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L’économie rurale en Angleterre/05

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L’économie rurale en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 232-262).
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L’ÉCONOMIE RURALE


EN ANGLETERRE.





V.
LA VIE AGRICOLE DANS LES COMTÉS DU SUD.




I.

Après avoir jeté un coup d’œil d’ensemble sur l’économie rurale anglaise[1], je vais essayer de faire connaître à part chacune des régions dont se compose le royaume-uni : l’Angleterre d’abord, avec le pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande ensuite.

L’Angleterre proprement dite se divise en 40 comtés. La moyenne de ces comtés est égale en étendue à la moitié d’un de nos départemens français, mais il y a parmi eux beaucoup d’inégalité. Le comté de Rutland est à peine grand comme un de nos cantons; celui d’York vaut à lui seul deux de nos plus grands départemens. On les partage assez généralement en cinq groupes : le sud, l’est, le centre, l’ouest et le nord. Je commence par le groupe du sud, le moins riche des cinq, parce qu’il se présente le premier à ceux qui arrivent de France; il contient sept comtés.

Abordons à Douvres, et entrons dans le comté de Kent. Tous les voyageurs français sont portés à juger l’Angleterre par le pays qu’ils traversent en allant de Douvres à Londres. Cette province présente en effet les traits les plus généraux du paysage anglais, et peut donner à un étranger une idée superficielle du reste de l’île; mais au fond elle a un caractère particulier, et les Anglais, naturellement plus frappés que nous des différences, peuvent dire avec raison qu’elle fait exception. Cette exception se manifeste partout, dans la nature des cultures, dans l’étendue des fermes, et jusque dans la législation. Le Kent formait autrefois un royaume à part ; sur cette terre où la tradition est si vivace, il en est resté quelque chose.

Géologiquement, le Kent appartient à ce grand bassin d’argile tenace dont Londres occupe le centre. Ces sortes de terres étant, dans l’état actuel de l’agriculture britannique, les moins bien cultivées et les moins productives, le pays peut être considéré dans son ensemble comme en retard sur beaucoup d’autres; cependant il est moins arriéré que ses voisins les comtés de Surrey et de Sussex, soit que l’argile s’y montre moins rebelle, soit que le grand courant commercial qu’ont entretenu de tout temps l’embouchure de la Tamise et le voisinage de la capitale y ait favorisé l’esprit d’industrie. Le sous-sol est calcaire. Une ligne de collines crayeuses court le long de la mer et y forme ces blanches falaises qui ont fait donner à l’île le nom d’Albion.

La rente des terres y était en 1847 à peu près égale à la moyenne des rentes en Angleterre, c’est-à-dire de 20 à 25 shillings l’acre, ou de 60 à 75 fr. l’hectare, terres incultes et terres cultivées tout compris. C’est beaucoup sans doute quand on compare ce chiffre à la moyenne des rentes en France, mais peu de chose en comparaison du nord et du centre de l’île. Les agronomes anglais blâment les procédés de culture encore suivis par les cultivateurs du Kent. Ce pays passait autrefois pour un des mieux exploités; il a conservé la plupart de ses anciennes pratiques, qui sont aujourd’hui dépassées par les riches et habiles fermiers du nord. On peut dire que la révolution agricole dont Arthur Young a donné le signal ne s’y est pas faite, et qu’on y trouve plutôt l’ancienne agriculture anglaise que la moderne. Cette riche culture herbagère, qui fait l’orgueil et l’originalité du sol britannique, y est peu répandue. Les terres humides qui longent les fleuves sont à peu près seules en prés naturels; il faut cependant excepter le célèbre marais de Romney, situé le long de la mer, qui couvre une superficie d’environ 16,000 hectares, et qui passe avec raison pour un des plus riches herbages du royaume. Là s’est formée la belle race de moutons connus sous le nom de new Kent, qui joint à des qualités éminentes pour la boucherie l’avantage d’une laine supérieure à celle des autres races anglaises. A part cette race précieuse, les bestiaux du Kent n’ont rien qui les distingue; ce n’est pas là qu’il faut aller chercher les grands types nationaux. Les cultures mêmes laissent à désirer. Depuis quelques années, des pratiques perfectionnées se répandent : la crise agricole a sévi sur le Kent et amené de nouveaux efforts, l’extension du drainage paraît destinée à transformer ces terres argileuses; mais en général les vieux erremens persistent. Tout le monde a pu remarquer, en passant, la lourde charrue du pays traînée par quatre chevaux, quand deux devraient suffire, et le reste est à l’avenant.

Quand l’île entière s’adonne à deux ou trois cultures principales en négligeant tout le reste, le Kent reste fidèle à des productions spéciales qui lui ont mérité le nom de jardin de l’Angleterre. On y récolte la moitié à peu près du houblon produit dans le royaume. Dans l’île de Thanet, on fait venir des graines de toute espèce pour les marchands grainiers de Londres. Dans les parties les plus rapprochées de la capitale, c’est la culture maraîchère en grand. On y trouve des vergers d’arbres à fruits, des champs de légumes; rien de pareil ne se voit ailleurs en Angleterre. Le nombre des maisons de plaisance pour les riches habitans de Londres y est aussi considérable. L’étendue des exploitations varie beaucoup, mais la petite et la moyenne culture dominent. Beaucoup de fermes n’ont pas plus de 10 à 15 acres ou de 4 à 6 hectares, très peu excèdent 200 acres ou 80 hectares; on en voit quelques-unes de 250 à 500, mais elles sont rares, ce qui s’explique par plusieurs causes, notamment par la législation spéciale qui régit la province.

Dans le comté de Kent, la succession immobilière du père de famille mourant ab intestat n’est pas de plein droit dévolue à l’aîné, comme dans le reste de l’Angleterre. Les terres, sauf celles qui sont exceptées par un acte spécial de la législature, sont possédées en gavelkind, c’est-à-dire partagées par égales portions entre tous les enfans mâles du père de famille mort sans testament, et, à défaut de mâles, entre ses filles. On suppose que c’était là le droit commun de l’Angleterre avant la conquête normande; il n’en est resté trace que dans le Kent et sur un petit nombre d’autres points. Cette ancienne coutume a eu pour résultat de diviser la propriété plus qu’ailleurs. Sous ce rapport capital, comme sous plusieurs autres, le Kent ressemble plus à une province française qu’à un comté anglais. Il est vrai que l’esprit national lutte contre cette disposition de la loi, ce qui n’arrive pas en France. La plupart des parens ont soin de faire un aîné par testament; d’autres ont demandé que leurs propriétés fussent placées, par des lois spéciales, sous l’empire du droit commun. Le nombre des yeomen, c’est-à-dire des propriétaires cultivant eux-mêmes, est encore assez considérable; mais cette classe d’hommes, qui ne se conserve que dans le Kent et dans quelques districts montagneux, tend là encore à s’effacer devant la nouvelle constitution de la propriété et de la culture.

Ce comté est un des plus peuplés; il contient environ 550,000 habitans sur une superficie totale de 400,000 hectares, ou plus d’une tête et quart par hectare, à peu près la même proportion que dans le Bas-Rhin. Heureusement l’agriculture n’est pas tout à fait seule à nourrir cette population. Si l’industrie proprement dite a peu d’activité, le commerce au moins est florissant, grâce aux nombreux ports de la côte, et la condition du peuple paraît meilleure dans le Kent que dans les comtés voisins. La moyenne des salaires d’homme est d’environ 15 francs par semaine, ou 2 francs 50 centimes par jour de travail. En résumé, le Kent ne présente aucun trait saillant, ni en bien ni en mal, à l’observateur. Il forme, par sa physionomie générale comme par sa situation, une sorte de transition entre le nord-ouest de la France et l’Angleterre. Bien supérieur, comme richesse agricole, à la moyenne de nos départemens, il est inférieur dans l’ensemble à nos meilleurs, le Nord et la Seine-Inférieure par exemple. Presque tous les voyageurs le traversent rapidement pour se rendre à Londres, nous ne nous y arrêterons pas davantage. Ailleurs qu’en Angleterre, un pays arrivé à ce point de production et de population serait digne de remarque; ici, il n’a rien que d’ordinaire. Le paysage même, que les Anglais vantent beaucoup, est gracieux Sans être frappant. Tout s’y montre à l’état moyen, la beauté pittoresque comme la richesse agricole.

Au sud-ouest du comté de Kent s’étend l’ancien royaume des Saxons du sud, aujourd’hui comté de Sussex. La rente moyenne des terres y descend à 18 shillings l’acre ou 57 francs l’hectare. C’est encore beaucoup plus que la moyenne des rentes en France, mais fort au-dessous de la moyenne de l’Angleterre. Les salaires aussi descendent plus bas que dans le Kent; ils sont en moyenne de 12 fr. par semaine, ou 2 francs par jour de travail.

L’étendue du Sussex est à peu près égale à celle du Kent, c’est-à-dire d’environ 400,000 hectares, ou les deux tiers de l’étendue moyenne de nos départemens. La population n’y est plus que de 300,000 âmes, ou un peu moins d’une tête par hectare. La moitié environ de cette surface forme ce qu’on appelle le Weald. C’est peut-être la partie de toute l’Angleterre où l’agriculture est le plus arriérée. La faute en est surtout à la nature extrêmement argileuse du sol. Dans les siècles passés, ce pays était couvert de forêts épaisses, comme l’indique son nom, qui signifie bois. Là se trouvait la grande forêt d’Andraswald, mémorable par la mort du roi de Wessex, Sigebert, qui y fut assassiné par un porcher. Encore aujourd’hui, le Weald est remarquable par la quantité de beaux arbres qu’il produit. Il est partagé en fermes de 50 à 200 acres, ou de 20 à 80 hectares, louées de 5 à 15 shillings l’acre, ou de 15 à 45 francs l’hectare. Même à ce prix, la plupart des fermiers ne peuvent pas payer. Ce sont en général des hommes sans capitaux, aussi ignorans que pauvres; ils avaient à peine de quoi vivre avant la baisse des prix, aujourd’hui leur détresse est extrême. Ce n’est pas le faible taux des rentes qui fait l’aisance du fermier; partout où les rentes sont élevées en Angleterre, les fermiers font mieux leurs affaires que là où elles sont basses; tout se lie dans la pauvreté comme dans la richesse. Les machines perfectionnées sont peu répandues dans le Weald : on y bat encore au fléau. C’est aussi la seule partie de la Grande-Bretagne où l’on cultive encore avec des bœufs. Ces bœufs, d’une grande taille et d’une conformation vigoureuse, contrastent par leur aspect avec les autres races nationales; les vaches sont mauvaises laitières, comme dans toutes les races de travail. On se croirait, en le traversant, dans une de nos moins bonnes provinces.

Un des plus grands propriétaires anglais et des plus occupés d’agriculture, le duc de Richmond, a sa principale résidence, Goodwood, dans le comté de Sussex. Aussi a-t-il été un des chefs de la croisade contre le free trade.

Tout le monde sent que le Weald ne peut pas rester dans l’état où il est. Nulle part une large infusion de capital, pour parler comme sir Robert Peel, n’est plus nécessaire; mais ce capital n’est pas facile à trouver : sur les lieux, il manque absolument. Les propriétaires, n’ayant que peu de revenus, ne sont guère plus que leurs fermiers en état de faire des avances. Il faut que l’argent vienne du dehors, soit par une transformation de la culture, soit par une transformation de la propriété. De pareilles crises sont toujours douloureuses. Si les procédés de la grande culture s’introduisent, et il est bien difficile, dans l’état actuel des idées et des capitaux en Angleterre, de vaincre autrement la résistance du sol, que va devenir cette population de petits tenanciers qui s’était développée de siècle en siècle à l’abri de l’ancienne organisation agricole? Ces malheureux, qui cultivent la terre natale depuis plusieurs générations, seront forcés d’émigrer. Ainsi le veut la fatalité moderne : quiconque ne sait pas assez produire est rejeté comme un être à charge à la communauté.

Plusieurs essais heureux montrent ce que peut devenir la terre de Sussex entre des mains riches et habiles. Parmi ces modèles qui devancent l’avenir se trouve la ferme de Hove, près Brighton. Cette ferme, tenue par M. Rigden, a une étendue de près de 300 hectares (740 acres); elle est louée 1,300 livres sterl. ou 32,000 francs, ce qui porte la rente à 110 francs par hectare. Les impôts sont de 150 livres sterl. ou 3,750 francs, soit un peu plus de 12 francs par hectare; les assurances, de 2,500 francs, en tout près de 39,000 fr. Les frais d’exploitation annuels s’élèvent à 75,000 fr. ou environ 250 francs par hectare, divisés ainsi qu’il suit : salaires, 42,000 fr.; mémoires d’ouvriers, 8,700 francs; achat d’engrais et de semences, 23,400 francs : total de la dépense annuelle, 380 francs par hectare. De plus, M. Rigden a dépensé en entrant dans sa ferme 12,000 liv. sterling ou 300,000 francs, soit environ 1,000 francs par hectare, pour la mettre en valeur. Ce capital doit, d’après les règles généralement admises en Angleterre, rapporter 10 pour 100. M. Rigden doit donc pour s’y retrouver obtenir, de produit brut, environ 480 fr. par hectare, ou 145,000 francs en tout. Voilà la grande culture anglaise dans ce qu’elle a de plus magnifique.

L’assolement adopté est le suivant : 40 acres sont en pâturage permanent; sur les 700 autres, la moitié est en grains, et l’autre moitié en récoltes fourragères; les 350 acres en grains se divisent ainsi : 250 en froment, 40 en orge et 60 en avoine; les 350 de récoltes fourragères se divisent ainsi : 20 en betteraves, 12 en turneps, 42 en rutabagas, 6 en carottes, 50 en pommes de terre, 10 en choux, et le reste en trèfle, ray-grass, luzerne, sainfoin et vesces. Cet assolement diffère un peu de celui généralement suivi en Angleterre, en ce qu’il donne une plus large place au froment et une moindre aux turneps qu’on ne le fait ordinairement. C’est une conséquence de la nature du sol, plus propre au froment qu’à l’orge et aux fourrages verts qu’aux racines.

M. Rigden obtient en moyenne par acre 36 boisseaux de froment, 40 d’orge et 60 d’avoine, ou à un dixième près autant d’hectolitres à l’hectare. L’avoine est consommée presque tout entière par les chevaux de la ferme; mais il a vendu tous les ans, même après la baisse des prix, pour plus de 60,000 francs de froment et d’orge. Voici le bétail qu’il entretient : 350 brebis south-down de la plus belle espèce, 20 béliers, 150 agnelles d’un an, 21 vaches laitières, 12 génisses, 28 chevaux de travail et un petit nombre de cochons. Il n’engraisse pas de moutons; il vend annuellement environ 250 agneaux de six mois et une centaine de brebis de quatre ans qu’il remplace par ses élèves. Cette branche de produits lui rapporte plus de 12,000 francs, à cause de la haute réputation de sa race; ses jeunes agneaux se vendent 25 francs, les brebis mères et les béliers plus du double. Quant aux vaches laitières, il engraisse tous les ans les 6 plus vieilles qu’il remplace par des élèves; tous les autres veaux sont vendus en naissant. Ces vaches produisent en moyenne 2 gallons et demi, ou près de 12 litres de fait par jour; le fait se vend à Brighton 22 centimes le litre, ce qui porte le produit d’une vache à 900 francs environ par an. En y comprenant les veaux et les vaches grasses, la vacherie rapporte une vingtaine de mille francs. Il faut que M. Rigden vende encore pour environ 50,000 fr. de paille, de foin et de pommes de terre. Le voisinage de Brighton lui fournit un débouché assuré pour ses foins et ses pailles, à cause du grand nombre de chevaux qui s’y trouvent dans la saison des bains. Sur les 28 chevaux de travail, 7 sont presque toujours occupés sur la route de Brighton à transporter des produits et à rapporter des engrais.

L’exemple de M. Rigden n’a encore que peu d’imitateurs. Tout le monde n’a pas 300,000 francs à mettre dans une exploitation rurale, surtout dans un pays comme le comté de Sussex, où l’agriculture est depuis longtemps en souffrance. Néanmoins l’élan est donné; on peut affirmer que, d’ici à peu d’années, la transformation sera en bonne voie. Deux chemins de fer, celui de Douvres à Brighton et celui de Turnbridge à Hastings, traversent le Weald; deux autres, ceux de Douvres à Londres et de Douvres à Chichester, l’embrassent; plusieurs embranchemens rallient ou rallieront ses diverses parties à ces grandes lignes; sa situation le met à la portée de deux grands marchés, Londres et Brighton. Il est impossible que dans de pareilles conditions, la révolution agricole ne finisse pas par s’accomplir.

A côté du Weald, le comté de Sussex présente déjà une des régions les plus originales et les plus prospères de la Grande-Bretagne : ce qu’on appelle les dunes du sud ou south-downs. On désigne ainsi une rangée de collines calcaires d’environ quiatre lieues de large sur vingt-cinq de long, qui s’étend le long de la côte dans toute la largeur du Sussex, et qui pénètre à droite et à gauche dans les comtés de Kent et de Hants; le sol en est maigre et brûlant, et se montre rebelle à toute culture. Cette stérilité même a fait leur fortune; elles sont couvertes, depuis un temps immémorial, de troupeaux de moutons qui paissent l’herbe courte, mais savoureuse, qu’elles produisent, et qui les engraissent de leurs déjections. Ces moutons, habilement conduits par des éleveurs soigneux, sont devenus la souche de la race dite south down, la plus recherchée aujourd’hui en Angleterre. Les riches Anglais qui affluent à Brighton dans la saison placent au premier rang, parmi les amusemens de cette résidence, le plaisir de galoper à cheval sur ces dunes immenses où rien ne les arrête. Point d’arbres, peu de bruyères ou d’arbustes, partout un gazon fin et serré jeté sur leurs pas comme un vert tapis; mais cet abandon apparent de la terre livrée à elle-même, cette solitude que peuplent seulement de grands troupeaux parqués, cachent une exploitation habile et lucrative.

La rente doit être à peu près la même dans le comté de Surrey que dans celui de Sussex. La nature du sol n’est pas meilleure. Le midi du comté touche au Weald et en reproduit tous les inconvéniens. L’ouest a un autre genre d’infertilité : ce sont de mauvaises landes que la culture n’a pas encore abordées partout, parce qu’elles n’en paieraient pas les frais. Quant au nord et à l’ouest, Londres les remplit de ses faubourgs et de ses immenses dépendances; tout le côté droit de la Tamise à Londres, c’est-à-dire Southwark tout entier, fait partie du comté de Surrey.

Ce comté n’a donc aucune importance agricole; la population qui s’y accumule est beaucoup plus urbaine que rurale. Il n’a d’ailleurs que peu d’étendue, 400,000 acres anglais ou 160,000 hectares, l’équivalent d’un de nos arrondissemens. C’est celui que les étrangers visitent le plus à cause de son voisinage de Londres et de la quantité de belles résidences royales ou autres qui s’y trouvent. Là sont Kew, Richmond, Hamptoncourt, Twickenham, Claremont, Weybridge; Windsor, le Versailles anglais, est tout proche. Cette belle campagne a été de tout temps célébrée comme une des plus riantes du monde, et elle mérite sa réputation. A quelques milles au-dessus de Londres, la Tamise n’est plus qu’une rivière de parc dont les eaux claires, couvertes de cygnes, serpentent au milieu des plus vertes prairies et sous les ombrages les plus magnifiques. Les pares se touchent, les châteaux se succèdent, entremêlés de villas élégantes et de gracieux cottages. Des chemins entretenus avec soin circulent au milieu de ce paysage enchanteur et en montrent successivement toutes les beautés.

Chaque peuple a son goût en fait de jardins : les jardins italiens sont des œuvres d’art où la sculpture et l’architecture s’emparent des arbres eux-mêmes pour les soumettre à l’effet monumental; les jardins français se composent de longues allées percées dans de grands bois, et d’élégans parterres où des massifs de verdure et de fleurs marient leurs couleurs et leurs formes; le jardin anglais n’a rien de pareil, tout y est exclusivement champêtre. Ce peuple est pasteur, agriculteur et chasseur par excellence, avant même d’être marin. Pas de bois proprement dits, des arbres semés çà et là sur d’immenses prairies, des chemins au lieu d’allées; rien d’artificiel, d’arrangé ou ayant l’air de l’être; la vraie campagne portée à sa perfection par la fraîcheur des gazons, la beauté des arbres et des troupeaux, la profondeur des horizons, l’heureuse distribution des eaux, l’utile enfin essentiellement uni à l’agréable, l’art n’aspirant qu’à dégager la nature de ses aspérités et de ses défaillances pour la laisser parée de ses agrémans et de sa fécondité : tel est le spectacle que présente de toutes parts le comté de Surrey. La forme onduleuse du sol, comme disent les Anglais, qui aiment à retrouver sur la terre l’image de l’océan, y ajoute la grâce des perspectives. « Montons sur ta colline, délicieux Richmond, chantait Thompson il y a plus d’un siècle, et contemplons de là l’heureuse Angleterre. Partout de frais vallons, des plaines fertiles, des villes populeuses, des ruisseaux d’argent, des prés qui verdissent en plein été, des moissons qui flottent en vagues dorées. » Tout Anglais, en parcourant cette campagne chérie, chante dans son cœur cet hymne de l’orgueil national. Ce n’est pourtant pas la bonté du sol qui a fait toutes ces merveilles; naturellement aride sur les hauteurs et marécageux dans les bas-fonds, il n’a pu être amélioré qu’à force de travail. Il n’y a pas jusqu’aux landes qu’on rencontre encore de temps en temps, toutes couvertes d’ajoncs, de genêts et de bruyères, qui ne contribuent par leur mine sauvage à la variété du coup d’œil; on les appelle des champs communs, common fields. Tout ce qui est en Angleterre est beau aux yeux des Anglais, et en effet la terre inculte a bien son charme à côté de la terre cultivée. Les common fields sont traversés par de nombreux sentiers et remplis de promeneurs; ils sont là comme un souvenir de l’ancien état du pays, comme un prélude de ces immenses bruyères d’Ecosse si chères aux voyageurs et aux poètes. Les jeunes amazones des villas voisines y font galoper leurs chevaux avec un sentiment de fière liberté, comme si elles se lançaient dans les savanes de l’Amérique, et l’étranger ne peut qu’admirer ce goût ingénieux qui sait tirer parti même de la pauvreté du sol pour en faire un objet de plaisir et de luxe.

Les moindres coins de terre, dans cette banlieue de Londres, ont leurs souvenirs. Les plus grands hommes de l’Angleterre, ministres, poètes, guerriers illustres, y ont résidé. Pour nous-mêmes Français, ils commencent à se peupler de pieuses traces : les plus grands débris de nos discordes civiles y sont venus chercher un port. C’est dans un de ces villages calmes et agrestes, à Weybridge, que reposent dans une bien petite chapelle les restes mortels du roi Louis-Philippe, non loin de Twickenham, où il a passé une partie de sa jeunesse, et de Claremont, où il est mort, après avoir porté une couronne entre deux révolutions. Toute l’histoire moderne de l’Angleterre et de la France est dans ce rapprochement : ici toujours l’orage, là toujours la paix.

Le Hampshire ou comté de Hants s’étend le long de la mer à la suite du comté de Sussex. Ceux qui arrivent de France en Angleterre par Southampton font d’abord connaissance avec le Hampshire, comme ceux qui arrivent par Brighton avec le Sussex, et ceux qui arrivent par Douvres avec le Kent. Cette province passe pour une des plus agréables à habiter, à cause de son climat, qui est doux et salubre. La charmante île de Wight, séjour de prédilection des riches Anglais et où se trouve la résidence favorite de la reine, est une des dépendances du Hampshire.

Le sol en est généralement mauvais, surtout vers le nord, où il touche au comté de Surrey et à celui de Berks. Il y avait là autrefois une immense lande connue sous le nom de bruyère de Bagshot; c’est la Sologne de l’Angleterre. On en a défriché plusieurs parties, on en a planté d’autres en arbres résineux, mais il en est beaucoup resté à l’état inculte, et ce qui a été cultivé a fort mal payé les frais de culture. Les landes reparaissent vers le sud-ouest, où se trouvait la grande forêt appelée forêt nouvelle, new forest, parce qu’elle avait été créée par Guillaume le Conquérant. Ce roi avait, dit-on, détruit des villes et villages et interdit à la population un immense espace qu’il se réservait pour la chasse; c’est cet espace vide et désert qu’on appelait alors et qu’on appelle encore une forêt, du vieux mot français fors, dehors, dérivé lui-même du latin. Ces terrains abandonnés se couvraient peu à peu de broussailles, puis de grands arbres, et telle est l’origine de la plupart des forêts existantes. La new forest est maintenant très réduite; elle ne couvre plus que 26,000 hectares qui appartiennent à la couronne. D’autres forêts qui n’ont laissé que peu de traces s’étendaient sur d’autres points du comté.

Le comté de Hants est donc une ancienne contrée de forêts et de bruyères ; voilà son caractère principal. Les bruyères nourrissaient une espèce de moutons, petite, mais excellente, connue sous le nom de moutons de Bagshot. Les forêts de chênes, semblables à celle où s’ouvre le roman d’Ivanhoe, nourrissaient à leur tour des troupeaux de pores qui fournissaient un lard estimé; le lard du Hampshire est encore considéré comme le meilleur. Le pays a été modifié par la culture, mais il a beaucoup conservé de son ancien aspect : les beaux arbres y abondent, et on y trouve encore des étendues de bruyères et de bois. La new forest est célèbre par ses sites sauvages. La rente de la terre y descend assez bas : on l’évalue à 45 fr. l’hectare en moyenne; mais cette moyenne est ainsi abaissée par la quantité de terres médiocres qui ne produisent que des bois ou de mauvais pâturages; dans les meilleures, l’agriculture est assez avancée. La population, bien plus nombreuse qu’un pareil sol ne le ferait supposer, s’élève environ à une tête par hectare. Il est vrai que, plus encore que dans le Kent, une partie de sa subsistance lui vient du dehors. Les ports de Southampton et de Portsmouh, , l’un commercial, l’autre militaire, sont les théâtres d’une immense activité. On y apporte de France beaucoup de denrées alimentaires.

Dans les mauvais districts, les fermes sont très vastes : on en trouve qui ont jusqu’à 400, 800, 1,200 hectares; dans le midi du comté, elles ont moins d’étendue, de 50 à 200 hectares environ. Ce sont toujours des moutons qu’on produit à peu près exclusivement dans les fermes à grands parcours; seulement la race a été grandement améliorée, non pour la qualité, mais pour la quantité de la viande. Il en a été de même de la race de pores, qui n’est plus la race grande, agile et forte d’autrefois, mais qui s’engraisse mieux et plus vite. La new forest est, avec celle de Windsor, dans le comté de Berks et une partie de celle de Sherwood, dans le Nottingham, si célèbres toutes deux dans les légendes nationales, tout ce qui reste des anciennes forêts d’Angleterre. On a vivement attaqué dans ces derniers temps l’existence de ce vestige du liasse. Elle est, dit-on, un refuge de braconniers et de voleurs, et le sol qu’elle occupe peut être avantageusement divisé et vendu, soit pour des fermes, soit pour des pares. Le préjugé qui s’oppose en France au défrichement est beaucoup moins fort en Angleterre; le bois de chauffage n’y a que très peu de valeur, et les progrès de la population ont été si rapides, qu’il a bien fallu chercher avant tout les moyens de la nourrir. L’opinion publique est plutôt contraire que favorable à la conservation des forêts; tout le monde comprend parfaitement qu’il est de l’intérêt général de rendre la terre aussi productive que possible, et que la maintenir en bois quand elle peut produire quelque chose de mieux, c’est se résigner tous les ans à une perte considérable. On fait bien valoir encore, dans un sens opposé, des considérations tirées de la marine : on dit que les forêts royales peuvent seules fournir le bois de chêne nécessaire pour la construction des vaisseaux, ces remparts mobiles de l’Angleterre; mais cette raison elle-même a perdu beaucoup de son crédit : il a été démontré qu’il était bien moins cher de faire venir les bois pour la marine des pays étrangers que de les produire dans les forêts de l’état. La new forest n’est donc plus défendue que par quelques intéressés qui jouissent du voisinage, comme on jouit partout des bois du domaine public, et par les amateurs des grandes scènes de la nature. Ce ne sera probablement pas assez pour résister au mouvement d’opinion qui pousse au morcellement. Il est d’ailleurs à remarquer que la destruction des forêts n’entraîne pas la suppression des grands arbres, au contraire. Si l’Angleterre est un des pays du monde où il y a le moins de bois, c’est aussi un de ceux où il y a le plus de beaux arbres. La physionomie de la plupart de ses comtés est celle d’un pays très boisé, mais ces arbres sont disséminés dans les haies, dans les parcs, sur les routes; ils ne s’étouffent pas mutuellement, et ne sont pas soumis à ces coupes régulières qui font qu’avec nos 10 millions d’hectares de bois, un arbre séculaire est chez nous une curiosité fort rare. En même temps, on fait des plantations dans les terrains qui ne peuvent pas porter autre chose; l’art et le goût des plantations sont maintenant très répandus en Angleterre, et promettent pour l’avenir une grande richesse à cause de la variété et du choix des essences, de l’intelligence et du soin qu’on apporte à cette culture comme à toutes les autres. Ce qu’on supprime, c’est la forêt proprement dite, c’est-à-dire ces immenses étendues livrées au bois, qui y pousse au hasard et qui souvent n’y pousse pas du tout; ce qu’on ne veut pas, c’est que les terres fertiles, propres aux céréales, soient confondues avec les mauvaises et condamnées à une stérilité relative, parce qu’il y est venu un bois dans les temps passés. Faire du blé dans les terres à blé et du bois dans les terres à bois, et partout ailleurs que dans ces dernières se servir des arbres comme abris, comme rideaux, comme ornemens, en avoir assez sans en avoir trop, mais les respecter et les défendre contre la hache, voilà le système; je le crois bon.

La terre de Stratfieldsaye, dont l’Angleterre a fait présent au duc de Wellington, se trouve dans le nord du Hampshire. Encore un de ces sols argileux et tenaces qui présentent au laboureur de si grandes difficultés. Le duc y dépensait libéralement tout le revenu en améliorations de toute sorte; il y a fait de grands frais de drainage, de marnage, de constructions rurales, et sans beaucoup de succès. On a remarqué avec raison que, sur un terrain moins rebelle, on aurait obtenu avec la même dépense dix fois plus de résultats; mais le vieux soldat s’obstinait dans cette lutte comme autrefois sur les champs de bataille : il appartenait à cette catégorie de grands propriétaires plus nombreux en Angleterre qu’ailleurs, qui croient de leur honneur et de leur devoir d’être plus forts que leur terre. Il était, du reste, fort aimé de ses fermiers et de ses voisins, qui trouvaient leur compte à ces largesses. Il avait fait bâtir pour ses ouvriers des chaumières fort propres et fort commodes, dont chacune est accompagnée d’un petit jardin d’environ 10 ares; il leur louait le tout, chaumière et jardin, à raison de 1 shilling par semaine, ou ah francs par an, dont il se payait en journées.

Tout concourt à faire de Stratfieldsaye une possession plus onéreuse que lucrative. La rente nominale est de 20 shillings par acre, ou 62 francs par hectare; mais la dîme, la taxe des pauvres, les impôts de toute sorte, égalent la moitié de la rente ou plus de 30 fr. par hectare. Dans de telles conditions, aggravées encore par l’income tax, il n’était pas étonnant que le duc de Wellington ne retirât rien de sa propriété. Tout ce qu’il est possible d’arracher à ce sol avare passe entre les mains des fermiers, des ouvriers, du clergé, des pauvres; il ne restait au vieux duc que le titre de landlord.

En descendant toujours la côte vers le sud, on trouve, après le comté de Hants, celui de Dorset. ici la physionomie devient toute différente : au lieu des vallées et des collines boisées du Hampshire, ce sont de larges plateaux calcaires, nus et ouverts, sans arbres, sans abris; une population beaucoup plus rare, puisqu’il ne s’y trouve qu’une tête humaine pour deux hectares; peu d’habitations, surtout peu de châteaux; de très grandes fermes; une richesse agricole plutôt inférieure, mais une rente moyenne plus élevée. Le pays étant triste et peu agréable, rien n’y distrait de la production, et cette production elle-même étant obtenue sans beaucoup de travail, il en revient une plus large part au propriétaire.

La plus grande partie du comté étant en pâtures, les industries agricoles généralement pratiquées sont l’élève des moutons pour la boucherie et l’entretien des vaches laitières pour le beurre. Sur ce sol maigre et brûlant comme celui des clowns de Sussex, qu’il reproduit à beaucoup d’égards, tout autre système de culture serait probablement onéreux et improductif. Celui-ci permet de payer en moyenne une rente d’environ 60 francs par hectare. Le produit annuel d’une vache en beurre était évalué, avant 1848, à 10 livres sterling ou 250 francs; après la baisse des prix, il a, été réduit environ d’un dixième. Quant aux moutons, l’importance d’une ferme se mesure à la quantité qu’elle en nourrit. Le comté de Dorset ayant peu d’industrie, peu d’activité commerciale, et ne vivant guère que de son agriculture, c’est un des points de l’Angleterre où le salaire est le plus bas, quoique la population soit peu nombreuse; les salaires y sont en moyenne de 9 francs par semaine ou 1 franc 50 centimes par jour de travail, ce qui est regardé en Angleterre comme tout à fait insuffisant.

Là réside M. Huxtable, un des plus habiles et des plus hardis pionniers de l’agriculture anglaise. M. Huxtable a publié un des premiers une brochure où il essayait de prouver que, même avec le bas prix des denrées agricoles, les fermiers anglais pouvaient se retrouver, .s’ils ne perdaient pas courage. On devine la tempête qu’une pareille assertion a soulevée; M. Huxtable a été traité comme un ennemi public. Il est cependant fermier lui-même, en même temps que recteur de la paroisse de Sulton Waldron. Les fermes où il met ses théories à l’épreuve redoutable de la pratique sont au nombre de deux. La première, située à un mille de Sulton Waldron, est la moins importante, mais c’est là qu’a pris naissance le mode de distribution, de l’engrais liquide par des canaux souterrains. La seconde se compose de 112 hectares; c’est un coteau calcaire, nu, aride, battu des vents, s’élevant par une pente abrupte à plusieurs centaines de pieds; il était autrefois à peu près inculte, il est aujourd’hui admirablement cultivé. On peut y voir tous les nouveaux procédés pris en quelque sorte à leur source. Les constructions de M. Huxtable méritent surtout l’attention par l’extrême économie qui y a régné. En général, les Anglais mettent moins d’amour-propre que nous dans leurs constructions rurales; ils ne donnent rien au luxe et à l’apparence, l’utile seul est recherché. Chez M. Huxtable, les murs des étables sont en claies de genêts et de branchages, les couvertures sont en chaume; mais rien de ce qui peut contribuer au bien-être, à la propreté et à la bonne alimentation des animaux, n’a été négligé. Les deux derniers comtés de la région du sud sont montagneux et granitiques. Le Devon, qui succède au Dorset, contient environ 1,650,000 acres ou 660,000 hectares. Fort renommé pour ses sites pittoresques, il ne mérite pas moins l’attention par l’état de son agriculture, qui a fait de grands progrès depuis vingt-cinq ans. Il en est des parties cultivables des montagnes comme des districts argileux et en général de tous ceux qui exigent beaucoup de travail sur un étroit espace : ils se divisent naturellement en petites exploitations. Les petites fermes sont nombreuses dans le comté de Devon, où on en trouve de 5, 10, 15, 20, 25 hectares; mais ces fermiers pauvres ne sont pas ceux qui ont fait rapidement avancer la culture. C’est dans les grandes fermes de 200 à 250 hectares qu’ont été entreprises et menées à bien les améliorations qui ont changé la face du pays. Les principales sont : l’irrigation des prairies, l’extension des récoltes fourragères, l’introduction des engrais artificiels et le perfectionnement des races indigènes de bétail. Les petits fermiers profitent ensuite des exemples qui leur sont donnés.

Nulle part en Angleterre l’art des irrigations n’a été poussé aussi loin que dans le Devonshire. Les eaux qui traversent des terrains granitiques sont particulièrement fécondantes; la disposition accidentée du sol se prête d’ailleurs admirablement à ces travaux. On peut dire qu’il n’y a pas aujourd’hui dans tout le comté de source, si petite qu’elle soit, qui ne soit recueillie et utilisée. Le perfectionnement des races se manifeste surtout dans le bétail à cornes; la race nouvelle du Devonshire est une des plus gracieuses et des plus productives de la Grande-Bretagne. Elle n’est pas de grande taille, la nature du sol ne s’y prête pas; mais pour la perfection des formes et l’excellence de la viande, elle ne connaît pas de supérieure. Le lait des vaches de Devon est peu abondant, mais renommé pour la qualité du beurre qu’il produit; c’est en effet du beurre et de la crème que fournissent les nombreuses laiteries du pays. Le produit annuel d’une vache laitière est estimé 200 francs.

La rente des terres dans les environs d’Exeter monte à 100 francs l’hectare, dans le reste du comté elle est de 60 francs en moyenne. C’est beaucoup assurément pour un pareil sol. Les terres analogues rapportent en France tout au plus le quart. Les cultivateurs de nos montagnes granitiques devraient prendre modèle sur ceux du Devonshire. Ce comté et le suivant, celui de Cornwall, font exception parmi les comtés du sud, non que la rente y soit plus élevée, mais parce qu’elle est à peu près tout ce qu’elle peut être, tandis que, dans les comtés de Sussex, de Dorset et de Hants, elle pourrait être fortement accrue.

Le Cornwall, le plus méridional des comtés anglais, occupe l’extrémité sud de cette presqu’île longue et étroite qui s’étend entre le canal de Bristol et la Manche. C’est un amas de montagnes généralement stériles, et dont le tiers environ a résisté jusqu’ici à la culture. Cependant, comme il doit à sa position presque insulaire un climat particulièrement doux, notamment sur la côte occidentale, l’agriculture y est plus avancée et plus productive qu’on ne pourrait s’y attendre. La population y est aussi infiniment plus dense. que dans les contrées analogues de la France : on y compte environ 340,000 habitans sur 340,000 hectares, ou une tête humaine par hectare, ce qui est énorme pour un sol aussi ingrat, mais il s’en faut de beaucoup que toute cette population vive de l’agriculture. Les mines d’étain et de cuivre du Cornwall occupent un nombre considérable d’ouvriers; une autre industrie, celle de la pêche, emploie à son tour beaucoup de bras; l’agriculture n’a guère que le troisième rang parmi les travaux et les richesses du comté. On sent à chaque pas, dans la culture de ce district, naturellement sauvage et reculé, les heureux effets du voisinage de l’industrie. La rente de ces mauvaises terres a monté jusqu’à 50 ou 60 francs l’hectare en moyenne. La pomme de terre est la culture dominante, les sols légers des pays montagneux étant éminemment favorables à la production de ce tubercule.


II.

Ici finit la région du sud. Passons maintenant la Tamise, et entrons dans la région de l’est. Le premier comté que nous rencontrons est celui de Middlesex, qui n’a, à proprement parler, aucune valeur agricole, car, outre qu’il est un des plus petits, n’ayant que 70,000 hectares environ, son territoire presque tout entier disparaît sous l’immense métropole de l’empire britannique.

Hors de la ville proprement dite, presque tout ce qui n’est pas en villas ou en jardins est en prairies naturelles ou artificielles, dont le foin se vend à Londres ou sert à alimenter les laiteries de la capitale. Le voisinage d’une aussi grande population fournit des quantités énormes de fumier qui renouvellent la fertilité du sol, épuisée par une incessante production. On s’accorde cependant assez généralement à reconnaître que la culture n’est pas aux environs de Londres tout ce qu’elle pourrait être. Quelque haute que soit la rente des terres cultivées, 125 francs en moyenne par hectare, elle ne dépasse, elle n’atteint même pas le taux où elle arrive sur d’autres points de l’Angleterre. L’état de l’agriculture dans les comtés environnans s’est fait sentir jusqu’aux portes du plus grand centre de consommation qui existe. L’étendue moyenne des fermes dans cette banlieue de Londres est de 100 acres ou 40 hectares; on en trouve quelques-unes de 100 à 200 et un grand nombre au-dessous de 40. Parmi celles qui sont exploitées avec le plus d’intelligence figure celle de Willesden, à trois ou quatre milles seulement de Regent’s-Park. Elle se compose de 40 hectares, uniquement en herbages, dont 24 en prairie naturelle et 16 en ray-grass d’Italie; elle est louée près de 200 francs l’hectare, et le fermier paie en sus la dîme et les taxes, qui sont d’environ 50 francs par hectare.

Immédiatement au nord de Londres se trouve le petit comté de Hertford, tout rempli, comme celui de Surrey au sud, de maisons de campagne et de jardins. Il contient un des établissemens les plus curieux et les plus remarquables de l’Angleterre, le laboratoire de chimie agricole de M. Lawes, à Rothamstead-Park, près Saint-Alban. Cet établissement est aujourd’hui unique au monde depuis que le laboratoire du même genre établi à grands frais à l’Institut agronomique de Versailles a été détruit. Ln simple particulier a créé et soutenu à ses propres frais une entreprise dispendieuse qui fait ailleurs reculer des gouvernemens, et qui sera pour le pays entier d’une immense utilité. Toute l’Angleterre a les yeux fixés sur ses expériences, et en a déjà tiré de précieux renseignemens sur les variétés d’engrais qui conviennent le mieux aux diverses espèces de cultures et de terrains. Son laboratoire a les proportions d’une véritable usine; une machine à vapeur de la force de 10 chevaux, une étuve en fonte de 2 mètres et demi de long, des fourneaux énormes, tout concourt à étendre la portée de ses essais. On y réduit en cendres des bœufs entiers, pour en soumettre les débris à des analyses exactes. M. Payen, bon juge en pareilles matières, a vu ces ateliers et en a exprimé son admiration dans un rapport qui a été publié. Outre le laboratoire, un champ, de culture, de 5 à 6 hectares, divisé en 28 compartimens, sert à expérimenter les divers engrais.

Quiconque a un peu suivi de près le mouvement agricole moderne sait parfaitement que le moment approche où les progrès de la culture ne pourront plus être demandés qu’aux sciences proprement dites. Tout ce que peut faire l’expérience est bien près d’être fait. Le monde marche cependant, la population s’accroît, le bien-être se généralise; ce qui suffisait hier ne suffit plus aujourd’hui; ce qui suffit aujourd’hui ne suffira plus demain. Il faut tirer sans cesse de la terre, cette mère commune, de nouveaux trésors. Nous n’aurions devant nous que famine, dépopulation et mort, si Dieu, qui nous donne tous les jours tant de nouveaux besoins à satisfaire, ne nous avait donné en même temps un moyen puissant d’y parer. Ce moyen inépuisable, c’est la science, la science qui couvre le monde de ses merveilles, qui permet de converser en un instant par le télégraphe électrique d’un bout de la terre à l’autre, qui transporte par la vapeur d’eau, et bientôt peut-être par l’air chauffé, des masses énormes d’hommes et de marchandises sur la terre et sur l’océan, qui commande dans les ateliers de l’industrie à la matière inerte tant de transformations inouïes, et qui ne s’est encore qu’à peine exercée sur l’agriculture. Rien ne montre mieux les progrès que fait en Angleterre la chimie agricole qu’un quart d’heure de conversation avec le premier fermier venu. Les termes scientifiques sont déjà familiers à la plupart d’entre eux; ils parlent d’ammoniaque et de phosphate comme des chimistes de profession, et comprennent très bien quel avenir indéfini ce genre d’études peut ouvrir à la production. Les livres à bon marché se multiplient sur ces matières, des professeurs nomades, payés par souscription, les enseignent dans les campagnes. Une école spéciale et florissante de chimie et de géologie appliquées à l’agriculture existe à Londres sous la direction de M. Nesbit.

Tout près du comté de Middlesex, et sur la même rive de la Tamise, se trouve l’ancien royaume des Saxons orientaux, aujourd’hui comté d’Essex. C’est un des grands comtés de l’Angleterre, puisqu’il contient environ 1 million d’acres ou 400,000 hectares, comme ceux de Sussex et de Kent, dont il est historiquement l’égal. Nous ne le trouverons pas, malgré le voisinage de Londres, dans une situation meilleure. Le comté d’Essex, c’est là son principal malheur, est presque tout entier sur l’argile. De là, comme dans les cantons analogues de Sussex, un système d’exploitation qui a principalement les céréales pour but; de là aussi une plus grande division de la propriété et de la culture que dans les trois quarts de l’Angleterre. La moyenne des fermes y est de 50 à 100 hectares, et beaucoup d’entre elles sont cultivées par leurs propriétaires. Dans d’autres temps, l’agriculture du comté a dû à ces diverses circonstances une prospérité relative. Au commencement de ce siècle, la moyenne des rentes atteignait 60 francs par hectare, et elle s’est élevée graduellement jusqu’à 80 francs en 1845; mais cette augmentation a été suivie, depuis quelques années, d’un mouvement rétrograde qui la ramène à peu près à son point de départ. Les propriétés ont été généralement hypothéquées pour plus de la moitié de leur valeur. Les Anglais ne manquent pas de l’attribuer à la trop grande division. Quelle qu’en soit la cause, le mal est réel et a laissé les propriétaires sans défense contre la crise. Il en est résulté un assez grand nombre de ventes forcées qui ont fait laisser d’un quart ou même d’un tiers la valeur moyenne des terres. Heureusement le comté d’Essex ne manque pas plus que ses voisins d’un de ces travailleurs énergiques qui vont au-devant de l’avenir en cherchant tous les moyens de sortir des embarras du présent. Dans une de ses plus mauvaises parties, près de Kelvedon, est située la fameuse ferme de Triptree Hall, appartenant à un coutelier de la Cité passionné pour l’agriculture, M. Mechi.

Tous ceux de nos agronomes qui ont fait le voyage de Londres ont visité la ferme de M. Mechi ; elle est maintenant généralement connue, même en France. Tout ce que l’esprit d’invention des Anglais peut imaginer pour faire rendre au sol le plus grand produit possible, et surtout pour vaincre la résistance des terres argileuses, est immédiatement mis en usage par cet infatigable novateur. Ce n’est point là, qu’on ne s’y trompe pas, l’agriculture anglaise telle qu’elle est, ce n’est même pas l’agriculture telle qu’elle paraît devoir être dans la plus grande partie du pays, car quelques-uns de ses caractères fondamentaux y manquent absolument; mais c’est un des plus complets résumés des vigoureux efforts faits depuis quelque temps pour améliorer la culture des terres fortes, et en même temps un exemple frappant du caractère social et politique de la révolution agricole qui s’accomplit. Le mouvement qui, du temps d’Arthur Young, a fait faire un si grand pas à l’agriculture anglaise était essentiellement aristocratique; le mouvement qui tend aujourd’hui à en faire un autre, et dont M. Mechi est un des agens les plus zélés, est, je ne dirai pas démocratique, mais bourgeois.

La ferme de M. Mechi, qui est en même temps sa propriété, a 170 acres ou 68 hectares. C’est, comme on voit, de la moyenne propriété et de la moyenne culture; mais ce qui n’est pas dans des conditions moyennes, c’est la dépense qu’il y a faite. Il l’a choisie exprès dans une lande marécageuse complètement rebelle jusque-là à toute espèce de culture, et il a eu soin de laisser tout autour un échantillon des anciennes landes pour montrer l’état primitif du pays. Il a tout créé, le sol d’abord, qu’il a débarrassé par un drainage énergique des eaux croupissantes, qu’il a ameubli par un défoncement général de 60 centimètres et transformé par les amendemens les plus puissans. Il y a bâti une maison d’habitation assez modeste et des granges et étables qui ne brillent pas par le luxe extérieur, mais qui sont au dedans parfaitement disposées d’après le nouveau système. Au centre du domaine, il a établi une machine à vapeur qui est comme l’âme de ce grand corps. Il y entretient, sans compter les chevaux de travail, 100 bêtes à cornes, 150 moutons et 200 cochons, ou l’équivalent de 2 têtes de gros bétail par hectare, et ces animaux, soumis à la stabulation la plus stricte, grandissent et engraissent à vue d’œil. Il n’a presque pas de prés naturels; la moitié du domaine est en blé et orge, et l’autre moitié en racines et fourrages artificiels. Grâce à l’immense quantité de fumier qu’il recueille et à la masse non moins énorme d’engrais supplémentaires qu’il achète tous les ans, il obtient des récoltes magnifiques et enrichit toujours sa terre, au lieu de l’épuiser. M. Mechi est venu à Paris avec le lord-maire; il parle français, et on ne peut pas lui faire de plus grand plaisir que de visiter sa ferme. L’homme et le lieu sont également curieux. On dit qu’il mange beaucoup d’argent dans ses essais, je le crois sans peine, mais j’aime mieux ce luxe-là qu’un autre. A sa place, un bourgeois de Paris enrichi aurait une élégante villa, avec pavillon gothique, chalet suisse, toute sorte d’inutilités fastueuses et souvent ridicules. Lequel vaut le mieux?

Les comtés de Suffolk, de Norfolk, de Bedford et de Northampton, qui touchent à celui d’Essex, présentent un tout autre spectacle. Dans celui-ci, on peut voir chez M. Mechi la révolution qui se fait; dans les quatre autres, on voit les résultats de la révolution agricole et sociale qui s’est faite il y a environ soixante ans. A la fin du dernier siècle, les terres de cette région étaient plus pauvres et plus délaissées que ne le sont aujourd’hui les plus mauvaises du sud, et leur nature maigre et sablonneuse paraissait offrir bien moins de ressources au travail. On n’avait cru possible d’en utiliser la plus grande partie qu’en y formant d’immenses garennes où pullulaient des lapins; aujourd’hui elles comptent parmi les plus riches et les plus prospères. Ce que font de nos jours l’esprit mercantile, la moyenne culture, la stabulation permanente, le drainage et la vapeur pour les terres fortes, la grande propriété, la grande culture et l’assolement quadriennal l’ont fait alors pour les terres légères.

Arthur Young est né dans le comté de Suffolk. Comme tous les grands hommes, il a eu le mérite de venir à propos. Il a paru au moment où le génie industriel prenait son essor, et où il fallait songer à produire beaucoup de denrées alimentaires avec peu de main-d’œuvre pour nourrir les populations nouvelles qui allaient encombrer les ateliers. C’était de plus le moment où la réaction contre la France révolutionnaire favorisait l’esprit aristocratique; les capitaux, plus rares et plus concentrés que de nos jours, ne se rencontraient avec quelque puissance que dans un petit nombre de mains. Tout poussait à la fois à la grande propriété et à la grande culture; en même temps les terres les plus disponibles étaient précisément de celles qui conviennent le mieux aux grands procédés. De là l’immense succès de son système, qui a été jusque dans ces derniers temps comme une seconde charte pour les Anglais.

Le comté de Suffolk, d’où est parti le signal, n’est pas de ceux qui en ont le plus profité. Nul n’est prophète dans son pays, et le mauvais succès d’Arthur Young comme fermier a nui pendant quelque temps, dans les lieux les plus voisins de sa résidence, à son autorité comme réformateur. Le sol d’une grande partie du comté participe d’ailleurs de la nature argileuse de ses voisins du sud; ce n’est que dans le nord que se trouvent, avec quelque étendue, des terres légères. Le Suffolk a dû surtout à Arthur Young d’être resté le siège de la plus grande fabrique d’instrumens aratoires qui existe en Angleterre. Là sont les célèbres ateliers de MM. Ransome à Ipswich, Garrett à Leiston, etc. Tout le monde peut constater, dans ces gigantesques usines, le prodigieux usage que les cultivateurs anglais font des machines les plus lourdes et les plus coûteuses. Il est curieux que la même trace soit restée en France de M. Mathieu de Dombasle dans le département qu’il a habité; le souvenir de ce grand agronome, qui n’est pas sans quelques rapports avec Arthur Young, s’y est surtout conservé par une fabrique d’instrumens.

Le comté de Norfolk a été le véritable théâtre des succès de l’école d’Arthur Young. Le nord et l’ouest de ce comté forment une immense plaine sablonneuse de 300,000 hectares, où rien ne fait obstacle à la grande propriété et à la grande culture, où tout favorise le travail des chevaux, la culture des racines, l’emploi des machines, en un mot l’assolement quadriennal. Grâce à cet assolement, suivi avec persévérance pendant plus de soixante ans, ces mauvaises terres, qui rapportaient à peine, en 1780, 15 francs par hectare, rapportent aujourd’hui 75 francs en moyenne, d’est-à-dire que leur produit net a quintuplé, et leur produit brut s’est accru au moins dans la même proportion. Une grande partie de l’honneur qui s’attache à cette merveilleuse transformation revient à un grand propriétaire du pays, ami et sectateur d’Arthur Young, M. Coke, qui est devenu, en récompense de ses travaux agricoles, pair d’Angleterre et comte de Leicester, et qui est mort presque centenaire il y a peu d’années. M. Coke possédait dans l’ouest du comté, à Holkham, une propriété d’environ 30,000 acres ou 12,000 hectares. Cet immense estate, qui vaut aujourd’hui pour le moins 30 millions de francs, en valait tout au plus 5 ou 6 quand M. Coke en hérita en 1776. Il était divisé en un grand nombre de petites fermes; les tenanciers payaient fort mal, quoique la rente fût des plus faibles, et un beau jour beaucoup d’entre eux abandonnèrent leurs exploitations, qui ne leur donnaient pas de quoi vivre. M. Coke se décida alors à faire valoir par lui-même une portion de ces sables stériles; le reste, il le partagea en très grandes fermes, où il appela, par des baux de 21 ans, des fermiers intelligens et riches. On estime à 400,000 livres sterling ou 10 millions de francs la somme que M. Coke a dépensée en cinquante ans eu améliorations de toutes sortes, et qui en a fait dépenser à peu près autant aux fermiers, placement excellent de part et d’autre, puisque tous se sont enrichis. Quiconque veut se faire une idée de cette période de l’histoire agricole de l’Angleterre doit visiter la terre d’Holkham. La ferme que dirigeait personnellement lord Leicester est située dans le parc même du château. Elle n’a pas moins de 1,800 acres ou 720 hectares, dont 200 eu pâtures permanentes, et le reste en terres arables exactement soumises à l’assolement quadriennal. On y entretient 250 têtes de gros bétail, 2,500 moutons south-down et 150 cochons. On peut encore visiter avec fruit la ferme de Castleacre, qui a 1,500 acres ou 600 hectares, et plusieurs autres justement renommées ; on trouvera partout les mêmes principes appliqués avec la même largeur et suivis des mêmes résultats. Toute cette terre qui ne portait autrefois que du seigle, n’en porte plus aujourd’hui un grain, et ou y voit les plus belles récoltes de froment à côté du plus beau bétail du monde. Le comte actuel de Leicester est le digne successeur de son père.

L’amélioration agricole du comté de Bedford n’a été ni moins complète ni moins rapide que celle du Norfolk. Il y a moins d’un siècle, les trois quarts de ce comté n’offraient que des communaux incultes. Ces terrains improductifs ont été successivement divisés, enclos et cultivés. Aujourd’hui, grâce à l’assolement quadriennal, ils ont pris rang dans la bonne moyenne des terres anglaises. C’est que là aussi il s’est trouvé, connue dans le Norfolk, un promoteur puissant et infatigable de la révolution : le célèbre duc de Bedford, qui y a gagné, comme lord Leicester, une fortune énorme. Une visite au château de Woburn, résidence des ducs de Bedford, et dans les fermes qui en dépendent, est le complément obligé de la visite à Holkham. Auprès des galeries historiques qu’ornent en foule des portraits de Van Dyck et où revivent à chaque pas les souvenirs de membres illustres de la famille Russell, des princes et des grands hommes de leur temps, on voit d’autres galeries pleines de dessins et de modèles de charrues, de figures d’animaux de diverses races, d’échantillons choisis de plantes cultivées, enfin tout un musée rural. La maison de Bedford n’est pas moins fière de ces trophées que des autres. La conduite du duc actuel envers ses fermiers et journaliers est encore présentée comme un modèle; il a fait réviser, depuis la crise, toutes les rentes, et offert à ses fermiers des conditions nouvelles qui ont été acceptées avec empressement; quant à ses journaliers, il a fait bâtir pour eux d’excellens cottages avec de petits jardins attenans, des écoles pour leurs enfans, des églises, etc. Ces actes de bienveillance ne lui imposent au fond aucun sacrifice, ils n’exigent que des avances. En fait, la rente de ses domaines n’a pas sensiblement baissé, elle pourra même s’accroître par suite des travaux considérables qu’il a fait faire en drainage, constructions rurales et autres améliorations foncières. Le secours qu’il a donné à ses fermiers a été plus apparent que réel; en leur laissant le choix d’un bail à rente fixe ou d’une rente en blé, il a relevé leur confiance et excité leur émulation; il n’y a pas d’effort qu’un fermier anglais ne soit capable de faire quand il se croit sûr d’avoir un bon landlord qui ne lui impose pas des conditions trop onéreuses et qui vienne à son aide au besoin. D’un autre côté, ce n’est pas pour rien qu’on donne aux ouvriers des chaumières propres et commodes; ils en paient le loyer à un bon prix, et il est accepté que le propriétaire qui fait bâtir un village rural doit retirer au moins 3 pour 100 de son argent. En même temps, le duc a fait couper lui-même ses grandes haies, et il a renoncé un des premiers à la plus grande partie de sa chasse. Tout est chez lui subordonné à l’utile. Au milieu même de son parc, à côté de sa ferme domestique, home farm, est une usine qui occupe cent ouvriers; on y confectionne tout ce qui est nécessaire aux nombreuses constructions toujours en train sur quelque point de ses vastes domaines. Des fenêtres de son château, il voit les cheminées à vapeur de sa ferme et de son usine s’élever et fumer en face l’une de l’autre, non loin des derniers troupeaux de daims qui bondissent encore sur les pelouses, mais qui disparaissent tous les jours devant des moutons.

Dans le comté de Northampton, qui touche au Bedford, la rente a triplé depuis soixante ans, toujours par les mêmes causes. La maison de Bedford y possède beaucoup de terres, et un autre grand propriétaire du pays, lord Spencer, a mérité, comme agronome, la même renommée que M. Coke et le duc Francis.

Des dix comtés dont se compose la région de l’est, les trois derniers, ceux de Cambridge, de Huntingdon et de Lincoln, forment une division à part, celle des marais. Quand on jette les yeux sur une carte d’Angleterre, on voit au nord du Norfolk un large golfe qui entre assez profondément dans les terres, et qu’on appelle wash ou lagune. Tout autour de ce golfe vaseux, les terres sont plates, basses et habituellement couvertes par les eaux. Ces marais, jadis inhabitables, figurent aujourd’hui parmi les plus riches prairies de l’Angleterre. Ils sont situés en face de la Hollande, et ont été comme elle assainis par des digues. L’étendue totale des trois comtés est d’environ 1 million d’hectares ; les marais proprement dits en occupent environ le tiers. Ils sont formés par les rivières d’Ouse, de Nene, de Cam, de Witham et de Welland. Les travaux d’assainissement ont été commencés par les Romains; au moyen âge, ils ont été poursuivis par les moines qui s’étaient établis sur les îles sortant çà et là des terres inondées. Les Anglais parlent peu des services que leur ont rendus les anciens monastères ; il est certain cependant que, dans leur île comme ailleurs, les seuls monumens de quelque valeur qui subsistent des temps les plus reculés proviennent du culte catholique; l’agriculture en particulier a dû ses premiers succès aux ordres religieux. Lors de la réformation, les grandes familles reçurent en don les biens des abbayes et se firent les continuateurs des moines. Les résidences de beaucoup de grands seigneurs portent encore le nom des abbayes qu’elles ont remplacées : on dit Woburn-Abbey, Welbeck-Abbey, etc. Dans la région marécageuse, les moines avaient poussé assez avant leurs desséchemens, quand ils furent chassés, laissant pour traces de leur passage, outre leurs canaux et leurs cultures, les belles églises de Peterborough et d’Ely, qui dominent encore la contrée. Au commencement du XVIIe siècle, un comte de Bedford se mit à la tête d’une compagnie pour reprendre les travaux; une concession de 40,000 hectares lui fut accordée. Depuis cette époque, l’entreprise n’a jamais été interrompue. Des moulins à vent, des machines à vapeur établies à grands frais, font jouer éternellement des pompes à épuisement; des tranchées immenses, des digues indestructibles, achèvent l’œuvre. Le pays conquis est maintenant traversé dans tous les sens par des routes et des chemins de fer; on y a construit des villes, des fermes sans nombre, et ces terres jadis submergées et absolument improductives se louent de 75 à 100 francs l’hectare. On y voit quelques cultures de céréales et de racines, mais la plus grande partie reste en prairies; on y engraisse des bœufs courtes-cornes et des moutons provenant du croisement de la race ancienne de Lincoln avec des Dishley.

Tout le nord du comté de Cambridge fait partie de la région des marais; la rente moyenne y a doublé depuis quarante ans; la population aussi s’est accrue rapidement, soit à cause de l’augmentation de salubrité, soit parce que les progrès du dessèchement ont développé la demande de travail. Le sud du comté est dans une situation moins satisfaisante; il ressemble au comté de Hertford, dont il est en quelque sorte le prolongement; les sols argileux y dominent, et la crise agricole est assez intense; de plus, les habitans y vivent dans une crainte perpétuelle, celle des incendies. Tous les bâtimens ruraux étant en bois et couverts en paille, les ravages du feu y sont faciles et redoutables. Les moindres mécontentemens de la population ouvrière se traduisent par des incendies dont les auteurs échappent presque toujours aux recherches de la police. Ce fléau reparaît sur d’autres points en Angleterre, mais nulle part il n’est aussi fréquent que dans le comté de Cambridge; on a vu des compagnies d’assurances refuser d’assurer des fermes qui avaient été brûlées plusieurs fois. La lueur de ces incendies éclaire d’un reflet sinistre la condition des classes laborieuses dans ceux des comtés anglais qui ne sont qu’agricoles, et le Cambridge est de ce nombre; le nombre des pauvres y est égal au dixième de la population.

Entre le comté de Cambridge et celui de Bedford s’étend en long le petit comté de Huntingdon, qui n’a pas tout à fait 100,000 hectares, et ne compte que 60,000 habitans. Tout petit qu’il est, il a joué un grand rôle dans l’histoire d’Angleterre, car c’est la patrie de Cromwell. Rien ne le recommande spécialement à l’attention sous le rapport agricole.

Si le comté de Norfolk a occupé longtemps le premier rang en Angleterre pour le développement rural, cette place lui est aujourd’hui disputée par le comté de Lincoln, qui était, il y a un siècle, encore plus stérile et plus désert. Ce comté est un des plus grands, il a environ 680,000 hectares; aussi doit-il être divisé en trois districts agricoles très différens les uns des autres : les marais au sud et à l’est, les wolds ou plateaux au nord’, et les bruyères à l’ouest. Le district des marais a pris le nom de la Hollande, et lui ressemble beaucoup en effet. Ce sont les mêmes digues qui s’avancent tous les jours de plus en plus et gagnent sur la mer de nouveaux terrains; ce sont les mêmes prairies et presque les mêmes troupeaux, c’est le même aspect vert, bas et humide. Sur quelques points, le haut prix des grains avait encouragé la culture des céréales; mais cette culture recule aujourd’hui de toutes parts, et les herbages, mieux appropriés au sol, lui succèdent. La rente y atteint en moyenne 100 fr. Les wolds sont des plateaux arides et nus, à sous-sol calcaire, que l’assolement quadriennal a tout à fait transformés. C’est aujourd’hui un beau pays de culture qui ne se loue pas moins de 75 fr. l’hectare en moyenne; on y élève beaucoup de bétail, qu’on n’y nourrit guère qu’en hiver, une ferme dans les wolds ayant ordinairement pour annexe un pâturage dans le marais, où l’on envoie les bestiaux pendant l’été. L’assolement de Norfolk y est assez généralement modifié, en ce sens que le trèfle occupe deux ans la terre, et que le blé ne revient que tous les cinq ans. Cette modification est maintenant aussi généralement suivie que l’assolement primitif, parce qu’elle épargne la main-d’œuvre; mais il est douteux qu’elle vaille mieux. Ce qu’on appelait autrefois la bruyère de Lincoln, Lincoln heath, était peut-être plus maigre encore; la transformation n’en est pas moins complète.

Comme les comtés de Norfolk, de Bedford et de Northampton, le Lincoln a dû surtout le prodigieux changement que l’on y admire aujourd’hui à un riche propriétaire, lord Yarborough. Les terres de lord Yarborough ont environ 30,000 acres ou 12,000 hectares, qui rapportent aujourd’hui 30,000 livres sterling de revenu, et qui n’en , rapportaient peut-être pas le dixième il y a un siècle. Pour donner une idée de ce qu’était autrefois ce pays, aujourd’hui si peuplé et si cultivé, on raconte que, près de Lincoln même, on avait élevé, il n’y a pas plus de cent ans, une tour avec un phare pour servir de guide la nuit aux voyageurs égarés dans ces landes inhabitées.

De même que la grande propriété, la grande culture fleurit dans le Lincoln; on y trouve des fermes de 400, 500 et même 1,000 hectares. De pareilles fermes ont de 100 à 200 hectares de turneps, autant d’orge ou d’avoine, autant de trèfle, autant de froment; c’est un spectacle magnifique. Les bâtimens aratoires sont en excellent état, les fermiers, presque tous riches, vivent libéralement. La plupart ont de belles maisons, de nombreux domestiques, des équipages de chasse, de superbes chevaux de main. C’est, comme le Norfolk, le beau idéal de la grande propriété et de la grande culture. Je ne cite pas une seule ferme; il faudrait les citer toutes. Dans les parties du comté plus naturellement fertiles, on retrouve la moyenne et même la petite culture.


III.

Si la région du sud est la zone des céréales et celle de l’est le principal domaine de l’assolement quadriennal, celle de l’ouest a aussi son caractère particulier; là dominent les herbages, cette primitive richesse du sol anglais. La prospérité rurale de cette région n’est pas de création moderne; elle date de loin. Toute la richesse agricole de l’île était autrefois concentrée dans deux zones, les herbages de l’ouest et d’une partie du centre, et les terres à blé du sud-est; tout le reste n’offrait que des bruyères, des marais et des montagnes incultes. Depuis, les terres à blé ont été dépassées par les terres légères soumises à l’assolement quadriennal; mais les herbages ont conservé leur antique supériorité. Il pleut trois fois plus dans l’ouest de l’Angleterre que dans l’est. Les émanations salines que les vents y apportent de l’océan paraissent d’ailleurs exercer sur la végétation de l’herbe une influence qui se reproduit sur nos côtes occidentales. De temps immémorial, des comtés entiers n’y forment qu’une immense prairie couverte de troupeaux, et les générations de bétail qui s’y sont succédé y ont déposé une masse d’engrais qui ne cesse de s’accroître. Ces prairies sont, comme la houille, un don du ciel; toute l’économie rurale de l’Angleterre en découle, car ce sont elles qui ont appris par expérience aux cultivateurs britanniques l’importance du bétail en agriculture. Le comble de l’art a été d’imiter ailleurs ce que la nature donnait si libéralement dans l’ouest.

Aujourd’hui les pays d’herbages commencent à leur tour à rester en arrière. Comme il arrive toujours après une longue prospérité, ils se sont endormis dans leur facile succès, pendant que tout marchait autour d’eux. Les agronomes actuels sont en général assez peu favorables à ce qu’on appelle le vieux gazon, old grass; l’art de l’homme n’y est que pour peu de chose, et partout où il s’en trouve en grande étendue, la science agricole proprement dite a peu marché. Les fermiers des pays d’herbages font aujourd’hui ce que faisaient leurs pères; l’aiguillon de la nécessité ne les a pas atteints, les pro- cédés perfectionnés de la culture moderne ont beaucoup de peine à pénétrer parmi eux. Cette stabulation savante des Huxtable et des Mechi, cet art du drainage, cette recherche assidue de nouveaux engrais, cette invention ingénieuse d’instrumens, ce choix de semences, toute cette fiévreuse activité qui caractérise la nouvelle école leur est inconnue; l’école d’Arthur Young elle-même ne les a pas profondément modifiés; ces deux révolutions, qui à un demi-siècle d’intervalle ont agité le monde agricole, ont passé presque sans les toucher. Leur antique méthode est encore celle qui donne le plus grand produit net; ils se reposent sur cette supériorité traditionnelle, obtenue et conservée jusqu’ici sans effort.

En sera-t-il toujours ainsi? Il est permis d’en douter. Non-seulement l’agriculture perfectionnée obtient en général un plus grand produit brut, mais sur quelques points déjà elle obtient aussi un plus grand produit net. Pour le moment toutefois, la rente des pays à herbages est encore, dans l’ensemble, la plus élevée. Il y a dans le royaume plusieurs millions d’hectares, un quart peut-être de la superficie totale, en vieux gazon, et nulle part ailleurs on ne trouve une pareille étendue de terres donnant un pareil revenu. Sur quelques points privilégiés du nord et du midi de la France, dans quelques parties de la Belgique, de l’Italie ou de l’Espagne, on peut signaler des rentes plus élevées, mais sur d’étroits espaces seulement.

La rente, en Angleterre comme en France, est le tiers environ du produit brut. La moyenne du produit brut étant estimée, pour tout le royaume, à 250 francs par hectare, la moyenne du produit net ou de la rente est de 75 francs; le bénéfice du fermier, les impôts et les frais de production se partagent le reste. Cependant cette proportion varie beaucoup selon le mode de culture; sur les points où les frais de production sont très élevés, la rente tombe au quart et même au cinquième du produit brut; sur ceux au contraire où les frais de production sont peu de chose, la rente monte à la moitié et au-delà : c’est ce qui arrive pour les herbages. Là en effet la main-d’œuvre se réduit à presque rien, il n’y a en quelque sorte qu’à recueillir; le capital d’exploitation est faible, les mauvaises chances sont infiniment réduites, tout est profit à peu près, assuré. Aussi en voit-on qui donnent jusqu’à 500 francs de rente par hectare et au-delà.

Il y a trois manières de tirer parti de ces herbages, l’élève du bétail, l’engraissement et le laitage. On a trouvé en Angleterre, comme en France, que l’élève était le moins profitable des trois; on n’y consacre d’ordinaire que les pâturages les plus maigres, et il se fait le même commerce que chez nous de jeunes animaux nés dans les régions montagneuses, qui viennent s’engraisser dans les contrées plus fertiles. Les idées nouvelles sont contraires à ces migrations du bétail, et partout où ces idées prennent faveur, comme elles ont précisément pour base une forte alimentation pendant le jeune âge, elles tendent à réunir l’industrie de l’élève à celle de l’engraissement; mais ce ne sont là que des exceptions plus ou moins répandues, et les faits généraux sont encore pour la distinction. L’engraissement est considéré comme plus lucratif et plus sûr, quand les pâturages sont suffisamment bons, et en effet nous savons par l’exemple de nos herbagers normands combien cette industrie est commode et avantageuse ; mais ce qui l’emporte sur tout, en Angleterre comme en France, c’est le lait. Les herbagers de l’ouest font surtout des fromages, et la plupart de ces fromages sont très renommés. Ces pays sont aussi de ceux qui font exception à ce qu’on regarde comme la règle commune en Angleterre; la propriété et la culture y sont généralement divisées. Pour quelques grands domaines, on en rencontre beaucoup de petits, dont quelques-uns sont exploités par leurs propriétaires. Nous avons déjà trouvé cette division dans le Kent, le Sussex, le Devon; nous la retrouverons encore. La cause change suivant les lieux : dans le Kent, c’est la diversité des cultures; dans le Sussex, la difficulté du travail; dans le Devon, l’état montagneux du pays; dans les pays à herbages, la nature de l’industrie dominante, qui exclut les grands appareils. Les économistes anglais trouvent que cette division y a été poussée trop loin, et ils pourraient bien avoir raison, car la condition générale de la population n’y est pas toujours bonne malgré la richesse des produits, et les s<alaires sont peu élevés.

La région de l’ouest comprend six comtés. Dans celui qui se présente le premier, le comté de Somerset, les parties qui touchent au Devonshire sont, comme lui, âpres et montagneuses, il s’y trouve même un des districts les plus déserts et les plus incultes de l’île, la lande granitique qui porte le nom de forêt d’Exmoor, et qui rivalise pour la rudesse avec celle de Dartmoor; elle se compose de 8,000 hectares environ, abandonnés à une espèce de moutons à demi sauvages et au gibier qui fuit le plus la présence de l’homme, comme le cerf. En revanche, la vallée de Taunton, qui touche à la forêt d’Exmoor, est une des plus renommées pour sa fraîcheur et sa fertilité, et toute la partie du comté qui se rapproche de Glocester, celle où se trouvent la ville de Bath, célèbre par ses eaux minérales, et le port populeux de Bristol, abonde en excellens pâturages. Nulle part en Angleterre, si ce n’est dans le comté de Leicester, celui de Middlesex étant excepté, la rente des terres ne s’élève aussi haut que dans le Somerset; elle est de 100 francs en moyenne, et atteint le double et même le triple dans la vallée. Un pays qui réunit tant d’avantages, qui se trouve à une faible distance de Londres et qui a dans son propre sein des débouchés comme Bath et Bristol, qui a été d’ailleurs favorisé par la nature de cette belle végétation herbagère et qui en retire une rente si élevée, semblerait devoir jouir d’une grande prospérité. La population souffre cependant; l’excès de population est la cause manifeste de cette souffrance. C’est cet excès même qui, en provoquant une concurrence extrême pour les fermes, a amené à la fois l’élévation de la rente et la trop grande division de la culture. Depuis 1801, la population du Somerset est passée, de 280,000 âmes, à 456,000; la richesse n’a pas augmenté dans la même proportion : de là le défaut d’équilibre signalé, et qui ne peut se guérir que par une augmentation de production ou une réduction de population.

Le comté de Glocester, qui touche au Somerset, se divise en deux parties : ce qu’on appelle les costwolds ou les hauteurs, et ce qu’on appelle la vallée ou les plaines qui bordent les rivières de la Severn et de l’Avon. Ces deux contrées agricoles, étant très différentes, doivent être étudiées séparément.

Les costwolds forment une série de plateaux de 5 à 600 pieds d’élévation au-dessus de la mer, entrecoupés de vallées peu profondes. Le sol en est maigre, et le climat froid. C’étaient autrefois à peu près uniquement des pâturages à moutons; mais la culture s’est peu à peu répandue sur ce sol naturellement improductif, et grâce à l’assolement de Norfolk et aux achats d’engrais supplémentaires, on y a obtenu des résultats remarquables. La moyenne de la rente atteint aujourd’hui 50 francs l’hectare. Les fermes sont vastes, et les fermiers aisés en général. L’écobuage est très usité, mais cette pratique est mieux entendue qu’en France; au lieu de semer sur le terrain écobué une céréale qui l’épuisé du premier coup, on y sème d’abord des turneps, qui sont mangés sur place par des moutons, puis de l’orge avec des graines fourragères; le trèfle occupe la troisième année, et le froment n’arrive qu’à la quatrième. Le principal bétail des costwolds est encore le mouton. L’ancienne race du pays, devenue, par les perfectionnemens modernes, une des plus belles de l’Angleterre, rivalise avec les Dishley et les south-down. Les moutons des costwolds sont gras à un an, et se vendent avec leur laine de 40 à 50 francs. En résumé, l’agriculture des costwolds, justement considérée comme une des plus avancées, peut être présentée comme un modèle pour les sols légers et pauvres.

C’est dans les costwolds que se trouve le collège agricole de Cirencester, fondé par une réunion de souscripteurs sur un domaine appartenant à lord Bathurst et loué spécialement à cet effet. Les hommes les plus considérables de l’Angleterre se sont fait un devoir de souscrire pour ce grand établissement, qui a beaucoup d’analogie avec notre ex-institut national agronomique. Il n’a pas été plus que le nôtre à l’abri des hésitations et des difficultés qui embarrassent la marche de toute institution naissante ; mais la persévérance anglaise ne se rebute pas pour si peu. C’est aussi dans cette région que résidait un des grands propriétaires anglais occupés avec le plus de succès de perfectionnemens agricoles, lord Ducie. Cet habile agronome vient de mourir, et la vente de ses étables, le 24 août dernier, a offert un de ces spectacles qui ne se voient qu’en Angleterre. Près de 3,000 amateurs étaient accourus à la ferme de Tortworth-Court: 62 bêtes de la race courtes-cornes ont produit 9,361 livres sterl. ou 234,000 francs, soit en moyenne 3,775 francs par tête. Une seule vache de 3 ans s’est vendue avec sa génisse, âgée de 6 mois, 1,010 guinées; il est vrai que c’était une descendante de la célèbre duchesse de Charles Collings.

La vallée de Glocester a été bien autrement douée par la nature que les costwolds, mais l’industrie humaine a moins fait pour elle. La moyenne de la rente y atteint environ 90 francs par hectare. Le sol presque tout entier est en herbages, et la réputation du fromage qu’il produit est ancienne et méritée. Malgré ces avantages, on s’accorde à dire que l’organisation agricole pourrait être meilleure et le produit aisément accru. Le drainage est encore peu usité, l’emploi des engrais supplémentaires peu commun. On attribue généralement cet état arriéré à la division de la propriété et de la culture. La crise, qui a en général épargné les pays d’herbages, a sévi dans la vallée de Glocester. La baisse générale des prix s’est fait sentir aussi sur les fromages; le produit moyen d’une vache, qui était évalué autrefois à 200 francs par an, est tombé à 175. Les fermiers d’herbages, pauvres déjà et réduits par la concurrence au strict nécessaire, n’ont pas pu supporter cette réduction. A leur tour, les propriétaires, ayant besoin de tout leur revenu, ont pu difficilement diminuer leurs rentes ou faire des sacrifices en améliorations pour augmenter le produit. C’est là le cercle vicieux ordinaire dont il faut cependant sortir. Au fond de cette pauvreté accidentelle, il y a une grande richesse réelle, car le produit brut est toujours là. Du reste, rien ne révèle à l’œil ces souffrances; il est difficile de voir un plus charmant paysage que les fraîches vallées de la Severn et de l’Avon, avec leur éternelle verdure, leurs haies luxuriantes et leurs milliers de vaches au pâturage. Il semble que l’aisance et le bonheur devraient toujours habiter un pareil pays.

Parmi les six comtés de l’ouest, trois forment la région des herbages, les trois autres appartiennent à la région montagneuse qui sépare l’Angleterre du pays de Galles. Le petit comté de Monmouth, le plus méridional des trois, placé entre la mer et les montagnes, présente les aspects les plus variés : vers l’ouest et le nord, ce sont les aspérités sauvages des Alpes; vers l’est et le sud, sur les bords de la Wye, c’est un véritable jardin. On y cultive encore quelquefois avec des bœufs, ce qui devient de plus en plus rare en Angleterre. La rente monte très haut sur le bord de la mer; à mesure qu’on s’avance vers les montagnes, elle descend. La population, bien plus nombreuse que ne le feraient supposer les ressources naturelles du sol, révèle tout de suite un état industriel florissant : de nombreuses mines de charbon et de fer y entretiennent beaucoup d’ouvriers, et cette abondance de débouchés locaux est évidemment la cause première du progrès agricole.

Le comté de Hereford offre moins de contrastes que le Monmouth; il s’y trouve à la fois moins de montagnes et moins de plaines, et sa surface est généralement accidentée sans d’aussi brusques oppositions. Les neuf dixièmes du sol. sont cultivés, et la rente s’élève en moyenne un peu plus haut que dans le Monmouth. Quant au comté de Salop, le dernier et le plus grand des trois comtés frontières, une partie de son territoire est la continuation du Hereford; l’autre sert de transition entre cette région accidentée et le comté plus plat de Chester; c’est de plus une contrée industrielle : les mines de fer y abondent, et les fabriques de poteries y rivalisent avec celles de son autre voisin, le comté de Stafford. La principale industrie agricole de cette région est l’élève de cette belle race de bœufs rouges à tête blanche connus sous le nom de Hereford. Ces bœufs, les plus estimés des herbagers du centre, qui les achètent pour les engraisser, prennent la graisse plus facilement qu’aucune autre race, quand ils sont transportés dans de bons pâturages, et leur viande est meilleure que celle des Durham, mais plus lente à se former. Si, comme tout l’annonce, l’élève des bœufs courtes-cornes se développe dans les pays qui n’élevaient pas jusqu’ici, l’industrie la plus florissante de la frontière galloise pourra être menacée; les éleveurs du Hereford seront forcés à leur tour de se faire engraisseurs.

Vient enfin le comté de Chester, le plus riche des six. Le fromage de Chester est encore plus connu hors d’Angleterre que celui de Glocester. L’étendue totale du comté est de 270,000 hectares, dont la moitié environ en herbages. On y entretient plus de 100,000 vaches laitières, dont chacune donne en moyenne de 2 à 400 livres de fromage et de 15 à 20 livres de beurre. La rente des herbages dépasse en général 100 francs; mais, comme celle des terres arables reste au-dessous, la moyenne générale du comté est de 80 à 90 francs, le fermier payant en outre la dîme et les taxes. La propriété est moins divisée que dans le Glocester et le Somerset, mais la culture l’est au moins autant. On cite seulement une ou deux fermes de 150 hectares. La majorité n’en a pas plus de 30, et un grand nombre, dans les districts à fromage, en a moins de 5. Cette organisation agricole n’a pas eu dans le comté de Chester les mêmes inconvéniens que dans le Glocester et le Somerset, soit parce qu’elle ne coïncide pas avec une égale division de la propriété, soit plutôt à cause du voisinage des districts manufacturiers, qui ouvrent d’immenses débouchés. Le salaire moyen des ouvriers ruraux s’élève à 12 shillings par semaine, ou 2 francs 50 cent, par jour de travail. Le drainage est généralement pratiqué, l’emploi des engrais supplémentaires fréquent. Cette antique et prospère économie rurale n’a pas empêché l’esprit d’innovation de pénétrer dans le Cheshire. La ferme de M. Littledale, située près de la Mersey, en face de Liverpool, est déjà célèbre pour son admirable stabulation. Les vaches de cette ferme ne sortent jamais, ce qui doit paraître une monstruosité aux herbagers voisins; elles sont nourries en été avec du trèfle, du ray-grass d’Italie et des vesces en vert, en hiver avec du grain, du foin haché, des navets et des betteraves On assure que par ce moyen on nourrit, sur 32 hectares, 83 vaches laitières et 15 chevaux de travail.

Nous venons de parcourir la moitié environ de l’Angleterre : l’ouest y représente en quelque sorte le passé, l’est le présent, et le sud l’avenir. Dans la plus grande partie de cette région, l’état de l’agriculture laisse à désirer; dans d’autres au contraire, les brillans modèles abondent. La grande culture est en général ce qui l’emporte pour les résultats; mais elle n’occupe qu’un tiers environ du sol, et ce n’est pas toujours elle qui paie les rentes les plus élevées. La crise des prix y a sévi avec beaucoup de force, surtout dans le sud; la petite et la moyenne culture en ont souffert plus que la grande, parce qu’elles ont moins de ressources. L’ensemble de la région n’en est pas moins supérieur à la France, même à la meilleure partie de la France. Le Weald seul reste en arrière; tout le reste nous a atteints ou dépassés. Quand même les rentes et les profits y subiraient une réduction de 20 pour 100, leur taux excéderait encore la moyenne des nôtres, et partout où cette réduction paraissait inévitable, une heureuse transformation s’opère sous la pression de la nécessité. Nous trouverons dans le centre et le nord un état général encore meilleur.


LEONCE DE LAVERGNE.

  1. Dans la Revue du 15 janvier, du 1er et 15 mars, et du 15 avril 1853.