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L’Étoile de Prosper Claes/08

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La Renaissance du livre (p. 112-134).


CHAPITRE VIII



Comme on abaissait l’immense volet mécanique, le tripier Vergust retroussa ses manches et commença le triage des abatis destinés aux cantines du quartier.

La face mi-cramoisie, mi-bleue, le ventre bridé par un tablier maculé de sang, le gras petit homme ressemblait, avec le coutelas et l’affiloir passés dans sa ceinture, à l’un de ces personnages pantagruéliques échappés de quelque gravure de Gustave Doré.

La grande boutique avait arrêté les frais d’illumination pour ne garder qu’une seule lampe électrique dont la lumière, qui rejaillissait en vives paillettes sur les lambris de faïence, était encore fort suffisante pour permettre aux trois alertes servantes de se livrer, en toute frénésie, au nettoyage du parquet et des étals, tandis que Mme et Mlle Vergust calculaient posément au comptoir le gain de la journée.

La recette devait être assez fructueuse à en juger par l’entrain du tripier à jeter toute sorte de reliefs, peaux, fressures, cœurs de veau, pieds de porc et autres dépouilles de bêtes, dans le panier posé près du billot.

C’était sa contribution gratuite aux soupes populaires, et le gaillard ne lésinait pas.

— Eh bien, Femmes, dit-il en interrompant sa besogne, est-ce que vous avez maintenant fini avec les comptes ?

— Presque, papa, répondit Emma Vergust ; un peu de patience : c’est encore plus long aujourd’hui que les autres jours…

Et, comme les servantes venaient de sortir par la petite porte ménagée dans le volet afin d’inonder le trottoir, l’imposante Mme Vergust prononça en se rengorgeant :

— On a fait cinque cents marks de plus que samedi passé…

— Femme, observa son époux avec sévérité, je vous ai déjà dit que je n’aime pas que vous comptez en marks, c’est du trop sale argent.

Car il avait ses délicatesses de patriote. En attendant, le boutiquier était fort satisfait ; aussi, empoignant un cœur de bœuf violacé, dur et lisse comme une pierre vitrifiée, il le lança dans le panier aux provisions.

— Voilà, dit-il en essuyant ses mains à un torchon, les pauvres ne se plaindront pas que le bouillon est trop maigre !

Cependant les servantes s’apprêtaient à fermer quand un jeune homme enjamba lestement la bordure de la porte et sauta dans le magasin :

— Je vous salue, nobles dames ! s’écria-t-il avec une plaisante emphase. Et vous, bonsoir, messire Vergust !

C’était le petit Louis comme on continuait à le nommer, un grand garçon de vingt-deux ans à longue crinière blonde, fils du pâtissier Lavaert qui demeurait en face.

— Le père m’a chargé de vous prévenir qu’il ne pourrait se rendre au Château d’Or avant dix heures à cause de la fabrication du pain blanc pour les malades, vous comprenez.

— Ça tombe bien, repartit Vergust ; moi aussi, je dois encore travailler…

— Faites donc à votre aise, dit le jeune homme avec condescendance, le premier arrivé attendra l’autre…

Et se tournant vers les tripières qui rangeaient l’agenda et le grand livre dans le pupitre :

— J’espère, Mesdames, que vous êtes contentes de la journée ? Hein, je n’ai pas besoin de le demander, ça marche toujours à vos souhaits ?

Décidément, il n’entendait pas se retirer si vite et avait envie de causer. Après cela, son message n’était sans doute qu’une bonne occasion de visite. Comment imaginer en effet qu’un jeune artiste comme lui, élève dans la classe de déclamation au Conservatoire, eût consenti à remplir ce rôle de commissionnaire, à moins qu’une raison supérieure ne dominât sa fatuité de cabot ?

Le riche corsage de Mlle Emma, ses joues colorées des tons de la court-pendue, exerçaient sur lui un vif attrait depuis l’époque de sa précoce puberté, c’est-à-dire depuis six ou sept ans que le pâtissier Lavaert était venu s’établir en face de la triperie. De fait, Emma Vergust lui avait toujours semblé fort appétissante et il cherchait à être en coquetterie avec elle.

Bien longtemps déjà que l’aspirant cabotin la guettait chaque jour derrière les rideaux de sa chambre d’où, avec ses très bons yeux, il contemplait la jeune fille trônant au comptoir à côté de sa mère. C’est pour elle qu’il déclamait du Corneille et du Racine devant le miroir de son lavabo, qu’il était tour à tour le Cid, ou Titus, se récompensant d’une tirade bien « gueulée » par un coup d’œil sur la charcuterie. Sans doute, arrivait-il parfois que Chimène ou Bérénice fût précisément occupée en ce moment à peser des oreilles de porc, à moins qu’elle ne renversât tout un lot de rouges et visqueuses nourritures dans le cabas d’une pratique au nez pointu… Qu’importe ! Tel est l’éclat souverain de la jeunesse et telle la dose d’illusion dont elle remplit les yeux amoureux qui la regardent, que le jeune homme ne recevait aucune secousse fâcheuse de cette réalité, dont le prosaïsme, d’ailleurs plantureux et sain, le replaçait agréablement de l’autre côté de la rampe…

Le petit Louis n’était pas un lourdaud ; même il ne manquait pas d’intelligence ni d’une certaine grâce physique ; nul doute qu’avec de l’étude, il ne devint quelque jour un assez passable Delaunay bruxellois.

À présent, quels étaient les sentiments de Mlle Emma à l’égard du Campéador ? Elle l’avait connu éphèbe et s’était fort amusée de voir pousser ses moustaches. Elle le regardait sans déplaisir, trouvant de la gentillesse à ses manières. Mais il ne lui faisait « piquer aucun fard » comme disent les petites ouvrières et n’avait pas encore réussi à toucher son cœur. Du reste, elle ne le prenait pas au sérieux, le considérant comme bien plus jeune qu’elle, encore qu’il fût son aîné de près de trois ans.

Certes, il était impossible qu’elle n’eût pas remarqué la flamme de ses yeux quand il la regardait, et son furtif manège derrière les rideaux de sa fenêtre ; mais elle n’en était nullement émue, bien qu’elle n’en fût pas agacée non plus.

Elle plaisantait volontiers avec lui sans l’autoriser, toutefois, à aucun propos trop hardi.

Telles étaient du moins ses façons envers le jeune Lavaert avant la guerre. Depuis, elles s’étaient modifiées sensiblement et jusqu’à devenir très réservées, voire très sèches. La jolie tripière, fille énergique et dont le patriotisme s’était éveillé en apprenant la mort du fils Spreutels et de tant d’autres vaillants Bruxellois du quartier, rendait des services à certains émissaires du Gouvernement belge. Elle les documentait dans la mesure de ses moyens et leur fournissait des vivres gratuitement. Aussi, comprend-on le profond mépris qu’elle nourrissait contre ces jeunes gens en âge de servir mais trop lâches pour passer la frontière.

En dépit de ses vingt-deux ans et d’une constitution très robuste, le petit Louis n’avait pas encore été appelé sous les armes. Grâce aux démarches de son père, il avait obtenu plusieurs sursis, sous prétexte de hernie. Mais son cas ne trompait personne d’autant plus que pour se rendre au Conservatoire, l’étudiant gravissait les fortes rampes de la ville à bicyclette. Il n’avait du reste pas l’air de se douter, de sa naïve outrecuidance et continuait à mener bonne vie sans prendre souci des réserves que certaines gens mettaient dans leur façon de l’accueillir. La subite froideur de Mlle Emma qu’il avait attribuée d’abord au trouble sentimental que son beau physique causait à la jeune fille, finit, en persistant, par le tirer de sa suffisance. Il lui était extrêmement pénible de supposer que la jolie tripière eût le cœur engagé autre part. Aussi redoublait-il de ruses pour la voir et lui adresser force madrigaux sous une forme railleuse. Ce soir, il s’était habillé avec plus de recherche que d’habitude. Peut-être se croyait-il irrésistible avec cette lavallière de soie multicolore dont les pattes voltigeaient sur un veston de velours noir, assortiment de nuances qui eût déconcerté un peintre, même futuriste.

Cependant, les deux dames ne semblaient guère pressées de répondre à l’aimable question du jeune premier et continuait à ranger les livres sous la tablette relevée du pupitre. Enfin, la placide Mme Vergust se redressa lentement :

— C’est vrai, dit-elle, on n’a pas encore trop à se plaindre, nous autres… Et, se tournant vers son mari :

— Il est temps que je vais soigner pour le souper…

Sur ces mots, elle disparut, non sans une certaine majesté, par la porte qui donnait accès dans les appartements privés.

— Attendez, Caroline, s’écria le tripier, vous devez…

Il n’acheva pas la phrase et sortit précipitamment à son tour, comme pour faire une recommandation urgente à sa femme. Mais ce n’était qu’un prétexte pour laisser aux jeunes gens toute liberté de « se causer ».

Certes, le petit Louis ne lui inspirait qu’une très médiocre sympathie ; à son point de vue ce n’était qu’un poltron et un désœuvré. Mais il n’oubliait pas que le père Lavaert faisait fortune tout comme lui et que son fils n’était pas un gendre à dédaigner. C’est pourquoi le sentiment de Louis pour Emma, sans le réjouir absolument, ne le contrariait pas outre mesure ; selon les jours, il l’envisageait même avec plus ou moins de complaisance. Fallait-il encourager ou non cette amourette ? La question embarrassait le gros homme qui hésitait encore à y répondre et temporisait, confiant du reste dans l’intelligence de sa fille, qui n’était pas une nature à se laisser embobeliner. Toutefois, cela traînait et il était à souhaiter que les choses prissent une allure plus décidée : le tripier voulait savoir à quoi s’en tenir sur les intentions du jeune homme et sa brusque retraite de ce soir n’était qu’un moyen de le mettre à l’aise afin qu’il pût s’expliquer librement.


Cependant, la jolie fille n’avait pu réprimer un mouvement de dépit en se trouvant seule avec son soupirant. Elle descendit les deux marches du comptoir, ouvrit la grande armoire frigorifique et, sans mot dire, se mit à enfermer les reliefs de triperie rassemblés sur un dressoir.

— Vous êtes comme si sérieuse, ce soir, Mlle Emma ?

Faute de mieux, il avait mis une intention bruxelloise dans ces mots. En vérité, il ne s’était pas attendu à la chance d’un entretien sans témoin. L’occasion le prenait de court sans lui avoir permis de « répéter », et le raccord s’en ressentait.

— C’est vrai, repartit froidement la jeune fille, je n’ai pas du tout l’envie de rire.

Il s’appuyait du coude droit au comptoir, le pouce dans l’entournure du gilet, une jambe croisant l’autre :

— Vous avez du chagrin ? fit-il sur un ton plaisant. Voyons, contez-moi ça, je vous consolerai…

Elle se retourna brusquement dans l’intention de lui décocher quelque verte réplique, mais demeura sans voix devant l’élégante désinvolture de sa pose. D’ailleurs, il essayait son sourire le plus caressant, ses regards les plus magnétiques. En dépit de sa ferme résolution de l’éconduire promptement, elle ne pouvait quand même s’empêcher de le trouver bien fait. Et une honte lui venait de constater qu’elle le méprisait plus de loin que de près.

— Eh bien ! dit-il, vous ne répondez pas ! Comme vous avez tort ! Je serais un si bon confident !…

Elle s’était baissée pour saisir le panier de victuailles préparé par son père et essayait de le soulever dans l’intention de le déposer au fond de l’armoire réfrigérante. Mais, quelle que fût la vigueur de ses bras, la charge était décidément trop lourde.

— Attendez, Mademoiselle Emma, je vais vous aider !

En même temps, il accourut, empoigna le panier par ses deux anses, le balança et, d’un effort facile, le lança dans le coffre.

Elle le regardait avec surprise :

— Je ne vous croyais pas si fort, dit-elle d’une voix moins indifférente. Ça n’est pourtant pas au Conservatoire que…

— Bé, c’est justement ce qui vous trompe ! répondit-il avec une joyeuse fatuité. On nous oblige à faire toute sorte d’exercices dans les classes. Car un acteur ne doit pas seulement avoir une bonne voix, mais aussi des muscles. Il faut être un « costaud », quoi !

— Allons donc, et pourquoi ça ?

— Hé, les pièces ne manquent pas où l’on est forcé d’emporter sa maîtresse à bras tendus, à moins qu’on ne l’étouffe comme Othello !

— Eh bien ! c’est du propre !

Il sourit à ce cri naïf : elle était vraiment drôle mais combien plus séduisante encore !

De fait, jamais Emma Vergust n’avait été plus en beauté que ce soir. C’était une superbe blonde d’une carnation chaude, lactée comme les Madeleines de Rubens. La chevelure, étagée et trop fournie d’ondulations ne convenait peut-être pas très bien au caractère de son visage qui se fût mieux accommodé d’une mode plus simple. Mais tel quel, cet édifice capillaire ne laissait pas que de faire impression ; aussi bien, le jeune artiste en admirait surtout la couleur rutilante et la soyeuse matière. Comme d’habitude, la jeune fille portait un corsage assez échancré qui découvrait la naissance d’une gorge aux fermes contours au-dessus de la bavette dentelée d’un coquet tablier à pochettes ; cette tenue de travail lui donnait comme un charme de plus, celui de l’intimité.

Cependant, le petit Louis, que les arômes bizarres flottant dans la triperie achevaient de troubler, se rapprocha tout à coup de la jeune fille. Il éprouvait la sensation que l’air était brûlant autour d’elle et comme chargé d’un invincible parfum d’amour…

— Mademoiselle Emma, dit-il avec une sorte de hardiesse mêlée d’embarras, est-ce que vous ne me donnerez pas quelque chose pour ma peine ?

— Eh quoi donc, s’il vous plaît ?

— Oh, vous savez bien ce que je veux dire…

Elle devint sérieuse :

— Non, pas de plaisanterie, savez-vous !

Mais comme elle se retournait sans défiance pour fermer le bahut frigorifique, le jeune homme l’empoigna soudainement par la taille et lui appliqua dans le cou la ventouse ardente de sa bouche.

Elle se dégagea d’un brusque mouvement et saisissant un affiloir qui traînait sur le billot :

— Allez-vous-en ! s’écria-t-elle, blême de colère en se frottant la nuque avec dégoût. Allez vous-en ou je vous…

Il s’était vivement reculé et, tout déconfit :

— Ça été plus fort que moi ! Il faut me pardonner Mademoiselle Emma… Vous savez bien que je vous aime !

— Allez-vous-en, je vous dis !

Il prit un air humble et soumis :

— Oui, je m’en vais… Mais je suis bien triste… Je croyais que, vous aussi, vous m’aimiez un peu…

Elle s’était ressaisie : un flot de sang empourpra son visage.

— Moi, vous aimer ! s’écria-t-elle avec véhémence. Ah ! merci bien, alors !

— Oh ! pourquoi donc ?

Elle le regarda fixement :

— Parce qu’on ne sait pas aimer un lâche !

— Oh !

— Oui, un lâche ! poursuivit-elle en déchargeant tout ce qu’elle avait sur le cœur, un lâche qui s’amuse ici, fume des cigarettes, embrasse les femmes quand les compagnons de son âge se battent pour nous de l’autre côté !… Oui, vous êtes un lâche et encore plus lâche de ne pas avoir honte de votre lâcheté !

C’était la première fois peut-être qu’on lui disait aussi brutalement, en face, l’opinion qu’on avait de lui. Il en restait tout abasourdi et, malgré son habituel aplomb, ne trouvait aucune réplique.

— Voyons, finit-il par murmurer, vous savez bien que je suis régulièrement exempté du service… J’ai été malade…

— Taisez-vous ! Vous avez été malade pour la frime, oui !

— Alors, il eut un sourire de compassion :

— Oh ! ma chère enfant, je pourrais vous répondre beaucoup de choses, mais vous ne comprendriez pas !

— Parce que je suis trop bête, peut-être !

— Non, mais c’est de la… philosophie, comme nous disons…

Elle éclata d’un rire strident :

— Parce que je suis trop bête, peut-être !

— Je ne plaisante pas, fit-il froidement. Et bien, s’il faut que je m’explique, je ne veux pas marcher parce que la guerre est un non-sens au point de vue social… La guerre, c’est tout à fait contraire à mes principes !

Elle se demandait s’il parlait sérieusement.

Mais oui, il avait l’air tout à fait convaincu.

— Et vous croyez, s’exclama-t-elle avec emportement, que ça n’est pas contraire aux principes des autres ? Ils doivent pourtant se battre, eux ! Ah ! on serait propre si tout le monde pensait comme vous !

— N’empêche que j’ai raison, reprit-il avec assurance. D’ailleurs, mon père, qui est un homme de sens, m’approuve absolument et ça me suffit.

Tant d’impudence la confondait :

— Est-ce que vous êtes fou ?

— Et puis, continua-t-il sans prendre garde à cette remarque insultante, il y a encore une raison supérieure qui me défendrait de partir…

— Et quoi donc ? Ça, je serais une fois curieuse de savoir !

Il se redressa et, avec une écrasante dignité :

— Je me dois à mon art !

C’en était trop. Il se moquait d’elle. De nouveau, elle lui cria d’une voix exaspérée :

— Allez-vous-en pour l’amour de Dieu ! Vous me dégoûtez. Je ne sais plus vous voir !

Il ne la connaissait pas sous cet aspect violent qui ne la rendait que plus excitante encore. Ah ! elle ne jouait pas un rôle : elle était la vérité, l’indignation même !

Il comprit tout à coup qu’elle avait une âme et qu’il ne l’en aimait que plus profondément. Alors, avec timidité :

— Voyons, Mademoiselle Emma, si je m’en allais là-bas, près des autres, est-ce que vous seriez contente ? Est-ce que vous me pardonneriez ? Est-ce que vous…

Il n’osait plus exprimer toute sa pensée. Elle éclata d’un rire furieux, outrageant…

— Partir, vous ! Quelle farce ! Est-ce que vous sauriez quitter vos petites femmes du Conservatoire !

En ce moment, trois coups secs résonnèrent sur la porte du volet-rideau. Effrayé, le jeune homme s’était vivement rapproché du comptoir.

— Oui, cachez-vous seulement, dit-elle d’un ton de pitié. Ce sont peut-être les boches qui viennent vous chercher. Ça vous apprendra !

En même temps, d’un pas résolu, elle se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit sans défiance.

Un étrange individu surgit dans la triperie.

— Bonsoir, mademoiselle !

C’était une sorte de chemineau, misérablement vêtu, qui marchait courbé et clochant sur un pied bot. Son visage bruni, émacié, était entouré d’un collier de barbe sombre, hirsute. Sous son large front ombragé de cheveux grisonnants, un seul œil étincelait, le droit, tandis que le gauche demeurait invisible sous les paupières fermées et comme aspirées du dedans. Embossé dans une cape flottante et rapiécée que soulevait le bras armé d’un bâton, le visiteur, auquel il eût été difficile d’assigner un âge exact, ressemblait à un gueux de Callot.

Il aperçut tout à coup le fils du pâtissier :

— Oh ! excusez, mademoiselle, je vous dérange sans doute ?

— Mais pas le moins du monde, protesta vivement la jeune fille encore frémissante, je mettais justement monsieur à la porte…

— Oui, balbutia le jeune homme, je partais.

— Non, non, rectifia énergiquement Mlle Vergust, je vous flanquais dehors !

Tout pantois, le jeune comédien lui adressa un regard de reproche à attendrir le marbre des étals :

— Vous êtes impitoyable, mais vous verrez si je…

— Allez-vous-en ! repartit la jeune fille, et ne remettez jamais les pieds ici, savez-vous !

Mais il ne bougeait pas, cherchant une phrase de congé.

Cependant, le borgne s’était redressé sur son gourdin et regardait l’artiste avec une insolente fixité :

— Eh bien, Monsieur, dit-il d’une voix impérieuse, qu’est-ce que vous attendez pour obéir à l’injonction de Mademoiselle ? Faut-il que je m’en mêle ?

Stupéfait, le fils Lavaert dévisageait cet étrange individu dont la façon de s’exprimer contrastait avec sa minable apparence. Pourtant, il eut un haut-le-corps de révolte et, d’un ton d’acteur, dans une pose à la Corneille :

— Ah ça, mon ami, à qui donc croyez-vous parler ?

L’homme fit un pas et dardant sur lui son œil acéré :

— À un lâche ! dit-il tranquillement.

— Monsieur !

— Oh ! tout le monde vous connaît fort bien reprit le vagabond. Vous êtes le fils du pâtissier d’en face. Vous êtes un pleutre et de vingt-deux ans encore ! Après cela, ce n’est peut-être pas votre faute. Vous n’avez apparemment dans les veines que le sirop de grenadine que fabrique Monsieur votre père !

Le garçon pâlit sous l’outrage :

— Misérable ! s’écria-t-il dramatiquement d’un ronflant organe d’acteur. Vous m’insultez quand vous devriez trembler. Ah ! prenez garde que le plus lâche de nous deux ne soit pas celui que vous pensez !

Et, emporté comme dans l’élan d’une tirade il emprunta tout à coup le tutoiement de l’invective :

— Hé, tu comptes sans doute sur tes infirmités pour m’insulter impunément ? Et bien, que ce soufflet sur ta chienne de face te détrompe !

Mais, prompt comme un lutteur, le vagabond avait saisi au vol le poignet du Lovelace et le broyait dans sa main puissante. Le jeune homme poussa un cri et s’affaissa sur les genoux.

— Mon petit monsieur, dit le chemineau, c’est moi qui vous giflerais si je n’en avais le dégoût !

Cette fois, Mlle Vergust était accourue, effrayée des progrès de l’altercation :

— Lâchez-le seulement, dit-elle, et qu’il s’en aille !

— À vos ordres. Mademoiselle !

Et, desserrant l’étreinte de sa poigne, il abandonna le jeune premier qui se releva piteusement. Toute la morgue du beau Louis était tombée : dans son effarement, il avait la sensation de jouer un drame :

— Qui donc êtes-vous ? dit-il sourdement et comme s’il était en scène.

L’homme se mit au diapason et donna la réplique en ricanant :

— Un justicier !

Puis, ramassant son bâton, il continua avec une tranquille ironie :

— Mon petit, je vous ai souvent entendu pérorer au cabaret parmi vos pareils. Il paraît que la guerre est contraire à vos principes philosophiques. Ah, qu’il est beau d’être philosophe à votre âge ! Je croyais, moi, que l’une des grandes qualités de la jeunesse c’était d’être enthousiaste, exaltée, voire un peu folle… Je croyais aussi que la jeunesse aimait la liberté… Est-ce que la Liberté serait contraire à vos principes ? Oubliez-vous donc que c’est pour elle que nous luttons ? Car, cette guerre, nous ne l’avons pas cherchée, je suppose ? Nous la subissons. La Belgique se défend contre un odieux envahisseur. Que répondez-vous à cela ? Que vous vous rendez à discrétion au plus fort ? Non, vous n’allez pas sans doute jusque là. Mais vous dites : « Que les autres résistent et se battent. Moi, je m’en dispense. Je me dois à mon art ! ». En vérité, c’est admirable ! Ah ! quelle perte immense ferait le Monde si vous succombiez, le fusil à la main ! Qualis artifex pereo !

Le vagabond fit une pause. Il y avait dans l’éclair de son œil unique, dans le son âpre de sa voix quelque chose qui angoissait le jeune homme.

— Je veux être juste pourtant, reprit-il avec dérision ; est-ce une idée, mais il me semble que, chez vous, la couardise garde encore un peu de tact. Au moins, vous ne vous êtes pas encore avisé de faire des conférences, comme certains de vos amis. L’autre jour, n’ai-je pas entendu déclarer par l’un des vôtres — un jeune gaillard qui se croit poète — que ce qu’il y avait de plus cruel pour nous dans cette affreuse guerre, c’est « le silence des lettres françaises » ! Hé ! les massacres, ça ne fait pas matière ! Mais « le silence des lettres françaises » ! pensez donc ! Voilà le deuil, voilà le désastre ! Et il débitait cela, en smoking, sur une estrade, sans se douter de son ignominie… Ah ! sinistres petits pîtres qui posent au penseur, dissertent sur la guerre, osent même parler de leurs sentiments patriotiques du haut d’une tribune, oubliant qu’il leur est interdit d’ouvrir la bouche et qu’ils n’ont d’autre droit que d’être muets, comme des eunuques qu’ils sont. Ah ! ceux-là, on les démasquera un jour !

Le petit Louis écoutait ce gueux dominateur sans faire un geste de protestation. Il n’essayait plus de se donner le change : il était réellement un oisif, un inutile, un lâche. La rougeur de la honte lui brûlait le front. Sa toilette de fantaisie augmentait encore son malaise, car l’uniforme du soldat lui semblait à présent le seul vêtement que pût endosser un garçon de son âge. Non. la voix de sa conscience ne pouvait plus être étouffée : elle parlait plus haut que ses sophismes. C’en était fait ; une résolution lui venait de se réhabiliter vis-à-vis de soi-même et de tous.

Assez de déclamations. Il voulait être un héros réel, non plus fictif.

— Et maintenant, fit le vagabond qui estimait en avoir assez dit, je crois que Mademoiselle ne vous retient pas…

Soudain, le jeune homme se cacha la figure derrière ses mains :

— Mademoiselle Emma, Mademoiselle Emma, implorait-il avec des larmes, ne me chassez pas comme cela ! Je vous aime sincèrement. Dites-moi seulement une bonne parole. Oui. ie vous le jure, je partirai… Mais pardonnez-moi avant que je m’en aille… peut-être pour toujours !

Le visage de la jeune fille s’était détendu. Les pleurs de ce grand garçon l’attendrissaient visiblement. Cette fois, elle croyait presque à la sincérité de sa détermination.

Elle fit signe au chemineau d’abandonner son attitude provocante et, d’une voix radoucie :

— Eh bien oui, je vous pardonnerai si vous faites votre devoir.

La physionomie du jeune homme s’éclaira :

— Je partirai et pas plus tard que demain ! Peut-être n’exigeait-elle pas autant de hâte : — Et comment ferez-vous ? interrogea-t-elle avec un accent de sollicitude. Passer la frontière n’est pas aussi commode que vous pensez…

— Tant pis, fit-il d’un air résolu, je saurai bien me débrouiller…

Mais elle n’avait pas confiance dans le génie pratique de cet intellectuel.

— Vous ne connaissez pas le pays. Vous vous ferez tout de suite pincer…

En même temps, elle adressait un regard à l’étrange visiteur comme pour l’engager à donner son avis.

— Mademoiselle a raison, confirma ce dernier. Il faut suivre des chemins que peu de gens connaissent. Un guide est nécessaire…

Il toisa le jeune homme d’un air moins dur et, satisfait sans doute de son examen :

— Êtes-vous bien décidé ? dit-il en dardant sur lui son œil fulgurant. Vous ne jouez pas la comédie ?

— Oh, Monsieur, épargnez-moi !

— Allons, c’est bien… Trouvez-vous ce soir à dix heures au Lion Belge, rue Saint-Géry. Et ne vous étonnez pas si je vous apparaissais sous un autre costume. Nous causerons. C’est moi qui vous ferai passer…

— Vous ?

— Moi-même.

Le jeune homme le regardait avec une stupéfaction profonde. Il ne put s’empêcher de répéter la question qu’il avait déjà posée tout à l’heure :

— Mais qui êtes-vous donc ?

Le gueux eut un mouvement d’épaules :

— Vous êtes bien curieux. Vous voulez le savoir ? Et bien moi aussi, je joue un rôle dans ce drame gigantesque qui bouleverse le monde. Je suis un acteur, mais un vrai !

Le fils Lavaert ne put réprimer un frisson qui fit sourire le chemineau.

— Allons, n’ayez donc pas peur, reprit celui-ci d’une voix plus calme. Soyez discret surtout et fiez-vous à moi.

Il le congédia :

— À ce soir !

Alors, le jeune artiste prit son feutre mou posé sur le comptoir et le tourna un instant dans ses mains à la recherche d’une phrase de retraite :

— Mademoiselle Emma, balbutia-t-il enfin, je ne vous reverrai pas avant longtemps, peut-être même que…

L’émotion l’empêcha de continuer. Mais la jeune fille s’était avancée :

— Allons, Louis, j’oublie tout, dit-elle d’une voix affectueuse. Partez et tâchez de revenir !

— Oui, je reviendrai, fit-il avec exaltation. Et alors, est-ce que vous… m’aimerez un peu ?

Elle détourna légèrement la tête, mais tendit sa main. Il comprit que c’était son « Va, je ne te hais point ».

— Ah ! s’écria-t-il transfiguré par la joie, je veux vous conquérir !

Et se jetant sur la main qu’on lui abandonnait, il la baisa longuement avec toute la ferveur d’un beau Léandre.

— Oh ! merci ! merci ! dit-il en se redressant. Cette fois, je me sens le courage de tout braver ! Adieu !

Sa sortie fut bien faite. Il était parti depuis quelques instants que la jeune fille demeurait encore toute rêveuse, appuyée contre le billot.

Le chemineau la regardait en souriant :

— Un conscrit de plus, grâce à vos beaux yeux, Mademoiselle !

Alors, posant son bâton sur une table, il fouilla dans la doublure de sa veste et en retira une enveloppe qu’il tendit à la jeune fille :

— N’oublions pas le principal. Voici le courrier pour les Claes et consorts. Un de mes hommes viendra chercher les réponses demain soir à la même heure. C’est convenu ?

— Bien, répondit la jeune fille avec docilité, je ne bougerai pas d’ici.

— À propos, reprit l’étrange personnage, je me suis procuré un cochon pour votre père. On vous l’apportera vendredi, parfaitement occis et salé.

Elle le remercia et lui remit à son tour un paquet ficelé d’avance :

— Vos provisions, dit-elle. Je les ai préparées moi-même.

— Oh ! ce n’est pas de refus, reprit-il, en enfermant l’objet dans sa musette. Je vais entamer ça au Lion Belge. La route a été longue et je meurs de faim.

En ce moment, la voix de Vergust se fit entendre dans l’antichambre.

— Eh bien, fille, qu’est-ce que vous chipotez encore par là ? On mange, savez-vous !

L’homme sourit, sachant que le prudent tripier était depuis longtemps aux écoutes, mais se garderait bien de paraître.

— Je me sauve, Mademoiselle ; jusqu’au revoir !

Il remarquait son air soucieux, ses yeux humides :

— Au moins, vous ne regrettez pas ?

Elle rougit et alla ouvrir la porte principale :

— Soyez bon pour lui, dit-elle avec embarras. Il est encore si…

— Compris, ma chère enfant, fit-il avec une cordialité joviale. Allons, point de mélancolie. Hé ! on vous le ramènera un jour ou l’autre votre beau garçon !

Elle entendit le bruit de sa chaussure de bois retentir sur le trottoir, puis s’éteindre brusquement au détour de la rue.

On l’appelait de nouveau :

— Eh bien ! Emma ?

— Och, mais oui, je viens, je viens !

Deux larmes brillaient au bord de ses paupières. Vite, elle les écrasa du doigt et s’élança dans la maison…