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L’écrin disparu/34

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Éditions Édouard Garand (p. 123-128).

du malheureux, et c’est encore lui qui a présidé à son internement.

L’entretien s’était prolongé au-delà du temps que Lédia avait indiqué au chauffeur ; celui-ci bientôt remis de son indisposition avait laissé la cuisine, attendant immobile sur son siège.

Comme Madame Giraldi faisait ses adieux, deux coups de feu, partis de la lisière du bois voisin, firent tressaillir ces dames qui jetèrent un cri de frayeur. Le chauffeur ayant quitté son siège pour aller s’enquérir de l’incident, fut suivi par Madame Giraldi qui soudain poussa cette exclamation :

— C’est vous monsieur Parizot, que je trouve ici, en costume de chasse ?

— Votre carnier est-il bien gonflé au moins ?

— Ne m’en parlez pas, reprit le chasseur improvisé : « Je viens de manquer les deux plus belles perdrix que j’ai jamais vues de ma vie. »

— Vous pouvez au moins vous vanter de nous avoir fait aussi peur qu’aux perdrix !…

Avant de tirer, le reporter, ainsi travesti, s’était attardé, soigneusement dissimulé dans le taillis, à examiner la singulière attitude du chauffeur : l’engoncement de son collet toujours relevé, sa casquette écrasée sur le front, ne laissaient qu’une vision restreinte de son profil, aux lignes aiguës. Ses mains osseuses demeuraient posées sur le volant de la machine ; il les regardait attentivement, comme s’il en eût compté toutes les phalanges.

Tout en conversant avec les dames, le reporter, d’un œil observateur et intrigué, crut voir une affectation dans la manière dont le chauffeur semblait désintéressé de ce qui se passait à quelques pas de lui. Lédia Giraldi s’en aperçut et réfutant le soupçon avant même qu’il ne fût exprimé :

— Harry, dit-elle, comprend à peine le français et ne le parle pas du tout. Ce n’est point de sa part que je redoute une indiscrétion.

Bien que Lédia parût lui porter intérêt, Parizot garda le silence, évitant de prendre part à un entretien auquel il jugeait n’assister que fortuitement ; mais par une question directe, la jeune dame l’invita à se départir de sa réserve :

N’est-ce pas Monsieur, qu’il serait cruel de dénoncer le pauvre fou de Dupras, au risque de lui faire payer de sa tête, l’aveu d’un meurtre, imaginé peut-être dans son délire ?…

Le reporter se défendit de formuler une réponse précise.

— Il faudrait d’abord, Madame, savoir si le crime est oui, ou non imaginaire !… Si vous le permettiez, je pourrais tenter une démarche qui nous fixerait là-dessus.

Lédia eut un geste étonné :

— Quelle démarche ? comment pourriez-vous nous tirer de l’incertitude ?

— C’est simple. — Vous dites que Dupras a été conduit à la Longue-Pointe. Je connais particulièrement la Révérende Mère Hermengarde, supérieure de l’Établissement, ainsi que monsieur de Chambure, le Docteur-aliéniste. Il me sera facile de rejoindre Dupras ; je saurai s’il persiste dans ses aveux, ou si la scène d’hier, n’est qu’un acte de démence, dont il a peut-être perdu le souvenir.

— Monsieur a raison, approuva madame Walfish ; mieux vaut s’éclairer et ne prendre une décision qu’à coup sûr.

Lédia parut indécise, presque interdite. Parizot crut lire en elle :

« Je ne veux pas que monsieur Parizot s’impose pour nous une mission si pénible : ce serait abuser de sa condescendance… »

Puis il ajouta aussitôt :

— À moins que vous ne me le défendiez, j’irai demain à la Longue-Pointe et vous rendrai compte ensuite du résultat de mon enquête.

Ces derniers mots parurent dissiper l’inquiétude de madame Giraldi.

Merci pour moi, merci pour mon mari, reprit-elle ; si vous saviez dans quel tourment je le vois depuis hier soir, partagé entre son devoir, qui est de dénoncer le meurtrier de son fils, et la crainte de faire condamner un innocent !… deux fois innocent peut-être, puisqu’il s’agirait d’un aliéné. Je vais le rassurer en lui parlant de vos projets. Merci de nouveau…

— C’est bien mal, n’est-ce pas chère amie, de venir ainsi vous compter mes peines et vous ennuyer par mes chagrins !… mais, au jour de l’épreuve, à qui a-t-on recours, sinon à ceux que l’on aime…

Puis, n’ai-je pas bien fait de suivre ma première impulsion puisque grâce au dévouement de monsieur Parizot, je vais pouvoir réconforter mon pauvre mari à mon retour ?

Ayant repris place dans la voiture, l’auto conduite par Harry vira dans l’avenue, puis disparut bientôt au tournant de la clairière, en route pour le Parc des Cyprès.

VI

AU SANATORIUM.


Le vaste Établissement de la Longue-Pointe, situé à l’extrémité est de la grande île de Montréal, à une heure environ de la Métropole par la ligne des tramways, semblait jadis isolé en pleine campagne.

Ce grand Sanatorium, dont la direction est confiée aux vaillantes religieuses de la Providence, œuvre admirable de la Mère Gamelin et de Mgr. Bourget, occupe une large étendue. Divers départements ayant chacun leur affectation particulière, sont aménagés avec ce souci constant de joindre l’utile à l’agréable ; des villas, des pavillons disséminés parmi de nombreux et frais bouquets d’arbres, forment une cité d’aspect riant et tranquille, comme on en voit dans certaines stations balnéaires.

C’est le lieu de réclusion des aliénés, dont les familles peuvent payer les pensions. Ce département était sous les soins directs du Docteur de Chambure.

Introduit dans le salon d’attente, monsieur Parizot, remit aussitôt sa carte au gardien, qui alla prévenir le médecin.

Durant ce temps le visiteur regardait distraitement par une porte-fenêtre, la pelouse taillée à la mécanique et les allées entretenues avec un soin capable de rivaliser avec l’entretien des meilleurs parcs de la cité.

Un groupe de promeneurs vint à passer devant le salon-parloir ; ils étaient bien vêtus et presque tous d’aspect distingué ; mais à les considérer de près, ils avaient le regard terne, la physionomie mélancolique et marchaient sans conversation, ni intérêt d’aucune sorte ; un gardien les suivait à quelques pas, un trousseau de clés à la main. C’étaient des pensionnaires de première classe, accomplissant leur promenade récréative.

Un instant Parizot se demanda si Dupras était parmi eux ; comme il cherchait vainement dans le groupe la figure maladive du jeune professeur, le bruit d’une porte s’ouvrant derrière lui, détourna son attention. Il quitta la fenêtre pour aller au-devant du Docteur qui venait d’entrer.

Bien aimable Monsieur de venir me saluer, il y a si longtemps que nous ne nous sommes rencontrés !… Parizot serra la main qui cordialement lui était tendue, et prenant le fauteuil que lui désignait le médecin :

— Docteur, je ne mérite pas tous ces remerciements, car ma visite a un but utilitaire que je ne veux pas vous dissimuler le moins du monde. En deux mots voici le fait : je viens interviewer un de vos pensionnaires et pour cela, il me faut l’autorisation du médecin-chef.

— L’autorisation, vous pouvez le croire, ne donnera lieu à aucune péripétie émotionnante ; pourtant, il me faut connaître le nom du patient, car, il est certains d’entre eux, qui volontiers pousseraient la courtoisie jusqu’à étrangler l’interviewer, si les questions les importunaient par trop !…

— Le pensionnaire en question, vous a été amené hier, il se nomme Albert Dupras et je n’ai pas la moindre appréhension d’être étranglé par lui.

— A. Dupras ? oui, en effet, on nous a amené hier ce jeune homme et je l’ai accepté sur le certificat du Docteur Smith, auquel je dois téléphoner dans l’après-midi, pour le prier de faire transférer son client ailleurs.

Ce fut au tour de Parizot de s’étonner :

Ailleurs ?… et pourquoi ?… est-ce que la place vous fait défaut ici ?

— Non, pas le moins du monde, étant donné surtout, que c’est la famille Giraldi, qui s’est offerte à payer pour un traitement de première classe.

Elles sont si rares les familles qui consentent à se mettre en frais pour les malheureux aliénés !… Si Dupras doit sortir d’ici au plus tôt, c’est non par manque de place, mais pour une raison plus péremptoire encore : il n’est pas fou.

— Pas fou ?… répéta Parizot interloqué ; mais alors !… il n’acheva pas, la conclusion s’imposait à son esprit. Dupras s’était accusé du meurtre de Jean ; si le Professeur n’était pas fou, il était donc réellement coupable ; son aveu spontané ne s’expliquait que par l’une ou l’autre hypothèse.

Vous pouvez m’en croire, affirma le Docteur, je suis loin de mettre en doute la bonne foi de mon confrère le Docteur Smith ; il est si facile à qui n’a pas spécialement étudié les maladies mentales, de se tromper aux apparences…

J’ai examiné Dupras, je l’ai questionné, il vient de subir une forte commotion. Sa mère, paraît-il, est morte depuis quelques jours ; ce coup l’a atteint après un surmenage intellectuel ; peut-être à la suite d’un chagrin. D’autre part, il présente des signes de névrose, et il est compréhensible que dans ces conditions, il ait donné lieu à son entourage de le prendre pour fou.

Je l’ai revu ce matin, et déjà, il est plus calme. En somme, c’est de repos et de solitude dont il a besoin avant tout. Si vous avez quelque influence sur lui, cher Monsieur, vous devriez lui conseiller le séjour dans un établissement de neurasthéniques, car nous ne pourrons le garder ici, vu que nous ne prenons que des déments.

— Je vais transmettre votre avis bienveillant à l’intéressé, dit monsieur Parizot en se levant. Le médecin sortit avec son visiteur et le guida à travers le parc, vers celui des pavillons, où Dupras occupait une chambre depuis la veille.

Au détour d’une allée d’érables, apparut le corps de logis, entouré d’arbustes odorants et dont la vue comme les demeures environnantes, évoquait l’idée de repos et de bien-être.

L’air pur qu’apportait une fraîche brise venant du Saint-Laurent, le cachet du « Home » confortable et bien tenu que l’on voyait en entrant dans les salles, rien, en un mot, n’avertissait que des existences déchues, se traînaient là, sans espoir de délivrance.

Ainsi que nombre de visiteurs clairvoyants et judicieux, Parizot admira l’ingénieuse et délicate charité des admirables religieuses qui entourent des soins les plus maternels, ces pauvres déshérités dont elles ont fait comme leur famille.

Un gardien, son trousseau de clés pendu à la ceinture, traversait la galerie. Au passage, il jeta un coup d’œil inquisiteur vers cet inconnu que le Docteur amenait. Parizot comprit le sens du regard :

— Il se demande, si je suis un nouveau client et de première classe sans doute !…

Peu nerveux d’ordinaire, il commençait pourtant à éprouver le désir instinctif d’éloignement, qu’inspire tout séjour, même de courte durée, dans une prison, ou dans une maison de santé.

— Gardien !… appela le Docteur de Chambure :

« Ouvrez-nous la chambre No 17. »

L’homme s’exécuta promptement. Dans une pièce assez spacieuse, dont l’ameublement, était comme celui des salles de réception, dans le style anglais, A. Dupras somnolait étendu sur un sofa.

Réveillé par l’entrée des visiteurs, il se leva, salua le Docteur, et tendit la main à Parizot.

Ainsi que l’avait annoncé le spécialiste, une grande détente semblait s’être produite dans l’état mental du pauvre névrosé. Après son effroyable crise, et les heures d’abattement qui l’avaient suivie, Dupras s’était trouvé dans ce Sanatorium, seul, éloigné du Parc des Cyprès dont chaque figure, chaque objet, lui rappelaient les événements tragiques dont le souvenir l’obsédait.

Il n’est pas de plus salutaire remède contre la neurasthénie qu’un changement de lieu, d’occupations, d’entourage. En quelques heures Dupras avait fourni de ce fait une preuve de plus. Ses yeux n’étaient plus égarés ; ses gestes étaient moins convulsifs. Dès les premiers mots, sa voix parut raffermie et moins saccadée.

— Comme vous êtes aimable de venir me voir, Monsieur, dit-il en tendant de nouveau la main au reporter. Et tout de suite, il ajouta avec un faible sourire :

— Convenez qu’en nous quittant l’autre jour au Parc des Cyprès, nous ne pensions nullement que la prochaine rencontre aurait lieu ici !… Que voulez-vous, un certain Docteur Smith, après m’avoir examiné cinq minutes, a conclu que j’étais fou, et personne ne l’a contredit…

— Pardon, Monsieur, il s’est trouvé quelqu’un pour le contredire, interrompit le Docteur de Chambure. Je viens justement de prévenir monsieur Parizot qu’il m’était impossible de vous garder plus longtemps, ne trouvant en vous, aucun signe d’aliénation mentale.

Parizot et Dupras se regardèrent ayant la même pensée. Après l’aveu du crime, il n’y avait eu pour l’assassin que deux alternatives ; la prison ou la maison de santé. Si le médecin-aliéniste le déclarait sain d’esprit, rien ne pouvait plus le soustraire à l’action de la justice. Sans pouvoir comprendre ce qui se passait dans leur esprit, Monsieur de Chambure devina un secret entre les deux hommes qu’il venait de mettre en présence.

— Je vous laisse causer avec monsieur Dupras, dit-il, en s’adressant à Parizot, et je vous le répète, conseillez-lui le séjour dans une maison de repos, dirigée par un spécialiste des maladies nerveuses. La neurasthénie peut devenir dangereuse quand elle n’est pas soignée à temps.