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L’écrin disparu/32

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 116-119).

IV

MATINÉE.


Ce dimanche-là, le soleil était radieux, une tiède brise caressait le visage et dans l’azur d’un ciel serein, montait le gazouillis des nichées qui peuplaient les bosquets du Parc des Cyprès.

Arrivés de la veille, la Marquise de Sombernon et ses deux fils revenaient d’une promenade sur le lac St-Louis, en compagnie du Vicomte, lorsque soudain l’automobile de Parizot parut sur la rive entre deux bouquets d’arbres au feuillage puissant.

— Soyez le bienvenu, cher Monsieur, et si vous me le permettez, je vais monter à vos côtés et ensemble nous conduirons votre machine au garage.

Le son d’une clochette venait d’annoncer le déjeuner.

Monsieur et Madame Giraldi, suivis de leurs invités, montèrent le perron, et par le vestibule orné de trophées de chasses, gagnèrent la salle à manger. C était une vaste pièce richement meublée, dont les portes-fenêtres entourées de balcons, ouvraient sur des jardins à la française ; c’était la façade la plus gaie et la plus ensoleillée de l’habitation.

Dès qu’il eut remarqué l’absence du Professeur de dessin, monsieur Giraldi demanda ;

— A-t-on prévenu monsieur Dupras de l’heure du déjeuner ?

Un serviteur s’avança pour répondre :

— À dix heures, monsieur Dupras était dans sa chambre se préparant à partir pour Québec ; il venait de recevoir un télégramme, l’appelant auprès de sa mère mourante à l’asile de Mastaï. Monsieur Giraldi en témoigna une pénible surprise.

La conversation, qui au début du dîner, avait pu éviter un instant le thème si ordinaire, depuis le tragique événement, y revint peu à peu comme entraînée par une pente fatale.

Au sujet de Dupras, monsieur Giraldi avait eu une exclamation :

— Le pauvre garçon ; dans son état nerveux, un nouveau malheur l’achèvera. Mais chez Lédia le cri du cœur, fut moins de pitié, que de soulagement :

— Ah ! puisque le voilà rappelé près de sa mère, qu’il y reste donc et le plus longtemps possible… La présence ici de ce maniaque dangereux est pénible pour tous.

— Pas pour moi, protesta son mari ; je me rappelle avec plaisir l’affection de mon cher Jean pour son Professeur. Quand ce dernier me quittera, ce sera un souvenir du passé qui disparaîtra avec lui !… Aussi, loin de souhaiter son départ, je tâche de le différer le plus possible. Avant notre deuil, Dupras m’avait proposé de faire le tableau généalogique de la famille de ma chère défunte ; je souhaite qu’il puisse le mener à bien.

— Je ne crois pas que ce soit des documents sur la généalogie de feu votre épouse, qu’il est allé chercher dans les tiroirs de mon chauffeur, fit Lédia, avec une impatience croissante. Vous savez que Harry l’a trouvé en train de perquisitionner dans sa chambre et l’a expédié dehors avec non moins de sans-gène.

Croyez-moi, cher ami, le séjour de notre maison est malsain pour le moral de ce jeune homme ; tout ici lui rappelle son élève et sa douleur se transformera en démence si on ne l’éloigne pas au plus tôt.

Combien la physionomie, ordinairement souriante, de Madame Giraldi s’était soudain endurcie en parlant de Dupras !…

Connaissait-elle donc toute l’animosité qu’elle inspirait au jeune homme, pour le payer ainsi de retour ?

Visiblement contrarié de la tournure qu’avait pris l’entretien, le Maître, avec beaucoup de tact, s’était empressé de le faire dévier sur un autre terrain. S’adressant à monsieur Parizot, il l’interrogea sur la marque du moteur de son auto, s’informa s’il avait suivi les articles signés L. Giraldi, et parus dans la revue : « American Scientific ».

Dès lors, la conversation ne roula plus que sur des idées générales : libre-échange et protectionnisme ; crise financière et politique, commerce des pétroles, pessimisme ou optimisme en affaires, etc. Les questions religieuses et sociales eurent leur tour ; la franc-maçonnerie, le socialisme et même l’influence de la secte des Ku-Klux-Klan, vinrent sur le tapis. Plusieurs traits d’un fanatisme aussi haineux que cruel, furent signalés à la charge de cette dernière, dont l’action ténébreuse et anti-catholique s’affirme chaque jour de plus en plus.

— Oui, ajouta le Vicomte d’Aisy, il suffit que des idées soient fausses et pernicieuses, pour que leur diffusion soit rapide ; les épidémies morales sont encore plus contagieuses que les autres.

— D’après certains journaux, ajouta Madeleine, la Police américaine rechercherait au Canada, un ancien officier, qui maintes fois s’est signalé parmi les Ku-Klux-Klan, par des actes atroces de barbarie envers des catholiques.

Entre les indésirables de toutes nations qui encombrent notre Pays, celui-là sans doute est l’un des pires ; car pour moi, juif, orangiste, Ku-Klux-Klan, sont gens de même acabit, aussi dangereux pour notre nationalité que pour notre religion.

Le reporter Parizot ne fit nul écho à ces paroles qui, en d’autre temps, eussent mis sa verve à contribution : il avait l’esprit occupé d’autre chose. La figure contrainte et presque angoissée de Lédia Giraldi l’étonnait.

Etaient-ce les paroles échangées avec son mari au sujet de Dupras, qui lui laissaient cette impression pénible ?

— Mais non, réfléchit Parizot : j’oublie qu’elle est américaine !… Nous parlons souvent devant elle, de choses et de gens, qui ne sont pas de nature à flatter son amour-propre national…

Heureusement une discussion relative aux cadres de l’armée canadienne, qui s’éleva entre les St-Cyriens, ramena la causerie sur un terrain moins personnel. Malgré sa tristesse, monsieur Giraldi avait trop d’usage du monde, pour ne pas soutenir son rôle de Maître de maison. Lédia elle-même retrouva vite sa bonne humeur coutumière. Le repas s’acheva dans une atmosphère moins dépressive, qu’elle ne l’avait été depuis longtemps au Parc des Cyprès.

Pendant qu’au salon ou au fumoir, les conversations continuaient dans une familiarité plus intime, Madeleine organisait un « bridge » et cherchait un quatrième joueur, quand Parizot s’offrit de bonne grâce, aidant à apporter la table de jeu. Il y avait déjà longtemps que l’on n’avait plus touché de cartes à la résidence du Maître et cela fit impression d’en revoir ; les paquets étant disposés sur le tapis vert, les joueurs se groupèrent, tandis que d’autres cherchèrent, soit dans une tournée de yacht, soit dans les instruments de musique, un délassement en rapport avec leurs goûts.

Sur le grand piano à queue du salon, un cahier de musique portait en suscription :

« À mon bien-aimé fils Jean, pour le quinzième anniversaire de sa naissance. »

De son Père aimant :
Léo GIRALDI.

La simple lecture de cette dédicace, avait causé une profonde impression de mélancolie, réveillant comme la vision de l’absent avec le chant d’une voix lointaine et douce, l’écho de notes naguère vibrantes au piano maintenant muet ; et instinctivement revenait à la mémoire la strophe du poète :

« Le nom bien vite à l’abandon retombe
Sur la mousse choit la fleur sans parfum
La pierre grise à l’aspect de la tombe
Qui recouvre un amour défunt. »