous. J’abrège des détails qui fatiguent désagréablement mon cœur, et je passe au moyen qui m’est venu dans l’idée pour concilier votre bien-être, ma satisfaction, et votre délicatesse ; je vous offre, madame la Duchesse, de rendre tous nos intérêts communs. Le don de votre main me permettra de vous procurer dans ce moment une vie exempte d’inquiétude, et le don de tout ce que je possède vous en assurera après moi la continuation. Je n’ai point goûté le plaint d’être riche quand une grande fortune était mon partage, mais en mettant à vos pieds ses faibles restes, j’éprouve la plus douce satisfaction qui puisse remplir un cœur. Songez, madame la Duchesse, que des personnes qui s’aiment et s’estiment, ne sauraient trop dans ces malheureux temps resserrer les nœuds d’une tendre affection et renforcer mutuellement leur courage au milieu de l’abandon général où ils vivent dans les pays étrangers. Si je ne vous croyais pas supérieure à toute vanité, je me reprocherais de vous faire perdre par notre union, un rang et un titre qui avaient naguères tant d’éclat en France, et distinguent honorablement chez l’étranger ; mais vous savez apprécier à leur juste valeur, les choses et les temps, et les personnes. Réfléchissez, ou plutôt écoutez la voix de votre cœur, et soyez assurée qu’il tient à vous de faire le bonheur de ma vie. Adieu, madame la Duchesse, j’attends impatiemment votre réponse, et vous renouvelle mon tendre et respectueux attachement.

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