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L’économie rurale en Angleterre/01

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ÉCONOMIE RURALE


EN ANGLETERRE.





I.
LES ANIMAUX DOMESTIQUES.




Quand l’exposition universelle attirait à Londres un immense concours de curieux venus de tous les points du monde, la puissance industrielle et commerciale du peuple anglais a frappé les regards sans les étonner. On s’attendait généralement au gigantesque spectacle qu’ont présenté les produits de Manchester, de Birmingham, de Sheffield, de Leeds, entassés sous les voûtes transparentes du palais de cristal, et à cette autre scène non moins merveilleuse qu’offraient, en dehors de l’exposition, les docks de Londres et de Liverpool avec leurs magasins sans fin et leurs vaisseaux sans nombre; mais ce qui a surpris plus d’un observateur, c’est le développement agricole que révélaient les parties de l’exposition consacrées aux machines aratoires et aux produits ruraux anglais : on était en général assez loin de s’en douter.

En France plus qu’ailleurs peut-être, malgré notre extrême proximité, on a trop cru jusqu’ici que l’agriculture avait été négligée en Angleterre au profit de l’intérêt industriel et mercantile. Un fait mal étudié dans son principe et dans ses conséquences, la réforme douanière de sir Robert Peel, a contribué à répandre parmi nous ces idées inexactes. Ce qui est vrai, c’est que l’agriculture anglaise, prise dans son ensemble, est aujourd’hui la première du monde, et qu’elle est en voie de réaliser de nouveaux progrès. Je voudrais faire connaître sommairement son état actuel, en indiquer les véritables causes, et en induire l’avenir; plus d’un enseignement utile peut sortir pour la France de cette étude.

Une crise grave et douloureuse s’est déclarée presque en même temps, quoique par des causes différentes, il y a maintenant bien près de cinq ans, dans les intérêts agricoles des deux pays. J’essaierai d’en apprécier à part la portée; mais il importe auparavant d’examiner quelle était, avant 1848, la situation des deux agricultures. Deux ordres de questions se rattachent à cette comparaison, les unes fondamentales, qui dérivent de l’histoire entière de leur développement, les autres transitoires qui naissent de leur condition pendant la crise; les premières doivent passer avant les secondes.


I.

Avant tout, il importe de se bien rendre compte du théâtre même des opérations agricoles, c’est-à-dire du sol.

Les îles britanniques ont une étendue totale de 31 millions d’hectares, c’est-à-dire les trois cinquièmes environ du territoire français; qui n’en a pas moins de 53; mais ces 31 millions d’hectares sont loin d’avoir une fertilité uniforme : il s’y trouve au contraire des différences plus grandes peut-être qu’en aucun autre pays. Tout le monde sait que le royaume-uni se décompose en trois parties principales, l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande. L’Angleterre forme à elle seule la moitié environ du territoire ; l’Ecosse et l’Irlande se partagent le reste à peu près également. Cette division, qu’il ne faut jamais perdre de vue, se retrouve dans les faits agricoles, et chacune de ces trois grandes fractions doit elle-même se partager, sous le rapport de la culture comme sous tous les autres points de vue, en deux parties principales.

L’Angleterre se divise en Angleterre proprement dite et pays de Galles; l’Ecosse, en haute et basse; l’Irlande, en région du sud-est et région du nord-ouest. Des différences énormes se remarquent entre ces diverses contrées.

L’Angleterre proprement dite est la portion la plus grande et la plus riche des trois royaumes; elle comprend 13 millions d’hectares, ou un peu plus du tiers de l’étendue totale des îles britanniques et l’équivalent d’un quart de la France. C’est d’elle surtout qu’il doit être question dans cette étude. En lui comparant le quart de la France le mieux cultivé, c’est-à-dire l’angle du nord-ouest, qui comprend les anciennes provinces de la Flandre, de l’Artois, de la Picardie, de la Normandie, de l’Ile-de-France, et même en y ajoutant les départemens les plus riches des autres régions, nous n’avons pas une égale étendue de terres bien cultivées à lui opposer. Certaines parties de notre sol, comme le département du Nord presque tout entier et quelques autres cantons détachés, sont supérieures comme production à ce qu’il y a de mieux en Angleterre; d’autres, comme les départemens de la Seine-Inférieure, de la Somme, du Pas-de-Calais, de l’Oise, peuvent soutenir la comparaison; mais 13 millions d’hectares comparables comme culture aux 13 millions d’hectares anglais, nous ne les possédons pas.

Serait-ce que le sol et le climat de l’Angleterre seraient naturellement supérieurs aux nôtres? Bien loin de là. 1 million d’hectares sur 13 sont restés tout à fait improductifs et ont résisté jusqu’ici à tous les efforts de l’homme; sur les 12 millions restans, les deux tiers au moins sont des terres ingrates et rebelles que l’industrie humaine a eu besoin de conquérir.

La pointe sud de l’île, qui forme le comté de Cornouailles et plus de la moitié du Devon, se compose de terrains granitiques analogues à ceux de notre Bretagne. Il y a là, dans les anciennes forêts d’Exmoor et de Dartmoor, dans les montagnes qui finissent au Land’s End et dans celles qui avoisinent la presqu’île galloise, près de 1 million d’hectares qui n’ont que bien peu de valeur. Dans le nord, d’autres montagnes, celles qui séparent l’Angleterre de l’Ecosse, couvrent de leurs ramifications les comtés de Northumberland, Cumberland, Westmoreland et une partie de ceux de Lancastre, Durham, York et Derby. Cette région, qui comprend plus de 2 millions d’hectares, ne vaut guère mieux que la première. C’est un pays pittoresque par excellence, parsemé de lacs et de cascades, mais qui n’offre, comme les pays pittoresques en général, que peu de ressources à la culture.

Presque partout où le sol n’est pas montueux, il est naturellement couvert de marécages. Les comtés de Lincoln et de Cambridge, qui comptent aujourd’hui, surtout le premier, parmi les plus productifs, n’étaient autrefois qu’un vaste marais couvert en grande partie par les eaux de la mer, comme les polders de Hollande qui leur font face de l’autre côté du détroit. De grandes tourbières appelées masses montrent encore çà et là l’état primitif du pays. Sur d’autres points sont de vastes étendues de sables délaissés par l’Océan; le comté de Norfolk, où a pris naissance le système agricole qui a fait la fortune de l’Angleterre, n’est pas autre chose.

Restent les collines onduleuses qui font la moitié environ de la surface totale, et qui ne sont ni aussi arides que les montagnes, ni aussi humides que les plaines sans écoulement; mais ces terres elles-mêmes n’ont pas toutes la même composition géologique. Le bassin de la Tamise est formé d’une argile tenace nommée argile de Londres, dont sont tirées les briques pour la construction de l’immense capitale, et qui ne s’ouvre qu’avec difficulté sous la main du laboureur. Les comtés d’Essex, de Surrey et de Kent appartiennent, avec celui de Middlesex, à cette couche argileuse désignée en Angleterre sous le nom de stiff land, terre forte, et dont les agriculteurs de tous les pays connaissent bien les inconvéniens, que vient aggraver encore la fraîcheur du climat. Livrée à elle-même, cette argile ne sèche jamais en Angleterre, et quand elle n’est pas transformée par des amendemens et assainie par le drainage, elle fait le désespoir des fermiers. On ne la trouve pas seulement dans les comtés désignés, elle domine dans tout le sud-est et reparaît sur beaucoup de points du centre, de l’ouest et du nord.

Une longue bande de terres crayeuses de médiocre qualité traverse du sud au nord ce grand banc d’argile, et forme la plus grande partie des comtés de Hertford, Wilts et Hants; la craie presque pure s’y montre à la surface.

Les terres argilo-sableuses à sous-sol calcaire, les terres limoneuses ou loams du fond des vallées, n’occupent que à millions d’hectares environ. Les rivières étant plus courtes dans cette île étroite et les vallons plus resserrés qu’ailleurs, les alluvions y tiennent peu de place. Ce sont les sols légers qui dominent, ceux qu’on appelait autrefois poor lands, terres pauvres. Ces terres formaient, il n’y a pas bien longtemps, de vastes landes qui venaient jusqu’aux portes de Londres du côté de l’ouest, et presque partout elles sont devenues par la culture presque aussi productives que les loams. Il a fallu un mode d’exploitation parfaitement approprié à leur nature pour en tirer un si bon parti.

Il en est de même du climat. Les agriculteurs britanniques ont su admirablement utiliser les caractères distinctifs de ce climat particulier, mais en soi il n’a rien de séduisant. Ses brumes et ses pluies sont proverbiales; son extrême humidité est peu favorable au froment, qui est le but principal de toute culture; peu de plantes mûrissent naturellement sous ce ciel sans chaleur, il n’est propice qu’aux herbes et aux racines. Des étés pluvieux, des automnes prolongés, des hivers doux, entretiennent, sous l’influence d’une température à peu près constante, une végétation toujours verte. Là s’arrête son action; ne lui demandez rien de ce qui exige l’intervention du grand créateur, le soleil.

Combien le sol et le climat de la France sont supérieurs! En comparant à l’Angleterre, non plus seulement le quart, mais la moitié nord-ouest de notre territoire, c’est-à-dire les trente-six départemens qui se groupent autour de Paris, à l’exclusion de la Bretagne, nous trouvons plus de 22 millions d’hectares qui dépassent en qualité comme en quantité les 13 millions d’hectares anglais. Presque pas de montagnes, très-peu de marécages naturels, de vastes plaines presque partout saines, un sol suffisamment profond et formé dans des proportions assez justes des élémens les plus favorables à la production, de riches dépôts dans les larges vallées de la Loire, de la Seine et de leurs affluens, un climat un peu moins humide mais plus chaud, moins favorable peut-être à la végétation des prairies, mais plus propre à la maturation du froment et des autres céréales, tous les produits de l’Angleterre, obtenus avec moins de peine, et avec eux des produits nouveaux et précieux, tels que le sucre, les plantes textiles, les oléagineux, le tabac, le vin, les fruits, etc.

Il serait facile de suivre pas à pas cette comparaison et d’opposer par exemple au comté de Leicester, qui est le plus naturellement fertile des comtés anglais, notre département du Nord, aux terrains crayeux du Wiltshire ceux de la Champagne, aux sables les sables, aux argiles les argiles, aux loams les loams, et de chercher ainsi pour la plupart des districts anglais un district correspondant dans le nord de la France. Cette étude de détail, qui ne peut pas être entreprise ici, démontrerait en quelque sorte, hectare par hectare, sauf un petit nombre d’exceptions, la prééminence de notre territoire; il n’y a pas de terrains, parmi les plus mauvais du sol français, qui ne rencontrât plus mauvais encore de l’autre côté du détroit; il n’y a pas de si riche sol en Angleterre qui ne trouvât chez nous son équiva1-ent et souvent même son supérieur.

Quant au pays de Galles, c’est un massif de montagnes couvertes de terrains stériles appelés moors. En y ajoutant les îles qui l’avoisinent et la partie du sol anglais qui le touche de plus près, il comprend 2 millions d’hectares, dont la moitié seulement est susceptible de culture. On trouve en France l’analogue du pays de Galles dans la presqu’île de Bretagne, dont les habitans sont unis aux Gallois par une origine commune; mais, outre que la Bretagne occupe relativement moins de place sur la carte de France, l’Armorique anglaise est naturellement plus âpre et plus sauvage que notre Armorique; l’analogie n’est vraiment complète que pour quelques cantons. Les cinq départemens bretons donnent un total de plus de 3 millions d’hectares.

Les deux parties de l’Ecosse ont une étendue à peu près égale, elles sont toutes deux bien connues par des noms que la poésie et le roman ont popularisés; les basses terres ou lowlands occupent le sud et l’est, les hautes terres ou highlands l’ouest et le nord; chacune de ces deux moitiés, avec les îles adjacentes, comprend environ 4 millions d’hectares.

La Haute-Ecosse est sans comparaison un des pays les plus infertiles et les plus inhabitables de l’Europe. L’imagination ne le voit qu’au travers des rêves charmans du grand romancier écossais; mais si la plupart de ses sites méritent leur réputation par leur grandeur agreste, ces belles horreurs se soumettent peu à la culture. C’est un immense rocher de granit, tout découpé de cimes aiguës et de profonds précipices, et qui, pour ajouter encore à sa rudesse, s’étend jusqu’aux latitudes les plus septentrionales. Les highlands sont en face de la Norwége, qu’ils rappellent à beaucoup d’égards. La mer du Nord, qui les entoure et les pénètre de toutes parts, les bat de ses tempêtes éternelles; leurs flancs, sans cesse déchirés par les vents et tout ruisselans de ces eaux intarissables qui vont former à leurs pieds des lacs immenses, ne se couvrent que rarement d’une mince couche de terre végétale. L’hiver y dure presque toute l’année, et les îles qui les accompagnent, les Hébrides, les Orcades, les Shetland, participent déjà de la sombre nature islandaise. Plus des trois quarts de la Haute-Ecosse sont incultes; le peu de terre qu’il est possible de travailler a besoin de toute l’industrie des habitans pour produire quelque chose. L’avoine elle-même n’y mûrit pas toujours.

Où trouver en France l’analogue d’un pareil pays? Ce qui s’en rapproche le plus, c’est le noyau des montagnes centrales avec leurs ramifications qui couvrent une dizaine de départemens et vont se rattacher aux Alpes par-delà le Rhône, c’est-à-dire les anciennes provinces du Limousin, de l’Auvergne, du Vivarais, du Forez et du Dauphiné; mais les départemens des Hautes et des Basses-Alpes, les plus pauvres et les plus improductifs de tous, ceux de la Lozère et de la Haute-Loire, qui viennent après, sont encore bien au-dessus, comme ressources naturelles, des célèbres comtés d’Argyle et d’Inverness et du comté plus inaccessible encore de Sutherland. Cette supériorité est de plus en plus marquée dans ceux du Cantal, du Puy-de-Dôme, de la Corrèze, de la Creuse, de la Haute-Vienne, et elle devient tout à fait incommensurable quand on oppose aux meilleures vallées des highlands la Limagne d’Auvergne et la vallée du Grésivaudan, ces deux paradis du cultivateur jetés au milieu de notre région montagneuse.

La Basse-Ecosse elle-même est loin d’être partout susceptible de culture : de nombreuses chaînes la traversent et unissent les montagnes du Northumberland à celles des Grampians. Sur les 4 millions d’hectares dont elle se compose, 2 sont à peu près improductifs, les deux autres présentent presque partout, notamment autour d’Edimbourg et de Perth, les prodiges de la culture la plus perfectionnée; mais le sol n’est véritablement riche et profond que sur 1 million d’hectares environ, le reste est pauvre et maigre. Quant au climat, il suffit de rappeler qu’Edimbourg est à la même latitude que Copenhague et que Moscou. La neige et la pluie y tombent presque sans interruption, et les fruits de la terre n’ont pour se développer qu’un été court et chanceux.

Ce qui offre en France le plus de rapports avec la Basse-Ecosse, ce sont les dix départemens qui forment la frontière de l’est, et qui s’étendent des Ardennes au Dauphiné par les Vosges et le Jura; mais là encore, la supériorité du sol et du climat est sensible. La nature a fait les pâturages de la Lorraine et de la Franche-Comté au moins égaux à ceux d’Ayr et de Galloway; l’Alsace vaut bien les Lothians. La pointe septentrionale de cette région est à six degrés de latitude au-dessous de Berwick, et sa pointe méridionale à la hauteur de Venise; le souffle ardent de l’air d’Italie arrive jusqu’à Lyon.

Des deux fractions de l’Irlande, celle du nord-ouest, qui embrasse un quart de l’île et qui comprend la province de Connaught avec les comtés adjacens de Donegal, de Clare et de Kerry, ressemble beaucoup au pays de Galles, et même, dans ses parties les plus mauvaises, à la Haute-Ecosse. Il y a là encore 2 millions d’hectares disgraciés, dont l’aspect effrayant a donné naissance à ce proverbe national : Aller en enfer ou en Connaught. L’autre, celle du sud-est, beaucoup plus considérable, puisqu’elle embrasse les trois quarts de l’île et comprend les trois provinces de Leinster, d’Ulster et de Munster, c’est-à-dire environ 6 millions d’hectares, est au moins égale à l’Angleterre proprement dite en fertilité naturelle. Tout n’y est cependant pas également bon; le fléau du pays est l’humidité, qui y est plus grande encore qu’en Angleterre. De grands marais bourbeux, appelés bogs, couvrent un dixième environ de cette surface; plus d’un autre dixième est à déduire pour les montagnes et les lacs. En somme, 5 millions d’hectares sur 8 sont seuls cultivés..

Déduction faite du nord-ouest que nous avons comparé à l’Angleterre, du centre et de l’est que nous avons comparés à l’Ecosse, la France ne nous offre plus que le midi à comparer à l’Irlande. Ce rapprochement se justifie à certains égards, car la France du midi est à l’égard de celle du nord un pays distinct et inférieur en richesse acquise, comme l’Irlande à l’égard de l’Angleterre; mais là s’arrête l’analogie, car rien ne se ressemble moins sous tous les rapports. Le parallèle est comme les précédens, et plus qu’eux encore peut-être, en faveur de la France. Notre région méridionale s’étend de l’embouchure de la Garonne à celle du Var; elle embrasse une vingtaine de départemens environ et 13 millions d’hectares, ce qui maintient la proportion : elle a aussi, dans les Pyrénées et les Cévennes, sa partie montagneuse; mais il y a déjà loin, comme fécondité, des montagnes de l’Hérault et du Gard, qui produisent la soie, et même des cantons pyrénéens, où la culture peut s’élever jusqu’au pied des neiges éternelles, aux glaciales aspérités du Connaught et du Donegal; à mesure qu’on descend dans les plaines, la supériorité devient de plus en plus frappante, malgré les avantages naturels qui ont fait donner à l’Irlande ce surnom poétique : la plus belle fleur de la terre et la plus belle perle de la mer.

La plaine qui s’étend de Dublin à la baie de Galway, dans toute la largeur de l’Irlande, et qui fait l’orgueil de cette île, est dépassée en richesse comme en étendue par la magnifique vallée de la Garonne, un des plus beaux pays de culture de la terre. La vallée d’or, golden vale, dont se vante Limerick, les pâturages des bords du Shannon, les terres profondes si favorables à la production du lin des environs de Belfast, ont sans doute une grande valeur; mais les vignobles du Médoc, les sols du Comtat qui portent la garance, ceux du Languedoc, où le froment et le maïs peuvent se succéder, ceux de la Provence, où mûrissent l’olive et l’orange, valent plus encore. L’Irlande a sur l’Angleterre cet avantage, qu’elle a moins d’argiles, de sables et de craies, et que le sol y est généralement de bonne qualité; mais le midi de la France a sur elle la supériorité de son ciel. Quant aux bogs irlandais, ils n’ont pas leur équivalent dans les landes marécageuses de la Gascogne et de la Camargue, moins impropres qu’eux à la production.

Ainsi notre territoire l’emporte de tous points sur le territoire britannique, non-seulement en étendue, mais en fertilité. Notre région du nord-ouest vaut mieux que l’Angleterre et le pays de Galles, celle du centre et de l’est vaut mieux que l’Ecosse, celle du sud vaut mieux que l’Irlande.

Il y a soixante ans qu’Arthur Young, le grand agronome anglais, a reconnu cette supériorité naturelle de notre sol et de notre climat : q Je viens de passer en revue, dit-il à la fin de son Voyage agronomique en France, de 1787 à 1790, toutes les provinces de France, et je crois ce royaume supérieur à l’Angleterre en fait de sol. La proportion de mauvaises terres qui se trouvent en Angleterre, par rapport à la totalité du territoire, est plus grande qu’en France; il n’y a nulle part cette prodigieuse quantité de sable sec qu’on trouve dans les comtés de Norfolk et de Suffolk. Les marais, bruyères et landes, qui sont si communs en Bretagne, en Anjou, dans le Maine et dans la Guienne, sont beaucoup meilleurs que les nôtres. Les montagnes d’Ecosse et du pays de Galles ne sont pas comparables, en fait de sol, à celles des Pyrénées, de l’Auvergne, du Dauphiné, de la Provence et du Languedoc. Quant aux sols argileux, ils ne sont nulle part aussi tenaces qu’en Angleterre, et je n’ai pas rencontré en France d’argile semblable à celle de Sussex. » Plus tard, en parlant de climat, le célèbre agronome anglais rend le même hommage au ciel de la France : Nous savons tirer parti de notre climat, dit-il avec orgueil, et les Français sont encore dans l’enfance sous ce rapport, mais quant aux propriétés intrinsèques des deux climats, il n’hésite pas à donner la préférence au nôtre : cette conviction se reproduit à chaque ligne de son livre.

Et cependant, malgré des exceptions de détail nombreuses sans doute, mais qui ne détruisent pas la règle, l’Angleterre, même avant 1848, était mieux cultivée et plus productive, à surface égale, que le nord-ouest de la France ; la Basse-Ecosse rivalisait au moins avec l’est, et l’Irlande elle-même, la pauvre Irlande, était plus riche en produits que notre midi. Il n’y a que la Haute-Ecosse qui, comme région, soit dépassée par la région correspondante, et ce n’est pas la faute des hommes. Encore est-il possible de trouver, hors du territoire continental, mais toujours dans un département français, l’île de Corse, une contrée comparable à, la Haute-Ecosse pour la valeur actuelle de sa production, malgré l’immense disproportion que la nature a mise entre leurs ressources, et ce n’est pas la seule comparaison qu’il serait facile d’établir entre ces deux pays, tous deux d’un accès si rude, tous deux anciennement habités par une population indomptée de pâtres et de bandits.

Hâtons-nous de dire que si la France est restée ainsi en arrière du royaume-uni, elle est bien en avant des autres nations du monde, excepté la Belgique et la Haute-Italie, qui ont sur elle des avantages naturels. Les causes de cette infériorité relative ne tiennent pas d’ailleurs à notre population agricole, la plus laborieuse, la plus intelligente et la plus économe qui existe peut-être. Ces causes sont multiples et profondes, je me propose de les rechercher; mais auparavant je dois prouver ce que je viens d’avancer. Je suis obligé d’entrer à cet effet dans quelques détails purement agricoles. Je dirai d’abord comment l’agriculture anglaise est plus riche; je me demanderai ensuite pourquoi.


II.

Le trait le plus saillant de l’agriculture britannique comparée à la nôtre, c’est le nombre et la qualité de ses moutons. Il suffit de traverser, même en chemin de fer, un comté anglais pris au hasard, pour voir que l’Angleterre nourrit proportionnellement beaucoup plus de moutons que la France ; il suffit de mesurer d’un coup d’œil un de ces animaux, quel qu’il soit, pour voir qu’ils sont beaucoup plus gros en moyenne, et qu’ils doivent donner plus de viande que les nôtres. Cette vérité, qui saisit en quelque sorte de tous les côtés l’observateur le plus superficiel, n’est pas seulement confirmée par l’examen attentif des faits; elle prend, par cette étude, des proportions inattendues : ce qui n’est pour le simple voyageur qu’un objet de curiosité devient pour l’agronome et l’économiste le sujet de recherches qui l’étonnent lui-même par l’immensité de leurs résultats.

Le cultivateur anglais a remarqué, avec cet instinct de calcul qui distingue ce peuple, que le mouton est de tous les animaux le plus facile à nourrir, celui qui tire le meilleur parti des alimens qu’il consomme, et en même temps celui qui donne, pour entretenir la fertilité de la terre, le fumier le plus actif et le plus chaud. En conséquence, il s’est attaché, avant toute chose, à avoir beaucoup de moutons ; il y a dans la Grande-Bretagne d’immenses fermes qui n’ont presque pas d’autre bétail; pendant que nos cultivateurs se laissaient distraire par beaucoup d’autres soins, l’élève de la race ovine était, de temps immémorial, considérée par nos voisins comme la première des industries agricoles. Qui ne sait que le chancelier d’Angleterre, président de la chambre des lords, est assis sur un sac de laine, afin de montrer, par un pittoresque symbole, l’importance que la nation entière attache à ce produit ? La viande de mouton est à son tour aussi populaire que la laine, et fort recherchée en général par les consommateurs anglais.

Depuis cent ans, le nombre des moutons a suivi la même progression en France et dans les îles britanniques : de part et d’autre, il a doublé. On calcule qu’en 1750 ce nombre, dans chacun des deux pays, devait être de 17 à 18 millions de têtes; il doit être de 35 aujourd’hui. La statistique officielle française dit 32 millions, et Mac Culloch arrive exactement au même chiffre pour le royaume-uni, mais de part et d’autre on est, je crois, un peu au-dessous de la vérité. Cette égalité apparente cache une inégalité profonde. Les 35 millions de moutons anglais vivent sur 31 millions d’hectares, ceux de la France sur 53; pour en avoir proportionnellement autant que nos voisins, nous devrions en avoir 60 millions. Cette différence, déjà sensible, s’accroît encore quand on compare à la France l’Angleterre proprement dite; les deux autres parties du royaume-uni n’ont que peu de moutons relativement à leur étendue : l’Ecosse n’en peut nourrir, malgré tous ses efforts, que 4 millions environ; l’Irlande, qui devrait rivaliser par ses pâturages avec l’Angleterre, n’en compte tout au plus que 2 millions sur 8 millions d’hectares, et ce n’est pas là un des moindres signes de son infériorité; la seule Angleterre en a 30 millions environ, sur 15 millions d’hectares, c’est-à-dire proportionnellement trois fois plus que la France.

À cette inégalité dans le nombre vient se joindre une différence non moins importante dans la qualité.

Depuis un siècle environ, indépendamment des progrès antérieurs qui avaient été déjà plus grands en Angleterre que chez nous, les deux pays ont suivi dans l’éducation des troupeaux deux tendances opposées. En France, la laine a été considérée comme le produit principal et la viande comme le produit accessoire; en Angleterre, au contraire, la laine a été considérée comme le produit accessoire, et la viande comme le produit principal. De cette simple distinction, qui paraît peu importante au premier abord, datent des différences dans les résultats qui se comptent par centaines de millions.

Les efforts tentés en France pour l’amélioration de la race ovine depuis quatre-vingts ans se résument presque tous dans l’introduction des mérinos. L’Espagne possédait seule autrefois cette belle race, qui s’était formée lentement sur l’immense plateau des Castilles; la réputation méritée des laines espagnoles engagea plusieurs autres nations de l’Europe, notamment la Saxe, à tenter l’importation. Cette tentative ayant réussi, la France voulut en essayer à son tour, et le roi Louis XVI, ce prince excellent, qui donna le signal de tous les progrès réalisés depuis, sollicita et obtint du roi d’Espagne l’envoi d’un troupeau espagnol pour sa ferme de Rambouillet. C’est ce troupeau qui, amélioré et en quelque sorte transformé par les soins dont il a été l’objet, est devenu la souche de presque tous les mérinos répandus en France. Deux autres sous-races, également d’origine espagnole, celle de Perpignan et celle de Naz, ont été dépassées par lui.

Les propriétaires et les fermiers français hésitèrent beaucoup d’abord à adopter cette innovation. La révolution étant survenue, plusieurs années se passèrent sans qu’aucun résultat sérieux fût obtenu; ce ne fut guère que sous l’empire que les avantages de la nouvelle race commencèrent à se répandre. Le mouvement une fois engagé gagna de proche en proche, et, de grands bénéfices ayant été faits, l’enthousiasme finit par succéder à l’indifférence.

Beaucoup de fortunes de fermiers, notamment dans les environs de Paris, datent de cette époque. La production de béliers pour la propagation de la race était devenue, dans les premières années de la restauration, une industrie fort lucrative. Un bélier de Rambouillet fut vendu 3,870 francs en 1825. C’est qu’en effet, quand le mouton indigène donnait à peine quelques livres d’une laine grossière, le mérinos dépouillait le double ou le triple en poids d’une laine fine d’un prix plus élevé. Ce profit était considérable, il parut suffisant à nos cultivateurs, qui n’en imaginaient pas d’autre; c’est ainsi que la propagation des mérinos fut considérée en France comme le but suprême que devait rechercher l’économie rurale dans l’élève du mouton. Un quart environ des moutons français est aujourd’hui composé de mérinos ou métis-mérinos; le reste a gagné en même temps, soit en viande soit en laine, par le seul effet de soins plus intelligens et d’une meilleure nourriture, de sorte qu’on peut affirmer, sans crainte d’exagération, que le revenu de la France en moutons doit avoir quadruplé depuis un siècle, bien que le nombre de ces animaux n’ait que doublé. C’est beaucoup sans doute qu’un pareil progrès, mais nous allons en constater un plus grand, en comparant à l’histoire des troupeaux en France, depuis cent ans, la même histoire en Angleterre pendant la même période.

Il y a toujours eu beaucoup de moutons en Angleterre; ces îles étaient déjà, sous ce rapport, célèbres du temps des Romains. Les races primitives vivaient à l’état sauvage, on retrouve encore leurs derniers descendans dans les montagnes du pays de Galles, de la presqu’île de Cornouailles et de la Haute-Ecosse. Cette tendance naturelle du sol et du climat n’a fait que s’accroître et se fortifier avec le temps. Déjà, il y a près de trois siècles, au moment où l’esprit commercial et manufacturier a commencé à se développer en Europe, l’élève des moutons avait pris brusquement en Angleterre une extension inusitée partout ailleurs : c’était alors la laine qu’on recherchait avant tout, comme de nos jours en France. On les distinguait en races à longue laine et races à laine courte, les premières surtout étaient très estimées. L’Angleterre avait sur nous une grande avance, quand nous avons commencé à nous occuper de nos troupeaux, et cette avance s’est accrue par la révolution nouvelle qui a inauguré chez elle la supériorité de la viande sur la laine comme produit. Cette fois encore, nous avons été devancés.

Vers le temps où le gouvernement français travaillait à introduire en France les mérinos, des tentatives du même genre furent faites en Angleterre. A l’exemple de Louis XVI, le roi George III, qui était fort occupé d’agriculture, fit venir à plusieurs reprises des moutons espagnols qu’il établit sur ses propres terres. Les premiers importés périrent : l’humidité des pâturages leur donnait des maladies qui devenaient bientôt mortelles. On plaça les derniers venus sur un terrain plus sec, et ils vécurent. Dès ce moment, il fut démontré que le climat anglais, s’il mettait une limite à la propagation des mérinos, n’était pas du moins un obstacle invincible à leur introduction. Des grands seigneurs, des agriculteurs célèbres, s’occupèrent activement des moyens de naturaliser cette nouvelle race; mais les fermiers firent, dès le début, des objections plus fondamentales que celles du climat ; les idées avaient changé, on commençait à pressentir l’importance du mouton comme animal de boucherie. Peu à peu cette tendance nouvelle a prévalu, la race espagnole a été abandonnée par ceux même qui l’avaient le plus vantée à l’origine, et aujourd’hui il n’existe plus de mérinos ou métis-mérinos en Angleterre que chez quelques amateurs, comme objet de curiosité plutôt que de spéculation.

Le plus grand promoteur de cette préférence a été le célèbre Bakewell, un homme de génie dans son genre, qui a fait autant pour la richesse de son pays que ses contemporains Arkwright et Watt. Avant lui, les moutons anglais n’étaient mûrs pour la boucherie qu’à l’âge où sont abattus encore aujourd’hui les nôtres, c’est-à-dire vers quatre ou cinq ans. Il pensa fort justement que s’il était possible de porter les moutons à leur complet développement avant cet âge, de les rendre, par exemple, propres à être abattus à deux ans, on doublerait par ce seul fait le produit des troupeaux. Avec cette persévérance qui caractérise sa nation, il poursuivit, dans sa ferme de Dishley-Grange, en Leicestershire, la réalisation de cette idée, et il finit, après bien des années d’efforts et de sacrifices, par en venir à bout.

La race obtenue ainsi par Bakewell porte le nom de nouveaux Leicester, du nom du comté, ou de Dishley, du nom de la ferme où elle a pris naissance. Cette race extraordinaire, sans rivale dans le monde pour sa précocité, fournit des animaux qui peuvent s’engraisser dès l’âge d’un an, et qui, dans tous les cas, ont acquis tout leur volume avant l’expiration de leur seconde année. À cette qualité, précieuse entre toutes, ils joignent une perfection de formes qui les rend, à volume égal, plus charnus et plus lourds qu’aucune race connue. Ils donnent en moyenne 50 kilogrammes de viande nette, et il n’est pas rare d’en trouver qui vont beaucoup au-delà.

Le procédé que Bakewell l’suivi pour obtenir un si merveilleux résultat est connu de tous les éleveurs sous le nom de selection. Il consiste à choisir, parmi les individus d’une race, ceux qui présentent au plus haut degré les qualités qu’on veut perpétuer, et à s’en servir uniquement comme reproducteurs. Au bout d’un certain nombre de générations, en suivant toujours la même méthode, les caractères qu’on a recherchés chez tous les reproducteurs mâles et femelles deviennent permanens, et la race est constituée. Ce procédé est extrêmement simple ; mais ce qui l’est moins, c’est le choix même des qualités qu’il faut s’attacher à-reproduire, afin d’arriver au meilleur résultat. Beaucoup d’éleveurs s’y trompent, et travaillent dans un sens contraire à leur propre dessein.

Avant Bakewell, les fermiers des riches plaines du Leicester, dans l’intention de produire le plus de viande possible, recherchaient avant tout dans leurs moutons une grande taille. L’un des mérites de l’illustre fermier de Dishley-Grange fut de comprendre qu’il y avait de plus sûrs moyens d’augmenter le rendement pour la boucherie, et que la précocité de l’engraissement d’une part, la rondeur des formes de l’autre, valaient mieux, pour atteindre le but, que le développement excessif de la charpente osseuse. Les nouveaux Leicester ne sont pas plus grands que ceux qu’ils ont remplacés, mais l’éleveur peut en envoyer trois au marché dans le temps qui lui était autrefois nécessaire pour en produire un, et s’ils n’ont pas plus de hauteur, ils sont plus larges, plus ronds, plus développés dans les parties qui donnent le plus de chair, ils n’ont que les os absolument nécessaires pour les supporter, et presque tout leur poids est en viande nette.

L’Angleterre fut émerveillée quand les résultats annoncés par Bakewell furent définitivement acquis. Le créateur de la nouvelle race, qui, comme tout bon Anglais, tenait avant tout au profit, tira largement parti de l’émulation que sa découverte excita. Comme tout le monde voulait avoir du sang Dishley, Bakewell imagina de louer ses béliers au lieu de les vendre ; les premiers qu’il loua ne lui rapportèrent que 22 francs par tête, c’était en 1760, et sa race n’était pas encore arrivée à sa perfection ; mais à mesure qu’il fit de nouveaux progrès et que la réputation de son troupeau s’accrut, ses prix s’élevèrent rapidement, et en 1789, une société s’étant formée pour la propagation de sa race, il lui loua ses béliers pour une saison, au prix énorme de 6,000 guinées (plus de 150,000 fr.). On a calculé que, dans les années qui suivirent, les fermiers du centre de l’Angleterre dépensèrent jusqu’à 100,000 livres par an (2,500,000 fr.) en location de béliers; Bakewell, malgré tous ses efforts pour garder le monopole, n’était plus le seul qui louât des reproducteurs, cette industrie s’était répandue autour de lui, et plusieurs troupeaux s’étaient formés sur le modèle du sien.

La richesse dont Bakewell a doté son pays est incalculable ; s’il était possible de supputer ce que la seule race de Dishley a rapporté aux cultivateurs anglais depuis quatre-vingts ans, on arriverait à des résultats prodigieux.

Mais ce n’est pas tout. Bakewell n’a pas seulement créé une espèce particulière de moutons qui réalise le maximum de précocité et de rendement qu’il paraît possible d’atteindre, il a encore indiqué, par son exemple, les moyens de perfectionner les races indigènes placées dans d’autres conditions. Les purs Dishley ne peuvent pas se répandre uniformément partout; originaires de plaines basses, humides et fertiles, ils ne réussissent parfaitement que dans les contrées analogues; c’est une race tout à fait artificielle, conséquemment délicate, un peu maladive, chez qui la précocité n’est qu’une disposition à une vieillesse prématurée, et qui, par sa conformation même, est incapable d’effort; il lui faut, avec un climat froid et une nourriture abondante, un repos à peu près absolu et des soins continuels, qu’elle paie ensuite avec usure, il est vrai, mais qu’il n’est pas toujours possible de lui donner.

On peut diviser le sol anglais, comme tous les pays possibles, en trois parties : les plaines, les coteaux, et les montagnes. Le Dishley est resté le type du mouton de plaine et en même temps le modèle unique et supérieur dont toutes les races doivent se rapprocher le plus possible; deux autres races ont été choisies: l’une un peu inférieure au Dishley, mais tendant toujours vers lui, pour en faire le type des pays de coteaux, c’est le mouton des dunes méridionales du Sussex ou South Downs; — l’autre, inférieure à son tour aux South Dows, mais tendant toujours vers eux, est devenue le type des pays de montagne; c’est celle qui a pris naissance dans le nord du Northumberland, entre l’Angleterre et l’Ecosse, au milieu des montagnes des Cheviot.

Les dunes méridionales du Sussex sont des rangées de collines calcaires de deux lieues de largeur moyenne sur vingt-cinq de longueur environ, qui courent de l’est à l’ouest le long des côtes de la Manche, en face de la France. L’élégante ville de Brighton, célèbre par ses bains de mer qui attirent tous les ans une grande partie du beau monde anglais, est située au pied de ces collines, qui présentent un aspect particulier à l’Angleterre; elles sont entièrement dépouillées de bois, semées çà et là de quelques bruyères, et couvertes sur toute leur surface d’une herbe courte, fine et serrée. De tout temps, ces pâturages ont servi à nourrir des moutons à qui ils conviennent parfaitement; mais l’ancienne race de ces South Doyens était petite, rustique, donnait peu de viande; leur chair était d’ailleurs très estimée, et leur laine recherchée pour certaines espèces de draps.

Un propriétaire du pays, nommé John Ellman, entreprit, vers 1780, d’appliquer à l’amélioration de cette espèce les procédés qui réussissaient si bien à Bakewell pour le perfectionnement des races à longue laine. Une circonstance particulière lui permettait de tenter cet essai avec quelque chance de succès; le long des collines du Sussex s’étend une bande de terres basses et cultivées, qui pouvait fournir et qui fournit en effet un supplément de nourriture artificielle pour les moutons des dunes pendant l’hiver. Ce qui retient en général les moutons de montagne dans un état chétif, c’est moins la maigreur du pâturage en été que le défaut à peu près complet de nourriture en hiver. Cette vérité a été surabondamment démontrée par les expériences d’Ellman et de ses successeurs sur le mouton des dunes.

Dès que ce mouton a ajouté à son régime d’été un bon régime d’hiver, on l’a vu prendre rapidement des proportions plus fortes, et comme en même temps, par un choix de bons reproducteurs, on s’appliquait à lui donner, autant que possible, l’aptitude à l’engraissement précoce et la perfection de formes qui caractérisaient le Dishley, il a fini par devenir presque le rival de la création de Bakewell. Aujourd’hui, après 70 ans de soins bien entendus, les moutons South Downs donnent en moyenne 40 à 50 kilos de viande nette. Ils s’engraissent en général vers deux ans, et se vendent après leur seconde tonte. Leur chair est considérée comme meilleure que celle des nouveaux Leicester. Le poids de leur toison a doublé comme celui de leur corps, et comme ils ont conservé l’habitude du pâturage pendant l’été, ils ont gardé leur tempérament robuste et leur rusticité primitive.

On a calculé que les dunes du comté de Sussex et les plaines qui les avoisinent devaient nourrir aujourd’hui un million de moutons améliorés, et la race n’est plus renfermée dans ses anciennes limites, elle en est sortie pour se répandre au dehors, soit en se substituant purement et simplement aux variétés locales, soit en s’y mêlant et en les transformant de fond en comble par des croisemens; elle a pénétré partout où le sol, sans être assez riche pour nourrir des Dishley, l’est assez cependant pour joindre à de bons pâturages d’été une suffisante alimentation d’hiver. Elle domine dans toutes les contrées de formation calcaire; elle tend à remplacer les anciennes espèces des comtés de Berks, de Hants et de Wilts, et dans le nord, on la retrouve jusque dans le Cumberland et le Westmoreland.

L’histoire des moutons Cheviot n’est pas tout à fait aussi brillante que celle des Dishley et des South Downs. Cette race n’est pourtant pas moins précieuse que les autres en ce qu’elle permet de tirer tout le parti possible de régions froides et incultes. Sortie des montagnes intermédiaires entre les hautes chaînes du nord de l’Angleterre et les terres cultivées, elle a dû son amélioration, comme les South Downs, à un supplément de nourriture artificielle pendant l’hiver, autant du moins que l’ont permis les lieux agrestes où elle vit; elle a été de plus, autant qu’aucune autre, l’objet de sélections conduites avec beaucoup de soin, et ses formes sont aujourd’hui aussi parfaites que possible. Les moutons Cheviot perfectionnés s’engraissent dans leur troisième année, et donnent en moyenne 30 à 40 kilos d’excellente viande. Leur toison est épaisse et courte ; ils passent l’hiver même sur leurs montagnes, exposés à toutes les intempéries des saisons, et ne s’abritent jamais dans des bergeries.

En Angleterre, les Cheviot n’ont guère été introduits hors de leur pays natal que dans les parties les plus montagneuses du pays de Galles et de Cornouailles. En Écosse, au contraire, où ils ont été importés par sir John Sinclair, ils se sont répandus en très-grand nombre; ils ont commencé par envahir les highlands du sud, et ils ont pénétré de là, en suivant les monts Grampians, jusqu’aux extrémités septentrionales, où ils se propagent avec rapidité. Partout, dans ces régions élevées et orageuses, ils disputent le terrain à une autre race encore plus rustique, la race à tête noire des bruyères, qui recule peu à peu devant eux, leur abandonnant les meilleures prairies pour se réfugier sur les cimes les plus sauvages. Ces trois races tendent aujourd’hui à absorber toutes les autres et à envahir la Grande-Bretagne tout entière. Quelques variétés locales persistent cependant et se développent à part : telles sont celle des marais de Romney dans le comté de Kent, celle des plateaux ou cost-wolds du comté de Glocester, les races de Lincoln et de Teeswater à laine longue, celle de Dorset et de Hereford à laine courte, etc. Toutes ces espèces sont améliorées par des procédés analogues à ceux qui ont été suivis pour les Dishley, les South Downs, et les Cheviot. Dans toute l’Angleterre, l’éleveur de moutons s’attache avant tout aujourd’hui, soit en perfectionnant sa race par elle-même, soit en la croisant avec d’autres déjà perfectionnées, soit en substituant l’une de ces races à la sienne, suivant que l’un ou l’autre de ces moyens lui paraît plus efficace, à augmenter la précocité et à arrondir les formes de ses produits. On peut dire que le génie de Bakewell a pénétré tous ses compatriotes.

Essayons maintenant de comparer approximativement les produits annuels que les deux pays retirent de ce nombre égal de moutons.

La production de la laine doit être en France de 60 millions de kilos environ; la même production est évaluée en Angleterre à 550,000 packs de 240 livres anglaises, soit encore 60 millions de kilos. Les deux pays seraient donc sur un pied d’égalité pour la laine; mais l’Angleterre prend le dessus dans une proportion énorme dès qu’il s’agit de la viande.

On abat tous les ans dans les îles britanniques environ 10 millions de têtes, dont 8 millions en Angleterre seulement, qui donnent, au poids moyen de 36 kilos de viande nette par tête, 360 millions de kilos.

On doit abattre en France environ 8 millions de têtes qui, au poids moyen de 18 kilos de viande nette, c’est-à-dire la moitié des moutons anglais, donnent 144 millions de kilos.

D’où il suit que le produit des 35 millions de moutons français serait représenté par les chiffres suivans :

Laine : 60 millions de kilos.

Viande : 144 —

Et le revenu des 35 millions de moutons anglais par ceux-ci :

Laine : 60 millions de kilos.

Viande : 360 —

Le second de ces deux totaux est le double de l’autre.

Sans doute ces chiffres ne sont pas d’une exactitude mathématique; mais ils se rapprochent assez de la vérité pour donner une idée suffisante des faits généraux. J’ai plutôt réduit qu’accru les chiffres donnés par les statistiques ordinaires en ce qui concerne l’Angleterre, et, au contraire, plutôt accru que réduit ce qui concerne la France. David Low, le savant professeur d’agriculture à l’université d’Edimbourg, dans son Traité des animaux domestiques, publié il y a déjà plusieurs années, porté à 227 millions la valeur de la laine produite annuellement en Angleterre ; mais cette évaluation est évidemment exagérée ; le commentateur français de David Low évalue en même temps le produit des moutons anglais en viande à 640 millions de kilos, ce qui ne serait possible que si tous les moutons anglais étaient des Dishley. D’un autre côté, M. Moreau de Jonnès, dans sa statistique agricole faite sur des documens officiels, porte à 6 millions le nombre des têtes abattues en France, à 13 kilos la moyenne de rendement, et à 80 millions de kilos le produit total ; j’ai relevé toutes ces moyennes, qui m’ont paru trop basses.

On pressent aisément combien ce résultat, qui paraît déjà si grand pour les îles britanniques en général, doit devenir énorme quand il s’agit seulement de l’Angleterre proprement dite. L’Angleterre nourrit 2 têtes de moutons par hectare, tandis qu’en France la moyenne est des deux tiers d’une tête, et le produit des moutons anglais étant en outre le double de celui des moutons français, il s’ensuit que le revenu moyen d’une ferme anglaise en moutons est à surface égale six fois plus élevé que celui d’une ferme française.

Cette disproportion affligeante n’est pas vraie sans doute de quelques fermes françaises où l’éducation de l’espèce ovine est aussi savamment entendue qu’en Angleterre, où même on est en voie de dépasser nos voisins par le mélange intelligent du sang anglais et du sang mérinos. Il suffit de citer entre autres le magnifique troupeau de M. Pluchet à Trappes (Seine-et-Oise), celui de M. Malingié à La Charmoise (Loir-et-Cher), et les croisemens qui se poursuivent dans les bergeries de l’état, notamment d’Alfort ; mais il n’en est pas moins vrai que la France en général est restée fort en arrière. L’Irlande seule, dans les îles britanniques, a une richesse ovine égale à la nôtre ; l’Ecosse elle-même est au-dessus. Ajoutons que ces chiffres, déjà si frappans, sont loin de donner la mesure complète des avantages que l’agriculture anglaise retire de ses moutons ; il ne faut pas oublier que ce précieux animal ne donne pas seulement au cultivateur sa viande et sa laine, il l’enrichit encore par son fumier, et tout ce revenu est obtenu en améliorant encore le sol qui le produit. C’est en quelque sorte le beau idéal de la production rurale.

Si maintenant nous portons nos regards hors d’Europe, dans les colonies britanniques, nous y retrouvons l’éducation du mouton pratiquée à l’exemple de la mère-patrie avec une prédilection marquée. Ici la population étant plus rare et la richesse consistant surtout dans l’exportation, ce n’est plus la viande qui est recherchée, c’est la laine, parce que la laine s’exporte plus aisément. Au même moment où l’Angleterre bannissait de chez elle le mérinos, elle le transportait dans ses colonies. Il s’est trouvé, à l’autre extrémité des mers, des régions désertes et indéfinies admirablement propres à la race espagnole. Cette race s’y est largement multipliée, et un nouveau monde a été créé. Des villes magnifiques se sont élevées comme par enchantement sur ces parages inhabités. Le flot de l’émigration britannique s’y répand comme une mer toujours montante. C’est pourtant un faible animal, le mouton, qui produit toutes ces merveilles. Un moment on a pu craindre que la découverte des mines d’or ne fît abandonner les pâturages, et toute l’Angleterre s’en est émue, mais ces craintes sont un peu calmées, et le mouton le dispute même à l’or.

Au commencement de ce siècle, l’Angleterre tirait de l’Espagne la moitié de ses laines importées; aujourd’hui l’Espagne ne paraît plus que nominalement sur ses états d’importation. Des pays qui ne donnaient pas une livre de laine il y a cinquante ans, dont le nom même était à peu près inconnu, figurent aujourd’hui sur ces états pour des quantités énormes. Telles sont les colonies britanniques dans l’Australie, qui fournissent 40 millions de livres de laine, la colonie du cap de Bonne-Espérance et les possessions anglaises de l’Inde, qui en envoient 10 à 12 millions. Ces laines sont d’une qualité excellente et s’améliorent tous les jours. Les producteurs viennent de ces pays lointains disputer à nos cultivateurs les béliers de Rambouillet, qu’ils paient fort cher. En réunissant au produit de ses moutons indigènes celui de ses moutons coloniaux, l’Angleterre réalise tous les ans une richesse de 6 à 700 millions qu’elle double ensuite par ses manufactures. Admirable pouvoir de l’industrie humaine quand elle sait tirer habilement parti des dons de la Providence!

Dépassée pour la production de la viande par la partie européenne de l’empire britannique, la France l’est encore pour la production de la laine par l’union des colonies et de la métropole. Ce ne sont pourtant pas les ressources naturelles qui nous manquent, et nous avons, soit dans notre propre sol, soit dans notre colonie africaine, bien autrement rapprochée de nous que les colonies australiennes, de quoi rivaliser largement. La même distinction qui s’est établie chez nos voisins devra probablement s’introduire un jour entre notre sol national et notre possession coloniale; chez nous, sans renoncer précisément à la laine, les éleveurs tourneront leur attention vers la production de la viande plus qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici; à leur tour, les éleveurs algériens ont devant eux un immense avenir pour la production de la laine; les uns et les autres devront travailler activement à accroître le nombre en même temps que la qualité de leurs moutons. L’impulsion est donnée de toutes parts, et de grands pas s’accomplissent tous les jours dans cette double voie, mais nous nous sommes mis en marche un peu tard, et l’Angleterre a sur nous une avance que nous parviendrons difficilement à regagner.


III.

La supériorité de l’agriculture britannique sur la nôtre n’est pas tout à fait aussi grande pour le gros bétail que pour la race ovine ; elle est cependant encore sensible.

Le nombre des bêtes à cornes que possède la France est évalué à 10 millions de têtes; le royaume-uni en nourrit environ 8 millions, c’est-à-dire un peu moins; mais si la quantité absolue est inférieure, la quantité proportionnelle ne l’est pas. Sur ce nombre, l’Angleterre et le pays de Galles comptent pour 5 millions de têtes, l’Ecosse pour 1 million, l’Irlande pour 2, c’est-à-dire que l’Angleterre a une tête sur trois hectares, l’Ecosse une sur huit, l’Irlande une sur quatre. En France, la moyenne est d’une tête sur cinq hectares. On voit que la moyenne de la France n’est réellement supérieure qu’à celle de l’Ecosse, dont le sol fait exception ; nous sommes au-dessous de l’Irlande elle-même et assez loin de l’Angleterre. Voilà pour le nombre; quant à la qualité, notre désavantage est plus grand.

L’homme peut demander à la race bovine, indépendamment de son fumier, de son cuir et de ses abats, trois sortes de produits : son travail, son fait et sa viande. De ces trois produits, le moins lucratif est le premier, et nous retrouvons ici une distinction tout à fait analogue à celle que nous avons faite pour les moutons. Pendant que l’agriculteur français demandait surtout au bétail à cornes du travail, l’agriculteur britannique lui demandait surtout du fait et de la viande. Cette seconde distinction a amené des différences presque aussi marquées que la première.

Voyons d’abord les produits du fait dans les deux pays. La France possède à millions de vaches en état de porter, et le royaume-uni 3 millions; mais les trois quarts des vaches françaises ne sont pas laitières, et presque toutes les vaches anglaises le sont. Les exigences du travail, qui demande des races fortes et dures, se concilient difficilement avec le tempérament favorable à l’abondante production du lait. La mauvaise nourriture, le défaut de soins, l’absence de toute précaution dans le choix des reproducteurs, et peut-être aussi, dans l’extrême midi, la sécheresse et la chaleur du climat, achèvent ce que le travail a commencé. Dans les parties de la France où l’attention des éleveurs a été portée par des circonstances locales sur la production du lait, des résultats comparables et souvent supérieurs à ceux qu’on obtient en Angleterre montrent que nous sommes en général placés, pour cette industrie, dans d’aussi bonnes conditions que nos voisins; mais si nos races laitières valent autant et quelquefois plus que les leurs, elles ne sont pas aussi répandues.

Il n’y a en Angleterre aucune espèce de vaches qui dépasse sensiblement nos vaches flamandes, nos normandes, nos bretonnes, pour la quantité et la qualité du lait, ainsi que pour la proportion du rendement en fait à la quantité de nourriture consommée. Quant aux produits de la laiterie, si les fromages anglais sont en général supérieurs aux nôtres, le beurre français est bien au-dessus du beurre anglais ; il n’y a rien en Angleterre de comparable aux bonnes qualités de beurre que produisent la Bretagne et la Normandie. Malgré ces avantages incontestables, le produit total des vaches anglaises eu lait, beurre et fromage dépasse de beaucoup le produit des vaches françaises, bien que celles-ci soient plus nombreuses, et sur certains points aussi bonnes ou même meilleures laitières. C’est la généralité d’une pratique qui peut seule donner de grands résultats en agriculture, et l’entretien d’une ou plusieurs vaches laitières est une pratique universelle en Angleterre.

La race laitière par excellence de l’empire britannique est originaire de ces îles de la Manche, fragmens détachés de notre Normandie. On la désigne généralement sous le nom de l’île d’Alderney, qu’on appelle en français Aurigny. Les précautions les plus minutieuses sont prises pour maintenir la pureté de cette race, qui n’est, au bout du compte, qu’une variété des nôtres. Les îles de la Manche produisent beaucoup de génisses vendues pour l’Angleterre, et fort recherchées par les gens riches pour leurs laiteries de campagne. Quiconque a fait le voyage de Jersey a pu admirer ces jolies bêtes, à l’air si intelligent et si doux, qui peuplent les pâturages de cette île, et qui font partie de la famille chez tous les cultivateurs. Elles sont naturellement bonnes sans doute, mais les soins affectueux dont elles sont l’objet n’ont pas peu contribué à les rendre si productives. Les habitans de Jersey en sont fiers et jaloux comme d’un trésor unique au monde.

Cette race trouve cependant une rivale dans une autre qui lui ressemble beaucoup, et qui doit en être sortie par des croisemens : c’est celle du comté d’Ayr, en Écosse. Il n’y a pas longtemps que l’Écosse en général était dans un état d’inculture presque complet; le comté d’Ayr en particulier n’est cultivé avec quelque soin que depuis cinquante ou soixante années. Cet ancien pays de bruyères et de marais est devenu une sorte d’Arcadie. Robert Burns, le berger poète, y est né ; ses poésies champêtres, qui datent de l’époque de la révolution française, ont été contemporaines du réveil agricole de son pays natal. La même inspiration qui a produit les chansons bucoliques de Burns a créé cette charmante race laitière d’Ayr, dont les formes gracieuses, le pelage bariolé, l’humeur paisible, les larges mamelles, le fait abondant et crémeux, réalisent l’idéal de la vie pastorale. Une bonne vache de cette espèce peut donner plus de 4,000 litres de fait par an; elles en donnent en moyenne 3,000, et on les rencontre partout, soit en Écosse, soit en Angleterre.

Toutes les autres races anglaises sont plus ou moins laitières ; on peut dire qu’une vache qui n’a pas de fait est une exception dans ce pays. L’Irlande elle-même possède deux races de vaches laitières : l’une petite et rustique, tout à fait analogue à notre race bretonne et originaire des montagnes sauvages du Kerry; l’autre, grande et forte, qui s’est développée dans les riches pâturages des bords du Shannon.

La consommation du lait, sous toutes les formes, a pris chez les Anglais un développement énorme; leurs habitudes sont anciennes sous ce rapport ; il y a bien longtemps que César disait des Bretons : lacte et carne vivunt. Ils n’ont pas, comme une grande partie des Français, l’usage de préparer leurs alimens à la graisse ou à l’huile; le beurre leur sert pour toutes les préparations culinaires, le fromage figure à tous leurs repas. Les quantités de beurre et de fromage qui se fabriquent d’un bout à l’autre des îles britanniques passent toute idée. Le comté de Chester produit à lui seul pour un million sterling ou 25 millions de fromage par an. Non contens de ce que produisent leurs laiteries, ils font encore venir beaucoup de beurre ou de fromage de l’étranger, et cette circonstance, qui montre jusqu’à quel point est poussé le goût national, explique pourquoi le prix moyen du fait est plus élevé chez eux qu’en t’rance. Quand nos producteurs obtiennent en moyenne 10 centimes par litre de lait, les producteurs anglais en obtiennent 20.

En somme, on peut évaluer la production en fait des vaches anglaises à 3 milliards de litres, dont 1 milliard environ sert à la nourriture des veaux et 2 à la nourriture de l’homme ; c’est une moyenne d’environ 1,000 litres par tête de vache. La production de la France est tout au plus de 2 milliards de litres à raison de 500 litres par tête, dont la moitié au moins est absorbée par les veaux.

Ainsi, quand les producteurs français n’ont à vendre pour la consommation humaine qu’un milliard de litres, les producteurs anglais en vendent deux, et comme ils obtiennent de leur lait, par leur industrie, un prix double de celui qu’en obtiennent les nôtres, il s’ensuit que le produit des laiteries doit être quatre fois plus élevé en Angleterre qu’en France; les deux produits seraient alors représentés par les chiffres suivans :


France, 1 milliard de litres à 10 cent 100 millions.
Iles britanniques, 2 milliards de litres à 20 cent. 400 millions.

Ces différences, quelle que soit leur gravité, n’étonneront pas quiconque aura comparé, même en France, le produit des vacheries sur les différens points du territoire. Entre une étable de Normandie, par exemple, où la production et la manipulation du fait sont habilement entendues, et une étable du Limousin ou du Languedoc, où la faculté lactifère n’a pas été développée chez les vaches, le contraste est plus grand qu’entre une étable française en général et une étable anglaise. Non-seùlement la quantité de fait est infiniment moindre, mais le prix qu’on en retire est moindre aussi; le producteur du centre ou du midi ne sait que faire de son lait, quand il en a; le producteur du nord en tire au contraire admirablement parti. Par tout pays, l’art de produire et d’utiliser le lait est une excellente industrie, et les contrées qui fabriquent du beurre et du fromage sont toujours plus riches que les autres.

Si le travail que nous imposons à notre gros bétail nous prive d’un grand revenu en lait, il nous prive aussi d’un revenu non moins précieux en viande de boucherie.

Il semble, au premier abord, que le travail de la race bovine ne doive avoir que peu d’influence sur son rendement en viande, on peut même se persuader aisément que ce travail, en utilisant la vie du bœuf, permet de faire de la viande à meilleur marché. L’expérience a démontré que si c’était quelquefois une vérité de détail, c’était un erreur d’ensemble. L’habitude du travail forme des races dures, vigoureuses, tardives, qui, comme les hommes livrés à un labeur pénible, mangent beaucoup, s’engraissent peu, développent leur charpente osseuse, font en définitive peu de chair et la font tard. L’habitude de l’inaction donne au contraire des races molles, tranquilles, qui s’engraissent de bonne heure, prennent des formes rondes et charnues, et donnent, à nourriture égale, un plus beau produit à l’abattoir. Les soins de l’éleveur viennent en aide à cette disposition naturelle, et l’accroissent en quelque sorte à l’infini. À cette cause générale de supériorité peuvent se joindre des causes secondaires qui dérivent toutes du même principe. Ainsi, quand on se préoccupe avant tout de la somme de travail que peut donner un animal, on ne l’abat que quand il a fini sa tâche; quand au contraire on ne lui demande que de la viande, on saisit pour l’abattre le moment où il peut en donner le plus. Ainsi encore, pour les animaux de trait, les cultivateurs pauvres sont facilement entraînés à en multiplier le nombre en proportion du besoin qu’ils en ont, sans s’inquiéter de la nourriture qu’ils peuvent leur donner; ils sont ainsi amenés à produire des races petites et maigres qui remplissent après tout, comme l’âne, leur destination, mais qui ne sont d’aucune ressource au-delà ; quand au contraire on spécule sur la viande, on apprend bien vite à n’avoir de bêtes que celles qu’on peut bien nourrir, parce que la nourriture leur profite mieux.

Cet ensemble de causes fait que, contrairement aux apparences, ce sont les races de boucherie qui paient le mieux ce qu’elles consomment, et que le travail des bêtes à cornes, nécessaire ou non, au lieu d’être un bénéfice, est une perte.

C’est encore le célèbre fermier de Dishley-Grange, Robert Bakewell, qui a donné l’élan en Angleterre pour le perfectionnement de la race bovine, considérée exclusivement au point de vue de la boucherie. Ses procédés étaient les mêmes que pour les moutons. Seulement, il a moins bien réussi personnellement. Le mouton produit par Bakewell est resté le type le plus parfait du mouton de boucherie; la race de bœufs qu’il a créée n’a pas eu la même fortune. C’est une race défectueuse à beaucoup d’égards, celle à longues cornes du centre de l’Angleterre, qu’il avait choisie pour en faire le sujet de ses efforts. Malgré son habileté et sa persévérance, il n’a pas pu la modifier assez profondément pour lui enlever ses défauts primitifs, la race à longues cornes est aujourd’hui abandonnée à peu près généralement ; mais, si ce grand éleveur n’a pas tout à fait réussi dans son entreprise, il a du moins donné des exemples et des modèles qui ont été suivis de toutes parts et qui ont fini par transformer toutes les races anglaises. Il n’existe peut-être pas aujourd’hui dans toute la Grande-Bretagne une seule tête de bétail qui n’ait été profondément modifiée suivant la méthode de Bakewell, et si aucune ne porte son nom, comme parmi les bêtes à laine, toutes ont également subi son empreinte.

Parmi ces races améliorées de longue main, figure au premier rang celle à courtes cornes de Durham. Elle a pris naissance dans la grasse vallée de la Tees, et paraît avoir été fondée à son origine par le croisement de vaches hollandaises avec des taureaux indigènes. pette race était déjà remarquable par son aptitude à l’engraissement et ses qualités lactifères, quand les idées de Bakewell se répandirent en Angleterre. Les frères Collins, fermiers à Darlington, imaginèrent, vers 1775, d’appliquer ces procédés à la race de la vallée de la Tees, et ils obtinrent presque dès le début des résultats considérables. L’étable de Charles Collins avait acquis une telle réputation en trente ans, que, lorsqu’elle se vendit aux enchères en 1810, les 47 animaux dont elle se composait, dont douze au-dessous d’un an, furent achetés 178,000 francs. La race à courtes cornes améliorée s’est étendue depuis cette époque dans toute l’Angleterre, en Écosse et en Irlande, et elle s’introduit depuis quelque temps en France. Les animaux qui en sont issus peuvent s’engraisser dès l’âge de deux ans, et atteindre à cet âge un poids énorme qu’aucune autre race ne peut donner aussi vite. Leur tête, leurs jambes et leurs os en général ont été réduits à de si minces proportions, et les parties du corps les plus charnues si largement développées, qu’ils rendent près des trois quarts de leur poids en viande.

Après la race à courtes cornes de Durham, qui est pour les bœufs ce qu’est pour les moutons la race de Dishley, viennent celles de Hereford et de Devon, qui peuvent être comparées aux South-Downs et aux Cheviot. La race de Hereford suit de près celle de Durham et est même plus généralement recherchée qu’elle, comme offrant presque la même précocité, la même aptitude à l’engraissement, avec plus de rusticité. Le comté de Hereford, d’où elle est sortie, est situé au pied des montagnes du pays de Galles, et, bien que renommé pour ses bois, ses pâturages et ses sites, n’a que des terres d’une fertilité médiocre. Les bœufs qu’il produit sont rarement engraissés dans le pays, ils sont achetés en général par des herbagers qui les emmènent dans des cantons plus fertiles, où ils prennent leur entier développement, ce qu’il est difficile de faire pour les Durham, qui exigent dès leur naissance une alimentation abondante. Le comté de Hereford est ainsi, pour une grande partie de l’Angleterre, ce que sont en France l’Auvergne ou le Limousin, une contrée d’élevage dont les produits s’exportent de bonne heure et vont de proche en proche alimenter le marché de la capitale. C’est à un contemporain de Bakewell, nommé Tomkins, qu’est dû le perfectionnement des Hereford.

La race de Devon est une race de montagne, qui travaillait beaucoup autrefois et qui est encore soumise au travail sur quelques points; elle est petite, mais admirablement conformée.

Toutes les autres races de la Grande-Bretagne, sans avoir atteint précisément la même perfection, ont été améliorées dans le même sens. L’Écosse en produit aussi plusieurs qui jouissent d’une grande réputation; les bœufs écossais sortent de leurs montagnes à l’âge de trois ou quatre ans pour venir s’engraisser en Angleterre ; tels sont les bœufs dits de Galloway, la race noire sans cornes du comté d’Angus, et cette admirable race des highlands de l’ouest, une des plus merveilleuses. créations de l’homme, qui vit sans abris sur les plus sauvages montagnes du nord, et qui, malgré la stérilité du sol et la rudesse du climat, arrive à un poids moyen extraordinaire, dont la valeur s’accroît encore par l’excellente qualité de sa viande[1].

Voici maintenant quels sont à peu près les résultats comparatifs des deux systèmes :

En France, le nombre des bestiaux abattus annuellement pour la boucherie doit être de 4 millions de têtes, produisant en tout 400 millions de kilogrammes de viande, à raison de 100 kilos de poids moyen. La statistique officielle dit 300 millions seulement.

Dans les îles britanniques, le nombre des bestiaux abattus annuellement est de 2 millions de têtes, produisant en tout 500 millions de kilogrammes de viande, à raison de 250 kilos de poids moyen.

Ainsi, avec 8 millions de têtes et 30 millions d’hectares, l’agriculture britannique produit 500 millions de kilos de viande, tandis que la France, avec 10 millions de têtes et 53 millions d’hectares, n’en produit que 400.

Cette nouvelle disproportion s’explique parfaitement, outre la différence des races, par la différence dans l’âge des animaux abattus. Les bœufs français sont abattus trop tôt ou trop tard; la nécessité de nourrir avant tout nos animaux de travail nous force à tuer un grand nombre de veaux à l’âge où la croissance est la plus rapide. Sur nos 4 millions de têtes figurent 2 millions et demi de veaux qui ne donnent pas plus de 30 kilos de viande nette en moyenne; ceux qui survivent ne sont immolés qu’à un âge où la croissance a cessé depuis longtemps, c’est-à-dire après que l’animal a consommé pendant plusieurs années de la nourriture qui n’a pas servi à accroître son poids. Les Anglais, au contraire, ne tuent leurs animaux ni aussi jeunes, parce que c’est dans la jeunesse qu’ils font le plus de viande, ni aussi vieux, parce qu’ils n’en font plus; ils saisissent le moment précis où l’animal a pris son maximum de croissance.

Ces résultats, si favorables à l’économie rurale anglaise, s’atténuent, il est vrai, par la valeur du travail que donnent en France les bêtes bovines. Nous possédons en tout deux millions environ de bœufs qui travaillent pour la plupart, et parmi les vaches, il en est beaucoup aussi qui traînent la charrue. Si nous avions, comme les Anglais, supprimé à peu près partout le travail des bœufs, nous aurions été forcés de les remplacer par des chevaux; ces chevaux entraîneraient des dépenses qui représentent la valeur actuelle du travail des bêtes à cornes. En évaluant ce travail à 200 francs environ par attelage, ce serait une somme annuelle de 200 millions à ajouter au crédit de notre race bovine. Le compte des produits du gros bétail dans les deux pays pourrait donc s’établir en gros de la manière suivante, en négligeant de part et d’autre la valeur des issues et celle des fumiers, qui doivent se compenser à peu de chose près, et en évaluant le kilogramme de viande à 1 franc :

FRANCE.


Lait 100 millions.
Viande 400
Travail 200
Total 700 millions.

Soit 70 francs par tête et 14 francs par hectare.

ILES BRITANNIQUES.


Lait 400 millions.
Viande 500
Total 900 millions.

Soit 110 francs par tête et 30 francs par hectare. Dans l’Angleterre proprement dite, ce produit est d’environ 50 francs par hectare.

Ces chiffres se contrôlent par un fait extrêmement simple et facile à constater : c’est le prix moyen des animaux dans les deux pays. En général, le prix courant d’un animal donne une mesure assez exacte du bénéfice que l’acheteur espère en retirer; or, il est constant que la valeur moyenne des bêtes à cornes est en Angleterre fort au-dessus de ce qu’elle est en France. Il n’est même pas nécessaire d’aller en Angleterre pour constater une semblable différence; nous avons en France deux régions, l’une où le gros bétail ne travaille pas, et l’autre où il est soumis au travail. Si nous recherchons la valeur moyenne dans les deux régions, nous voyons qu’elle est dans la première bien au-dessus de ce qu’elle est dans la seconde. Et cependant l’art d’élever des bestiaux pour la boucherie uniquement est encore en France à peu près inconnu. Que serait-ce s’il était parvenu au point où il est aujourd’hui en Angleterre?

Je sais que la substitution des races de laiterie et de boucherie aux races de travail n’est pas toujours possible, je dirai plus tard pourquoi l’agriculture britannique a pu à ce point prendre les devans sur nous. Je ne fais aucun reproche aux portions de notre territoire qui sont cultivées par des bœufs, je ne conseille aucune transformation brusque et irréfléchie; je me borne à constater ce qui est, et je crois avoir démontré que, par le seul fait de l’abandon à peu près complet du travail par les bœufs, le sol britannique, même y compris l’Ecosse et l’Irlande, est arrivé à un produit double du nôtre pour le gros bétail. Telle est en agriculture la puissance d’une idée juste, quand il est possible de l’appliquer.

Les autres espèces d’animaux domestiques sont les chevaux et les porcs. Pour les chevaux, la prééminence des producteurs anglais est depuis longtemps reconnue. Nous possédons en France environ 3 millions de chevaux de tout âge, ou 6 têtes environ sur 100 hectares; on en compte en Angleterre, Écosse et Irlande, 2 millions, soit encore 6 têtes environ par 100 hectares; mais nos 3 millions de chevaux ne peuvent être estimés en moyenne que 150 francs par tête, soit en tout une valeur capitale de 450 millions, tandis que les 2 millions de chevaux anglais sont estimés en moyenne 300 francs, ce qui donne une valeur capitale de 600 millions. Il est vrai que, pour compléter la comparaison, il faut ajouter, à notre capital en chevaux, la valeur de nos mulets et ânes, que la statistique officielle porte à 80 millions, et qui approche probablement de 100 ; mais, même en ajoutant cette dernière somme à l’autre, nous restons encore en arrière, quand l’étendue de notre sol devrait nous assurer une grande supériorité.

On peut dire que la valeur moyenne de nos chevaux a été réduite dans l’estimation qui précède, et celle des chevaux anglais accrue. Je ne crois pas que ce reproche soit fondé. Sans doute, tous les chevaux anglais ne sont pas des chevaux de course; mais, s’ils étaient tous des chevaux de course, ils seraient estimés plus de 300 francs. La valeur du cheval de course anglais est tout à fait idéale, mais elle porte sur un petit nombre de têtes, et dans cette mesure, elle se justifie à beaucoup d’égards par le haut prix que les Anglais attachent à tout ce qui peut améliorer leurs races. C’est précisément parce que des étalons sans défaut se paient des prix énormes, que les éleveurs britanniques ont pu perfectionner comme ils l’ont fait leurs chevaux communs. Chaque espèce d’animaux domestiques a son utilité spéciale; celle du cheval est la force unie à la vitesse. Les Anglais se sont attachés à développer dans leurs chevaux ces deux conditions, quoi qu’il leur en coûte au premier abord, et il se trouve, en définitive, qu’ils ne paient pas l’unité de force et de vitesse plus cher que nous, parce qu’ils concentrent autant que possible leurs moyens de production et d’entretien sur des individus choisis, au lieu de les disperser sur des animaux sans valeur.

Outre leurs célèbres chevaux de selle, il ont des races de trait également précieuses. Tels sont, par exemple, les chevaux de charrue, qui viennent pour la plupart du comté de Suffolk. Nous avons vu qu’on avait généralement substitué le travail des chevaux à celui des bœufs pour la culture; on a pensé avec raison que, le cheval allant plus vite, son travail était plus productif. On a fait plus : on a substitué les chevaux aux hommes eux-mêmes, toutes les fois que le travail de l’homme, le plus coûteux de tous, pouvait être remplacé par une machine mise en mouvement par un cheval. En même temps on a recherché les méthodes de culture qui permettaient de supprimer tout effort inutile ou peu productif, et on s’est attaché à remplacer tant qu’on a pu les bêtes de trait par tout autre moteur plus économique, comme l’eau, le vent et la vapeur. Malgré ces simplifications, la somme de travail agricole exécuté en Angleterre par des chevaux est beaucoup plus considérable qu’en France, et le nombre de ces animaux employés par l’agriculture n’est pas augmenté en proportion. C’est que leurs attelages, étant en général plus choisis et mieux entretenus que les nôtres, ont plus de vigueur et d’agilité.

Les chevaux qui servent aux travaux des brasseries, aux transports des charbons et autres marchandises lourdes et encombrantes sont célèbres par leur force et par leur masse. Les meilleurs atteignent des prix très-élevés. Il en est de même des chevaux de voiture : la race des chevaux bais de Cleveland, dans le comté d’York, est une des plus parfaites qui existent pour les attelages de luxe.

Quant au cheval de course et à son rival le cheval de chasse, tout le monde sait par quel ensemble d’efforts on est arrivé à produire et à maintenir ces espèces supérieures. Ce sont des créations de l’industrie humaine, de véritables œuvres d’art, obtenues à grands frais, et destinées à satisfaire une passion nationale. On peut dire sans exagération que toute la richesse britannique semble n’avoir d’autre but que l’entretien des haras d’où sortent ces créatures privilégiées. Un beau cheval résume pour tout le monde l’idéal de la vie élégante, c’est le premier rêve de la jeune fille comme le dernier plaisir de l’homme vieilli dans les travaux; ce qui tient à l’éducation des chevaux de selle, aux courses, aux chasses, à tous les exercices où se déploient les qualités de ces brillans favoris, est la grande affaire du pays entier. Le peuple s’y intéresse comme les grands seigneurs, et le jour où se court le Derby à Epson, tout vaque; il n’y a plus de parlement, plus d’affaires, toute l’Angleterre aies yeux fixés sur ce turf, où courent quelques jeunes étalons, et où des millions de paris se gagnent ou se perdent en quelques minutes.

Nous sommes encore bien loin de cet engouement national, et certes ce n’est pas que nos races nationales soient sans valeur : elles ont au contraire des mérites naturels que l’art seul a pu donner aux chevaux anglais, la production n’est jamais, à vrai dire, restée au-dessous de la consommation; mais ce qui nous manque en général et ce qui importe le plus au perfectionnement de nos races, c’est que nous apprenions à payer les bons chevaux ce qu’ils valent : tout est là. Tant que nous chercherons avant tout le bon marché, les beaux et bons chevaux ne seront chez nous que des exceptions, quand il nous serait bien facile de les multiplier. Nos Percherons, nos Boulonnais, nos Limousins, nos Bretons, nos Béarnais, offrent déjà des types admirables qui se répandraient et se perfectionneraient aisément, si nos éleveurs trouvaient une rémunération suffisante.

Les porcs anglais ne sont pas en moyenne plus gros que les nôtres, mais ils sont beaucoup plus nombreux et ils se tuent plus jeunes. C’est toujours le grand principe de la précocité préconisé par Bakewell et appliqué à toutes les espèces d’animaux comestibles. La seule Angleterre nourrit autant de pores que la France entière; ceux de l’Ecosse et de l’Irlande sont en sus, et bien peu de ces animaux. vivent au-delà d’un an. Ils appartiennent tous à des races qui s’engraissent vite, et dont les formes ont été améliorées de longue main. La statistique officielle porte à 290 millions de kilogrammes la production annuelle de la viande de porc en France. Ce chiffre doit être très inférieur au total réel, un grand nombre de ces utiles animaux étant abattus et consommés dans les ménages de campagne sans que leur existence ait pu être constatée ; mais même en le portant à 400 millions, le, royaume-uni doit produire beaucoup plus, 600 millions de kilogrammes. Encore une supériorité dont on ne saurait s’é- tonner, quand on a vu avec quelle habileté est entendue chez nos voisins la conduite des porcheries. Les fermes où l’on engraisse les porcs par centaines ne sont pas rares, et presque partout ils figurent parmi les principales branches de revenu.

Tels sont en aperçu les avantages obtenus par l’agriculture britannique dans l’élève des animaux domestiques. Il est vrai que la France prend sa revanche pour une autre branche de produits animaux à peu près nulle en Angleterre et très considérable chez nous, celle des basses-cours. Les Anglais élèvent peu de volailles, c’est tout au plus si les statistiques portent à 25 millions par an la valeur créée par ce moyen, tandis qu’en France on a évalué à 100 millions le seul produit annuel des œufs, et celui des volailles de toute espèce à une somme équivalente. Une portion notable de la population s’en nourrit, surtout dans le midi, et ce supplément remplace une partie de ce qui nous manque en nourriture animale; mais tout en rendant justice à l’importance réelle et trop souvent négligée de cette ressource, on ne peut méconnaître qu’elle ne comble qu’imparfaitement le déficit. Nous retrouverons les mêmes différences en examinant les cultures proprement dites.


LEONCE DE LAVERGNE.

  1. Une collection complète de ces races précieuses avait été réunie en France à l’institut national agronomique, elle a été dispersée par la destruction de cet établissement.