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L’écrin disparu/10

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 36-39).

X

L’OCCASION.


C’est à la fin de mai ; la journée a été superbe et un beau soleil couchant verse l’or de ses reflets sur les crêtes du Mont-Royal embellies des splendeurs du crépuscule.

Dans la salle à manger, si propre et si claire, Lucie Giraldi, a disposé les couverts pour le repas du soir. En attendant l’arrivée de son papa, Madeleine, la tête dans les mains étudie son catéchisme, tandis que Gaston, accoudé à la fenêtre, repasse en chantonnant la fable « La Cigale et la Fourmi ». Quant à Jean, le Benjamin de la famille en raison de son âge et de sa petite tête rose et blonde, perché en haut de sa grande chaise, une cuillère à la main, un couteau de l’autre, il bat le rappel sur la table, s’interrompant parfois, avec le rire frais et si tendre des tout petits.

Et de voir ainsi sa famille joyeuse, le père dès son arrivée, sourit les traits détendus. Ces trois enfants si aimables, leur mère jeune encore, sur le front de qui reposait la sérénité de ceux qui croient, c’était tout son bonheur ; cela seul comptait pour lui, Se dévouer dans l’intérêt des siens, accroître ses revenus pour rendre sa famille heureuse, tel était le terme ultime de ses combinaisons et de ses labeurs.

À force d’épargnes et de travaux supplémentaires, il était parvenu, en dépit de ses modestes appointements, à se procurer une résidence fort convenable dans le quartier aristocratique d’Outremont ; mais la dépense du loyer absorbait le plus clair de ses économies ; cependant, restait à mettre le mobilier en harmonie avec le local. Selon l’occurrence ou les revenus, tantôt une armoire à glace tantôt une bergère, un dressoir ou un guéridon, venaient accroître le confort du « Home familial ». Habile à profiter des occasions favorables fournies par des enchères publiques, Giraldi pouvait se féliciter d’un certain nombre de transactions réellement avantageuses.

Il avait commencé, ainsi qu’il convenait, par meubler la chambre de Lucie, sa chère et douce compagne. Puis, pour son usage personnel, il y avait longtemps qu’il souhaitait une table-bureau, où il pourrait facilement, le soir à la veillée, faire des travaux supplémentaires de dessin pour le compte d’un ingénieur du voisinage.

L’occasion qu’il désirait, ne tarda pas à se présenter ; déjà plusieurs semaines s’étaient écoulées, depuis la scène tragique, dont Giraldi avait été l’un des témoins et Monsieur Raimbaud, la victime. En effet, celui-ci était mort le lendemain de la disparition de Rodolphe. Ayant repris connaissance, c’est en pleine possession de soi, que les derniers sacrements lui avaient été administrés. En mourant, il avait pardonné à son fils.

Monsieur Raimbaud n’avait qu’un frère, qui habitait Toronto, et qui, prévenu immédiatement, ne donna pas signe de vie. Enfin, quelques jours après les obsèques, les procédures judiciaires eurent lieu. Pour des raisons multiples, la situation du défunt, se trouvait fort compromise au point de vue commercial ; et pour calmer l’exigence de créanciers fort bruyants, il fallut tout vendre, jusqu’au mobilier. On y parvint, et du moins, la déchéance d’une faillite posthume fut évitée, et le nom comme la réputation du défunt demeurèrent indemnes.

Or, le jour de l’encan, dans l’après-midi, comme monsieur Giraldi revenait à son bureau, il fut intrigué par la foule qui se pressait devant l’ancien magasin de monsieur Raimbaud ; bien vite il sut la cause de ce rassemblement, et piqué de la tournure tragique des événements, il se joignit à la multitude, prêtant une oreille attentive aux offres du liquidateur.

Déjà un lit en noyer et deux sofas venaient d’être adjugés pour un prix si modique, que Giraldi, en dépit de ses ressources fort précaires, crut sage de profiter d’une occasion si avantageuse. En effet, moins de dix minutes après son arrivée, une table-bureau était mise à l’enchère. Le commissaire-priseur en demandait quarante dollars ; on surenchérit d’abord, mais sans ardeur ; Giraldi guettait la chance qu’il avait souhaitée maintes fois ; quarante-cinq dollars, Messieurs, ajouta le commissaire, pour un joli meuble qui en vaut cent… Personne ne dit mot… ? quarante-huit, prononça la voix grêle d’un personnage à barbe grisonnante. Cinquante dollars, lança avec effort, quoique d’une voix résolue Léo Giraldi.

Personne ne dit mieux que cinquante dollars ? répéta le liquidateur ; après une minute de silence, il prononça le mot sacramentel : « Adjugé ».

Le meuble fut aussitôt rangé au fond de l’appartement, une étiquette y fut collée, indiquant à la fois et le prix de vente et le nom de l’acquéreur. Après avoir soldé séance tenante, Giraldi s’approcha pour mieux examiner son acquisition. Quel ne fut pas son émoi, en constatant que mal essuyées, des traces de sang paraissaient encore aux poignées métalliques des deux tiroirs de droite. C’était en effet, cette même table de travail sur laquelle, quelques semaines auparavant, monsieur Raimbaud, en tombant, avait heurté du front et ouvert cette fatale blessure qui n’avait pas eu le temps de se cicatriser.

En un clin d’œil, le drame sanglant avait reparu à ses yeux accélérant les battements de son cœur. Après avoir téléphoné à la « Canadian Express Company » et donné l’ordre pour le transfert du meuble à son domicile, Léo regagna un peu en retard son Bureau de travail.

Comment s’y prendrait-il, pour balancer son budget du mois, que cette nouvelle acquisition allait obérer assez lourdement ?

C’était la pensée qui avait occupé son esprit toute cette journée-là.

Au retour, Giraldi, comme d’habitude, avait trouvé sa famille souriante, n’attendant que son arrivée pour le repas du soir. Avant de faire compliment à son mari, Lucie s’était informée du prix d’achat qu’elle trouva fort raisonnable.

Le repas, égayé par le joyeux babil des enfants, touchait à sa fin. Cette belle journée de juin, s’achevait dans une paix sereine. La douce brise du soir descendant du Mont-Royal apportait les premiers arômes des fleurs estivales. Les clameurs aiguës des enfants jouant aux alentours, ajoutaient leurs notes charmantes au paisible tableau d’une famille où règnent l’union et la confiance mutuelle.

Et plus que tout autre, Giraldi aurait goûté, avec sa sensibilité d’artiste, la joie qui émanait de cette soirée de renouveau, si proche encore d’un hiver canadien long et rigoureux, s’il avait pu entrevoir comme prochain, la réalisation de ses rêves d’avenir. Attendre… attendre encore… attendre toujours… Faudrait-il donc qu’il passât toute sa vie dans cette attente ?…

Pendant que Lucie active s’affairait pour le coucher des enfants, il résolut d’aller dans sa chambre, installer à la place la plus favorable, son acquisition du matin. Faisant abstraction du souvenir lugubre que ce meuble aurait pu rappeler, il se louait de la commodité qu’il en éprouverait et se disposait à y ranger ses papiers et ses documents. Mais, remarquant la quantité de poussière accumulée dessous, ou en arrière de certains tiroirs, il résolut de faire un nettoyage à fond.

Chaque casier fut ainsi visité et nettoyé. Le travail s’acheva par le plus grand tiroir, en bas et à droite. Or, entre le fond du meuble et celui de chaque tiroir, il y avait un espace de trois à quatre pouces. Par cette voie large ouverte, la poussière, avec le temps, était venue s’accumuler au rayon du bas. Muni d’une brosse spéciale, Giraldi eut l’impression, qu’au fond du casier, sous sa brosse, un objet dur se déplaçait en heurtant contre les parois. Intrigué, il se baisse, étend le bras, et sa main saisit une petite boîte carrée, dont le velours cramoisi disparaît presque sous l’épaisse couche de poussière qui le couvre…

Depuis un quart d’heure les enfants étaient couchés quand Lucie, n’entendant plus le bruit du nettoyage, dans la chambre voisine, y entra à son tour, et elle trouva son mari rêveur, accoudé à la fenêtre ouverte, dans une pose qui lui était familière, regardant la nuit qui tombait. Sur une chaise, la lampe brûlait, et le grand tiroir était sur le plancher, tout près du nouveau meuble.

— Et tu as terminé ton « barda », dit gaiement Lucie en bonne canadienne ; tu parais fatigué, ajouta-t-elle en riant : « On voit bien que tu n’as pas l’habitude du métier… »

— Laisse-moi respirer l’air pur, j’ai assez avalé de poussière répondit Léo, un peu gauche et sans se détourner : sa voix avait comme un léger tremblement ; mais ce ne fut qu’une impression. Aussitôt, Lucie vint s’accouder près de lui, en posant un bras sur son épaule, dans un geste d’affectueuse confiance. Mais lui, d’un mouvement brusque et comme involontaire, se redressa aussitôt.

Elle le regarda étonnée et vit sur son visage une expression qui lui parut étrange et où elle sembla lire de la souffrance. Inquiète, elle demanda :

— Mais, qu’as-tu donc mon cher Léo, serais-tu malade ?

— Mais non, dit-il très vite comme pour se reprendre et sur un ton qu’il s’efforça de rendre aimable.

Et ses yeux distraits faisaient semblant de contempler les feux qui, un à un, là-haut, s’allumaient dans l’azur sombre. Un profond silence régnait autour d’eux, et Léo, un pli au front semblait remuer des pensées qu’il ne disait pas.

Ayant ensuite replacé le tiroir, il évita de regarder le meuble où Monsieur Raimbaud avait déposé l’écrin et auquel Rodolphe pensait si souvent depuis plus d’un mois.