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L’Évolution d’un genre. — La Tragédie

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L’ÉVOLUTION D’UN GENRE

LA TRAGÉDIE[1]

Ce n’est pas un article, c’est tout un livre et un gros livre que l’on pourrait ou qu’il faudrait consacrer à l’histoire de la Tragédie dans la littérature universelle, si surtout on y voulait joindre l’examen et la discussion des questions de toute nature qui sont, à vrai dire, une partie de cette histoire même. C’est ainsi qu’une histoire de la tragédie grecque se distinguerait à peine, si l’on en croyait quelques critiques, d’une histoire du sentiment religieux en Grèce ; et le moyen d’entendre l’histoire de la tragédie française, si l’on ne commence par en rattacher les diverses fortunes à toute l’histoire de notre « ancien régime ? » Obligés que nous sommes ici de nous restreindre, nous ne pourrons guère, dans ce court essai, qu’effleurer en passant quelques-unes de ces questions, les moins particulières, et nous ne donnerons de l’histoire de la tragédie qu’une esquisse tout à fait insuffisante. Nous tacherons du moins de faire qu’on y reconnaisse, pour ainsi parler, le schéma de l’histoire ou de l’évolution d’un genre, et, de telle manière, que tout ce que nous ne dirons pas, on en aperçoive clairement, dans ce que nous dirons, les points de rencontre, d’insertion, et d’attache.


I

A cet effet, il faut commencer par distinguer expressément la Tragédie, de tout ce qui n’est pas elle, et notamment du Drame, dont elle n’est qu’une espèce ou une sorte, une forme entre beaucoup d’autres, la plus haute ou la plus idéale : nous voulons dire la plus dégagée de toute préoccupation d’être une imitation de la réalité. Le grand Corneille dira un jour que « le sujet d’une belle tragédie doit nôtre pas vraisemblable, » et il l’entendra d’une manière que nous essaierons d’expliquer. Mais déjà, ce que nous pouvons avancer, c’est que, de toutes les formes du drame, la tragédie est la moins réaliste, en un certain sens la plus symbolique, et, à ce titre, dans ses chefs-d’œuvre, la moins contingente ou la plus voisine de l’absolue beauté, par la noblesse première de son inspiration, par la sévérité de ses lignes, et par la profondeur de sa signification.

Le drame, en général, c’est l’action, c’est l’imitation de la vie médiocre et douloureuse ; c’est une représentation de la volonté de l’homme en conflit avec les puissances mystérieuses ou les forces naturelles qui nous limitent et nous rapetissent ; c’est l’un de nous jeté tout vivant sur la scène pour y lutter contre la fatalité, contre la loi sociale, contre un de ses semblables, contre soi-même au besoin, contre les ambitions, les intérêts, les préjugés, la sottise, la malveillance de ceux qui l’entourent ; et de là, le drame proprement dit, l’Othello de Shakspeare ou l’Egmont de Gœthe ; — de là, le drame bourgeois, la pièce à thèse, la comédie réformatrice ; — de là, la comédie d’intrigue, le Barbier de Séville ou le Mariage de Figaro ; — de là, le drame passionnel, romantique et lyrique, l’Hernani d’Hugo, l’Antony de Dumas ; — de là encore, la comédie, la haute comédie, celle de Molière, l’Ecole des femmes ou Tartufe ; — de là, la comédie satirique ou politique, les Nuées d’Aristophane ou ses Chevaliers ; — la comédie romanesque, beaucoup de bruit pour rien, où la lutte ne s’engage qu’avec le hasard des circonstances, celle dont l’épigraphe pourrait être le mot de Figaro : « Pourquoi ces choses et non d’autres ? » — et de là enfin, le vaudeville ou la farce, quand le conflit ne s’établit qu’entre les prétentions de la sottise et la résistance de la vulgarité : le Plus heureux des trois ou Célimare le bien-aimé.

Mais, s’il n’y a pas de tragédie sans action, ni par conséquent qui ne soit du drame à cet égard, — dans le sens étymologique plutôt que dans le sens littéraire du mot, la Tragédie n’en diffère pas moins du Drame en général, — et ne s’en élève pas moins au-dessus de toutes les formes qu’on vient d’énumérer un peu pêle-mêle, par sa tendance à réaliser sous un aspect d’éternité tous les sujets dont elle fait sa matière ; et c’est précisément cette haute ambition qui fait l’essentiel de sa définition. On ne s’étonnera donc pas que, pour atteindre son but, elle se soit de tout temps astreinte à des règles ou conditions d’art extrêmement sévères, étroites même, si l’on le veut, ou à tout le moins rigoureuses. Ne savons-nous pas bien qu’en aucun art la difficulté vaincue ou surmontée n’est un mince mérite ?


… L’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail ;


et il suffit qu’au lieu d’être, comme on le croit, ou comme on le dit trop volontiers, une laborieuse invention des pédans, les difficultés qui, sous ce nom de règles, s’imposent à l’artiste, soient tirées de la nature des choses. On va voir, chemin faisant, que c’est le cas de la tragédie.

Elle est née en Grèce, où d’abord, et pendant longtemps, à ce que l’on dit, elle n’aurait été qu’une forme un peu plus développée du dithyrambe, lequel n’était lui-même que le chant liturgique dont s’accompagnait la célébration des Dionysies. Le dithyrambe était chanté par des chœurs de satyres, qu’on appelait τραγικοί, — du mot τράγος, bouc, — à cause de « l’extérieur à demi sauvage et bestial » des exécutans. Les historiens de la littérature grecque, et en particulier, les plus récens d’entre eux, MM. Alfred et Maurice Croiset, dans leur belle Histoire (Cf. t. III, pp. 30 et suiv.) insistent à ce propos sur le caractère populaire et même licencieux des Dionysies en général, ce qui ne les empêche pas, un peu plus loin, d’écrire que « la tragédie en Grèce est une des Formes du culte public, » et, qu’issue « d’un des rites de la religion dionysiaque, elle resta, pendant toute la période classique, un hommage rendu par la cité à un de ses Dieux. » Il semble qu’il y ait là quelque exagération dans les termes, ou plutôt quelque confusion. La « religion dionysiaque » était-elle vraiment une « religion, » et peut-on dire que la manière qu’on avait de la célébrer fût vraiment une forme « du culte public ? » Nous n’oserions en répondre. Ces mots mêmes de Culte et de Religion ne sont pas grecs, ou le sont à peine ; et quand on en use pour caractériser les Dionysies ou les Panathénées, je crains toujours que l’on ne crée, sans le vouloir, une espèce d’équivoque. On parle de la « religion de Bacchus » dans le sens où l’entendaient les Grecs, et, constatant alors que la tragédie en est sortie, on parle du caractère « religieux » qu’elle aurait toujours conservé en Grèce. Mais, — et sans faire observer pour le moment qu’elle ne l’a pas toujours eu, ce caractère, — il est évident que l’on donne dans le second cas au mot de « religieux » un sens très différent de celui qu’il avait pour les Grecs, et c’est précisément ici la confusion. « Religieuse, » la tragédie grecque l’est assurément dans son origine, en tant que la naissance en remonte à la célébration des Dionysies ; mais elle a promptement perdu le souvenir de cette origine. C’est même en le perdant, que, d’une orgie populaire, elle est devenue le plus noble des genres littéraires. Et ce que l’on peut trouver de « religieux » dans la tragédie d’Eschyle ou de Sophocle ne semble plus rien avoir de commun, ou peu de chose, avec l’intention « d’un hommage rendu par la cité à l’un de ses Dieux. »


La tragédie, informe et grossière en naissant,
N’était qu’un simple chœur, où chacun, en dansant,
Et, du Dieu des raisins entonnant les louanges,
S’efforçait d’attirer de fertiles vendanges,
Et le vin et la joie éveillant les esprits,
Du plus habile chantre un bouc était le prix.


L’étymologie que propose ici Boileau ne paraît pas être la bonne, mais ses vers, inspirés au surplus d’Horace, n’en contiennent pas moins sur les commencemens de la tragédie plus de vérité humaine que n’en ont depuis lui découvert les recherches minutieuses et contradictoires de l’érudition. Nous en dirons autant de ceux qui suivent :


Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
Promena par les bourgs cette heureuse folie,
Et, d’acteurs mal ornés chargeant un tombereau,
Amusa les passans d’un spectacle nouveau.


On doute seulement aujourd’hui si Thespis « promena la tragédie par les bourgs ; » et on doit ajouter que, s’il commença peut-être par en « amuser les passans, » à la manière de nos forains, les représentations tragiques ne tardèrent pas à prendre une forme plus stable, plus régulière, et finalement « officielle. » La tragédie grecque n’a jamais été un spectacle comme un autre, qui se donnât en tout temps ni partout ; on ne l’a toujours jouée qu’en des circonstances particulières et définies, notamment aux fêtes de Bacchus, — Dionysies des champs, Lénéennes, Grandes Dionysies ; — et, de très bonne heure enfin, l’esprit grec, vaniteux et avide de distinctions, la soumit au système ou, comme nous dirions, au régime des concours. Les partisans de la « liberté de l’art, » — qu’il faut soigneusement éviter de confondre avec la « liberté dans l’art, » — auront sans doute peine à en prendre leur parti ! Mais il en faut bien convenir : l’Agamemnon, l’Œdipe roi, l’Iphigénie sont de l’ « art officiel, » si jamais il y en eut. Elles sont aussi de l’ « art moral, » non seulement de fait, mais d’intention, de parti pris et de propos délibéré. La « virtuosité », l’indifférence au contenu de la parole, ne s’insinuera que plus tard, beaucoup plus tard, et pour l’altérer, dans la composition du génie grec. Bossuet, avec la lucidité de son coup d’œil, ne s’est pas trompé quand, dans une phrase de son Discours sur l’histoire universelle, il a loué les Eschyle et les Sophocle d’avoir travaillé au perfectionnement de la vie civile. Je crois, en vérité, qu’il eût pu dire « civique[2]. » Et ainsi, dans l’histoire de toutes les littératures, il n’y a rien qui soit au-dessus de ces chefs-d’œuvre inspirés à leurs auteurs par l’émulation de triompher d’un rival ; par l’ardeur de mériter une récompense d’Etat ; et par le désir d’être « utiles » à leurs concitoyens !

On trouvera, dans l’Histoire de la littérature grecque de MM. Alfred et Maurice Croiset, que nous suivons dans tout cet exposé, de nombreux renseignemens sur l’organisation matérielle des représentations tragiques, sur la disposition de la scène, sur la nature du décor, sur les masques de théâtre, etc., avec une très fine et très heureuse notation des conséquences qui en sont résultées pour la constitution intérieure de la tragédie grecque. La fonction crée-t-elle quelquefois l’organe ? C’est un beau sujet de controverse entre évolutionnistes. Mais ce qui n’est pas douteux, c’est que la nature de l’organe « détermine » ou « conditionne » celle de la fonction. On joue nécessairement sous le masque d’une autre façon qu’à visage découvert, et cette autre façon de jouer exige nécessairement une psychologie qui lui soit appropriée : sommaire, générale et typique. C’est pourquoi, dans une histoire de la tragédie grecque, on devra toujours donner une place considérable, et la première en ordre, ou en date, à ces questions d’organisation matérielle du théâtre. De l’examen d’une coquille, un naturaliste qui connaît son affaire sait induire jusqu’aux mœurs de l’animal qui l’habitait dans les temps antédiluviens. La connaissance du dehors mène à celle du dedans. Si nous voulons nous former de la tragédie grecque une idée complètement fausse, nous n’avons qu’à la voir jouer dans les conditions où se jouent nos tragédies modernes. Cette idée est peut-être plus fausse encore, plus éloignée de la réalité, quand les acteurs de la Comédie-Française nous représentent l’Œdipe roi de Sophocle sur le théâtre d’Orange. Nous n’avons qu’un moyen de la rectifier, qui est de nous pénétrer, si nous le pouvons, des conditions matérielles de la représentation dramatique en Grèce, et, quand nous y aurons réussi, nous étudierons alors, plus diligemment qu’on ne l’a fait, la réaction de ces conditions mêmes sur la constitution de la tragédie. Le théâtre, en général, est une adaptation des sujets de son choix à des conditions extérieures strictement définies, qui peuvent bien varier avec le temps, mais dont la rigueur s’exerce sur toute une période historique, et va jusqu’à déterminer, sans que les auteurs en aient toujours conscience, le choix même des sujets.

D’autres conditions, moins matérielles, sinon moins extérieures, ont agi sur la forme de la tragédie grecque : telle est, au premier rang, la fonction du chœur, et aucun exemple n’est plus démonstratif de ce qu’il y a, dans un genre littéraire bien caractérisé, de force interne qui l’achemine vers la réalisation de sa propre et pleine nature. « C’est le chœur, dit à ce propos M. Maurice Croiset, qui eut dans la tragédie primitive le principal rôle. L’acteur, créé par Thespis, ne venait d’abord qu’au second rang. Par une série de changemens, ce rapport primitif finit par être complètement interverti. La personnalité du chœur alla toujours en s’effaçant à mesure que son importance diminuait ; et, au contraire, celle de l’acteur, attirant de plus en plus l’intérêt, se subdivisa d’abord en plusieurs rôles, puis, dans chacun de ces rôles, elle prit chaque jour plus de variété. »

La raison n’en est pas difficile à donner. La présence du chœur, c’était, dans la tragédie grecque, le souvenir de sa première origine, et, pour ainsi parler, sa marque de naissance. Mais c’était aussi le lyrisme, et, aussi longtemps que le lyrisme persisterait dans la forme tragique, celle-ci ne pouvait atteindre la plénitude, ni par conséquent la perfection de son genre. Car le lyrisme et le dramatique s’opposent contradictoirement l’un à l’autre, ou, si je puis ainsi dire, s’empêchent l’un l’autre d’exister, et surtout de se développer. Expression et triomphe de la personnalité du poète, le lyrisme interpose toujours entre l’acteur et le spectateur un personnage étranger à l’action. L’action proprement dite en est arrêtée, suspendue ou ralentie. Quelque opinion que le chœur exprime, elle est extérieure à l’action de la tragédie. Le poète reparaît toujours dans les lamentations ou dans les réflexions qu’il lui prête. L’objectivité du sujet en est gravement atteinte, quand elle n’est pas tout à fait détruite. Nous n’avons plus sous les yeux les événemens eux-mêmes, mais le reflet des événemens dans l’imagination du poète. C’est pour ce motif que, « le principe d’action qui était dans la tragédie se dégageant de plus en plus, il a fallu de toute nécessité qu’elle sacrifiât ceux de ses élémens qui étaient impropres à l’action. » Nous verrons plus loin, dans des conditions tout à fait différentes, le même phénomène se reproduire, et la tragédie française, deux mille ans après la grecque, travailler obscurément, pour achever de se constituer, à l’élimination des mêmes élémens lyriques.

Un dernier pas restait à faire, et, après s’être en quelque manière purgée de l’élément lyrique, dont la persistance embarrassait son développement, il fallait que la tragédie grecque se libérât de ce qu’elle avait encore, à ses débuts, de trop voisin de l’épopée. Il est arrivé deux ou trois fois aux Grecs de s’essayer dans la tragédie historique. Un prédécesseur d’Eschyle, Phrynichos, fils de Polyphrasmon, était l’auteur d’une Prise de Milet, dont Hérodote nous a conté qu’elle fit fondre les Athéniens en larmes ; et l’on sait que les Perses d’Eschyle nous ont été conservés. Il semble aussi qu’il y ait eu des tragédies de pure invention, et peut-être Aristote songeait-il à la variété de ces essais successifs quand il écrivait dans sa Poétique (IV, 3) « qu’après s’être hasardée dans plusieurs directions, la tragédie se fixa, ἐπαύσατο (epausato), lorsqu’elle eut enfin reconnu sa véritable nature. » Ce qu’il y a de certain, c’est que la matière habituelle, et on pourrait dire classique, de la tragédie grecque, est épique, étant légendaire, et tout entière, ou à bien peu d’exceptions près, empruntée d’Homère, d’Hésiode et de leurs continuateurs, les poètes des Nostoi ou Retours. On appelait de ce nom générique les poèmes dont le sujet était le récit des aventures des héros de la guerre de Troie à la recherche de leur patrie. L’Odyssée en était le principal. Mais toutes les aventures ne sont pas « dramatiques, » ni surtout « tragiques, » et quelques-unes de celles d’Ulysse même en peuvent servir de preuve ! Il y faut certaines conditions. Quelles sont ces conditions ? C’est ce que nous allons discerner en abordant l’évolution, non plus théorique ou conjecturale, mais historique, de la tragédie grecque.

Passons donc rapidement sur les successeurs immédiats de Thespis : Chœrilus d’Athènes, qui vivait au temps de la 64e Olympiade (524-521) et dont on place la mort aux environs de 480 ; Pratinas de Phlionte, dont tout ce que nous savons, c’est qu’il concourut avec Eschyle et Chœrilus dans la 70e Olympiade (500-497) et Phrynichos d’Athènes, dont nous avons déjà cité le nom. Nous connaissons les titres de neuf des pièces de ce dernier : les Égyptiens, Alcée, Antée ou les Libyens, les Danaïdes, la Prise de Milet, les Femmes de Pleuron, Tantale, Troilos et les Phéniciennes. On lui attribuait l’introduction des rôles de femmes dans l’intrigue tragique, et, — quoi qu’il en soit de la réalité du fait, — la légende ou le symbole, si c’en est un, quand on le rapproche du genre d’émotion sentimentale excité par la Prise de Milet, pourrait servir à indiquer la nature de son talent. C’était vraisemblablement un talent d’élégiaque, et ses tragédies, toutes lyriques encore, étaient un peu pauvres d’action, mais riches de poésie, de pathétique, et de mélodie.

C’est à ce moment que parut Eschyle, fils d’Euphorion, natif d’Eleusis, près d’Athènes (525-456), le premier des grands tragiques grecs, et on n’ose dire le plus grand, mais assurément le plus « religieux, » dont la gravité ressemble à celle d’un mage ou d’un hiérophante, et celui des trois qui a élevé le plus haut la dignité de son art. Son œuvre entière ne comprenait pas moins de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pièces ; il nous en est parvenu sept, qui sont : les Suppliantes, les Perses, les Sept contre Thèbes, Prométhée enchaîné, Agamemnon, les Choéphores et les Euménides. Ces trois dernières, formant ensemble ce que les Grecs appelaient une « trilogie, » sont quelquefois enveloppées sous le nom commun de l’Orestie. « Les Suppliantes paraissent la plus ancienne des pièces qui viennent d’être nommées (A. et M. Croiset, ÏIÏ, p. 172). » Les Perses sont de 472. Et si l’on admet enfin que l’Orestie a été jouée en 458, — c’est-à-dire deux ans avant la mort du poète, — il devient intéressant de suivre, au moyen de la chronologie de son œuvre incomplète, le progrès de sa « manière, » et celui de la tragédie elle-même vers la perfection de son genre.

Si en effet les Suppliantes ne sont guère qu’une élégie dramatique, il y a, en revanche, dans l’Orestie, autant d’action qu’il en fallait pour défrayer toutes les tragédies dont la famille des Atrides a fourni depuis lui le sujet. « De toutes les pièces d’Eschyle, nous dit M. Maurice Croiset, les Choéphores sont celle qui répond le mieux à l’idée que nous nous faisons de la tragédie. » Ne pourrait-on le prétendre également de l’Agamemnon, sinon des Euménides ? C’est sans doute aussi dans cette trilogie mémorable, dont il faut dire qu’elle est une des grandes choses de l’esprit humain, que nous pouvons le mieux saisir, à cause de l’ampleur de développement que la liaison des trois pièces y donne à la pensée du poète, la « philosophie d’Eschyle. » Ebauchée dans les ombres ou dans la nuit du crime, et comme asservie dans l’Agamemnon à toute la « puissance des ténèbres, » la tragédie, avec les Euménides, s’achève dans la lumière, et arrache l’homme à la fatalité que faisaient peser sur lui l’hérédité du crime, la jalousie des dieux, et l’implacabilité du destin. Emancipation et illumination progressives, c’est sous une autre forme, moins symbolique, plus humaine, moins éloignée de la vie commune, l’idée qui circulait dans le Prométhée enchaîné, ou pour mieux dire encore, la « leçon » qui s’en dégageait. Loin de nous les dieux barbares et sanguinaires que s’était forgés la primitive humanité ! S’ils existent, nous avons en nous de quoi braver leur Némésis, et, s’ils n’existent pas, c’est l’homme qui deviendra quelque jour à lui-même son dieu ! Et cela sans doute est « religieux » en un certain sens, quoiqu’en un certain autre sens on soit tenté d’y voir la formule même de « l’irréligion ; » mais ce qu’il nous paraît un peu plus difficile d’y retrouver, c’est la célébration d’un « rite de la religion dionysiaque. » Disons donc plutôt que, dès le temps d’Eschyle, la tragédie s’est comme détachée de ses anciennes origines ; il a coupé le cordon ombilical ; quelque émotion de terreur ou de pitié que nous communique le drame, elle est devenue tout humaine ; et, déjà, la volonté du héros, rien qu’en se dressant contre la puissance mystérieuse des choses, a comme obligé la fatalité de reculer à l’arrière-plan de la vie.

On le voit mieux encore dans la tragédie de Sophocle, fils de Sophillos, né à Colone en 497 ou 495, et mort en 405, plus que nonagénaire. De cent trente ou cent vingt-cinq pièces qu’il avait, dit-on, composées, — j’avoue que ces chiffres m’étonnent toujours, et j’ai peine à concevoir qu’un Sophocle même ait pu donner tous les ans, pendant soixante ans, deux Antigone ou deux Œdipe à Colone par an ! — la jalousie du temps ne nous en a conservé que sept : Ajax, Philoctète, Electre, les Trachiniennes, Œdipe roi, Antigone et Œdipe à Colone. La plus ancienne est Ajax, qui doit être antérieure à 440, et la plus récente, qui en est séparée par plus d’un demi-siècle, puisqu’elle ne fut jouée qu’après la mort du poète, est Œdipe à Colone. Agé qu’il était de plus de quatre-vingt-cinq ou six ans quand il l’écrivit, car nous savons que son Philoctète, qui précède Œdipe à Colone, est de 409, on ne s’étonnera pas que ce soit la « moins dramatique » de ses tragédies : Antigone, Electre, Œdipe roi en sont les plus caractéristiques.

Une comparaison de l’Œdipe roi de Sophocle avec l’Agamemnon d’Eschyle ferait bien ressortir la différence du génie des poètes, et d’autant mieux qu’après ou avec celle des Atrides, il n’y a guère, dans la légende grecque, de famille plus tragique que celle des Labdacides. Cependant on ne respire point dans la tragédie de Sophocle l’atmosphère d’horreur si caractéristique de la tragédie d’Eschyle ; on n’y éprouve point, quelque dramatique et pressante que soit l’intrigue, la même sensation d’oppression ; et, dans le court espace de vingt-cinq ou trente ans peut-être, « on sent qu’on a changé de cieux. » C’est, aussi bien le caractère du théâtre de Sophocle, tel que nous pouvons le déduire de ses pièces et du témoignage de l’antiquité tout entière. Quelque chose de sombre planait encore sur tout le théâtre d’Eschyle ; l’aspect général en avait je ne sais quoi de « cyclopéen » et de démesuré : le théâtre de Sophocle est « lumineux, » et baigne, pour ainsi parler, dans la clarté légère du ciel attique. Une impression d’apaisement s’en dégage, et rien, dans l’art grec tout entier, si ce n’est quelque statue, de la famille de la Vénus de Milo, ne donne mieux l’idée de la perfection dans la mesure. Le style, plus simple, moins épique, voisin, dans sa discrète élégance, de la prose la plus unie ; les caractères, moins sommaires, moins entiers, d’une psychologie plus analytique, plus fine, plus subtile ; la conception même du drame, moins homogène peut-être, mais plus libre et plus variée, tout y concourt au même effet. L’humanité d’Eschyle, — ses Prométhée, ses Agamemnon, ses Clytemnestre, — était encore héroïque, au sens grec du mot, plus éloignée de la nôtre et de la douceur même des mœurs de son temps : celle, de Sophocle, — son Antigone, son Electre, son Œdipe, — s’est rapprochée de la nôtre. Elle n’en diffère déjà plus que par la noblesse instinctive, naturelle, des sentimens ou des attitudes ; mais elle est toute pénétrée de vie ; et, s’il est vrai que tout mouvement s’y range ou s’y contraigne encore et s’y gouverne sous la loi de la beauté, le voici, sous la forme de la passion, qui s’accélère, se précipite, et qui fait triomphalement son entrée ou son invasion dans l’art grec avec la tragédie d’Euripide.

Nous avons d’Euripide, fils de Mnésarchidès, né à Salamine en 480, et mort en 406, dix-sept tragédies et un drame satyrique. Le drame satyrique, le Cyclope, est précieux, comme étant le seul monument qui nous reste du genre. Les dix-sept tragédies sont : Alceste, Médée, Hippolyte, les Troyennes, Hélène, Oreste, Iphigénie à Aulis, les Bacchantes, Andromaque, Hécube, Electre, les Héraclides, la Folie d’Hercule, les Suppliantes, Iphigénie en Tauride, Ion et les Phéniciennes. A peine est-il besoin d’ajouter que ces dix-sept tragédies ne représentent que la moindre partie de l’œuvre d’Euripide, et les catalogues ne lui attribuent pas moins de quatre-vingt-douze pièces.

On ne peut à ce propos s’empêcher de faire deux observations : la première que, selon le mot d’Aristote, la tragédie grecque a tourné tout entière autour de trois ou quatre, familles ; et la seconde que ni le vieil Eschyle, ni Sophocle, ni Euripide ne semblent s’être souciés qu’un autre eût traité avant eux les sujets de leur choix. C’est qu’en effet les contraintes qui s’imposaient à la tragédie grecque ne lui permettaient pas, comme le permettra plus tard à Shakspeare ou à Lope de Vega la liberté du drame, de choisir, presque indifféremment toute espèce de sujet. Et, si nous insistons sur ce point, — sans parler de l’intérêt qu’il offre pour la théorie de la véritable invention, — c’est que rien n’a contribué davantage à différencier insensiblement la matière proprement tragique de la matière épique et de la matière lyrique.

En un certain sens, et du moment qu’elle a existé, ou que l’on en admet l’existence, la réalité s’impose tout entière à l’inspiration du poète épique, et s’il raconte le retour d’Ulysse, il n’a pas le droit, en un certain sens, d’omettre aucun des épisodes, ni, dans le récit de ces épisodes, aucune des circonstances qui ont contrarié le retour d’Ulysse. Nous attendons de lui le récit de tout ce qui est arrivé. Des considérations de goût ou d’opportunité peuvent d’ailleurs intervenir, et le dissuader de mettre en œuvre telle ou telle partie de son sujet, mais ces considérations n’ont rien de « contraignant, » et elles ne s’engendrent point de la constitution même de l’épopée. D’un autre côté, dans un autre genre, le poète lyrique est maître de son développement, dans l’élégie comme dans l’ode, qu’il chante ses amours ou qu’il célèbre le vainqueur des jeux. On ne lui demande que d’être lui-même, et quelque sujet qu’il traite, ce qu’il lui plaira d’en dire n’a point de bornes « naturelles » ou n’en trouve que dans l’ampleur même de son inspiration : nous lui permettons d’ensevelir une maîtresse aimée dans une épigramme de six vers, ou, s’il le préfère, de la pleurer dans tout un long poème. Mais il faut à la tragédie des sujets qui « entrent en forme, » si je puis ainsi parler, et quand il les a choisis, ni le poète n’est maître du développement à leur donner, ni toutes les circonstances n’en répondent toujours aux exigences de l’art. Pour être « dramatique, » un sujet ne doit pas seulement s’adapter aux conditions matérielles de la scène, — et encore y fallait-il joindre en Grèce les conditions du concours, — mais il doit encore se développer conformément à sa propre constitution ; et c’est pourquoi des aventures extrêmement romanesques se trouvent n’être nullement dramatiques. Telles sont précisément la plupart de celles d’Ulysse dans l’Odyssée. Mais, de « dramatique, » pour devenir vraiment « tragique, » il faut encore qu’un sujet, horrible en soi comme celui d’Agamemnon ou d’Œdipe roi, ne soit pas incapable de revêtir quelque noblesse, de même ou à peu près qu’un mouvement ne devient sculptural que dans l’imperceptible instant de son passage à l’état statique. Ce sont toutes ces raisons, qui, en Grèce, ont comme obligé les grands tragiques à reprendre l’un après l’autre les mêmes sujets, et quand, pour les renouveler, ils ont voulu, tel Euripide, y introduire la passion, ils l’y ont introduite, mais, avec elle et en même temps, le mouvement qui déplace « les lignes, » et, en les déplaçant, devait faire à la longue évoluer la tragédie vers le mélodrame.

Aristote a quelque part appelé Euripide le plus tragique des tragiques : il en est aussi le plus moderne, et le plus voisin de nous. M. Maurice Croiset le nomme « un destructeur d’illusions, » et en effet, dans son œuvre, il semble bien que la tragédie grecque ait perdu désormais tout souvenir de son caractère « religieux. » Oserons-nous, à notre tour, nous permettre l’anachronisme ? Il y a, en vérité, quelque chose de « voltairien » dans l’inspiration philosophique du théâtre d’Euripide, et nous avons de lui des tirades qui semblent annoncer l’Œdipe du jeune Arouet :


Nos prêtres ne sont point ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science ;


ou encore :


Qu’eussé-je été sans lui ? Rien que le fils d’un roi.


Signaler cette analogie, c’est indiquer le principal défaut ou le plus apparent du théâtre d’Euripide. Génie mobile et capricieux, — on serait tenté de dire fantasque, — il est venu troubler l’harmonieux équilibre de la tragédie sophocléenne. Ses pièces ne sont pas liées, ni même toujours composées. Elles sont pleines d’épisodes et de digressions. Elles sont pleines aussi de « surprises, » « de méprises, » et de « reconnaissances » qui sont toujours des moyens bien vulgaires. Peut-être l’étaient-ils moins en Grèce ! Mais sa sensibilité profonde, mêlée d’un peu de misanthropie, lui a permis, en revanche, de faire entrer dans la tragédie grecque une quantité d’émotion, si l’on peut ainsi dire, inconnue avant lui. Il est « pathétique ; » et quand ce n’est pas lui qui, comme tel de nos romantiques, souffre ou s’exalte par la bouche de ses personnages, on sent bien que, sous leur masque légendaire, si ce ne sont pas encore des aventures, ce sont au moins les sentimens de la vie commune qu’il aime à mettre en scène.

Le dernier pas était fait. En moins de cent ans, la tragédie grecque avait donné ses chefs-d’œuvre et, par eux, épuisé la fécondité de sa propre notion. Il ne nous reste rien ou presque rien des successeurs d’Euripide : Aristarque, Néophron, Ion de Chios, Acheos, Agathon, Théoclecte, Chérémon, d’autres encore dont les noms seuls nous sont parvenus. Aristote nous dit du dernier, dans sa Rhétorique (III, 12), « que ses œuvres étaient plutôt faites pour être lues que pour être représentées. » Nous inclinerions à croire qu’on en pourrait dire autant de tous les autres. Le même Aristote loue encore, dans sa Poétique (IX, 1), la Fleur d’Agathon, « où tout, dit-il, est d’invention, les choses et les noms, et qui n’en est pas moins agréable. » Nous le voulons bien ; mais, et nous en avons indiqué quelques-unes des raisons, sur lesquelles nous reviendrons plus loin, une tragédie « toute d’invention » n’est pas une tragédie.

La vérité, quoi qu’on en pense et quoi qu’en disent certains critiques, par complaisance pour les auteurs, — et aussi parce qu’on n’aime pas vivre en des temps pauvres de chefs-d’œuvre, — la vérité, c’est que les genres s’épuisent ; et il ne faut pas dire qu’après les Eschyle, les Sophocle, les Euripide, s’il naissait d’autres Euripides, d’autres Sophocles, et d’autres Eschyles, on verrait renaître avec eux des Iphigénie, des Œdipe à Colone, et des Agamemnon, mais il faut dire que l’épuisement du genre les empêcherait d’en écrire, et ils seraient autre chose, et de plus grands poètes, si l’on veut, mais non pas des tragiques. Pendant quatre ou cinq siècles qu’a encore après eux duré la littérature grecque, il n’est pas du tout prouvé, ni même probable qu’il ne soit né des poètes qui, en d’autres conditions, eussent été Euripide, Sophocle ou Eschyle, mais ce qui est certain, c’est qu’aucun ne l’a été, et, au rebours de ce que l’on croit, la cause en est que les conditions extérieures sont demeurées trop semblables pour eux. Ni les genres en particulier, ni l’art en général ne se renouvellent d’eux-mêmes ou de leur fond, et l’intervention du génie, si quelquefois, très rarement, elle contrarie l’évolution d’un genre, s’y insère, le plus souvent, pour la hâter en s’y adaptant. C’est la civilisation tout entière qui doit être renouvelée, dans son principe et dans sa forme, pour que l’art se renouvelle et que les anciens genres, dans un milieu nouveau lui-même, recommencent à vivre d’une vie vraiment féconde. L’histoire de la tragédie grecque nous en est un exemple : l’histoire de la tragédie française nous en servira tout à l’heure d’un second.


II

Il semble a priori que la civilisation romaine eût dû constituer ce « milieu » favorable à une renaissance de l’art tragique ; et, de fait, pour nous autres, modernes, des sujets comme celui d’Horace ou de la Mort de Pompée, s’ils sont d’un autre ordre, ne nous paraissent assurément pas moins « dignes du cothurne » que le sujet de Philoctète ou celui d’Andromaque. L’histoire de Rome est pleine de traits d’un héroïsme féroce, et, sans doute, on ne serait pas embarrassé de découvrir plus d’une convenance entre les exigences de l’art tragique et les caractères essentiels du génie latin. Cependant la tragédie n’a pas fait fortune dans l’antique Italie, et, au contraire, pendant longtemps, la critique moderne a pu se demander, rechercher, et même trouver les raisons de cette indifférence. De causis neglectæ a Romanis tragœdiæ : c’est le titre d’une dissertation allemande datée de 1789, et cinquante ans plus tard, dans ses Études sur les poètes latins de la décadence (1834), Désiré Nisard établissait fort doctement que, « s’il n’y avait pas eu, à proprement parler, de tragédie romaine, » c’était d’abord qu’on n’en connaissait point, et c’était, en second lieu, qu’il ne pouvait pas y en avoir eu. Mais un jeune et brillant professeur de l’Université de Fribourg, M. Gustave Michaut, dans un excellent livre sur le Génie latin (Paris, 1900), s’est inscrit en faux, tout récemment, contre les conclusions de Nisard, et s’est efforcé de prouver, non seulement qu’il y avait eu « une tragédie romaine, » mais encore que cette tragédie, — dont il ne nous reste que des fragmens et des titres de pièces, — si peut-être, si certainement elle n’avait pas égalé la tragédie grecque, n’était pas indigne d’être mise au moins en comparaison avec la comédie de Plaute et de Térence.

Pour l’établir, il a invoqué les noms de Livius Andronicus, de Nœvius, d’Ennius, de Pacuvius, d’Accius, et ce sont, en effet, dans l’histoire de la littérature latine, des noms considérables. Il a rappelé, fort à propos, de quels applaudissemens le public romain avait accueilli leurs chefs-d’œuvre Et il a très bien montré que la tragédie latine, quoique n’ayant en général traité, comme la comédie, que des sujets grecs, eût pu les marquer d’une empreinte originale et nationale. Mais ce qu’il n’a pas prouvé, c’est que les Ennius ou les Accius eussent en effet marqué ces sujets de cette empreinte, et je conviens d’ailleurs qu’en l’absence des textes, il ne lui était pas facile de le faire. Nous sommes donc fondés à dire qu’en dépit des titres et des noms qu’on apporte, « il n’y a pas à proprement parler de tragédie romaine. » Les Romains se sont exercés dans la tragédie, et nous pouvons admettre, si l’on le veut, qu’ils y aient brillamment réussi, mais il n’y a pas de tragédie latine. Ou, en d’autres termes encore, on ne saurait trouver une conception de la tragédie qui soit propre à Nœvius ou à Pacuvius. La langue seule de leurs pièces est latine, tout le reste en était grec. Ils n’ont été dans la tragédie que les imitateurs de leurs maîtres. Je crois bien que ni les Allemands, dans leurs dissertations, ni Désiré Nisard n’ont voulu dire autre chose.

Ce qui m’engage particulièrement à le croire, c’est que Nisard l’a dit en songeant à Sénèque, dont il avait comme nous les neuf ou dix tragédies sous les yeux, et avec l’intention d’expliquer par des raisons de doctrine le peu de cas qu’il en faisait. Si les tragédies de Sénèque, — sa Troade, son Thyeste, son Hercule furieux, son Œdipe, sa Médée, sa Thébaïde, son Agamemnon, son Hercule mourant, son Hippolyte (la dixième est une Octavie), — toutes empruntées de la légende grecque, ne sont que des déclamations rythmées, c’est que telle était, nous dit Nisard, la tradition du génie latin en matière d’art tragique, et je crains, — pour l’honneur ou la gloire des lettres latines, — que Nisard, tout compté, n’ait raison. Il a seulement trop déprécié Sénèque, ou du moins il ne lui a pas tenu compte de l’influence qu’il devait un jour exercer, et il n’a pas reconnu les raisons de cette influence. Sénèque, dans l’histoire de la littérature latine, et Plutarque, dans l’histoire de la littérature grecque, sont les deux premiers écrivains que l’on puisse considérer comme cosmopolites, citoyens du monde autant que de Cordoue et de Chéronée, ou même de Rome, et, pour cette raison même, prédestinés à devenir, dans l’Europe de la Renaissance, les modèles des Français aussi bien que des Espagnols, et des Anglais comme des Italiens. (Cf. sur ce point : A.-W. Ward, A history of English dramatic Literature ; Londres, 2e éd. 1899.)

Mais, avant d’en venir aux temps de la Renaissance, faut-il essayer de ressaisir au moyen âge quelque trace de la tragédie ? La question revient à celle de savoir si l’évolution des Mystères fait ou non partie de l’histoire de la tragédie ? Historiquement et en fait, on peut répondre hardiment que non. Il y a solution de continuité dans la chaîne des temps. Les auteurs de nos Mystères n’ont rien hérité des Latins et des Grecs, de Pacuvius ni de Sophocle, et j’ajoute, sans tarder davantage, qu’ils n’ont préparé ni le drame de Shakspeare, ni la tragédie de Racine. Je serais moins affirmatif en ce qui regarde le drame espagnol, et il se pourrait, — je n’ai pas examiné la question, — que la tradition des Mystères eût eu sa part d’influence dans la conception des autos sacramentales de Calderon et de Lope de Vega. Mais, théoriquement, si les Mystères sont nés à l’ombre de l’autel (Cf. Marins Sepet, les Origines catholiques du théâtre moderne, Paris, 1901) ; s’ils n’ont d’abord, et même longtemps, été qu’un prolongement ou presque une fonction du culte ; et enfin, s’ils se sont comme profanés en devenant sur leur déclin la caricature ou la dérision d’eux-mêmes, on ne saurait nier que la connaissance de leur évolution, par les nombreux et curieux rapprochemens qu’elle suggère, ait jeté de nos jours une vive clarté sur les origines de la tragédie grecque. C’est toutefois à la condition que l’on ne s’exagère pas la valeur de ces rapprochemens. Si les origines de nos Mystères et de la tragédie grecque ont ceci de commun qu’elles sont également « religieuses, » on a vu plus haut que ce mot de « religion » n’avait pas tout à fait le même sens en grec et dans nos langues de l’Europe moderne. Et puis, et surtout, tandis qu’il est bien vrai que la tragédie grecque, et la comédie même, se sont primitivement engendrées du dithyrambe, et de la célébration des fêtes de Bacchus, il y a vraiment quelque abus à parler des origines « catholiques » du théâtre moderne. Les historiens de la littérature grecque nous ont paru trop appuyer sur ce que la tragédie de Sophocle et d’Euripide aurait conservé de « religieux ; » mais, de leur côté, les historiens des Mystères insistent trop sur les analogies lointaines de quelques épisodes de nos Mystères avec quelques pièces de notre théâtre profane. Ici encore, comme plus haut, il y a solution de continuité dans la chaîne des temps. Ni on ne peut rattacher l’évolution des Mystères à l’histoire de la tragédie ancienne, ni on ne peut, rattacher l’histoire de la tragédie moderne à l’évolution des Mystères. Mais au contraire, et pour achever la démonstration, il n’y a rien de plus facile que de relier l’évolution de la tragédie moderne à l’évolution de la tragédie grecque.

Le rattachement se fait par l’intermédiaire des deux écrivains dont nous avons dit deux mots tout à l’heure : l’auteur des Vies parallèles et Sénèque le tragique. Nous les avons appelés les premiers des cosmopolites : un autre nom de leur cosmopolitisme est le nom d’universalité. On peut dire d’eux, en vérité, mais surtout de leurs œuvres, qu’elles ne sont d’aucun temps ni d’aucun pays, du moins quand on ne se pique pas d’en approfondir la nature, et c’est pour cela qu’en empruntant à Plutarque, bien plutôt qu’aux tragiques grecs, la matière de sa tragédie, toute l’Europe de la Renaissance en a imité la forme de Sénèque. Seulement, et après avoir traduit ou adapté Sénèque tout entier, tandis que l’Angleterre et l’Espagne se libéraient de son influence, pour tendre, de tout l’effort de leur génie, vers une architecture plus libre, et tout autre du drame, où la poussée ne s’exerce plus du tout aux mêmes points, l’Italie et la France la subissaient docilement, et remontaient par elle, à mesure des progrès de l’érudition, jusqu’à la tragédie grecque, dont elles s’appropriaient lentement ce que l’esprit moderne en pouvait accepter, s’assimiler, et transformer en soi.

On pourrait dire de la tragédie italienne ce que Nisard a dit de la tragédie romaine : elle n’existe pas ! Je trouve à ce propos, dans une intéressante histoire de la littérature italienne, — la plus « nationaliste, » la plus passionnée, et, si je ne me trompe, la plus répandue de toutes, — celle de Luigi Settembrini, les lignes que voici : « Le XVe siècle n’a pas vu naître moins d’un millier de drames, d’après le calcul d’Allacci, et, de 1500 à 1734, Riccoboni n’en a pas compté moins de cinq mille. On en a tant écrit depuis lors, que, si l’on en faisait aujourd’hui la somme, on en trouverait plus du double, et tout cela joint ensemble n’irait guère à moins d’une vingtaine de mille. On entend cependant répéter, et par des gens qui le croient, que les Italiens n’ont pas de drame national, comme si l’art d’un peuple pouvait représenter autre chose que sa vie nationale… » (Luigi Settembrini, Lezioni di Letteratura Italiana, Naples, 1894, t. II, p. 109, 16e éd.) Et voilà un argument dont personne avant le fougueux professeur ne s’était avisé ! « L’art d’un peuple ne peut représenter autre chose que sa vie nationale ; » et donc, pour qu’il y ait une sculpture américaine, par exemple, ou une architecture portugaise, il suffira que les squares de Saint-Louis ou de Buffalo soient ornés de statues, comme il suffit qu’à Lisbonne ou à Coimbre, on n’habite pas en plein air[3] ! Mais nous n’avons après cela qu’à tourner quelques pages et nous lisons ces mots : « Le XVIe siècle fut sceptique, et c’est pour cette raison qu’il n’eut point de tragédies, la passion étant l’âme de la tragédie. La Sophonisbe, la Rosemonde, l’Orbecche, la Canace ne sont que des exercices de collège. Et, depuis le XVIe siècle nous n’en avons pas eu davantage… jusqu’à l’apparition d’Alfieri, notre grand tragique. » (Settembrini, t. II, p. 122.) C’est précisément ce que nous voulons dire quand nous disons qu’il n’y a pas plus de « tragédie italienne » que de « tragédie latine, » rien de plus, ni de moins. Laissons donc de côté ces « milliers de drames, » dont il n’y en a presque pas un, je ne dis pas qui ait franchi les frontières de son pays d’origine pour devenir vraiment européen, mais qu’admirent sincèrement les critiques italiens eux-mêmes. L’influence italienne au XVIe siècle s’est exercée en littérature par des humanistes, par des poètes comiques et satiriques, par des Novellieri surtout. Mais la Sophonisbe de Trissino est peut-être la seule tragédie dont on puisse ressaisir l’action sur une littérature étrangère. Et, à vrai dire, il n’y a de comparable à l’évolution de la tragédie grecque que celle de notre tragédie française.


III

On peut la diviser en trois époques, dont la première s’étend des origines, que l’on date généralement de la Cléopâtre de Jodelle (1552), jusqu’à l’apparition du Cid, en 1636 ou 1637 ; — la seconde, qui va du Cid jusqu’à la Phèdre de Racine (1677) ; — et la troisième, qui s’étend de la Phèdre de Racine jusqu’au triomphe du drame romantique, entre les années 1827 et 1830. On essaiera ici de montrer à la fois le lien qui relie ces trois époques l’une à l’autre, et les différences qui les distinguent. Les différences et le lien consistent en ceci qu’après s’être constituée, dans sa seconde époque, par l’élimination successive de tous les élémens qui l’avaient, dans la première, empêchée d’atteindre sa vraie nature, — τῆν αὐτῆς φύσιν (tên autês phusin), — la tragédie française, dans la troisième, voit commencer, s’accélérer, et s’achever son déclin par la réintroduction successive de tout ce qu’elle avait éliminé.

La première de ces trois époques a été bien étudiée par M. Emile Faguet, dans son livre sur la Tragédie française au XVIe siècle (Paris, 1883) ; par M. Eugène Rigal, dans son livre sur Alexandre Hardy (Paris, 1889), — essentiel pour tout ce qui touche à l’organisation matérielle du théâtre entre 1580 et 1640 ; — et par M. Gustave Lanson, dans son Corneille (Paris, 1898). On y peut joindre utilement le livre déjà plus ancien de M. Gaston Bizos : Etude sur la vie et les œuvres de Jean de Mairet (Paris, 1877), et, en allemand, le livre de A. Ebert : Entwickelungs Geschichte der französischen Tragödie (Gotha, 1856).

Imitée de la tragédie de Sénèque, dont les caractères sont pour ainsi dire codifiés et consacrés en force de loi dans la Poétique de J.-C. Scaliger (1561), la tragédie française n’est d’abord, comme celle de Sénèque en latin, qu’un exercice de collège, destiné à la lecture plutôt qu’à la représentation ; conçu, par suite, en dehors ou indépendamment de toute exigence proprement scénique ; et, par suite aussi, traité, comme d’ailleurs il convenait à des disciples de Ronsard, selon le mode lyrique. C’est ce que l’on voit très bien dans les tragédies de Jacques Grévin, de Jean de la Péruse, des frères de La Taille et surtout dans celles de Robert Garnier, dans sa Porcie (1568), dans son Hippolyte, dans ses Juives (1583), son chef-d’œuvre, où les chœurs tiennent plus de place que l’action, et, d’une manière générale, où les grandes scènes de L’histoire, dont le poète sent confusément la force dramatique, ne lui servent que d’un prétexte ou d’une occasion pour éprouver des impressions personnelles, qu’il essaie de communiquer comme telles à ses lecteurs. Pareillement encore Antoine de Moncrestien, dont les six tragédies, — et la Marie Stuart (1600) en particulier, — ne sont que des élégies dialoguées. On a d’ailleurs eu tort de voir, dans cette forme première et comme rudimentaire de notre tragédie classique, la promesse et comme les prémices d’une autre forme de tragédie. Mais c’est bien elle ! on la reconnaît, avec sa tendance oratoire, et telle qu’elle pouvait être, aussi longtemps qu’inspirée des sources antiques, mal connues, et surtout mal classées, elle ne se proposerait pas de s’éprouver « aux chandelles. »

C’est avec Alexandre Hardy que cette préoccupation commence d’apparaître. « Comédien de campagne, » ainsi qu’on les appelait alors, et « nouveau Thespis, » — pour ceux qui aiment ces rapprochemens, — si celui-ci n’a pas composé, prétend-on, moins de cinq ou six cents pièces, dont il ne nous en reste heureusement que trente-quatre, il les a faites pour être jouées, et de là, pour lui, la double nécessité : premièrement, de faire des pièces qui fussent effectivement « jouables, » et secondement, et pour cela, de donner à l’intrigue une qualité d’intérêt propre à soutenir la curiosité. Le moyen qu’il en prit fut de mêler le romanesque au dramatique, et c’est ce qu’on appelle la tragi-comédie.

La tragi-comédie a entravé pendant plus de trente ans le développement de la tragédie française, à peu près comme dans la nature les espèces ou les genres se gênent d’autant plus qu’étant plus voisins, la concurrence est entre eux plus continuelle et plus âpre. Qu’est-ce en effet que la tragi-comédie ? Ce n’est pas du tout, dans l’histoire du théâtre français, et comme son nom semblerait l’indiquer, une composition dramatique où le tragique et le comique, s’aidant l’un l’autre, et se faisant valoir par leur contraste même, alterneraient pour le divertissement du spectateur. Ce n’est pas davantage, — en dépit du Cid, auquel Corneille a donné d’abord le titre de tragi-comédie, — une tragédie qui finirait bien, dont le dénouement, au lieu d’être sanglant, serait heureux, et, par exemple, une Orestie qui se terminerait par des noces. On approcherait un peu plus de la vérité de sa définition, si l’on disait qu’elle diffère de la tragédie par la qualité des personnes, et qu’ainsi, n’y ayant de Tragédie que de palais ou de cour, des aventures privées sont la matière propre de la Tragi-comédie. Mais des « aventures privées, » ce sont des aventures qui ne sont pas en quelque sorte « authentiquées » par l’histoire, du moins au su de tous, et des aventures qui n’ont pas d’existence publique, ni certaine. Ce sont aussi des aventures dont l’enchaînement n’a rien de nécessaire. Et ce sont donc encore des aventures que le poète reste maître d’arranger, de combiner, de compliquer, d’enchevêtrer, de développer à son gré. La liberté, c’est son domaine, et aussi son moyen. Tragique peut-être en tout le reste, et au besoin non moins sanglante en ses péripéties, la tragi-comédie nous apparaît, de ce point de vue, comme une tragédie qui prétendrait se soustraire aux contraintes ou aux conditions d’où dépend justement sa grandeur. Elle en serait une contrefaçon, à moins qu’on ne l’en considère comme une grossière ébauche. Et c’est ce qui explique entre les deux formes rivales et adverses la vivacité de la lutte. Elles ne pouvaient pas coexister ; il fallait que l’une triomphât de l’autre ; et tandis qu’ailleurs, en Espagne ou en Angleterre, la tragi-comédie l’emportait, il est bien puéril de regretter que nos Corneille et nos Racine ne soient pas des Shakspeare, puisque la tragédie française n’est en quelque sorte née que de la défaite de la tragi-comédie. A qui profiterait-il, et à quoi, que Raphaël ne fût qu’une espèce de Rembrandt, et Rembrandt, si je l’ose dire, une sorte de Raphaël ?

Les péripéties de la lutte sont intéressantes à suivre dans le théâtre de Jean de Mairet, dans sa Virginie, dans sa Sophonisbe, dans son Grand et dernier Soliman, dans le théâtre de Jean de Rotrou, dans son Saint-Genest ou dans son Wenceslas, dans les tragédies encore de Pierre du Ryer. Du Ryer, Rotrou, Mairet, ce sont, comme l’on sait, autant de prédécesseurs ou de contemporains de Corneille, et il est vrai que, de leurs tragédies, les deux plus vantées, le Saint-Genest et le Wenceslas, datent respectivement de 1645 et de 1647, neuf et dix ans après le Cid. Mais elles n’en relèvent pas moins d’une poétique antérieure à celle de Corneille, et précisément cette poétique est celle de la tragi-comédie. Ni Mairet, ni Rotrou, ni ce Tristan l’Hermite dont on a voulu récemment faire « un précurseur de Racine » n’ont connu, je ne dis pas les ressources, mais l’objet de leur art ; ils en ont rejeté les contraintes, sans se douter que ces contraintes, y compris celle des trois unités, faisaient l’une des conditions de l’impression tragique ; ils ont littéralement « prostitué » l’histoire, comme Rotrou, dans son Wenceslas, à des inventions de leur cru, dont elle n’est que le passeport ou l’enseigne mensongère. Ou, inversement, quand ils ont prétendu, comme du Ryer, l’imiter de plus près, ils n’y ont pas su distinguer le dramatique du simple héroïque, — voyez à cet égard le Scévole (Mucius Scévola) et demandez-vous ce qu’il y a de dramatique à étendre sa main au-dessus d’un brasier ardent, — et ils n’ont abouti qu’à des espèces de chroniques dialoguées. Le problème, si l’on ose ainsi dire, était de fondre ensemble cet instinct de grandeur qui poussait le poète à chercher ses sujets dans les annales héroïques de l’humanité, avec ce genre d’intérêt qui consiste, pour une large part, dans l’inattendu de l’intrigue. C’est Pierre Corneille, avec le Cid, qui y a réussi le premier.

Mais, avant d’aborder cette seconde période de l’histoire de notre tragédie, il est indispensable de dire quelques mots de ce qui allait devenir, — en dépit de quelques tentatives paradoxales ou avortées, — le principal ressort de cette tragédie : je veux parler de l’emploi des passions de l’amour,


Car de ces passions la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre,


et, si précisément elles ne jouent dans la tragédie grecque, même dans celle d’Euripide, qu’un rôle tout à fait secondaire, la manière un peu dédaigneuse dont Corneille en a parlé n’empêche pas que, leur devant lui-même son Cid, son Polyeucte et sa Rodogune, il ne leur doive donc le meilleur de sa gloire, et notre tragédie classique sa principale originalité.

Nous ne remonterons pas pour cela jusqu’aux Romans de la Table ronde, quoique d’ailleurs il fût assez piquant d’y montrer une origine du théâtre moderne, moins « catholique, » mais bien plus certaine, que celle qu’on lui attribue quand on veut le rattacher aux Mystères. Il y a certainement plus de rapports entre une tragédie de Racine et Tristan et Iseult qu’entre le Polyeucte de Corneille et un Mystère du moyen âge. Mais nous nous contenterons de rappeler qu’entre 1610 et 1650, c’est-à-dire dans le temps même de la lutte la plus vive de la tragédie et de la tragi-comédie, aucun livre n’a exercé plus d’influence, une influence plus universelle et plus profonde, que l’Astrée d’Honoré d’Urfé, où, — j’en copie le titre complet, — « par plusieurs histoires et sous personnes de bergers, et d’autres, étaient déduits les divers effets de l’honnête amitié. » Or, si l’on n’ignore pas qu’entre 1610 et 1650, c’est par douzaines que l’on a tiré de l’Astrée « pastorales » et « tragi-comédies, » on n’a peut-être pas assez remarqué que, dans aucun livre, certainement, les passions de l’amour n’avaient été mieux analysées, d’une manière à la fois plus forte en sa langueur, plus fine ou plus subtile, ni mieux représentées dans leur infinie variété. Emile Montégut, cependant, en avait averti les historiens de la littérature. C’est même la raison du succès, non seulement national, mais vraiment européen, du livre d’Honoré d’Urfé ; c’est la raison de la complaisance avec laquelle toute une société sembla vouloir y conformer ses mœurs ; et c’est la raison aussi de la supériorité qu’il garde, en son vieux style, tendre et diffus, sur tant de romans qui en sont depuis lors issus sans le savoir, jusques et y compris ceux de Mme Sand.

Que fallait-il cependant, de romanesques encore que sont dans l’Astrée les peintures des passions de l’amour, ou parfois même de dramatiques, que fallait-il pour les rendre tragiques ? Il fallait s’apercevoir, premièrement, que les passions de l’amour sont à la fois les plus « générales » et les plus « particulières » de toutes. Beaucoup de nos semblables ont vécu sans connaître l’ambition ; il y en a bien peu qui n’aient connu l’amour ; et, de chacun de ceux qui l’ont éprouvé, un grand amour a comme dégagé ce qui le différencie le plus de ses semblables. Rodrigue n’aime pas comme Polyeucte, ni Roxane comme Iphigénie. En second lieu, il fallait s’apercevoir que les passions de l’amour sont de toutes, et à la fois, les plus « capricieuses » et les plus « fatales » : « fatales » en leur cours, « capricieuses » en leur principe. Sait-on jamais pourquoi l’on aime ? Et le plus héroïque effort de la volonté contre l’amour n’aboutit généralement qu’à la mort : « L’amour est fort comme la mort. » Et, en troisième lieu, il fallait s’apercevoir qu’étant les plus « douces » de toutes, les passions de l’amour sont en même temps les plus « inquiétantes ; » je veux dire celles d’où s’engendrent les agitations les plus vives, les angoisses les plus cruelles, les haines aussi, quelquefois, les plus inexpiables, et les catastrophes les plus douloureuses. Après cela, pour les rendre dignes de la tragédie, il n’y avait plus, l’histoire aidant et la légende, qu’à faire dépendre du caprice des passions de l’amour les plus grands intérêts et les plus généraux de l’humanité : « le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court ! » C’est ce qu’ont fait Corneille et Racine, chacun à sa manière, et il est possible que leur tragédie ne ressemble que de loin à la tragédie grecque, mais c’est bien la tragédie, et nous y retrouvons les élémens constitutifs de l’impression tragique : horreur et pitié, grandeur et violence, dignité des personnes, majesté du décor, fatalité de l’action, Némésis des dieux ou de la fortune, soumission au sujet (conçu comme toujours plus grand, plus important que le poète), leçon de l’histoire ; et, pour envelopper tout cela, cet air de noblesse dont on ne contracte l’usage que dans la familiarité des grands spectacles et des grandes pensées.

Corneille et Racine remplissent à eux seuls la seconde période de l’histoire de notre tragédie, et, si l’on s’étonnait qu’elle ait à peine duré cinquante ans, nous ferons observer qu’il ne s’est guère écoulé plus de temps entre les débuts d’Eschyle et le déclin d’Euripide. Aussi bien n’y a-t-il qu’un point de perfection dans l’art, comme il n’y en a qu’un de maturité dans la nature, et on n’a plus tôt achevé l’ascension d’un sommet qu’il en faut déjà redescendre. Encore cette perfection n’est-elle pas toujours égale à elle-même, et non seulement il y a une « évolution » du génie de Corneille, que nous avons essayé de retracer ailleurs, comme il y a une évolution du génie de Racine, mais, de 1636 à 1677, — c’est-à-dire du Cid à Phèdre, — il y a une histoire intérieure, une histoire « successive, » une lente transformation de la tragédie française ; et peut-être est-il plus utile d’essayer de la caractériser que de recommencer une fois de plus le parallèle de Racine et de Corneille.

Considérons donc et, si nous le pouvons, remettons-nous ensemble sous les yeux cinq dates et cinq pièces qui marquent à notre avis les phases principales de cette évolution : ce sont le Cid (1636) ; Polyeucte (1641) ; Rodogune (1645) ; Andromaque (1667) ; et Phèdre (1677). Libre d’ailleurs à chacun de préférer Rodogune ou d’aimer mieux Andromaque ! Nous ne donnons point ici de rangs, ni ne prétendons exprimer d’opinion personnelle ; nous tâchons seulement de nous rendre compte en quoi, comment, par lesquels de leurs caractères, ces chefs-d’œuvre se distinguent entre eux ; et de quel « mouvement » de leur genre ils peuvent ainsi nous servir de témoins.

Par le choix du sujet, qui est, selon l’expression du poète lui-même, « hors de l’ordre commun ; » par la place qu’y tiennent encore les circonstances extérieures, telles que l’arrivée des Maures ; par la manière dont l’amour s’y exprime, avec la casuistique disputeuse, raisonneuse, et précieuse de son temps, plus oratoire que psychologique ; et par la part enfin qu’il semble bien que Corneille lui-même prenne à la fortune de ses personnages, le Cid relève encore de la poétique de la tragi-comédie.

Polyeucte, en dépit de la condition particulière et. privée des personnages, est déjà plus voisin de la pure tragédie ; il y toucherait même, si le rôle de Sévère, — ou plutôt la manière assez gauche dont Sévère se trouve mêlé tout à fait arbitrairement à l’intrigue, — ne s’écartait un peu de ce « nécessaire » qui, cependant, d’après Corneille, doit différencier le « dramatique » d’avec le « romanesque. »

Mais Rodogune, qui est celle de ses œuvres que le poète mettait au-dessus de toutes les autres, pour des raisons qu’il a données dans son Examen de la pièce, est vraiment le modèle, sinon le chef-d’œuvre, — il y a une nuance, — de la tragédie cornélienne. Rodogune est vraiment l’apothéose de cette volonté qui ne s’efforçait qu’à contre-cœur, dans le Cid, de combattre l’amour que Rodrigue et Chimène éprouvaient l’un pour l’autre, et que, même dans Polyeucte, on pouvait soupçonner de n’avoir pas de grands ni de très douloureux combats à soutenir contre la passion. Au contraire, dans Rodogune, on doit dire qu’elle apparaît vraiment souveraine, maîtresse des autres comme elle l’est d’elle-même, prête à tout et à la mort même plutôt que de se renoncer. A quoi si l’on ajoute qu’aucune intervention du dehors ne vient troubler ici la réaction des données de l’intrigue les unes sur les autres, et que le drame s’y joue en champ clos, on comprendra sans doute la prédilection de l’auteur pour sa Rodogune, et le rang tout à fait éminent qu’elle occupe dans l’histoire de notre tragédie française.

Andromaque peut le lui disputer, et, en effet, de bons juges ont pensé que, si Racine, par la suite, s’était dépassé plus d’une fois, il n’avait jamais mieux fait, ni « plus fort » qu’Andromaque. Mais déjà la fatalité passionnelle s’y montre plus puissante que la volonté, ou plutôt, et tandis que dans Rodogune la volonté se faisait l’instrument conscient de la passion, ici, c’est la passion qui s’efforce à transformer en actes de sa volonté les impulsions qui la guident vers son assouvissement.


Il veut tout ce qu’il fait, — et s’il m’épouse, il m’aime ;


c’est un vers célèbre d’Andromaque. Les personnages de Rodogune « faisaient tout ce qu’ils voulaient ; » les personnages d’Andromaque, eux, « veulent tout ce qu’ils font » et, au point de vue des résultats, il se peut que ce soit la même chose ; le destin, plus fort que Cléopâtre, l’est aussi que Pyrrhus ; mais, au point de vue de la psychologie, c’est exactement le contraire. La volonté l’emportait dans le théâtre de Corneille sur la fatalité passionnelle ; elle y était réputée d’essence plus noble ; la fatalité passionnelle l’emporte sur la volonté dans le théâtre de Racine, et elle y devient le ressort essentiel de l’émotion tragique. Ce qui était « tragique » pour Corneille, c’était le spectacle d’une volonté se brisant contre les circonstances ; et ce qui l’est pour Racine, c’est le spectacle d’une volonté empêchée d’être par la passion.

Avec un peu d’indécision encore, et de flottement, n’est-ce pas là tout Bajazet, mais surtout n’est-ce pas là toute Phèdre ? L’évolution est accomplie. Qua data porta ruunt ! Il n’y a plus dans Phèdre, selon le mot d’un vieil auteur, qu’« un cas humain représenté au vif, » choisi par le poète à cause de ce qu’il a d’« extraordinaire, » quoiqu’en un autre sens que l’entendait Corneille ; toute l’action s’y subordonne à ce que l’on pourrait appeler « l’anatomie » de ce cas ; et, à la faveur de ce déplacement de l’équilibre des parties, voici que rentre dans la notion de la tragédie tout ce que pour la constituer on en avait éliminé d’exceptionnel, de contingent, et de romanesque.

Il est vrai que, bien plus encore que l’exemple de Racine, dans le même temps et dans le même sens, un autre exemple a contribué à la déformation de l’idéal tragique : c’est celui de Philippe Quinault, avec ses Opéras,


Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
Que Lulli réchauffait des sons de sa musique.


Il ne faut pas mépriser les Opéras de Quinault, et je crains que nos historiens de la littérature ne les aient trop négligés. Ils ont une valeur littéraire certaine, mais ils ont surtout une valeur historique ; et on aurait peine à comprendre sans eux comment la tragédie de Racine est devenue si promptement la tragédie de Campistron, de Longepierre, de Crébillon et de Voltaire. Grâce, en effet, à la nouveauté de l’alliance de la musique et de la poésie, et aussi grâce aux décors, l’opéra, qui d’ailleurs traitait à ses débuts les mêmes sujets que la tragédie, a plus que balancé, à dater de 1675 ou 1680, la popularité de la tragédie. La forme, moins sévère et plus insinuante, en était accessible à un public plus nombreux ; on y goûtait un plaisir plus vif ; l’intelligence et surtout la jouissance en exigeaient moins d’application. J’ai fait observer quelque part que, tandis que pour rendre la force des passions de l’amour, les comparaisons de Racine étaient tirées du « feu, » celles de Quinault le sont généralement de l’« eau : »


Notre hymen ne déplaît qu’à votre cœur volage,
Répondez-moi de vous, je vous réponds des dieux.
Vous juriez autrefois que cette onde rebelle,
Se ferait vers sa source une route nouvelle.
Plus tôt qu’on ne verrait votre cœur dégagé ;
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,
C’est le même penchant qui toujours les entraîne.
Leur cours ne change point, et vous avez changé.


Ce caractère « fluide » de la poésie de Quinault exprime assez bien la nature de la transformation dont nous nous efforçons de donner une idée. De la tragédie de Racine à l’opéra de Quinault, on pourrait croire, en apparence, que rien ou presque rien n’a changé, mais les contours de tout se sont comme adoucis, atténués, effacés, et la substance du drame s’est dissipée dans l’inconsistance de la forme. C’est ainsi que d’une passion tragique, l’amour, par exemple, est devenu désormais on ne saurait dire quoi de banal ou de quelconque, une galanterie fade, « qui n’a point de saveur particulière, » partout et toujours identique à elle-même, en tout sujet comme en tout personnage, en tout sexe, en tout âge, et dont les moindres mouvemens sont réglés par un code ou plutôt par une étiquette dont il ne se départira plus, tout un siècle durant, sans se faire accuser de prétention et de bizarrerie.

On entrevoit les conséquences de cette seule transformation. Elles vont maintenant se développer pendant la troisième période, et vainement, par tous les moyens, s’efforcera-t-on de rendre un peu de vie, je ne veux pas dire au cadavre, mais au fantôme de la tragédie ! ce sont ces moyens mêmes, dont le choix ne sera dicté par aucun souci d’art, mais par le seul besoin


D’inventer du nouveau, n’en fût-il plus au monde !


qui vont achever sa ruine. Il y a mieux, ou pis encore ! et chaque pas qu’on va faire, cent ans durant, vers la décadence, on le prendra pour un progrès. Le seul qui ait vu clair, c’est encore Boileau, quand on lui demandait ce qu’il pensait d’Atrée et Thyeste, à, moins que ce ne soit de Rhadamiste et Zénobie, et qu’il répondait durement : « En vérité, les Pradon et les Coras, dont nous nous sommes si fort moqués au temps de ma jeunesse, étaient des aigles auprès de ces gens-là. »

Nous ne préférons aujourd’hui Crébillon à Pradon que comme on préfère un genre de supplice à un autre, et encore Crébillon m’est-il personnellement plus odieux de tout ce qu’on a fait, en notre siècle même, pour essayer de lui conserver un reste de réputation. Ses tragédies, qui faisaient entrer le président de Montesquieu « dans les transports des Bacchantes, » ne sont, avec leur complication d’intrigue, et avec les méprises, les surprises, et les reconnaissances qui en font les ressorts habituels, ne sont, de leur vrai nom, et avant l’invention de la chose, que de vulgaires mélodrames. Ou, si l’on veut encore, et, avec une affectation de grandeur qui n’aboutit qu’à l’endure, comme leur étalage de force n’aboutit qu’à l’horreur inutile, elles nous rappellent la tragi-comédie de Rotrou, le Wenceslas ou le Saint-Genest. Certes, on sent bien que Corneille et Racine ont passé par là : Crébillon les imite ou les copie sans vergogne. C’est son métier de faire des pièces comme un autre ferait des pendules. Mais relisons là-dessus Wenceslas ou Saint-Genest ; c’est ici la même confusion du dramatique et du romanesque ; ce sont les mêmes inventions ; c’est la même incuriosité de tout ce qui s’appelle des noms de style, de psychologie, et de vérité dans l’art. La tragédie est ramenée par les œuvres de ce bonhomme, comme qui dirait à ses premiers débuts, et non seulement, de ses illustres prédécesseurs, il n’a pas retenu les leçons, mais s’il les avait systématiquement dédaignées, on ne voit pas en quoi ses prétendues tragédies différeraient d’elles-mêmes. Le style en serait-il plus archaïque peut-être ?

Les tragédies de Voltaire, qui lui succède, son Œdipe (1718), sa Zaïre (1732), son Alzire (1736), son Mahomet (1741), sa Mérope (1743), sa Sémiramis (1748), son Orphelin de la Chine (1755), son Tancrède (1760), ne sont guère moins romanesques que celles de Crébillon, et elles ne sont pas assurément plus lyriques, mais les meilleures, ou les moins mauvaises en sont gâtées par les leçons de toute nature que le philosophe y mêle. Il faut d’ailleurs avouer que beaucoup des qualités qui sont celles d’un « dramaturge, » — d’un Scribe ou d’un Dumas père, — Voltaire les a eues, et notamment le goût ou la passion de son art (Cf. Alexandre Vinet, Littérature française au XVIIIe siècle ; Emile Deschanel, le Théâtre de Voltaire, Paris, 1886 ; H. Lion, les Tragédies de Voltaire, Paris, 1896). Sa sensibilité, très mobile, très diverse, mais réelle, et plus profonde ou moins superficielle qu’on ne le croit d’ordinaire, — nous dirions aujourd’hui plus impulsive, — l’a bien servi dans Zaïre, dans Alzire, dans l’Orphelin de la Chine, dans Tancrède. Tous les moyens que le désir de plaire à ses contemporains et de s’en faire applaudir peut suggérer à un habile homme, il les a tour à tour employés ou affectés au renouvellement de la tragédie. Il a essayé, timidement, subrepticement, mais le premier pourtant, d’acclimater Shakspeare en France. Il est sorti du cercle magique où l’imitation de la Grèce et de Rome avait comme emprisonné cent ans nos auteurs dramatiques, et il est allé chercher des sujets jusqu’en Chine. Etant l’auteur de la Henriade, il a cru se devoir à lui-même de traiter des motifs plus ou moins « nationaux. » Il a d’ailleurs en tout fait école, et sans lui, sans son exemple, nous n’aurions ni le Siège de Calais, de du Belloy, ni la Veuve du Malabar, de Lemierre, ni les adaptations un peu caricaturales que le bon Ducis a faites de Shakspeare à la scène française. Mais nous nous en passerions ! Et ce qu’il n’a pas vu, c’est que ces « innovations » n’en étaient point, et qu’avant Racine, avant Corneille, on avait essayé de tout ce qu’il proposait après eux. C’était de parti pris et de propos délibéré que l’on avait écarté les sujets « nationaux » et « modernes, » turcs et chinois, anglais et espagnols, comme ne rendant pas à la scène les effets que l’on demandait à la tragédie.

Mais surtout ce qu’il n’a pas su, c’est l’art de s’aliéner de lui-même, de laisser, pour ainsi parler, ses sujets vivre et marcher devant lui, « s’objectiver, » se développer d’eux-mêmes selon leur constitution. Rien de moins organique, et, par conséquent, rien de plus composite que ses tragédies. Est-ce peut-être l’unique ressemblance qu’elles aient avec la tragi-comédie du commencement du XVIIe siècle ? En tout cas, c’en est une, et par là encore la tragédie finissante se trouve ramenée presque à ses origines. Mais n’est-ce pas comme si l’on disait que l’esprit de Voltaire, le goût du théâtre, la complicité de l’opinion publique, le talent des acteurs, celui d’un Lekain ou celui d’une Clairon, rien de tout cela ne pouvait prévaloir contre l’épuisement du genre ? et Voltaire lui-même l’a constaté mélancoliquement, dans une page bien comme de son Siècle de Louis XIV : « Quiconque approfondit la théorie des arts purement de génie doit savoir, s’il a quelque génie lui-même, que… ces grands traits naturels qui appartiennent à ces arts, et qui conviennent à la nation pour laquelle on travaille, les sujets et les embellissemens propres aux sujets ont des bornes bien plus resserrées qu’on ne pense… Il ne faut pas croire que les grandes passions tragiques et les grands sentimens puissent se varier à l’infini d’une manière neuve et frappante. Tout a ses bornes… On est réduit à imiter ou à s’égarer. Un nombre suffisant de fables étant composé par un La Fontaine, tout ce qu’on y ajoute rentre dans la même morale, et presque dans les mêmes aventures. Ainsi donc le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère. » Après l’évolution de la tragédie grecque, c’est ce que tend à prouver l’évolution de la tragédie française.

Par malheur, c’est justement ce que les contemporains de ces sortes de « dégénérescences » ne veulent pas croire, et encore bien moins ceux qui en sont comme les ouvriers. La tragédie française n’a pas mis beaucoup moins de cent vingt-cinq ans à mourir, et l’exemple de Voltaire n’a découragé personne. Ses succès, — car il a réussi, et ni Racine ni Corneille n’ont été plus applaudis que lui, — ses succès donc ont engendré Marmontel, et les succès de Marmontel ont engendré La Harpe, et les succès de La Harpe ont engendré Lemercier. On a continué de faire des tragédies parce qu’on en avait fait ; parce que le plaisir de l’émotion dramatique était devenu comme un élément de la vie nationale, ou du moins parisienne ; parce qu’indépendamment de tout souci d’art, on aura toujours vingt excellentes raisons, surtout en France, et à Paris, d’entretenir des théâtres. La duperie est de croire que le théâtre soit nécessairement de « la littérature » ou de « l’art, » et que Denys le Tyran ou les Barmécides, parce que leurs auteurs les ont appelés du nom de « tragédies, » aient quoi que ce soit de commun avec Andromaque ou Polyeucte. Ce n’en sont même plus des contrefaçons, mais


On ne sait quoi d’informe et qui n’a pas de nom,


des aventures inutiles et des événemens quelconques, des gens qui se démènent pour faire valoir leur « beau physique, » un vain bruit de paroles, et sous tout cela rien de « vécu » ni de senti » ni de pensé, » ni par conséquent de sincère ! Ainsi finit la tragédie, dans l’impuissance et dans le ridicule, avec le Charles IX de Chénier, avec le Christophe Colomb de Népomucène Lemercier, avec le Tippo Saïb de M. de Jouy ; — et ici pourrait s’en arrêter l’histoire, si les Italiens n’y réclamaient une place pour l’œuvre et pour le nom de Vittorio Alfieri.

Je n’ose en vérité ni la lui donner, ni la lui refuser : ni la lui refuser quand je vois la place que tiennent ses tragédies dans les histoires de la littérature italienne, ni la lui donner quand j’entends dire de lui pour le louer « qu’aucun auteur tragique n’a sans doute jamais en tant d’importance politique ni n’a plus fait pour réveiller le sentiment national. » (Settembrini, Lezioni, t. III, p. 213.) La critique italienne au XIXe siècle a fait en général œuvre de patriotisme plutôt que de littérature, et, pour cette raison, on ne peut se fier entièrement à elle. Il faudrait maintenant étudier Alfieri de plus près. Mais, en attendant, ce que nous pouvons dire, c’est qu’aucune de ses tragédies n’a conquis dans l’histoire de la littérature européenne un rang qui l’égale aux tragédies de Racine ou de Corneille, et à plus forte raison de Sophocle ou d’Eschyle. On nous permettra donc de ne pas insister davantage.

A plus forte raison ne rappellerons-nous que pour mémoire, comme l’on dit, les tentatives plus ou moins heureuses que l’on a faites au XIXe siècle, en France, et depuis le romantisme, pour rendre à la tragédie quelque chose de son antique splendeur évanouie. On raconte ce mot de l’auteur de Louis XI, des Vêpres siciliennes, et des Enfans d’Edouard : « Ce n’est pas bon, disait Casimir Delavigne, en parlant de Marion Delorme ou du Roi s’amuse, ce que fait ce diable d’Hugo, mais cela empêche de trouver bon ce que je fais. » Il avait raison. Quoi que l’on pense du drame romantique, — et, sans y regarder aujourd’hui de plus près, j’entends ce drame dont on peut dire qu’il procède plutôt de la poétique de Shakspeare, si mal que d’ailleurs on fait souvent comprise, — le drame des Dumas et des Hugo, qui n’a ni égalé, ni remplacé la tragédie, nous en a depuis tantôt cent ans comme enlevé le sens. Une preuve en est que l’on ait pu parler sérieusement du « romantisme des classiques. » Comme si les deux mots, dans l’histoire et dans l’art, n’exprimaient pas précisément des conceptions opposées, adverses, et contradictoires de l’art et de la vie ! Quoi d’étonnant, eu ces conditions, qu’aux environs de 1843, dans une atmosphère sursaturée, pour ainsi dire, de romantisme, la tentative d’un Ponsard n’ait pu finalement qu’avorter. Ni Lucrèce, en effet, ni Charlotte Corday, ni le Lion amoureux ne sont des tragédies, mais tout au plus des tragi-comédies, qui valent ce qu’elles valent, c’est-à-dire assez peu de chose, et François Ponsard a pu d’ailleurs avoir toutes sortes de mérites, excepté celui de comprendre la nature du « genre » qu’il prétendait ressusciter.


Concluons donc que le monde n’a connu, dans l’histoire entière de la littérature, que deux formes de tragédie : la grecque et la française, de même qu’il n’a connu que deux formes de drame : l’anglais et l’espagnol, celui de Shakspeare et celui de Calderon, dont le drame allemand, comme notre drame romantique, ne sont proprement que des transcriptions, dans leurs meilleures œuvres, et, dans les autres, des défigurations. Il resterait maintenant à examiner les rapports du drame et de la tragédie et à faire la comparaison de la tragédie française avec la grecque. Mais la première de ces questions n’exigerait pas moins d’un autre article, et, pour la seconde, elle sortirait du plan tout historique que nous avons choisi pour parler de la tragédie. Si instructive que puisse être une telle comparaison, elle éclairerait moins l’histoire de la tragédie que celle du génie grec ou du génie français. On ajoutera que, tout en tenant compte, et nous l’avons fait, des origines antiques de la tragédie française, il importe à l’idée qu’on s’en forme de ne pas recommencer éternellement la dissertation de Schlegel sur la Phèdre d’Euripide et celle de Racine ; et c’est un mauvais moyen de goûter Racine et Corneille que de ne les goûter, si je puis ainsi dire, qu’en fonction de la tragédie grecque. Tout imitée qu’elle soit en apparence de la tragédie grecque, et toute pleine de réminiscences d’Euripide ou d’Eschyle, la tragédie française en a-t-elle donc été moins « française, » moins « nationale, » et à ce titre moins « originale ? » C’est tout ce qu’il était intéressant de savoir. Nous avons dit, à cet égard, quelle était l’opinion de la critique universelle. La tragédie française, dans l’histoire de la littérature européenne, est une création propre du génie français ; il n’y a pas de noms, dans nos annales littéraires, qui soient au-dessus de ceux de Racine et de Corneille ; Rodogune et Polyeucte, Andromaque et Phèdre sont marquées au signe des œuvres destinées à l’éternité ; et si jamais — ce que Dieu ne veuille ! — la littérature française devait subir, par l’injure des hommes ou du temps, la mutilation que la latine et la grecque ont subie, il suffirait encore que notre tragédie y eût échappé pour porter, devant une humanité nouvelle, un témoignage impérissable de ce qu’il y eut de plus noble, de plus héroïque, et de plus rare dans le génie français.


F. BRUNETIERE.

  1. Les pages qui suivent sont destinées à former l’article Tragédie de la Grande Encyclopédie, dont il remplira presque une livraison ; et on trouvera sans doute assez naturel que nous saisissions cette occasion de recommander à nos lecteurs une publication à laquelle nous avons collaboré depuis son origine jusqu’à son achèvement, désormais prochain.
  2. Citons textuellement la phrase : « Homère, et tant d’autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins grave » qu’ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée. » III, ch. 5.
  3. Je ne nie pas qu’il y ait des « sculpteurs » américains et des « architectes » portugais.