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L’État juif/CHAPITRE I

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Texte établi par Baruch Hagani, Lipschutz (p. 69-99).


CHAPITRE PREMIER


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES




LA QUESTION JUIVE


Personne ne niera la situation malheureuse des Juifs. Dans tous les pays où ils vivent, si peu nombreux soient-ils, la persécution les atteint. L’égalité de droit, bien qu’inscrite dans la loi, a été, en fait, presque partout supprimée à leur détriment. Déjà les postes moyens dans l’armée, dans l’administration, et les emplois particuliers leur sont inaccessibles. On cherche à les déloger des affaires. « N’achetez pas chez les Juifs ! » Les attaques au sein des Parlements, des assemblées, dans la presse, du haut de la chaire sacrée, dans la rue, en voyage — exclusion faite pour certains hôtels, et même pour les endroits d’amusement — se multiplient de jour en jour. Les persécutions ont un caractère différent suivant les pays et les sphères sociales. En Russie, on rançonne les villages juifs ; en Roumanie, on assomme quelques hommes de ci de là ; en Allemagne, on leur donne, à l’occasion, une volée de coups ; en Autriche, les antisémites terrorisent toute la vie publique ; en Algérie, des prédicateurs ambulants fanatiques mènent la campagne contre eux ; à Paris, la bonne société les exclut et les cercles se ferment à leur approche. Les nuances sont innombrables. Il ne s’agit pas, du reste, de faire ici l’énumération mélancolique de tous les griefs juifs. Nous ne saurions nous arrêter aux faits isolés, quelque douloureux qu’ils soient.

Je n’ai pas l’intention de provoquer en notre faveur un attendrissement de l’opinion. Ce serait oiseux et je manquerais de dignité. Je me contente de demander aux Juifs s’il est vrai que, dans les pays où nous habitons en nombre, la situation des avocats, des médecins, des ingénieurs, des professeurs et des employés de toute espèce, appartenant à notre race, devienne de plus en plus insupportable ? S’il est vrai que toute notre classe moyenne soit gravement menacée ? S’il est vrai que toutes les passions de la populace soient excitées contre nos riches ? S’il est vrai que notre prolétariat souffre plus durement que tout autre ?

Je crois que la pression est générale. Dans les couches sociales supérieures des Juifs, elle produit un malaise ; dans les couches moyennes, c’est comme une pénible suffocation ; dans les couches inférieures, c’est le désespoir sans phrases. Il est de fait que la situation est partout la même, et qu’elle se résume dans le classique cri berlinois : « Que les Juifs décampent ! » (Juden raus ! )

J’énoncerai donc la question juive sous sa forme la plus concise : Nous faut-il déjà « décamper » ? Et où aller ? Ou bien : Pouvons-nous encore rester ? Et combien de temps ?

Résolvons tout d’abord cette seconde question. Pouvons-nous espérer des temps meilleurs, prendre patience, attendre avec résignation que les princes et les peuples de la terre reviennent à des dispositions plus favorables à notre égard ? Je dis que nous ne pouvons attendre aucun revirement d’opinion. Pourquoi ? Les princes — en admettant que leurs sympathies nous soient acquises au même titre qu’elles le sont aux autres citoyens — ne sauraient nous protéger, car ils endosseraient la haine vouée aux Juifs, s’ils nous témoignaient trop de bienveillance. Trop de bienveillance veut dire naturellement une bienveillance moindre que celle à laquelle peut prétendre un citoyen d’une nationalité quelconque.

Les peuples chez lesquels habitent des Juifs sont, sans exception, ouvertement ou honteusement antisémites.

Le peuple n’a pas et ne peut pas avoir la compréhension historique. Il ne sait pas que les nations européennes doivent payer à présent les péchés du moyen âge. Nous sommes ce qu’on nous a faits dans le ghetto. Nous avons sans aucun doute acquis une supériorité dans les affaires d’argent, parce qu’on nous y a confinés au cours du moyen âge. Maintenant, le même fait se reproduit. On nous pousse à nouveau au trafic de l’argent, qui, présentement, s’appelle la Bourse, en nous fermant toutes les autres branches d’industrie. Mais le fait d’être dans la Bourse deviendra pour nous une nouvelle source de mépris. De plus, nous produisons incessamment des intelligences moyennes qui demeurent sans débouchés, et qui, par cela même, constituent un danger social, au même titre que les fortunes grandissantes. Les Juifs cultivés et sans fortune vont tous aujourd’hui naturellement vers le socialisme. La bataille sociale devrait donc, en tout cas, être livrée sur notre dos, puisque nous nous trouvons, aussi bien dans le camp capitaliste que dans le camp socialiste, sur les points les plus exposés.


ESSAIS DE SOLUTION TENTÉS JUSQU’À CE JOUR


Les moyens artificiels employés jusqu’à présent pour mettre un terme à la situation critique des Juifs ont été trop mesquins, comme les différentes expériences de colonisation, ou erronés dans leur conception, comme les tentatives de faire des Juifs des paysans dans leur patrie actuelle. Suffit-il donc de transporter quelques milliers de Juifs dans une autre contrée ? De deux choses l’une : ou ils prospèrent — et alors, avec leur fortune, naît l’antisémitisme — ou bien ils échouent aussitôt. Nous nous sommes déjà occupés des efforts faits jusqu’ici pour « dériver » sur d’autres pays les Juifs pauvres. Cette « dérivation » est en tous les cas insuffisante et inutile, sinon tout à fait contraire au but poursuivi. Par là, la solution n’en est qu’ajournée, retardée et peut-être même rendue plus difficile.

Mais celui qui veut faire des Juifs cultivateurs se trouve dans une étrange erreur. Le paysan est une catégorie historique. On reconnaît cela surtout à son costume qui, dans la plupart des pays, est vieux de plusieurs siècles, ainsi qu’à ses outils, qui sont exactement les mêmes que du temps de ses premiers ancêtres. La charrue n’a pas changé, il sème en prenant le blé dans son tablier, moissonne avec la faux légendaire et bat le blé avec un fléau. Mais nous savons que, pour tout cela, existent à présent des machines. Aussi bien la question agraire n’est-elle qu’une question de machines. L’Amérique doit vaincre l’Europe, de même que la grande propriété foncière anéantit la petite.

Le paysan est donc un type destiné à disparaître. Si l’on conserve le paysan artificiellement, c’est à cause des intérêts politiques qu’il a à servir. Vouloir faire de nouveaux paysans d’après la vieille recette, c’est une entreprise impossible et folle. Il n’est au pouvoir de personne de faire reculer violemment la civilisation. Déjà la seule conservation d’un état de choses vieilli est une tâche énorme, pour laquelle tous les moyens de gouvernement dont disposent même les pays régis autocratiquement suffisent à peine.

Veut-on, par conséquent, demander au Juif qui est intelligent, de devenir un paysan de la vieille roche ? Ce serait exactement comme si on lui disait : « Tiens ! voilà une arbalète ; pars pour la guerre. » Eh quoi ? avec une arbalète alors que les autres ont des fusils petit calibre et des canons Krupp ? Dans de pareilles conditions, les Juifs dont on veut faire des paysans ont parfaitement raison de ne pas bouger. L’arbalète est une belle arme qui me prédispose aux sentiments bucoliques, lorsque j’ai des loisirs, mais sa place est dans un musée.

Il y a, certes, des contrées où les Juifs désespérés vont même aux champs ou du moins voudraient y aller. Mais voilà, ces contrées — comme l’enclave de Hesse, en Allemagne, et plus d’une province russe — sont justement les principaux nids de l’antisémitisme.

Car les réformateurs à tous crins qui envoient les Juifs labourer la terre, oublient une personne qui a beaucoup à dire dans l’affaire. C’est le paysan. Le paysan a aussi, lui, complètement raison. Les impôts fonciers, les risques de la récolte, la pression des grands propriétaires, qui travaillent à meilleur compte, et, particulièrement, la concurrence américaine, lui rendent la vie suffisamment difficile. A cela il faut ajouter que les droits sur les blés ne peuvent pas s’accroître indéfiniment. On ne peut cependant pas non plus laisser mourir de faim l’ouvrier des fabriques. Il faut même, puisque son influence politique est en hausse, avoir de plus en plus d’égards pour lui. Toutes ces difficultés sont parfaitement connues, aussi n’en fais-je mention qu’incidemment. Je voulais seulement indiquer combien les essais de solution faits jusqu’ici, dans les intentions que l’on sait — intentions louables dans la plupart des cas — avaient peu de valeur. Ni la dérivation, ni la dépression artificielle du niveau intellectuel dans notre prolétariat ne sauraient servir. Nous avons déjà parlé du remède merveilleux de l’assimilation. Il est donc impossible d’atteindre l’antisémitisme. Il ne peut être supprimé aussi longtemps que ses causes existent. Sont-elles supprimables ?


DES CAUSES DE L’ANTISÉMITISME


Nous ne parlons plus maintenant des raisons de sentiment — des vieux préjugés et de l’étroitesse d’esprit — mais bien des raisons politiques et économiques. L’antisémitisme d’aujourd’hui ne doit pas être confondu avec la haine religieuse qu’on vouait aux Juifs autrefois, bien que, dans certains pays, il ait encore actuellement une couleur confessionnelle. Le caractère du grand mouvement antijuif de l’heure présente est autre. Dans les principaux pays de l’antisémitisme, celui-ci est la conséquence de l’émancipation des Juifs. Lorsque les peuples civilisés s’aperçurent de l’inhumanité des lois d’exception et nous donnèrent la liberté, cette mesure vint trop tard. Nous n’étions plus légalement émancipables dans nos résidences d’alors. Chose remarquable : par un lent développement, nous nous étions, peu à peu, transformés en classe moyenne dans le ghetto, et, lorsque nous en sortîmes, nous étions devenus une concurrence redoutable pour les chrétiens de la même classe. De sorte que, après l’émancipation, nous nous sommes subitement trouvés dans la sphère de la bourgeoisie, où nous avons eu et avons de plus en plus à supporter une double pression, à l’intérieur et à l’extérieur. La bourgeoisie chrétienne serait assez disposée à nous jeter en pâture au socialisme. Ce qui, assurément, ne servirait pas à grand’chose.

Cependant, là où la loi a établi l’égalité des droits pour les Juifs, celle-ci ne saurait plus être supprimée. Non seulement parce que cela serait contraire à la conscience moderne, mais aussi parce qu’une pareille mesure jetterait aussitôt tous les Juifs, riches et pauvres, dans le parti révolutionnaire.

A vrai dire, on ne peut rien entreprendre d’efficace contre nous. Jadis, on enlevait aux Juifs leurs bijoux. Comment s’y prendrait-on aujourd’hui pour saisir la fortune mobilière ? Elle consiste en morceaux de papiers imprimés, qui sont enfermés quelque part dans le monde, peut-être dans des coffres-forts chrétiens. On peut sans doute par les impôts frapper les actions et les obligations de chemins de fer, de banques, d’entreprises industrielles de toutes natures, et dans les pays où existe l’impôt progressif sur le revenu, l’ensemble de la fortune mobilière peut être atteint. Mais de semblables mesures ne sauraient uniquement être prises contre les Juifs, et là où, d’aventure, on les prendrait, on verrait aussitôt se produire de graves crises économiques qui ne se borneraient nullement aux Juifs — leurs premières victimes. Par cette impossibilité d’atteindre les Juifs, la haine ne fait que se renforcer et s’aigrir. Parmi les populations, l’antisémitisme grandit de jour en jour, d’heure en heure, et doit continuer à grandir parce que les causes continuent à exister et ne sauraient être supprimées. La causa remota est la perte de notre assimilabilité, survenue dans le moyen âge ; la causa proxima, notre surproduction en intelligences moyennes, qui ne peuvent ni effectuer leur écoulement par en bas, ni opérer leur mouvement ascensionnel par en haut — du moins de façon normale. En bas, nous devenons révolutionnaires en nous prolétarisant et nous formons les sous-officiers de tous les partis subversifs. En même temps, grandit en haut notre redoutable puissance financière.


CONSÉQUENCES DE L’ANTISÉMITISME


La pression exercée sur nous ne nous rend pas meilleurs. Nous ne sommes pas autrement que les autres hommes. Nous n’aimons pas nos ennemis, cela est tout à fait exact. Mais celui qui peut se vaincre soi-même a seul le droit de nous le reprocher. L’oppression produit naturellement chez nous une hostilité contre nos oppresseurs, et notre hostilité augmente à nouveau l’oppression. Sortir de ce cercle est chose impossible.

« Cependant, diront de doux rêveurs, cependant cela est possible. Il suffit de faire appel à la bonté des hommes. »

Ai-je encore vraiment besoin de fournir la preuve que c’est là un pur radotage sentimental ? Celui qui voudrait fonder l’amélioration de l’état de choses actuel sur la bonté de tous les hommes écrirait en effet une utopie !

J’ai déjà parlé de notre « assimilation ». Pas un seul instant je ne dis que je la désire. Notre personnalité ethnique est historiquement trop notoire, et, malgré toutes les humiliations, trop haute, pour que sa disparition soit désirable. Peut-être pourrions-nous nous fondre partout, sans laisser de traces, dans les peuples qui nous environnent, si l’on nous laissait seulement tranquilles pendant deux générations. Mais on ne nous laissera pas tranquilles. Après de courtes périodes de tolérance, l’hostilité contre nous se réveille toujours et sans cesse. Notre prospérité semble contenir quelque chose d’irritant, parce que le monde était habitué depuis de nombreux siècles à voir en nous les plus méprisables des pauvres. En outre, soit par ignorance, soit par étroitesse d’esprit, on ne remarque pas que notre prospérité nous affaiblit, en tant que Juifs, et nous fait perdre notre individualité. L’oppression seule fait revivre en nous la conscience de notre origine. Et la haine de notre entourage fait à nouveau de nous des étrangers.

Ainsi, nous sommes et restons, que nous le voulions ou non, un groupe historique reconnaissable à son homogénéité.

Nous sommes un peuple — c’est l’ennemi qui, sans que notre volonté y participe, nous rend tels, ainsi que cela a toujours eu lieu au cours de l’histoire. Dans la détresse, nous restons unis, et alors nous découvrons soudain notre force. Oui, nous avons la force de former un État et même un État modèle. Nous avons tous les moyens humains et pragmatiques nécessaires à cet effet.

A vrai dire, le moment serait venu de parler ici de notre « matériel humain », suivant l’expression quelque peu brutale aujourd’hui consacrée. Mais il faut préalablement faire connaître les grandes lignes du projet, auquel tout doit se rapporter.


LE PROJET


Le projet, dans sa forme originaire, est infiniment simple, et il faut qu’il le soit puisqu’il doit être compris de tous.

Que l’on nous donne la souveraineté d’un morceau de la surface terrestre en rapport avec nos légitimes besoins de peuple, et nous nous chargeons nous-mêmes de tout le reste. La formation d’une nouvelle souveraineté n’a rien de ridicule, ni d’impossible. Nous l’avons bien vue se produire, de nos jours, chez des peuples qui ne sont pas, comme nous, formés de classes moyennes, mais bien pauvres et incultes et, partant, faibles. Les gouvernements des pays où sévit l’antisémitisme ont un vif intérêt à nous procurer cette souveraineté.

En vue de l’accomplissement de la tâche, simple en théorie, compliquée dans la pratique, deux grands organes seront créés : La Society of Jews, et la Jewish Company.

Ce que la Society of Jews a préparé scientifiquement et politiquement, la Jewish Company l’exécute pratiquement. La Jewish Company s’occupe de la liquidation de tous les intérêts matériels des Juifs qui se retirent, et organise dans le nouveau pays les relations économiques.

On ne doit pas, ainsi que cela a déjà été dit, se représenter le départ des Juifs comme soudain. Il s’effectuera successivement et durera une dizaine d’années. Tout d’abord, partiront les plus pauvres pour défricher le pays. D’après un plan préalablement dressé, ils construiront des chemins, des ponts, des routes, établiront des tclégraphes, rectifieront des rivières et édifieront leurs propres demeures. Leur travail produit la circulation ; la circulation, les marchés, et les marchés attirent de nouveaux colons. Car chacun vient volontairement, à ses risques et périls. Le travail que nous enfonçons dans la terre augmente la valeur du pays. Les Juifs ne tarderont pas à s’apercevoir qu’un nouveau champ est ouvert en permanence à leur esprit d’entreprise — jusqu’ici haï et déteste.

Aujourd’hui, si l’on veut créer un pays, il ne faut pas s’y prendre de la manière qui eût été la seule possible il y a mille ans. Il est insensé de vouloir faire retour à une civilisation vieillie, comme le voudraient certains sionistes. Si, par exemple, nous nous trouvions en situation de purger un pays des bêtes féroces, nous ne le ferions pas à l’instar des Européens du Ve siècle. Nous ne marcherions pas isolés, armés de javelots et de lances, contre les ours, mais nous organiserions une grande et joyeuse chasse, rabattrions les bêtes, et jetterions parmi elles une bombe de mélinite. Si nous voulons construire des édifices, nous ne planterons pas au bord d’une mer des pilotis branlants, mais nous construirons comme on le fait à présent. Nous construirons plus hardiment et plus magnifiquement que cela n’a jamais été fait auparavant. Car nous disposons de moyens qui n’existaient pas encore aux temps historiques.

Nos couches sociales les plus infimes sont suivies « là-bas » par celles qui viennent immédiatement après elles. Celles qui désespèrent, présentement, partent les premières. Elles sont conduites par les représentants de l’intelligence moyenne, partout persécutée et anormalement nombreuse.

Par cet écrit, la question de la migration juive doit devenir l’objet d’une discussion générale. Ceci ne veut pas dire qu’il faille procéder à un vote, car si cela était, la cause serait perdue d’avance. Qui ne veut pas venir peut rester. L’opposition d’individus isolés est indifférente.

Que celui qui veut être des nôtres suive notre drapeau et combatte pour lui par la parole, par la plume, par l’action.

Les Juifs qui se déclarent partisans de notre idée de l’État se rallient autour de la Society of Jews. Par là, celle-ci acquiert, à l’égard des gouvernements, l’autorité nécessaire pour parler et pour traiter au nom des Juifs. La Société est reconnue, pour m’exprimer par analogie avec le droit international, comme puissance politique « constituante ». Et de ce fait, l’État juif pourrait aussi déjà être considéré comme formé. Si maintenant les puissances se montrent disposées à accorder au peuple juif la souveraineté d’un territoire neutre, la Society of Jews délibérera au sujet du pays à acquérir. Deux territoires sont pris en considération : la Palestine et l’Argentine. Des expériences de colonisation juive dignes de remarque ont eu lieu sur ces deux points, sans doute d’après le faux principe de l’infiltration successive. L’infiltration doit toujours mal finir. Car, régulièrement, le moment arrive où le gouvernement, sur l’instance des populations, qui se sentent menacées, arrête l’affluence ultérieure des Juifs. Par conséquent, l’émigration n’a vraiment de raison d’être que si elle a pour base notre souveraineté assurée.

La Society of Jews négociera avec les autorités souveraines des territoires en question et cela sous le protectorat des puissances européennes, si la chose leur agrée. Nous pouvons accorder à l’autorité souveraine du pays dont nous voulons faire l’acquisition des avantages énormes, prendre à notre charge une partie de la dette publique, construire des voies de grande communication, dont nous avons nous-mêmes également besoin, et nombre d’autres choses encore. Cependant, les pays voisins gagnent déjà par la formation de l’État juif, parce que, en grand comme en petit, la civilisation d’une contrée quelconque augmente la valeur des territoires qui l’environnent.


PALESTINE OU ARGENTINE ?


Faut-il préférer la Palestine ou l’Argentine ? La Société prendra ce qu’on lui donne, tout en tenant compte des manifestations de l’opinion publique juive à cet égard. Elle constatera l’un et l’autre.

L’Argentine est un des pays naturellement les plus riches de la terre, d’une superficie colossale, avec une faible population et un climat tempéré. La République Argentine aurait le plus grand intérêt à nous céder un morceau de territoire. L’actuelle infiltration juive y a produit, il est vrai, de la mauvaise humeur. Il faudrait donc expliquer à la République Argentine la différence essentielle de la nouvelle migration juive.

La Palestine est notre inoubliable patrie historique. Ce nom seul serait un cri de ralliement puissamment empoignant pour notre peuple. Si Sa Majesté le Sultan nous donnait la Palestine, nous pourrions nous faire forts de régler complètement les finances de la Turquie. Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un morceau du rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie. Nous demeurerions, comme État neutre, en rapports constants avec toute l’Europe, qui devrait garantir notre existence. En ce qui concerne les Saints Lieux de la chrétienté, on pourrait trouver une forme d’exterritorialité en harmonie avec le droit international. Nous formerions la garde d’honneur autour des Saints Lieux et garantirions de notre existence l’accomplissement de ce devoir. Cette garde d’honneur serait pour nous le grand symbole de la solution de la question juive, après dix-huit siècles de cruelles souffrances.


LE BESOIN, L’ORGANE, LES RELATIONS


Dans l’avant-dernier chapitre, j’ai dit : « La Jewish Company organise les relations économiques dans le nouveau pays. » À cela je crois devoir ajouter quelques éclaircissements. Un projet comme le présent est menacé dans sa base si les gens « pratiques » se prononcent contre lui. Or, les gens pratiques ne sont, en général, que des routiniers, incapables de sortir d’un cercle étroit d’idées surannées. Mais leur opposition est d’un grand poids et peut beaucoup nuire au nouveau, tout au moins aussi longtemps que le nouveau lui-même n’est pas assez fort pour jeter par-dessus bord les « gens pratiques » avec leurs idées caduques.

Lorsque le temps des chemins de fer fut arrivé pour l’Europe, il se trouva des « gens pratiques » qui dénoncèrent la construction de certaines lignes comme insensée, « parce qu’il n’y avait pas même assez de voyageurs pour la diligence ». On ne connaissait pas encore, alors, cette vérité qui aujourd’hui nous apparaît comme élémentaire : à savoir que ce ne sont pas les voyageurs qui font surgir le chemin de fer ; mais que c’est, au contraire, le chemin de fer qui fait surgir les voyageurs, en admettant sans doute comme reconnue l’existence du besoin qui sommeille.

Dans la catégorie de ces doutes « pratiques » qui précédèrent l’établissement des chemins de fer, appartiendront les hésitations de ceux qui ne peuvent pas se représenter comment, dans le nouveau pays, encore à acquérir, à cultiver, doivent s’établir les relations économiques parmi les nouveaux venus.

Un homme pratique dira à peu près ce qui suit :

« En admettant que la situation présente des Juifs soit, dans beaucoup d’endroits, intenable et qu’elle doive empirer de plus en plus, en admettant même que les Juifs émigrent dans le nouveau pays, comment y gagneront-ils et qu’y gagneront-ils ? De quoi vivront-ils ? Les relations économiques parmi beaucoup de gens ne se laissent cependant pas organiser artificiellement du jour au lendemain. »

A cela je réponds : Il ne saurait être question de l’établissement artificiel de relations économiques et encore moins d’un pareil établissement s’effectuant du jour au lendemain. Mais s’il est vrai que les relations économiques ne peuvent pas s’organiser, il y a cependant moyen de les activer. Par quoi ? Par l’organe d’un besoin. Le besoin veut être reconnu, l’organe demande à être créé, après quoi les relations s’établissent toutes seules.

Si le besoin qu’éprouvent les Juifs de se trouver dans une meilleure situation est véritable, profond, si l’organe à créer de ce besoin, la Jewish Company, est suffisamment puissant, les relations économiques s’établiront en abondance dans le nouveau pays.

Cela se trouve sans doute dans l’avenir, de même que se trouvait dans l’avenir, pour la génération de 1830, le développement des services de chemins de fer. Les chemins de fer furent cependant construits. On a heureusement passé par-dessus les doutes des hommes pratiques de la diligence.